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Journal canadien de la médecine rurale



Canadian Journal of Rural Medicine
Spring '98

La pertinence des stages en milieu communautaire éloigné ou rural dans la formation en médecine familiale

Daniel J. Marleau, MD, CCMF, FCMF
Rouyn-Noranda (Québec).
Professeur adjoint d'enseignement clinique, Département de médecine familiale, Université de Sherbrooke, Sherbrooke (Québec)

JCMR 1998;3(2):92

[ Abstract ]


Correspondance à : Dr Daniel J. Marleau, Chef de l'Unité de médecine familiale au Centre hospitalier Rouyn-Noranda, Rouyn-Noranda (Québec) J9X 2B2

Cet article a fait l'objet d'un examen par les pairs.

© 1998 Société de la médecine rurale du Canada


Table des matières


Résumé

La décentralisation de l'enseignement en médecine familiale favorise une meilleure distribution géographique des effectifs médicaux et contribue à mieux préparer les résidents qui se destinent à la pratique en milieu rural ou en région éloignée. Servi par une expérience de 14 ans en enseignement clinique, l'auteur tente de démontrer qu'au-delà de cette motivation première, un stage en milieu communautaire est un moyen d'apprentissage déterminant pour accéder à une plus grande intégration des principes de la médecine familiale.

Abstract

The decentralization of training in family medicine allows for better geographic distribution of physician resources and better preparation of residents who want to practise in rural or remote areas. Drawing on his 14 years of clinical teaching, the author attempts to demonstrate that beyond this primary motivation, a trial period in a community setting can be a decisive learning factor to foster better integration of the principles of family medicine.

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Au Canada comme ailleurs en Amérique du Nord, la motivation première qui a incité à mettre sur pied des unités d'enseignement dans les régions relève, d'une part, de la pénurie d'effectifs médicaux et, d'autre part, du besoin de mieux préparer les résidents qui se destinent à la pratique en milieu rural ou en région éloignée1,2. Le pari s'inscrit dans une opération durable à caractère franchement symbiotique où toutes les parties trouvent largement leur compte : l'université enrichit son curriculum, les résidents bénéficient d'une occasion d'apprentissage unique et le milieu se dote d'un instrument de consolidation de son équipe d'omnipraticiens.

Transposons maintenant le débat dans une situation idéale, en supposant que les régions sont suffisamment pourvues en médecins de famille, et que ceux-ci ont été adéquatement préparés à la pratique rurale grâce à un programme de résidence traditionnel en milieu urbain. Serait-il alors encore justifié de maintenir des stages de formation dans les régions? Ou posons la question autrement : les résidents qui n'envisagent pas de pratiquer en milieu rural ou en région éloignée devraient-ils quand même bénéficier d'une telle exposition en cours de formation? Le Groupe des membres associés (GMA) qui représente l'ensemble des résidents inscrits dans les programmes de médecine familiale au Canada a clairement répondu oui, dans un rapport publié par le Collège3. Pourquoi?

La réponse paraît se révéler d'elle-même, au rappel de quelques-uns des grands principes généraux qui sous-tendent la médecine familiale comme discipline distincte commandant une formation spécifique.

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La polyvalence

La médecine de famille, ce n'est pas tout ce qui reste après avoir évacué le domaine des spécialités, et c'est beaucoup plus que la juxtaposition des éléments de soin primaire afférents aux différentes spécialités. Mais pour autant que l'on doive s'affranchir de ce «mythe de l'amalgame», nul ne peut prétendre à l'exercice de la médecine familiale sans afficher un minimum de compétence à traiter une grande variété de problèmes cliniques.

Ces problèmes ne sont pas strictement «médicaux», mais sont fréquemment assortis d'une composante psychosociale déterminante; ils s'accommodent mal des catégories d'âge ou de sexe et transcendent la classification systémique des maladies.

L'engagement du médecin de famille se conçoit donc envers un groupe de personnes diverses et non sélectionnées, qui présentent des problèmes divers et non sélectionnés. Le médecin appelé à répondre à une telle demande doit se prévaloir d'un champ de compétence très élargi, et d'autant plus si les impératifs de son intervention ne peuvent être réduits à simplement orienter les patients vers les confrères spécialistes. Ce qui est le cas des centres périphériques et des régions éloignées où le support en spécialité est souvent plus limité, soit par carence de la distribution géographique des effectifs, ou encore parce qu'un modèle plus judicieux et plus économique de développement des services spécialisés confine les spécialistes à leur rôle véritable de consultants et restitue aux médecins de famille leur responsabilité d'assumer tous les soins de première ligne.

