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LR/RL


Andrejs Petrowski, Weltverschlinger, Manipulatoren und Schwärmer. Problematische Individualität in der Literatur des späten 18. Jahrhunderts. Heidelberg : Winter/« Neues Forum für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft », N° 15, 2002 [zugl. : Univ. Tübingen, Diss. 2001] ; x+351 pp. ; ISBN : 3825313506 (hbk.) ; €52.00


Dévoreurs de monde, manipulateurs et rêveurs – si le titre de l’ouvrage en question peut susciter des questions sur la direction exacte des études menées, il est le sous-titre qui donne une première idée du dénominateur commun des personnages littéraires a priori si divers : leur individualité problématique. Ainsi, selon la thèse principale de Petrowski, l’apparition de tels personnages, dans les textes littéraires au siècle des Lumières, [fin page 350] n’est en rien fortuite, mais ceux-ci peuvent être considérés, à l’époque d’un changement discursif profond consistant en la profanation successive, le surgissement de la philosophie matérialiste et les développements au niveau de la technique industrielle, comme la manifestation d’une réflexion sur le concept de l’individu et ses apories.

Petrowski, lui, procède par de nombreuses contextualisations et confrontations, telles que la présentation des présupposés principaux de la philosophie matérialiste française, le fait d’aborder des sous-genres différents et la comparaison des textes relevant de systèmes culturels différents, afin de mieux cerner la spécificité respective et des analogies concernant les personnages-types et leurs enjeux. Si, à première vue, il pourrait sembler que le fait de commencer l’étude par l’esquisse initiale du contexte philosophique de l’époque témoigne d’un historicisme vieilli allant du général vers les faits littéraires considérés comme tributaires, l’auteur souligne, à maintes reprises, le rôle particulier du discours fictionnel dans le discours général sur les problèmes liés au sujet de l’individualité. Sans doute cette considération que les textes littéraires proposent, de par leur mode fictionnel originaire, des modèles constructifs de connaissance susceptible d’intégrer et de mettre en cause d’autres discours, constitue-t-elle un des points forts de l’approche de Petrowski. Ainsi, en interprétant les textes choisis comme des mises en récit de différentes formes d’une relation entre des individus et le monde entourant, qui sont intimement liées au discours philosophique de l’époque, il parvient d’aller au-delà d’une étude purement thématologique et de cerner le cadre global du discours dans lequel les textes s’inscrivent.

Au demeurant, l’étude se déroule en trois parties et huit chapitres ainsi que deux brefs excursus intercalés. La première partie est centrée sur des aspects importants de la philosophie matérialiste et de ses apories qui se montrent notamment dans le contexte de la conception de l’individualité. La deuxième partie montre comment ces présupposés idéologiques trouvent leurs répercussions dans le roman noir ainsi que dans la conception du libertinage chez de Laclos et de Sade. Enfin, dans un troisième temps, l’auteur met l’accent sur des textes littéraires d’outre-Rhin qui montrent, en utilisant le personnage du Schwärmer, des réponses nouvelles au défi que constituent les théorèmes de la philosophie matérialiste quant à la conception de l’individualité.

Dans la première partie, Petrowski se propose de retracer les lignes principales de la philosophie matérialiste et ses apories qui sont à la base d’une subjectivité devenue problématique. Si le matérialisme (La Mettrie, Diderot, Helvétius, etc.) peut être considéré comme la tentative de formuler un système philosophique ne faisant recours ni à un système rationnel présupposé ni à la métaphysique, mais qui, au contraire, [fin page 351] souligne le caractère individuel et irréductible des choses singulières, il débouche, en fin de compte, sur sa propre aporie. L’affirmation de l’individualité de toute chose et donc de la valeur égale de tout objet matériel ne mène ainsi pas à l’accentuation de sa particularité, mais à son nivellement. Le matérialisme n’échappe donc pas à l’esprit de système contesté dont témoigne le rationalisme, mais le remplace par un autre, celui de la détermination de toute chose par sa place dans un système de causes et d’effets :

