Paru en feuilleton dans le journal Le Nouvelliste, Trois-Rivières, Qué, 1980
et publié aux Éditions Glanures, Shawinigan, Qué, 1993 (édition épuisée)

 

Urgel, Éso... et Eux
première partie

 

 

Roman fantastique
de Paule Doyon
avec la collaboration de Charles-Henri Doyon

 

 "Si nous ne fortifions  pas en nous  le sentiment profond
 qu'il existe une réalité qui nous dépasse, nous ne trouverons
 pas l'énergie nécessaire pour grandir jusqu'à elle."

                                                                Rudolf Steiner

 

 

Des planètes balaient l'espace, entrelacent leurs soleils, loin des cristallines images de l'homme. Des appels à la lumière venus du Cosmos. Et l'homme s'engage dans des rêves intérieurs pleins d'émerveillement...

 

Pages:

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7

8

 

 

 

 

 

-1-

 

 

 

Bastien était mon mari. C'était un homme ordinaire qui tombait rarement dans l'extraordinaire. J'avais vécu vingt-deux ans avec lui, je croyais donc bien le connaître. J'étais sûre qu'il n'avait aucun secret pour moi. Pourtant, oui pourtant, un soir il commença à me parler d'Urgel... Nous étions ce soir-là assis dans la balançoire et observions les étoiles. Bastien tentait, encore une fois, de m'expliquer la position des constellations au-dessus de nos têtes. J''essayais patiemment de repérer, d'un oeil aussi vif que le sien, les codes flous des signes du Zodiaque.

 

 

 

En face de notre maison il y avait un parc. Plus justement, une longue pelouse dépouillée de tout arbre. À notre gauche se dressait la paroi raide et sombre de la montagne. Et là-haut, un ciel superbement clair. Un ciel à empêcher d'aller dormir tout astronome amateur. Soudain, mue par une bizarre impulsion, je demandai à Bastien:

 

 

   - Est-ce que tu crois aux Soucoupes volantes? Je pensais connaître sa réponse: un astronome amateur comme lui, ne pouvait pas croire aux Soucoupes volantes ! Pourtant, pour la première fois, il se mit à me parler d'Urgel...

   - Tu veux voir un Extra-terrestre? me demanda-t-il.


     Bastien aimait bien plaisanter... aussi j'éclatai de rire.


     Il se tourna alors vers le parc désert et cria:

 


   - Urgel! ...je ris encore plus.

 


   - Regarde dans le parc! sa Machine est là...

 


  Je ne voyais rien. Bien sûr,il n'y avait rien dans le parc…       selon moi.

 


 - Urgel! lança de nouveau Bastien, ma femme ne te voit pas? Urgel ne veut pas que tu le voies, ajouta-t-il après un moment, il doit repartir tout de suite... Bonjour Legru! lança ensuite Bastien au parc désert. Bon voyage!

 


- Qui est Legru? demandai-je, encore secouée de rires.

 


- Legru? me dit Bastien, c'est toujours Urgel. Il s'appelle Urgel quand il s'en vient, et Legru quand il s'en va.

 


Je m'amusai beaucoup ce soir-là des renseignements saugrenus que me fournit Bastien au sujet d'Urgel et de son monde intrigant. Durant les semaines qui suivirent Urgel revint souvent dans nos conversations. Son nom finit par s'imbriquer si bien dans nos discours que, finalement, je dus rappeler à Bastien:

 


- Mais enfin, cet Urgel n'existe pas vraiment! tu l'as inventé de toutes pièces.

 


- C'est ce que tu crois! fit-il, d'un air totalement indéchiffrable. Tu sais, ajouta-t-il, on pourrait se raconter une histoire qui aurait l'air si vraie, qu'on finirait par la croire à la fin.


- Peut-être, dis-je, mais là pour Urgel, je sais que c'est une pure invention.

 


- C'est ce que tu crois! répéta Bastien, l'oeil brillant. Et si cette histoire était vraie...? me croirais-tu?

 


J'avouai que non.

 


- C'est ce que je me disais aussi, fit-il, sérieux, c'est inutile pour moi de parler.

 


- Elle est vraie ou pas? fis-je, vivement intriguée.

