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Nouvelles de la Bibliothèque nationale
Janvier 1997
Vol. 29, no 1



Les livres en mer : de rares exemples de l'édition sur les vaisseaux dans l'Arctique

par Elaine Hoag,
bibliographe de livres rares,
Services de recherche et d'information

Dans son compte rendu de la deuxième expédition Grinnell vers l'Arctique en 1854, le chirurgien Isaac Hayes notait : « Je n'avais jamais autant apprécié la valeur des livres qu'à cette époque... J'avais choisi, dans le rayonnage étroit qui contenait la petite bibliothèque que j'avais appris à aimer si bien durant le dernier long hiver, trois petits livres, que j'insérai dans mon sac de vêtements déjà encombré... » Hayes transporta une Bible en format poche, David Copperfield, ainsi que le In Memoriam de Tennyson pendant un hiver entier au cours de la partie terrestre de son expédition, considérant que leur poids excédentaire en valait bien la peine.

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Affiche annonçant une représentation de la « Queen's Artic Philharmonic Society » (photo : Archives nationales du Canada).

La valeur des livres pendant les longues expéditions en Arctique a été de plus en plus reconnue pendant tout le dix-neuvième siècle, depuis la recherche du passage du Nord-Ouest par le capitaine John Ross en 1818, jusqu'à la dernière expédition de Franklin trente ans plus tard, et au cours des douzaines d'expéditions à la recherche de Franklin qui ont suivi. La bibliothèque du bâtiment de John Ross comprenait 25 volumes réservés aux officiers (surtout des comptes rendus de voyages précédents), de même que 30 Bibles et 60 exemplaires du Nouveau Testament destinés à l'équipage. Les officiers ajoutaient leurs propres livres à cette bibliothèque commune. En 1850, le navire Sophia du capitaine William Penny comptait 80 volumes, tandis que le vaisseau qui l'accompagnait, le Lady Franklin transportait 160 livres « destinés à l'équipage durant l'hiver » .

Car le plus grand ennemi, durant l'hiver arctique bloqué par les glaces, n'était pas la morsure du froid, le scorbut ou les mois sans rayons de soleil, mais bien l'ennui; un ennui qui, chez certains hommes, causait une léthargie débilitante, chez d'autres la folie, et chez d'autres encore la rébellion -- accompagnée souvent de conséquences mortelles. Pour contrer l'ennui, le chef de presque toute expédition en Arctique créait une « école en soirée » pour les membres d'équipage, au cours de laquelle les officiers enseignaient à leurs subordonnés la lecture, l'écriture, l'arithmétique, et parfois la religion. Les leçons s'accompagnaient souvent d'une série de conférences sur des sujets d'ordre maritime. D'après les comptes rendus, les efforts du marin ordinaire et son désir d'acquérir des connaissances se révélaient remarquables et gratifiants.

Au cours de son premier voyage dans l'Arctique de 1819 à 1820, le capitaine William Parry suggéra aux officiers de publier un journal hebdomadaire pour leur propre agrément durant les longs mois d'hiver. Ainsi naissait le North Georgia Gazette and Winter Chronicle. Les officiers rédigeaient des articles sans nom d'auteur et le rédacteur préparait une « bonne copie » à la main afin que les officiers et les membres d'équipage se l'échangent. Le projet connut tant de succès que les provisions de papier et d'encre diminuèrent de façon alarmante. Une lettre adressée au rédacteur en chef mentionnait qu'un officier avait été surpris à la sortie du magasin avec une rame de papier cachée sous son uniforme ! Lorsque le navire retourna en Angleterre en 1821, le North Georgia Gazette fut publié officiellement; il suscita un intérêt si considérable qu'une seconde édition parut l'année suivante.

Les officiers du capitaine Horatio Austin, lors du voyage de 1850, surpassèrent le North Georgia Gazette en produisant deux journaux : un mensuel illustré appelé Illustrated Arctic News et un second journal intitulé Aurora Borealis. De même, durant l'hiver de 1860-1861, les membres d'équipage du bateau dans lequel s'était embarqué le médecin Isaac Hayes publièrent le Port Foulke Weekly News.

Lors de certains voyages, les journaux n'ont pas tous connu autant de succès. Le lieutenant Joseph Bellot, qui faisait partie de l'expédition du capitaine William Kennedy de 1851 à 1852, note dans ses mémoires qu'il comptait publier un journal dans l'Arctique, mais que les aléas du voyage ont fait échouer complètement son initiative. En règle générale, des journaux comme ceux-ci étaient produits en version manuscrite exclusivement; le Aurora Borealis et Illustrated Arctic News, tout comme North Georgia Gazette, n'ont pas été publiés avant le retour au pays de leurs auteurs.