Die Individualisierung der Natur führt dann paradoxerweise zu einer Aufhebung der mit dem Individuellen verknüpften Bedeutung. Der Weg führt von der Betonung der Einzeldinge zu ihrer Unterwerfung unter das Kausalgesetz. Die Dinge verlieren als ephemere Glieder der unendlichen Dahinwälzungen gerade das, was sie hervorheben sollte, ihre Auszeichnung als empirische Besonderheiten. (34)

Tout cela ne concerne pas seulement la nature, mais affecte aussi, à tous les niveaux, la position du sujet humain. Considéré comme individu et dérobé de toute sorte de recours métaphysique ou autre, le sujet humain est donc chargé de se constituer entre les pôles de la particularité et de l’indifférence. Ce sont, par exemple, les notions d’ ‘inquiétude’, de ‘perfectibilité’ et de ‘l’amour-propre’ esquissées par l’auteur qui témoignent du changement des paramètres discursif selon lesquelles le sujet se donne une forme consistante. Fondamentalement, ces notions renvoient donc au point principal de ce chapitre : le fait que, de par les changements esquissés, désormais, le sujet doive se constituer comme individu face au monde entourant. Néanmoins, la manière de cette relation peut varier considérablement : illusionnisme, domination technique ou création d’une utopie intérieure, tous ces rapports partent du constat du caractère individuel du sujet humain et de la nécessité de la conservation de soi par l’affrontement du monde.

La deuxième partie de l’ouvrage débute, en renversant la chronologie, par l’étude du roman noir à la fin du siècle des Lumières. Selon Petrowski, le roman noir constitue la forme la plus explicite qui traite la dialectique de la raison. Ainsi, notamment dans le roman Pauliska ou la perversité moderne (1798) de Jacques Antoine de Révéroni Saint-Cyr, il est le héros négatif qui, entre autre par son utilisation des moyens techniques les plus avancés pour la soumission des autres, montre les dérapages d’un individualisme radical menant à la domination de la nature et la négation des autres individus. Le manipulateur apparaît ici en même temps comme [fin page 352] celui qui intègre le monde extérieur en, au sens figuratif, mais parfois aussi direct, le dévorant.

A la différence du roman noir, la littérature libertine se propose, même si de façon moins explicite, d’aborder plus spécifiquement la question de la subjectivité individuelle et ses enjeux. Selon Petrowski, Les liaisons dangereuses (1782) de Laclos mettent en scène un jeu stratégique et manipulateur entre les deux libertins dont le but consiste, en fin de compte, non seulement en ce d’obtenir un avantage sur l’autre, mais, outre cela, ce jeu peut être vu comme la manifestation d’un affrontement générale du monde extérieur et du propre corps afin de parvenir à la consolidation de la propre subjectivité. Celle-ci se base sur le mépris de la détermination par les facteurs extérieurs et des propres sentiments, ce qui doit, dans la perspective des protagonistes, montrer la liberté de la volonté. Même la mort (volontaire) du protagoniste principal s’inscrit ainsi dans la stratégie de démontrer, jusqu’au bout, la suprématie de la volonté sur le côté matériel de la vie.

Si, dans le cas précédent, la réalité matérielle est toujours présente comme horizon négatif dans la construction de la subjectivité individuelle, celle-ci perd leur valeur dans d’autres textes du libertinage : ceux de D.A.F. Marquis de Sade, notamment dans Les Cent Vingt Journées de Sodome (1785). Petrowski montre comment de Sade, à l’instar de Rousseau, crée un modèle d’une subjectivité autosuffisante. Ainsi, les orgies qui se déroulent dans le château de Silling se révèlent, dans leur organisation rigide, comme une sorte de théâtre arrangé par des libertins qui se créent ainsi leur propre réalité extérieure. Par cette création d’une utopie individuelle, de Sade annonce le « Verschwinden der Realität im Ich (24) » qui aura son épanouissement dans la littérature du XIXe siècle.

Tous ces personnages, qu’il soit dans le roman noir ou dans le roman libertin, présentent ainsi, dans leur relation au monde extérieur, des réponses singulières à la tâche de l’individualité qui apparaît dans le contexte de la philosophie matérialiste. Les textes mentionnés montrent notamment des solutions qui se basent sur une relation de domination, plus ou moins violente, des sujets-individus envers le monde.