 


- C'est comme tu préfères, répondit Bastien en profitant de ma perplexité.

 


Finalement cet Urgel finit par exciter si fort ma curiosité, que je proposai à Bastien de me raconter, dans les moindres détails, sa prétendue rencontre avec cet Extra-terrestre. Ce qui, à mon avis, allait me convaincre de la non-existence de cet être. S'il s'agissait, comme je le croyais, d'un mensonge, il allait finir par manquer d'imagination. Et c'est ainsi qu'au milieu des claquements de portes des enfants, qui entraient et sortaient à tout moment, j'ai commencé, un samedi après-midi, à rédiger le premier chapitre de cette troublante histoire.



Ce premier chapitre a été écrit le deux septembre mil neuf cent soixante-dix-sept et les autres l'ont été plus ou moins régulièrement jusqu'à... Voici donc le récit de la première rencontre de Bastien avec Urgel, tel qu'il me l'a relatée, non sans réticences, et seulement après m'avoir fait promettre de ne répéter cette histoire à personne. Encore eut-il une dernière hésitation au moment où il me vit, crayon en l'air, papier sur table, prête à noter chacune de ses paroles.

 


-C'est seulement pour ne pas l'oublier, le rassurai-je aussitôt.

 


Alors mettant enfin sa méfiance de côté, il commença:

 


-Il me faut replonger assez loin dans mon passé, fit-il, je devais avoir dix-sept ou dix -huit ans, j'apprenais l'électronique et j'étais à me monter un poste récepteur de radio, mais il me manquait des pièces et je n'avais pas l'argent pour me les procurer. Aussi, j'eus l'idée d'utiliser des cristaux, que je possédais, pour remplacer les pièces manquantes. Je doutais du résultat. Pourtant, à ma grande surprise, ma radio se mit à fonctionner...

 

 

J'entendis d'abord des craquements puis, je commençai à capter une sorte de conversation dont je n'arrivais pas à déchiffrer le langage. J'essayai de réajuster le son. J'ajoutai une antenne à mon récepteur pour obtenir une audition plus claire. La langue entendue me demeurait toujours aussi incompréhensible. À force de tourner mon antenne dans toutes les directions je découvris, stupéfait, que ces dialogues sibyllins me parvenaient d'un point de l'espace situé bien au-delà de notre système solaire.

 

 

Cela m'effraya et j'abandonnai sur le moment l'écoute de mon poste récepteur. J' y revins pourtant quelques semaines plus tard, ma curiosité l'ayant emporté sur ma peur. Entre temps, mon portefeuille s'était renfloué et je pus raccorder un générateur de signaux à mon poste récepteur pour déterminer sur quelles longueurs d'ondes je recevais. Je compris qu' à cause des cristaux substitués aux pièces manquantes sans doute, je recevais sur trois fréquences: une très basse et deux hautes.

 

 

De plus en plus fasciné, je décidai de transformer mon poste récepteur en poste émetteur pour tenter de communiquer avec les auteurs des mystérieux dialogues. J'envoyai alors des salutations en langage télégraphique. Mais ayant transformé mon appareil récepteur en appareil émetteur, je n'étais plus capable de recevoir. Je ne pouvais pas savoir si mes messages étaient captés ou non. Aussi, j'abandonnai encore l'expérience pour quelque temps.

 

 

Quand la curiosité me reprit de poursuivre l'expérience, ma radio avait disparu... je pensai que mes copains me l'avait chipée pour rire.



Mais une dizaine d'années plus tard, alors que j'avais complètement oublié cette aventure, un incident encore plus troublant m'arriva. Je venais de commencer à travailler comme serre-frein pour une compagnie de chemins de fer. Cette nuit-là, mon train avait dû stopper d'urgence. J'étais à fixer une fusée sur la voie ferrée pour arrêter le convoi qui suivait le mien, lorsque j'aperçus soudain un homme debout en face de moi. La voie ferrée traversait une forêt dense, aucune route n'y donnait accès. J'étais étonné et inquiet. D'où pouvait bien sortir ce bizarre individu vêtu d'un costume du dix huitième siècle ?