Il en va de même de certains secteurs d'activité comme l'urgence, l'hospitalisation ou l'obstétrique, qui sont de plus en plus délaissés au profit d'une balkanisation progressive des soins en omnipratique, cette tendance étant plus marquée en milieu urbain.

Prenons spécifiquement l'exemple des soins périnataux. Il est encore de bon ton pour plusieurs patientes de se faire suivre par un gynécologue pendant leur grossesse et de consulter un pédiatre pour les soins à leur nouveau-né. Ou encore de prendre part aux projets-pilotes des maisons de naissance nouvellement créées, c'est leur choix le plus légitime. Mais, entre les soins périnataux spécialisés et la légalisation progressive de la pratique des sages-femmes, le médecin de famille ne devrait-il pas s'afficher comme le dispensateur de choix des soins dans un champ d'activité qui, de surcroît, relève traditionnellement de sa compétence?

À la décharge des médecins des grands centres urbains, il faut reconnaître que ceux-ci sont soumis à des pressions sociales plus immédiatement ressenties et à des conditions de marché contraignantes. La désaffection des jeunes médecins à l'égard de l'obstétrique commande qu'on les expose à des expériences valorisantes, dans le cadre de stages spécifiquement conçus pour les inciter à faire de la périnatalité une partie intégrante de leur pratique ultérieure. Et il est plus facile de mettre sur pied de tels stages en milieu périphérique ou rural.

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La continuité des soins

Les patients qui consultent leur médecin de famille présentent souvent des problèmes mal définis qui sont encore au stade précoce. Et même lorsqu'un diagnostic est posé, plusieurs maladies évoluent selon des phases qui ne peuvent s'observer qu'à la faveur d'un suivi longitudinal dans le temps. Cela est particulièrement vrai de plusieurs pathologies auxquelles le médecin de famille est régulièrement confronté, notamment les maladies chroniques (p. ex. polyarthrite rhumatoïde, maladie inflammatoire de l'intestin, asthme). Prenons encore tout le volet de la prévention dont la responsabilité échoit prioritairement au médecin de première ligne. Dans tous ces cas, la pertinence de la continuité des soins s'impose avec évidence.

Mais au-delà de cette conception strictement temporelle, il y a la relation patient­médecin, au centre de la médecine familiale, et dont l'enseignement constitue la pierre angulaire du curriculum. La continuité des soins devient une condition nécessaire à cet apprentissage; pour comprendre l'expérience personnelle unique que vit un patient lorsqu'il se sent malade, le médecin doit personnaliser ses rapports et les échelonner sur une longue période.

À première vue, le stage-bloc de médecine familiale pendant la première année de résidence apparaît comme le moment le plus propice au résident pour faire l'expérience de la continuité des soins, ne serait-ce qu'en raison de la durée prolongée du stage, habituellement de six mois. Il reste que le stage de trois mois en région périphérique offre certains avantages particuliers que l'on retrouve plus difficilement en milieu urbain, des avantages qui permettent de comprendre toute l'importance de la continuité des soins comme outil privilégié pour mieux saisir la réalité propre aux patients.

Souvent en raison de la pénurie relative de médecins en région, les patients sont moins enclins à «magasiner» et hésitent davantage à changer de médecin, ce qui fait que le résident est intégré à une pratique où les patients sont suivis par le même médecin depuis de nombreuses années. Et cela vaut non seulement pour le patient individuel, mais souvent pour sa famille élargie. Il n'est pas rare dans les petites localités que le médecin s'occupe des parents, des enfants, mais aussi des oncles, des tantes et des grands-parents. La notion de «médecine de famille» prend alors véritablement tout son sens. La continuité des soins dans le temps transcende les générations et elle permet de situer le patient dans une perspective plus large, de mesurer l'ampleur d'un problème à travers les perceptions différentes et les conséquences diverses pour les membres d'une même famille, et aussi de mettre en évidence certains traits ou certaines dynamiques qui ont tendance à se répéter d'une génération à l'autre.

Il en va de même pour la continuité des soins dans l'espace. Le médecin de famille est appelé à travailler au bureau, à la salle d'urgence, auprès des patients hospitalisés, à faire des visites à domicile ou dans les foyers pour personnes âgées. Le fait de pouvoir appréhender son patient dans des milieux et des circonstances variables selon le degré d'acuité des problèmes permet au médecin de jeter une lumière différente sur ces problèmes. Il est autrement plus aisé d'admettre à l'hôpital une personne âgée en perte d'autonomie que l'on suit déjà depuis plusieurs années au bureau ou à domicile. À l'inverse, il est beaucoup plus intéressant de revoir au bureau un patient cardiaque que l'on vient d'hospitaliser aux soins intensifs. C'est cette expérience que l'on peut plus facilement faire partager à nos résidents en région, eux qui souvent n'ont eu d'exposition hospitalière que pendant leurs stages en spécialités, alors que le stage en Unité de médecine familiale se fait surtout en milieu ambulatoire, les deux composantes se jouxtant de façon étanche et non concomitante dans le contexte artificiel des centres hospitaliers tertiaires.