La dernière section de cet ouvrage se propose de présenter la réponse aux apories du matérialisme que présente le roman de l’époque des Lumières en Allemagne. Quoique la conception des personnages change, force est de constater que nombre de ces textes se réfèrent aux mêmes problèmes basaux que posent les présupposés de la philosophie matérialiste. En ce qui suit, sont abordés notamment des textes de Christoph Martin Wieland qui initialise la réflexion sur des thèses matérialistes sous forme littéraire. Ainsi, notamment dans le roman Agathon, les personnages d’Agathon et de Hippias, dans la mesure où ils [fin page 353] représentent des modèles d’individualité, témoignent de cette présence de l’arrière-plan philosophique. Si Hippias constitue son identité individuelle à travers la manipulation d’autres et la réalisation explicite des théorèmes du programme philosophique du matérialisme, Agathon, lui, représente le dernier des personnages de la triade initiale, celui du Schwärmer : « Mit der deutschen Figur des Schwärmers bringt diese Auseinandersetzung [avec les théories matérialistes, C.W.] dann ein strukturell ähnliches Subjektverständnis hervor (24) ». Même si ce personnage possède des traits spécifiques par rapport aux autres, sa constitution relève des mêmes invariants, c’est-à-dire ceux de la nécessité de l’affrontement du monde et du problème de la conservation de la propre subjectivité. En fait, tandis que les autres personnages mentionnés tendent vers une domination directe ou une assimilation progressive du monde extérieur, la relation du rêveur envers le monde consiste en le refoulement de celui-ci au profit d’une perception strictement subjective et déformatrice. Il se montre donc qu’à la base de ce personnage c’est l’amour-propre qui mène à la réduction à une « monadische Einzelwelt » (292) et l’impossibilité de toute communication intersubjective. En poursuivant la stratégie de l’identification de soi-même avec le monde, le Schwärmer constitue donc une autre forme de réponse aux apories de l’individualité.

L’ouvrage de Petrowski ne se limite pas à l’étude des personnages et de leur relation envers la discussion philosophique du temps. Au contraire, il montre comment la littérature elle-même devient, successivement, non uniquement un moyen pour la présentation des problèmes philosophiques, mais forme constructive pour la constitution d’autres formes de subjectivité. La poly-perspectivité qui est à la base de la présentation des personnages-clés et qui permet de créer des modèles littéraires complexes va de pair avec la possibilité de l’actualisation réflexive des textes par les lecteurs. Ainsi, l’art, qui montre les implications et les conséquences d’une subjectivité individuelle, peut devenir, par la voie de la création de modèles fictionnels, le lieu d’une communication intersubjective. Selon Petrowski, c’est notamment Wieland qui pose les bases explicites d’une esthétique de la réception dont la présence se manifeste dans les jeux des perspectives et des niveaux narratifs dans ses textes. Ainsi, il préfigure nombre de procédés qui auront un impact sur la présentation du problème de l’individualité dans le Faust de Goethe auquel Petrowski consacre quelques remarques à la fin de son étude. Présentation et réflexion, celles-ci sont donc quelques fonctions principales qu’admettent les personnages et, par conséquent, le texte littéraire en général : [fin page 354]

Die in dieser Arbeit beschriebenen Problemfiguren der Individualität können somit verstanden werden als eine kritische Verteidigung des einzelnen im Prozeß seiner Subjektwerdung. Es gilt keine andere Vernunft mehr als die des Individuums, und doch wird gerade durch eine konsequente Ausführung der Individualisierungsvorgaben ein kritischer Standpunkt jenseits des radikal Individuellen möglich. (23)

Au demeurant, par son étude lucide de quelques personnages-clés de la littérature des Lumières et leur mise en relation avec le contexte philosophique du temps, Petrowski apporte une contribution importante non seulement au niveau des recherches sur le dix-huitième siècle, mais également à la discussion sur les notions d’‘individualité’ et de ‘subjectivité’ dans le contexte des recherches littéraires en général.

Christian Winterhalter

Universität des Saarlandes, Saarbrücken