 

 

Mon anxiété s'aggrava dès qu'il commença à parler: Il disait qu'il me suivait depuis pas mal de temps! Pourtant ma peur se dissipa dès je vis les traits de son visage, qu'éclaira soudain un rayon de lune. Sa figure paraissait si sympathique. Ses traits s'imprimèrent dans ma tête. Dès lors je sus que je n'oublierais plus jamais le visage de cet homme. Surtout, qu'il se mettait à me parler du récepteur de radio que j'avais construit dix ans auparavant. Il me dit que j'avais découvert leur fréquence de réseau. 

 

 

J'étais stupéfait qu'il me parle d'un incident que j'avais oublié. Comme s'il lisait mes pensées, il ajouta qu'il m'observait depuis. Il m'avait vu récemment acheter des condensateurs et des bobines. Ce regain d'intérêt pour l'électronique l'inquiétait. Il espérait que je n'allais pas construire encore un appareil pour communiquer. Il était trop tôt pour établir des contacts avec eux, me dit-il.  Puis, il me révéla avoir implanté un détecteur de mouvement dans mon corps pendant mon sommeil. De sorte qu'il connaissait toujours ma position sur la Terre et pouvait me rejoindre à tout moment. Il ajouta qu'il s'appelait Urgel... et qu'il venait de nulle part. Le sifflet de ma locomotive me rappelait avec insistance, je le quittai.

 

 

J'étais si bouleversé que je fus incapable de converser avec les membres de mon équipe du reste du voyage. Cette rencontre troublante expliquait les mystérieuses conversations entendues jadis. Même si cela m'apparaissait encore tellement invraisemblable. Mais le visage d'Urgel demeurait gravé dans ma tête comme pour me convaincre de son existence réelle. Je pourrais le reconnaître à première vue, si jamais je le revoyais...


- Tu ne vas pas me faire croire qu'il s'agit là d'une histoire véridique? dis-je à Bastien en posant mon crayon.


- C'est toi qui a insisté pour que je te parle d'Urgel, me fit-il, très justement, remarquer.


Bien sûr, j'avoue que, bien avant qu'il ne soit question de cet Urgel entre lui et moi, Bastien m'avait déjà parlé de cette radio qu'il avait construite dans sa jeunesse... Mais de là à... enfin?

 


Bastien, se dirigea ensuite vers le réfrigérateur et ce jour-là, il ne consentit plus à ajouter, entre deux bouchées, que la phrase suivante:

 


- Et le lendemain de cette rencontre, on a retrouvé le cadavre d'un vieil homme dans une cabane incendiée le long de la voie ferrée

 

 

 

-2-

 

 

 

Nous étions le sept septembre quand je parvins de nouveau à immobiliser Bastien pour qu'il me raconte la suite de son étrange aventure avec Urgel.

 


- Tu brûles de curiosité n'est-ce pas? me dit-il, pendant que je m'assoyais devant lui pour l'empêcher de s'esquiver.

 

 

 - En apprenant qu'on avait découvert le cadavre d'un vieil homme le long de la voie ferrée, commença Bastien, j'ai cru que je ne reverrais plus jamais Urgel. Pourtant, trois mois plus tard... mon train roulait comme d'habitude, monotone. J'étais assis seul dans la deuxième locomotive, le mécanicien et le chauffeur étaient dans la première, le conducteur et  l'autre serre-frein dans le fourgon de queue. J'étais engourdi par le bruit régulier du battement des roues sur les rails. Par le hublot je voyais défiler les étoiles. C'était une nuit splendide pour l'observation du ciel. Pas de nuages, pas de lune.

 

 

Soudain j'aperçus un objet lumineux qui filait au-dessus du train. À la même vitesse, on aurait dit. Comme s'il nous suivait. À un moment l'objet frôla le toit des wagons et un homme apparut debout sur l'un d'eux. Il se mit à marcher vers l'avant du train. Plus l'homme approchait, plus je devinais qui il était... il était vêtu cette fois d'une combinaison grise et portait une petite boîte rectangulaire sur sa cuisse droite.