Prenons encore une fois pour exemple les soins périnataux. Les résidents font des accouchements en série pendant leur stage d'obstétrique, et ils voient des enfants malades, hospitalisés, pendant leur stage de pédiatrie. Plus rarement auront-ils l'occasion de suivre des patientes enceintes et des nouveau-nés normaux, à moins que le programme n'ait résolument pris le virage de la périnatalité. Et malgré un tel engagement départemental, la conjoncture d'un stage en région périphérique est plus susceptible d'amener le résident à percevoir la périnatalité comme un continuum qui va de la conception à l'intégration du nouveau-né dans la famille, en passant par les soins de la mère et du bébé. C'est là pour le résident un exercice d'intégration des concepts de la polyvalence et de la continuité des soins dans le temps et l'espace, avec en prime le débordement sur une autre génération et la possibilité de rapatrier tout le reste de la famille.

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L'autonomie du médecin de famille

Au Canada, il y a plus de spécialistes dans les grandes villes que dans les régions semi-urbaines ou éloignées. Le médecin de famille qui travaille dans les petites villes et les campagnes doit se débrouiller sans l'appui immédiat de ses confrères spécialistes et des moyens technologiques perfectionnés; reconnaître ses limites et assumer la responsabilité de ses décisions deviennent alors des conditions de survie.

Le jeune diplômé qui débarque dans un programme de médecine familiale est encore tout frais imprégné des travers de la formation prédoctorale traditionnelle largement dominée par des stages de rotation successive en spécialités où l'accent est mis sur l'acquisition des connaissances. Le résident doit progressivement apprendre à gérer l'incertitude et à composer avec cette réalité inéluctable de l'omnipratique qui est celle de l'impossibilité de tout savoir, dans tout et à tout moment.

À cet égard, il doit s'affranchir de ce que Weston appelle le «mythe de la spécialité»4, et intégrer ce paradigme propre à la médecine de famille : «Notre légitimité repose non pas sur le fait que nous possédions un droit de propriété sur certaines entités cliniques ou unités sociales, mais une vision du monde où nous réintroduisons dans la médecine un élément d'interrelation»5.

Retour à la relation patient­médecin. Retour aussi à un plus juste équilibre entre, d'une part, le savoir et le savoir-faire (les connaissances et les habiletés), et d'autre part, le savoir-être (les attitudes). Apprendre à danser en même temps avec les deux filles d'Esculape, Hygiée et Panacée, comme nous le rappelle encore Weston, c'est-à-dire intégrer le modèle biomédical classique à une approche holistique, où «l'apprentissage devient une question de partage et de découverte d'une signification personnelle; la connaissance devient quelque chose qu'une personne bâtit ou négocie avec les autres»4.

Ce qui présuppose un minimum d'appréhension — au sens philosophique du terme — de soi-même, une prise de conscience de ses forces, de ses lacunes, de ses sentiments, la capacité de se remettre en question et finalement une certaine dose d'humilité. En définitive, il s'agit d'élever notre niveau de perception à une réalité banale : l'amalgame complexe de toutes les caractéristiques qui façonnent notre personnalité est plus déterminant sur notre aptitude à aider les patients que la somme des informations scientifiques acquises. Dans sa métaphore célèbre, Balint a parlé du médecin lui-même comme du médicament le plus fréquemment employé en pratique générale6. Walsh lui, dans sa théorie sur la pédagogie moderne, déplore la domination péremptoire de la connaissance de façade sur ce mélange de valeur, d'attitude, d'imagination et de sensibilité qui constitue l'âme véritable de l'éducation7.

L'autonomie du médecin de famille ne se conçoit donc plus seulement au premier degré en terme d'isolement relatif par rapport à certaines structures de support diagnostique et thérapeutique, mais aussi et surtout comme une aisance à se distancier du domaine strict des connaissances et de l'assurance factice qu'elles peuvent conférer. Et ce n'est que sur cette voie que commence à poindre l'idéal, ce qu'on appelle si commodément l'art de la médecine.

Mais justement, puisque l'autonomie relève plus d'une disposition d'esprit que des facilités de l'encadrement clinique, pourquoi cette longue digression en faveur des stages en milieu communautaire? Toutes les valeurs ci-haut mentionnées ne sont-elles pas finalement les caractéristiques de toute la formation en médecine de famille, et qu'est-ce qui autorise à s'en réclamer de façon particulière pour revendiquer des stages en région? Évoquons à cet égard les raisons mêmes pour lesquelles il a fallu sortir les Unités de médecine familiale du giron traditionnel des hôpitaux universitaires, et auxquelles McWhinney faisait allusion dans les années soixante-dix avec sa formule lapidaire : «L'apprentissage du médecin de famille commande un changement de perspective qui ne peut se produire que là où cette nouvelle perspective est prépondérante»7.