Nombre des loisirs à bord des bateaux n'étaient pas d'ordre littéraire, en particulier pour le simple marin. Les sports, de même que les échecs et les cartes, étaient privilégiés. La chanson, la danse et la musique étaient importantes, et les « pièces de théâtre » étaient particulièrement appréciées. Comme pour le premier journal de l'Arctique, c'est Parry qui a lancé le théâtre à bord des navires sur une grande échelle, en l'accompagnant de décors et de costumes aménagés et taillés par les membres d'équipage. Les pièces connaissaient tant de succès que les sympatisants ont fait don de costumes et de volumes de pièces de théâtre pour équiper la seconde expédition de Parry.

Très peu d'expéditions après celles de Parry se sont déroulées sans pièces de théâtre et spectacles de pantomime, surtout à la Noël. Mais au moins trois théâtres de ce type ajoutèrent une attraction spéciale que ne semblaient pas offrir les théâtres de Parry : des affiches-programmes imprimées annonçant des spectacles à venir. Car les bâtiments commandés par Penny, Austin, Kellet, Collinson et Belcher -- qui ont tous participé à la recherche de Franklin entre 1850 et 1854 -- étaient équipés de presses et de caractères.

Le matériel d'impression ne visait pas les loisirs. Austin et Collinson mentionnent que le service hydrographique de l'Amirauté avait fourni les presses pour imprimer des « papiers dispersés à l'aide de ballons » . Des milliers de ces papiers, sur lesquels on avait inscrit la date, la position du navire et la direction du vent au moment du lancement, furent dispersés au-dessus de l'Arctique afin d'informer Franklin de la position des secouristes. Ces papiers ressemblaient aux « papiers en cylindre » et aux « papiers en bouteille » contenant des éléments semblables qui furent lancés par-dessus bord afin de recueillir des renseignements sur les courants.

Malgré la quantité énorme de ces petits bouts de papier, très peu furent récupérés et il y en a encore moins qui existent. L'un de ces messages imprimés sur de la soie rouge a été vendu aux enchères pour la somme de 1 600 £ en 1976 ! Les affiches-programmes, imprimées à quelques exemplaires seulement, sont rares également. La section de théâtre de la Metropolitan Toronto Reference Library en possède trois, tandis que le catalogue de la British Library en répertorie environ une demi-douzaine imprimées lors d'expéditions conduites par Austin (1850-1851), Kellet (de 1852 à 1854), et Belcher (de 1852 à 1854).


Annonce de représentations théâtrales
(photo : Archives nationales du Canada)
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La Bibliothèque nationale a la chance exceptionnelle de posséder deux affiches de l'expédition Belcher. Ni l'une ni l'autre ne sont répertoriées dans le catalogue de la British Library ou dans celui de la Metropolitan Toronto Reference Library. La première affiche annonce une représentation tenue le 6 janvier 1853 par la « Queen's Arctic Philharmonic Society » , au cours de laquelle ont été joués des extraits de « Les adieux à boeuf et bierre » , « La valse des baleines » et la « Narwhal polka » . On y précise qu'un membre d'équipage « offrira des glaçons gratuitement » durant le spectacle. Il faut dire que la provision était sans limites ! Le texte est imprimé en divers caractères sous une fine gravure en bois d'un navire toutes voiles dehors, et il s'accompagne du nom de l'imprimeur : H. Briant. Ce dernier donna une idée des difficultés d'imprimer en Arctique dans son affiche-programme à l'occasion de la représentation de Hamlet le 21 décembre 1852 : « La tâche du bureau de l'imprimerie est retardée considérablement, à cause de l'encre qui gèle sur les rouleaux -- l'apprenti-imprimeur. »

La seconde affiche-programme de la collection de la Bibliothèque nationale annonce les deux premières pièces de théâtre présentées sur le bâtiment de Belcher. Les pièces The Irish Tutor et The Silent Woman ont été présentées le 9 novembre 1852 pour fêter la naissance du prince de Galles. Belcher lui-même décrit l'affiche : « Vers le début de novembre, l'affiche-programme suivante, imprimée sur les Presses royales, sur satin, fut déposée sur ma table, et ordre fut donné qu'elle y reste, fit l'objet de trois lectures, et reçut la sanction requise... » Il est possible que plus d'un exemplaire ait été imprimé sur satin. Sinon, l'exemplaire de la Bibliothèque nationale, sur satin, est alors l'exemplaire authentique déposé sur le bureau de Belcher en novembre 1852, en attente de son approbation étonnée et sincère.