 

 

Après quelques minutes je m'aperçus qu' il essayait de pénétrer dans la cabine de ma locomotive. Je l'entendais tripoter en vain le bouton de la porte. Aussi, je me levai et le fis entrer. Il m'avoua avec embarras, qu'il ne savait pas ouvrir les portes. Je lui répondis que, de toute façon, cette porte-là était très difficile à ouvrir. Il s'est assis sur le banc du mécanicien, puis m'a demandé si je le reconnaissais?

 

 

J'ai dit: " bien sûr! tu es Urgel!..." et j'étais presque ravi. Urgel était curieux de connaître le fonctionnement de ma locomotive. Il n'arrêtait pas de me poser des questions. J'expliquai, tant bien que mal, qu'elle était actionnée par un moteur Diesel alimenté au pétrole, que cette locomotive diesel était bien plus efficace que nos anciennes locomotives à vapeur. Mais Urgel ignorait tout du pétrole et de la vapeur. Il s'étonnait même de la lourdeur du matériau avec lequel était construite la locomotive.

 

 

Pendant ce temps son propre véhicule continuait de flotter au-dessus du train. Je lui demandai s'il y avait quelqu'un à l'intérieur.

 

 

- Non, me dit Urgel. Il était seul. Son appareil était équipé d'un altimètre qui le maintenait automatiquement au-dessus du train. Il pouvait même le faire disparaître! Il toucha la petite boîte sur sa cuisse et le véhicule disparut..

 

 

 - Il est toujours là, m'assura Urgel, mais déphasé. J'étais curieux à mon tour de connaître le fonctionnement de cet étrange véhicule. Mais Urgel ne me renseigna pas. Je sentais qu'il était davantage intéressé à découvrir le fonctionnement du mien, qu'à tenter de m'expliquer ce que je ne comprendrais probablement  pas. Il paraissait tellement intrigué par ma locomotive, surtout par les roues.

 

- Comment appelles-tu ça... l'ensemble? me demanda-t-il.

- Un train, fis-je.

- Ce serait tout à fait impensable chez-moi, fit-il, incroyable! incroyable! répétait-il.

 

 

Je voulus savoir à quelle distance du nôtre était situé son monde.

 


- Mon monde est à la fois très éloigné et très près du tien, me répondit-il.

 Il ajouta quelques phrases incompréhensibles, remplies de chiffres. Un langage si mystérieux que je n'y compris rien.

 

 

Pour changer de conversation je lui demandai pourquoi il s'était déguisé en homme du dix huitième siècle à notre première rencontre. Urgel parut étonné d'abord. Puis, il me dit s'être servi de ce vieillard pour communiquer avec moi, parce qu'il avait déjà utilisé une partie du cerveau de ce vieux pour apprendre notre langue.

 

 

- Et il est mort... fis-je.

 

Urgel m'avoua froidement l'avoir lui même tué et brûlé, vu qu'il était très vieux et ne servait plus à rien. Mon visage dut refléter mon effroi. Urgel s'empressa d'ajouter que cet homme n'était pas un terrien, mais un des leurs. Il avait été condamné, pour une faute commise envers la Terre, à vivre ici jusqu'à sa mort. Il ajouta: " il y en a d'autres comme lui." - D'ailleurs, me rassura-t-il tout à fait, ce vieux avait demandé à partir.

 

Mourir, c'était retourner sur sa planète. Je ne sais pas si c'est réellement une planète, mais là où ils vivent. Urgel continua d'expliquer que ce vieil excentrique habitait la Terre depuis trois cent ans, mais était infiniment plus âgé. Il n'avait jamais pu s'adapter à la Terre. Il répétait  tout le temps qu'il n'était pas d' ici, ce qui le fit passer pour fou. Aussi, il préférait vivre en ermite dans la forêt. Il souhaitait ardemment mourir, ce qu' Urgel lui accorda.

 

Urgel s'était emparé du cerveau du vieux et avait ensuite fait brûler son corps pour effacer les traces. J'étais curieux de savoir comment le vieux avait appris notre langue.  " À la façon lente, me répondit Urgel, comme tout étranger à un peuple, trois cent ans sur la Terre c'est assez long pour apprendre une langue! " Mais lui devait l'apprendre plus vite. Il avait besoin d'un cerveau qui sache déjà, c'est pourquoi le vieux  lui avait donné le sien. 

