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Source: L’Estudiant, Déc. 1939, Vol. 4 – No. 2
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La Tabagie Branlante, tombant en ruines, notre vieille tabagie résiste encore au vent qui pénètre par ses carreaux brisés. Ancien arsenal désaffecté, elle a perdu l'allure guerrière des jours d'antan, mais plus heureuse que son voisin l'étang, elle a résisté victorieusement à l'assaut de l'épaisse couche de sable dont on a recouvert la cour de récréation. |
Penchée, disjointe, elle est devenue le temple de la fumée. De Mars elle a passé à Vulcain. C'est entre ses murs jaunis, paradis des araignées, que trois fois le jour, les fervents de la pipe ont rendu hommage à leur dieu. Après chaque repas, en longue file, les adorateurs se hâtent vers le lieu de leur prédilection.
Assis dans un coin, pendant que les spirales bleues s'échappent de mon "brûlot", j’observe.
La porte s'ouvre avec fracas. Les plus frileux se groupent autour du poêle.
- Brr… on gèle ce matin!
- Ne prends pas toute la place, laisse-moi me chauffer un peu.
Des amateurs de cartes sont déjà installés aux tables de jeu.
Près d'une fenêtre, un grand maigre, le feutre rabattu sur l'oeil, une main dans la poche de son paletot, suit béatement, les yeux vagues, les volutes interminables qu'il exhale.
Un autre essaie vainement de déchiffrer les hiéroglyphes que les canifs de plusieurs générations d'écoliers ont creusés sur les murs lépreux.
[…] On parle de tout, de rien. Le moins souvent possible de choses sérieuses et utiles; la musique, la littérature, l'histoire... sujets bannis de la tabagie! pensez-y donc... s’il fallait gâter une bonne pipée! […]
N'allez pas croire que c'est là un des moindres défauts de quelques habitués de la tabagie. Ils en ont un bien plus grave; ils trichent aux cartes.
Autour de trois tables en bois rude, assis sur de vieux fauteuils boîteux, des joueurs font la partie. Des spectateurs charitables regardent… qui la mise, qui le jeu d'un voisin, puis glissent à un des passionnés du cinq-cents: prends neuf sans-atout, le diable, puis la blanche sont dans la mise.
- Laissez-le donc jouer tranquille.
- Ils ne m'ont rien dit.
- Et la partie continue, morne ou animée, selon les jours.
L'atmosphère s'enfume davantage. On rallume les pipes éteintes.
[…] Mais le temps s'envole comme la fumée! Les trente minutes accordées pour la tabagie sont écoulées. Le "clan, clan" de la porte avertit les retardataires qu'il est temps d'éteindre, puis de retourner avec leurs confrères.
Et la vieille tabagie brune, entourée d'ormes géants, redevient solitaire, avec son poêle qui ronronne, son bran de scie poussiéreux, ses planches disjointes et ses carreaux brisés. La vieille tabagie solitaire, hantée par le vent d'hiver, habitée invisiblement par ses souvenirs, peuplée d'ombre et de passé…
Roger Éthier, Philosophie II.
