Nouvelles de la Bibliothèque nationale
Janvier 1999
Vol. 31, no 1



De la Collection des livres rares…
De la tradition orale à la tradition écrite : un missionnaire canadien dans les mers du Sud

par Elaine Hoag,
bibliographe de livres rares,
Services de recherche et d’information

carte de Aneiteum.

Au large de la côte nord-est de l’Australie, à la pointe de l’archipel de Vanuatu, se situe la minuscule île de Anatom. Pendant de nombreuses années, des négociants européens en bois de santal ont pillé l’île, semé la terreur parmi les autochtones et répandu des maladies dans leur sillage. Puis en 1848, un missionnaire canadien de confession presbytérienne, du nom de John Geddie (1815-1872), et sa famille sont arrivés à Anatom. Loin de vouloir exploiter la population, ce missionnaire désirait plutôt l’éclairer.

De prime abord, l’attitude de John Geddie s’apparente à celle des marchands de bois de santal. Il se confie d’ailleurs à son journal de voyage, écrivant à quel point « les préjugés tenaces, l’arrogance rebutante et la superstition profondément ancrée d’un peuple barbare » lui inspiraient de la crainte, et à quel point il redoutait « la corvée [d’] apprendre une langue barbare et de mouler en caractères ... une langue qui n’avait jamais été transposée à l’écriture. »

Mais assez tôt, John Geddie s’est mis à respecter le peuple qu’il était venu convertir, découvrant que son vocabulaire était à ce point riche qu’il ne lui fallait que rarement créer de nouveaux mots pour décrire ses concepts religieux. Et s’il devait en quelque sorte ravaler ses mots pour adopter une autre langue, les habitants de l’île ravalaient également les leurs, mais d’une toute autre façon. Tandis que John Geddie se démenait pour apprendre leur langue, les autochtones refusaient de lui dévoiler les mots dont il avait besoin, à moins qu’en retour il ne leur accorde de la nourriture -- un petit pain au lait par mot !


Anelgauhat.

John Geddie était fermement convaincu que « l’imprimerie est aux missionnaires modernes presque ce qu’était le don des langues aux apôtres. » Afin de se préparer à son missionnariat, il a passé une année à titre d’apprenti imprimeur aux bureaux de l’Eastern Chronicle à Pictou (Nouvelle-Écosse). Avant son départ pour les mers du Sud, il a obtenu une presse d’un mécène écossais, a acheté des caractères aux États-Unis et s’est approvisionné en papier aux îles Samoa. Tout juste quatre mois après son arrivée à Anatom, il était très fier d’avoir « tiré » trois hymnes, un alphabet et un syllabaire en un feuillet, imprimés dans la langue des habitants. L’année suivante, il imprime 2 000 exemplaires d’un manuel rudimentaire de 12 pages -- un tirage assez volumineux quand on sait que ses élèves n’étaient jamais plus nombreux qu’une demi-douzaine en même temps ! La traduction du catéchisme et des écritures saintes dans la langue de ce peuple s’est révélée un défi bien plus considérable, bien que John Geddie se sentait apte à le relever :

L’étude ...pour laquelle j’ai un immense intérêt et qui me procure une grande joie. Ils sont véritablement privilégiés ceux à qui Dieu permet de préparer la clé qui libérera les trésors cachés de la vérité divine, qui remplit l’âme pour toute l’éternité.

En 1853, l’école de John Geddie s’enorgueillit d’accueillir 120 élèves. L’île compte un certain nombre de missions satellites, et dans ses lettres cette année-là, Mme Geddie mentionne « la demande constante de livres ». Afin de répondre à ce besoin croissant, John Geddie imprime 3 000 exemplaires de son manuel rudimentaire, du catéchisme et de citations des écritures, réunis en un volume. Toutefois, étant donné qu’il ne pouvait imprimer les Évangiles dans la langue autochtone à l’aide de la presse de la mission, en raison de leur étendue et de leur complexité, il s’est vu dans l’obligation d’envoyer l’Évangile selon saint Marc à Sydney afin que la British and Foreign Bible Society le publie, tandis que l’Évangile selon saint Luc a été envoyé à Londres. En 1856, John Geddie avait formé un certain nombre de jeunes autochtones en tant qu’apprentis imprimeurs, et il avait obtenu une presse plus grande et de tout nouveaux caractères en provenance d’Écosse, ainsi qu’une grande quantité de papier de la British and Foreign Bible Society, ce qui lui a permis d’imprimer la traduction de l’Évangile selon saint Mathieu sur sa propre presse en janvier 1857. Il note les observations suivantes dans son journal :

Les gros caractères clairs rendront ce livre le préféré des autochtones. Je suis plus que jamais convaincu de la sagesse d’utiliser des caractères d’excellente qualité pour imprimer nos premiers livres. Les petits caractères usés trop souvent utilisés pour imprimer des livres à l’intention des autochtones constituent peut-être l’un des instruments de Satan pour retarder leur acquisition de connaissances ... Il est temps désormais que la traduction et l’impression des saintes écritures deviennent une partie importante de notre travail.