 

 

Urgel, tout en parlant, tâtait les cadrans sur mon tableau de bord et s'informait de leur utilité. Pendant que je lui expliquais, je remarquai son sourire. Les Extra-terrestres pouvaient donc sourire. J'aurais vraiment préféré qu'il me révèle les mystères de son véhicule plutôt que d'avoir à lui expliquer les commandes de ma locomotive. 

 

 

J'aurais aimé connaître sa vie, savoir d'où il venait, de la planète Mars peut-être? Mais il me dit:


- Dans votre système solaire, vous êtes les seuls êtres vivants. Il ajouta: 



- Et toi tu es trop curieux! tu finiras comme Xélis...

 


- Xélis? qui est-ce fis-je?


- C'est le vieux qui est mort, reprit-il, tu veux savoir trop de choses, ensuite tu les diras et tu feras rire de toi comme Xélis.

 


Puis, Urgel m'a salué, la main fermée avec seulement le pouce et l'index relevés et il a essayé de sortir. Mais encore une fois il ne réussissait pas à ouvrir la porte. Je l'ai aidé. Il m'a refait son espèce de sourire en jetant un dernier regard à l'intérieur de la cabine. Ensuite il a marché quelques pas sur le toit du premier wagon et son véhicule est apparu. Je l'ai vu monter comme en flottant vers lui... 

 


- Est-ce qu'on se connaissais déjà au moment de cette rencontre? demandai-je à Bastien qui ne parlait plus.

 


- Bien sûr, me dit-il, rappelle-toi! je t'ai déjà parlé de cet étrange véhicule...

 


Et c'était vrai!... je me rappelais qu'un jour, en revenant du travail, Bastien m'avait dit avoir aperçu, au cours de la nuit, un étrange objet volant... une Machine merveilleuse! Mais il m'avait déclaré tant d'autres fois aussi qu'en tant d'astronome amateur, il ne croyait pas à l'existence de vaisseaux mystérieux...

 


- Évidemment, ajouta Bastien, je ne pouvais pas à ce moment-là te parler de la rencontre... Et Bastien se leva ensuite pour aller se rasseoir un peu plus loin devant le téléviseur, me laissant ruminer à mon aise mes doutes et ma fascination.

-3-

 

 

 

 

Quelques jours plus tard j'arrêtai encore Bastien au moment où il s'apprêtait à aller jouer du piano.


- S'il te plaît... fis-je, je veux savoir la suite de l'histoire d'Urgel...


- D'abord, ce n'est pas une histoire! me répéta Bastien, mais la vérité... et il continua: 

 

 

- Durant les années qui suivirent, j'entendis souvent parler de Soucoupes volantes. Ça m'intéressait. Car connaissant Urgel, je me demandais si c'était lui que les gens avaient vu. Mais aucune de leurs descriptions ne ressemblait à son vaisseau. Le sien avait plutôt la forme d'une poire que d'une soucoupe. Urgel pouvait-il utiliser plusieurs sortes de véhicules? 


Donc, les années passèrent sans que je le revois. Cela, jusqu'à ma promotion, qui m'amena à vivre dans cette ville-ci, et à demeurer confiner la plupart du temps dans mon bureau. Tu sais comme je déteste être enfermé dans ce bureau ! 

 

 

Pourtant, un soir, j'éprouvai l'envie bizarre d'aller y accomplir un peu de travail supplémentaire... J'étais d'abord sorti seulement pour passer prendre de l'essence à la station-service, lorsque soudain je décidai de continuer jusqu'au bureau. Mais parvenu au carrefour, au lieu de bifurquer vers la gauche, comme j'aurais dû le faire pour m'y rendre, je m'engageai plutôt à droite, sur la Nationale. Au bout de quelques kilomètres mon auto s'arrêta brusquement. Urgel était devant moi. Il se tenait sur la chaussée comme un auto-stoppeur. 

 

J'ouvris la portière et l'invitai à monter. Prenant conscience de l'étrangeté de la situation je m'exclamai:


- Comment se fait-il que tu sois ici? 

Il me répondit simplement:

- Demande-toi plutôt, comment il se fait que toi, tu es ici.



Je compris à ce moment que c'était lui qui m'avait dicté ma conduite. Et maintenant il m'ordonnait de démarrer, ce que je fis.