Les responsabilités accrues, la tolérance au stress et à l'incertitude, la préoccupation constante pour l'éducation médicale continue, la résonnance communautaire sont toutes des données quotidiennes et plus immédiates de l'exercice en région. Et tout ce qui fait la particularité d'un milieu de stage devient élément de l'expérience d'apprentissage8.

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Le déclic, cet instant magique

Bien sûr, il faut plusieurs années d'expérience pour assimiler les multiples dimensions de l'exercice de la médecine familiale. L'inoculation première se fait maintenant dans des stages de médecine familiale dès le premier cycle. Le voyage initiatique se poursuit pendant le stage-bloc d'Unité de médecine familiale, habituellement en première année de résidence. Et c'est souvent au cours d'un stage en région, préférablement inséré en deuxième année, que se fait le déclic, ce moment privilégié où pour la première fois le résident ressent qu'il accède à ce deuxième degré, qu'il comprend ce qu'est la médecine de famille, au-delà des assises théoriques dont on l'a submergé. Il n'en a encore qu'une perception très imparfaite, mais il sait qu'il vient de toucher à quelque chose d'essentiel.

C'est là l'argument le plus fort en faveur d'un stage en région; il doit s'inscrire dans le processus de maturation du résident comme un déclencheur, la «révélation» n'étant de toute façon jamais complète, mais les années qui passent arrivant à en définir les contours avec toujours plus de netteté.

Est-ce la magie de l'éloignement géographique, le grand air, le fait de se retrouver loin du sein nourricier de l'Unité de médecine familiale universitaire? Qu'importe. Un stage de formation communautaire, dans une petite ville ou en région éloignée, recèle de cet élément intangible, comme le cristal dont on ensemence la solution pour qu'elle précipite.

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Conclusions

Après 14 ans d'expérience en enseignement au Centre hospitalier Rouyn-Noranda, il faut admettre que les évaluations de stage que font les résidents nous livrent fort peu d'éléments objectifs pour mesurer l'impact de leur stage sur certains indices de leur pratique future. Il serait intéressant d'élaborer un devis de recherche qui nous permette de vérifier deux hypothèses, la première sur l'intention des résidents au début et à la fin du programme, la deuxième sur le résultat concret une fois rendu en pratique. Le libellé de la question de recherche pourrait se lire ainsi :

En exposant les résidents à des stages en milieu communautaire éloigné ou rural :

Hypothèse no 1 : on modifie à la hausse l'intention initiale des résidents de s'établir en région.

Hypothèse no 2 : on augmente la proportion des ex-résidents qui effectivement se sont établis en région.

Mais, la finalité de toute l'opération — et cela est peut-être utopique en raison de la charge subjective qu'elle comporte — serait de démontrer qu'un stage en milieu communautaire est un moyen d'apprentissage déterminant pour accéder à une plus grande intégration des principes de la médecine familiale, et cela peu importe que le résident se destine à une pratique en milieu rural ou urbain, éloigné ou métropolitain.

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Références

  1. Carter R. «Training for rural practice: What's needed?» Can Fam Physician 1987;33:1713-5.
  2. Whiteside CBC, Longhurst MF. «Establishment of a community-based residency training program.» Can Fam Physician 1987;33:2751-4.
  3. Groupe des membres associés. Le médecin de famille comme dispensateur de soins de première ligne. Mississauga (Ont.) : Le Collège des médecins de famille du Canada, 1993.
  4. Weston W. Les principes du curriculum pour la formation post-doctorale en médecine familiale. Rapport du comité conjoint de la formation post-doctorale en médecine familiale. Mississauga (Ont.) : Le Collège des médecins de famille du Canada, 1990.
  5. Stein HF. Family Medicine as a meta-specialty. Fam Med 1981;13(3):3-7.
  6. Stephens GG. The intellectual basis of family practice. J Fam Practice 1975;2:423-8.
  7. McWhinney IR. Family medicine in perspective. N Engl J Med 1975;293:176-81.
  8. Longhurst MF. Training for rural practice: what is the core currriculum? Can Fam Physician 1987;33:2763-7.

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Bibliographie

Hirsh M, Wootton JSC. Family medicine in rural communities. Can Fam Physician 1990;36:2011-6.

Turgeon JM. Résidence en médecine familiale : dans un milieu tertiaire ou communautaire? Le Médecin du Québec 1994;29(4):93-6.