Dans le haut de l'affiche figure un blason royal britannique finement gravé surmonté d'une bannière coupée grossièrement sur laquelle on lit « The Queen's Arctic Theatre » . Celle-ci semble avoir été imprimée à partir d'un bloc de bois distinct du blason. Puisque ce bloc n'aurait pas été fourni avec les caractères, il a presque certainement été gravé par l'un des marins, qui pourrait avoir également gravé les caractères de bois grossiers et ombrés utilisés pour les titres de la pièce. L'Illustrated Arctic News mentionne que dans le cas des affiches-programmes imprimées sur le bâtiment d'Austin « les titres en gros caractères de même que...les blasons étaient gravés à bord par les marins » , de sorte qu'il est possible que les hommes de Belcher aient fait de même.

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Affiche de « Song of the Sledge »
(photo : Bibliothèque nationale du Canada)
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Outre les affiches-programmes, une affiche annonçant la publication prochaine du Queen's Illuminated Magazine and North Cornwall Gazette fut publiée à bord de l'Assistance de Belcher en 1852. En fait, le journal lui-même fut imprimé -- vraisemblablement le premier journal imprimé produit à bord d'un navire de l'Arctique. Une liste des officiers et des hommes employés dans les équipages de traîneaux de Belcher, à la recherche de Franklin, parut sur le même navire en 1854. Durant l'expédition de Collinson (de 1850 à 1855), un barreur entreprenant du nom de Henry Hester imprima un almanach de 36 pages sur du papier bleu intitulé Polar Almanack for the Year of Our Lord 1854. La British Library possède des exemplaires de tous ces documents. En 1961, les membres du Projet d'étude du plateau continental polaire du Canada ont découvert un formulaire imprimé, accompagné de la marque de Briant, dans un cyclindre métallique enfoui sous un cairn dans l'île Helena. Le formulaire, laissé par l'équipage de Belcher en 1853, était rempli sous forme manuscrite, et précisait la position du groupe de traîneaux, sa destination et le nombre de provisions restantes.

Bien que l'expédition de Belcher semble avoir produit le gros de l'édition dans l'Arctique, la Bibliothèque nationale possède également une affiche imprimée sur le bâtiment de Kellet : un prologue composé par l'un des officiers et récité avant la présentation de Charles II à bord de ce navire le 23 novembre 1852. Un délicat dessin musical illustrant une lyre et une trompette figure au-dessus du texte, et deux types de caractères sont utilisés -- un caractère ornemental toscan et un caractère sans empattement -- en plus des caractères du texte. Le prologue est imprimé sur satin.

Un certain nombre d'affiches de chansons furent imprimées à bord des navires de l'Arctique, surtout durant l'expédition d'Austin. Outre les deux affiches-programmes produites sur le navire de Belcher et le prologue imprimé sur celui de Kellet, la Bibliothèque nationale possède une feuille de chanson imprimée en 1851 par un membre d'équipage de l'expédition d'Austin. Un des journaux de cette expédition, l'Aurora Borealis précise que personne à bord ne savait comment faire fonctionner la presse, mais que tant les officiers que les marins l'apprirent bientôt, ces derniers imprimant leurs propres chansons. Cette activité devint si courue que le papier se fit rare, et les hommes en vinrent à imprimer sur du chamois, des mouchoirs et leurs propres chemises. La British Library possède des affiches de l'expédition d'Austin imprimées sur du papier jaune, bleu et rose, sur du tissu de lin et du cuir lavé. Une telle rareté du papier est assurément confirmée par la feuille de chanson que possède la Bibliothèque nationale, imprimée sur du papier gris grossier, prévu possiblement comme papier d'emballage. Toutefois, on y voit des barbes et un filigrane, et le papier est manifestement fait à la main en dépit de sa nature grossière.

L'affiche est dédiée à la femme du capitaine Austin « par les auteurs » et comprend « Song of the Sledge » , no 3 dans une série intitulée « Songs of the North » . La chanson parut également en 1851 dans le dernier numéro du Illustrated Arctic News, le dernier texte dans cette revue. On peut lire à la dernière ligne de l'in-plano : « J. Beauchamp, printer, Arctic regions, 1851 » . En effet, au printemps de 1851, des marins des expéditions d'Austin et de Penny effectuèrent une recherche conjointe en traîneau. Il est possible que « Song of the Sledge » fut chantée pour rendre l'équipée moins monotone.

Ces affiches singulièrement rares et intéressantes font partie d'une vaste collection de documents sur l'Arctique que possède la Bibliothèque nationale du Canada. On peut consulter la collection dans la salle de lecture des Collections spéciales, et un guide de recherche bi-bliographique est offert.


Canada Droit d'auteur. La Bibliothèque nationale du Canada. (Révisé : 1998-02-10)