- Ce petit véhicule n'est pas mal du tout, remarqua-t-il, en parlant de mon auto. J'ai dit, qu'il en avait mis du temps avant de me contacter! Il me répondit que son programme était très chargé. Il avait étudié complètement mon habitat, la Terre. Mais là son exploration était terminée. 

 

Je voulus tout de suite savoir si les Soucoupes volantes, que tant de gens prétendaient apercevoir, avaient une relation avec ses explorations. Il m'expliqua que ces véhicules  n'étaient que des Moteurs. Des Moteurs pour les navires spatiaux. 


- Seul les Moteurs descendent sur la Terre, me dit-il. Les navires eux demeurent dans l'espace. Il y a vingt-quatre Moteurs par navire. Chaque Moteur peut se détacher du navire pour faire de l'exploration, chacun est muni d'un petit habitacle. Ils sont construits expressément pour l'exploration et utilisent une sorte d'énergie encore inconnue de nous. Urgel ajouta que leurs véhicules opèrent à l'inverse de nos véhicules: ils ne servent pas à avancer, mais à s'arrêter. C'est pourquoi ils apparaissent et disparaissent si vite. 

 

 

Comme je ne comprenais pas, Urgel m'a expliqué que son peuple connaît le point fixe de l'univers. Le point où les mouvements sont nuls. En se basant sur ce point zéro, ils arrêtent le mouvement de leur vaisseau et sont capables de se diriger n'importe où à travers les galaxies, sans se mouvoir. Il leur suffit de demeurer arrêtés et de laisser venir à eux les planètes qu'ils désirent visiter... 

 

Urgel m'a dit "Qu'il y a une partie de l'univers, dans un système négatif, qui ne peut pas être vu de nous. Cet univers voyage plus vite que la lumière," Il m'a dit aussi qu'ils utilisaient le déphasage, c'est une opération compliquée, que lui-même ne comprenait pas à fond. Leurs navires, qui portent les Moteurs, sont d'immenses laboratoires équipés d'instruments que seul leurs spécialistes savent utiliser. 

 

 

- Nous avons des spécialistes dans chaque domaine, m'a-t-il dit. Mon navire contient dix-huit Visiteurs, qui viennent d'une planète abstraite. Leur mission consiste à convertir le système concret de la Terre en système abstrait. Car la seule abstraction qui existe sur la Terre est l'esprit humain. Urgel trouvait phénoménal que cet esprit humain ait pu s'adapter au système concret de notre planète. 

 


On a bien dû rouler cinquante kilomètres en auto. Pendant tout ce temps j'ai observé comme jamais le code de la route. Je craignais d'attirer l'attention des policiers. Urgel n'avait pas de carte d'identification, je ne tenais pas à être arrêté  en sa compagnie ! Puis, il m'a demandé de le ramener à l'endroit où je l'avais fait monter. Il n'aimait pas faire mouvoir son véhicule à distance. 

 

 

- La manœuvre à distance comportait des dangers pour l'entourage immédiat, me dit-il. 

 

Pendant le trajet de retour, il me parla de son départ, de son regret d'abandonner ma petite planète. Je m'informai de la sienne.

 


- Il m'est impossible de te décrire ma planète dans le contexte de ta dimension, me répondit-il. Déjà que vous n'avez aucune idée du déphasage, du passage d'un temps à l'autre. Si ma planète était physique, la vôtre serait un grain de poussière à côté d'elle. Vu sa proximité, elle irait s'écraser dessus à une vitesse inimaginable. C'est compliqué de t'expliquer, a-t-il ajouté. Sache que, si seulement le temps retardait d'une fraction de seconde ce serait un désastre pour vous et pour nous. Vous seriez alors témoin d'un univers parallèle. Si cela arrivait, poursuivit-il, ce serait notre erreur et non la vôtre. Nous sommes curieux et nous faisons des expériences. Pour venir chez-vous, m'a-t-il dit, nous devons créer des trous. Tout objet qui passe vis-à-vis ces trous se trouve déphasé et peut tomber dans notre univers. 

 

Je demandai si ces trous pouvaient expliquer la disparition mystérieuse de certain de nos navires et avions dans le Triangle des Bermudes.