Puis, il a imprimé la traduction de l’Évangile selon saint Jean, des Actes des apôtres et de trois épîtres -- à l’aide de la presse de la mission. Après avoir terminé la traduction de tout le Nouveau Testament, il a envoyé le texte aux bureaux de la British and Foreign Bible Society afin qu’il soit publié. Il souhaitait sans doute obtenir un produit plus professionnel, imprimé sous l’égide de cette prestigieuse société.

En 1864, John Geddie et sa famille obtiennent un congé sabbatique. Ils ont décidé de retourner en Nouvelle-Écosse; ainsi, pour la première fois en 16 ans, John Geddie refait connaissance avec l’hiver canadien -- et les Canadiens refont connaissance avec John Geddie. Une foule s’est rassemblée dans le port de Pictou afin de regarder ce missionnaire exotique des mers du Sud pendant qu’il patine. Elle n’est pas déçue; il sait encore chausser des patins à glace.

Pendant qu’il parcourait les provinces de l’Atlantique et le Québec afin de promouvoir sa mission, John Geddie a trouvé le temps de traduire le Livre des psaumes. En outre, il a décidé que ce livre ne serait imprimé ni à Londres, ni à Sydney ou dans l’île d’Anatom, mais bien à Halifax par James Barnes, qui remplissait les fonctions d’imprimeur pour le compte de l’Église presbytérienne de la Nouvelle-Écosse à cette époque. Deux mille exemplaires du psautier de 96 pages ont été imprimés au coût de 118 £, dont 95 £ provenaient des habitants d’Anatom, qui avaient recueilli cette somme par la culture et la vente de la marante, tant était grand leur désir du mot imprimé, et de la parole divine.

La Bibliothèque nationale du Canada a le privilège de posséder deux exemplaires de ce livre rare. La reliure de toile bleu-gris de l’un des exemplaires est plutôt modeste quoique soignée et solide, et son grain resssemble à celui du chagrin. Les exemplaires ainsi reliés étaient vraisemblablement destinés aux élèves et enseignants d’Anatom. Le second exemplaire est relié de façon beaucoup plus recherchée, en cuir d’un mauve accentué. Les deux plats sont décorés à froid et un mince filet doré orne les coupes. Le dos comporte cinq nerfs, qui ne sont toutefois qu’une parure (puisque la couture des cahiers ne s’enroule pas autour des nerfs) et est agrémenté de tranchefiles de soie dorée et orange apposées en tête et en queue. Les pages de garde sont marbrées en bleu pâle et en noir d’un motif nonpareil. Toutes les tranches sont dorées et le titre doré est frappé sur le premier plat. Cet exemplaire à l’élégance discrète, qui peut avoir été conçu comme un présent à un membre du clergé ou à un mécène de la mission, diffère de jolie façon de l’exemplaire plus robuste, conçu comme un outil de travail de la mission.

John Geddie est retourné à Anatom en 1866, et bien qu’il ait continué à superviser la mission et à traduire des citations des écritures, sa santé était très affaiblie par les longues années de labeur sur l’île. Il était sur le point de voir sortir des presses l’Ancien Testament lorsqu’il est décédé à l’âge de 58 ans.

Bibliographie

Bible. O.T. Psalms. Aneityum. Nitasvitai irai salm is aged a Tevit Natimarid irai upu Isreel. Halifax : J. Barnes, 1865.

British and Foreign Bible Society. Library. Historical catalogue of the printed editions of Holy Scripture in the Library of the British and Foreign Bible Society. New York : Kraus Reprint Corp., 1963.

Geddie, Charlotte. Letters of Charlotte Geddie. Truro, N.S. : s.n., 1908 ?

Johnstone, Wm. E. Life of Rev. Dr. John and Mrs. Geddie. Summerside, P.E.I. : s.n., 1975.

Miller, R.S. Misi Gete : John Geddie, pioneer missionary to the New Hebrides. Launceston, Australia : Presbyterian Church of Tasmania, 1975.

Patterson, George. Missionary life among the cannibals : being the life of the Rev. John Geddie. Toronto : J. Campbell, J. Bain and Hart, 1882.


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