Il a souri et a ajouté:


- Cela ne se reproduira plus. Maintenant nous captons l'image de votre univers avant d'y entrer, afin d'y déceler les objets et éviter de les déphaser. Cependant, quand nous retournons chez nous, au moment où nous créons le trou pour rentrer dans notre univers, vous pouvez encore, si vous vous trouvez à cet endroit, apercevoir des objets de notre monde ou voir l'ombre de notre soleil sur vos nuages, car le trou agit alors comme un projecteur et vos nuages comme un écran. À cet instant peut même vous apparaître l'image de quelques uns de nos véhicules volants. Mais vous ne verrez toujours que les objets flottant dans notre ciel, car le trou se fait dans l'espace. 

 

 

Je lui posai ensuite des questions sur sa civilisation. Il me dit que je ne comprendrais pas... lui-même n'était qu'un composé d'abstraction! Il ajouta ensuite qu'il se préparait à partir. Son navire s'en allait. Il en viendrait un autre car le ravitaillement de celui-ci était épuisé.

 


J'ai demandé, s'ils enlevaient parfois des terriens pour les examiner ? 

 

- Ingar l'a fait quelquefois, a-t-il dit, mais il ne leur a causé aucun mal.

 

 Ingar est un Visiteur, a-t-il précisé, plus savant que lui, plus curieux aussi. Naturellement il a été puni... il vit sur la Terre dans les montagnes du Tibet. Comme Xélis il ne peut s'adapter à notre civilisation. 

 

 

On était revenu à l'endroit où je l'avais rencontré. Urgel est descendu de la voiture. Avant de refermer la portière il ajouta que je le reverrais peut-être avant son départ. Il devait attendre que la Terre passe devant le trou déjà créé dans leur dimension. 

 

- Il existe un seul sens de déphasage en partant du point fixe de l'univers et de ma planète, a-t-il dit, la Terre doit donc passer vis-à-vis le trou pour que je puisse retourner chez moi. 

 

 

Puis, Urgel m'a fait le même salut que la dernière fois et il s'est engouffré entre les arbres. J'ai démarré. Tout à coup mon moteur a calé. À cet instant j'ai vu monter son véhicule en forme de poire au-dessus des arbres, il était brillant comme un cristal..."


- C'était peut-être rien qu'un avion? dis-je à Bastien qui était encore suspendu à son récit.


- Bien sûr que non! fit-il, vexé, un avion entre les montagnes t'as idée!...et puis... ne devais-tu pas aller faire ton épicerie me dit-il, en se dirigeant vers le piano





   -4-

 


12 septembre.

- Tu es bien certaine que rien ne va brûler sur le feu dans la cuisine? s'enquit Bastien avant de consentir à poursuivre son récit.


- J'en suis sûre! Ne t'inquiète pas pour le dîner, le rassurai-je.

 


"- Urgel était parti, poursuivit Bastien. Je suis rentré à la maison. Je me suis couché mais je ne dormais pas. Je pensais à tout ce qu' il m'avait révélé, je continuais à me poser des questions à son sujet. Je regrettais de n'avoir pu converser plus longtemps avec lui car peut-être ne le reverrais jamais!



Cependant, trois semaines plus tard, alors que je me trouvais dans un train de voyageurs. J'étais chargé de vérifier si l'équipe observait bien les règlements du transport. Il était trois heures du matin et je me reposais un moment dans le wagon-bar. Le bar est fermé la nuit et les voyageurs ne peuvent fréquenter cette voiture. Pourtant, à ma grande surprise un homme y entra. Il était vêtu d'une chemise à carreaux et chaussé de bottes de bûcheron. Mais il marchait à grands pas légers, contrairement aux bûcherons qui avancent à petits pas et ont une démarche lourde. Il s'approcha de moi...

 

 

 Je reconnus Urgel. Une bouffée de joie m'envahit. Une espèce d'amitié commençait à se tisser entre nous. Il s'est assis en face de moi et m'a regardé en souriant. J'ai dit:


- Bonjour Urgel! ...tu n'es donc pas parti?

 


Ses yeux gris fixait ma bouche.

 


- Je trouve très drôle de regarder les hommes parler, fit-il, la première fois que j'ai emprunté la voix de Xélis, je riais à chaque mot que je prononçais. Ça m'arrive encore de rire. Puis, il m'a expliqué que son départ avait été retardé. J'en étais bien content. Il me restait un tas de questions à lui poser. Je désirais connaître leur système politique, leur manière de vivre, et toutes les sortes d'énergie qu'ils utilisaient...


- Aucune de ces connaissances ne vous serait profitable! me dit Urgel, rien de tout cela ne saurait s'appliquer ici. Avant de pouvoir utiliser notre sorte d'énergie, vous devez d'abord la découvrir... alors vous aurez accompli un grand pas.

 

 Devinant ma pensée sans doute, il précisa qu'il n'avait pas la permission de me dévoiler les découvertes scientifiques à venir. Cette découverte viendrait en son temps. Il m'apprit tout de même que son monde était gouverné par la Sagesse. La Sagesse, qui n'est pas un être, précisa-t-il, mais une vertu, son monde étant abstrait. 

 

Chaque individu est programmé à sa naissance et dirigé ensuite selon des aspirations encodées, qui lui semblent naturelles. Tous possèdent donc le potentiel nécessaire à la réalisation de leurs ambitions. La seule notion qui continue de leur être enseignée est la sagesse. Urgel a ajouté: 

 

- Je pourrais te révéler plus de choses si je n'étais pas contraint de tout  t'expliquer avec le vocabulaire limité que m'a légué Xélis. Le monde que tu connais est concret, mais le nôtre est abstrait. Nous nous reproduisons, uniquement par les sentiments. Car l'amour est abstrait, nous ne pouvons pas le toucher, les vertus non plus. C'est confus, fit Urgel, mais je ne peux pas t'expliquer plus clairement avec le vocabulaire de Xélis. 

Vous commencez vous aussi à vivre dans l'abstrait, l'abstraction s'infiltre dans votre monde. La conscience de l'homme, sa pensée, ce sont là des choses abstraites dans votre univers. Déjà, vous êtes conscients d'exister. Vos animaux, eux, n'ont pas cette conscience d'être. Pourtant ils possèdent naturellement la sagesse, alors que l'homme doit l'apprendre. Vous avez reçu aussi des enseignements de Maîtres spirituels qui ont fait évoluer encore votre pensée vers l'abstraction. Et Einstein vous a fourni une formule capitale, dont vous ne savez pas encore vous servir. 

 

 

Urgel a ajouté ensuite que nous devions nous efforcer de lutter contre l'inertie, cette paresse intellectuelle, qui empêche l'homme de suivre le mouvement montant de l'évolution, et l'entraîne à faire un mauvais usage des connaissances. Seuls quelques uns d'entre vous progressent, a-t-il ajouté. 

 

J'ai demandé si l' inertie existait aussi dans son univers?

 

- Bien sûr que non, m'a-t-il répondu, puisque nous sommes gouvernés par la Sagesse. 

 

 

Il m'annonça ensuite que le train allait s'arrêter et qu'il allait descendre. Ma curiosité était loin d'être satisfaite. Mais Urgel prétendit m'avoir révélé de quoi me faire réfléchir pendant un bout de temps. - Il est possible que je te revoie encore une fois, ajouta-t-il. Il avait manqué le dernier trou et devait patienter jusqu'au suivant.  Il nous arrive à nous aussi de faire des erreurs, car l'erreur est abstraite! fit-il. 

 

 

Mais le train lui, c'est bien arrêté. Je lui ai ouvert la porte. Cette fois, c'était par politesse. Il devait maintenant savoir ouvrir les portes, puisqu'il était entré. Il m'a fait son salut. J'ai répondu par le même geste. Encore une fois il a souri en me quittant..."

Et Bastien souriait... d'un sourire qui se transforma en un petit rire nerveux. Depuis qu'il avait commencé à me relater cette aventure, je notais chez lui une nervosité qui allait en s'accentuant. Pour l'apaiser, j'avais pris l'habitude de placer devant lui, dès qu'il commençait à me raconter, un plat rempli de petites choses à grignoter...

 

 

 

tous droits réservés-Paule Doyon-2004

 

 

 

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