Elle souriait souvent au vent, aux odeurs, aux fleurs, même à ce
petit brin d'herbe qui se tordait le cou dans une crevasse du béton.
Elle souriait aussi au chauffeur qui presque chaque matin, de pluie
ou de soleil, de neige et de tempête, la déposait à l'angle des rues
Cooko et Chénier. On raconte même dans le pays que des travailleurs
de la C.I.P. allongeaient leur parcours parfois, juste pour le plaisir
de cueillir son sourire.
Vêtue de son sarreau blanc, non elle n'était pas vampire et jamais
ne touchait une aiguille. Elle vous promenait dans les corridors,
d'une étage à l'autre et devant la porte de l'ascenseur, vous injectait
son sourire qui faisait l'effet d'un calmant et coulait si doucement
en vous que vous étiez presque heureux de ce petit malaise, cette
nausée, ce pied enflé qui vous avait traîné dans ces lieux. Toujours
sous son magnétisme, vous entriez confiant, vêtu d'une jaquette bleue
avec cette fente dans le dos, dans la salle sombre, histoire d'immortaliser
un peu de votre anatomie dans les archives de cet hôpital.
Puis elle vous conduisait dans l'attente de cette autre salle où
trois fois par semaine, sans même vous interpeller , elle vous offrait
son sourire que chacun suivait allégrement. Ce sourire , d'une douceur
presque mystérieuse vous énergisait .
Ainsi , assis en face de cette dame en blanc, je m'abandonnais à
ce traitement un peu étrange, qui pour me guérir, perturbait l'ordre
de mes réactions cellulaires et me dépouillait l'os cérébral.
Tout mon corps , non consentant à l'attaque de cette maladie, se défendait
contre cette agression en me pliant en deux sous des crampes et des
nausées presque intolérables mais je m'accrochais à ce sourire et
l'espoir de m'en sortir me donnait tous les courages.
Puis un beau matin d'été, elle n'était pas au rendez-vous. Un écriteau
me dévisageait, l'air de me dire: mais que fais-tu là pauvre imbécile,
ne me dévore pas comme ça. Sors tes lorgnons et suis les instructions.
Pour une pinte de bon sang, marche dans les pas de Dracula.
Pour une radio en noir et blanc, suis ce squelette désarticulé.
Tu as des amygdales en trop, dirige-toi vers ces masques bleus.
Pour les traitements de chimio, aligne-toi sur ce petit homme
vert.
Et si tu es de ceux que le sytème a trop gâté au point de te rendre
dépendant, demande de l'aide en composant le 1-INNO-100
J'étais si désemparé, presqu'au bord des larmes, vers la sortie mes
pas ont courus . J'ai marché tout l'après-midi sur la plage et la
mer m'a raconté l'étrange raz de marée qui avait balayé le système
de santé. J'étais si triste et si seule que je me suis endormi.
Une lueur montait des bas fonds marins et colorait doucement la grève.
Je vis le dôme d'un sous-marin immergé de l'eau, une coupole rosée
se dessiner , puis un ballon rouge flotta sur la ligne d'horizon .
Je pensais rêver, j'écarquillai les yeux . Elle se tenait assise,
les genoux repliés, les pieds enfoncés dans le sable. Immobile,
un peu triste, elle se laissait imprégner de cette harmonie d'un nouveau
jour naissant. Un sourire pâle illuminait la plage déserte.
Puis le jour reprit son train-train quotidien. Le souffle du vent
gonflait la mer qui dans son mouvement d'une patience insaississable
, tentait de rejoindre la plage pour effacer les vomissures d'une
nuit trop agitée. Lavé de toutes souillures, le sable blanc
donnait une lumière trop cru qui blessait l'oeil.
Elle tourna le dos au soleil et remonta vers le village . Elle s'installa
à une table sur la terrasse comme elle faisait tous les matins depuis
que les bureaucrates assoiffés d'argent lui avaient enlevé son sarreau
blanc. Non, elle ne s'ennuyait pas mais la lueur du jour n'enflammait
plus son regard. Elle commanda un café et alluma une cigarette au
menthol. Elle suivait les spirales de fumée qui l'emmenait loin dans
des réflexions parfois bien étranges.
Elle n'avait jamais connu la guerre bien qu'elle en connaissait tous
les ravages que les média nous crachaient au visage. Et pourtant ,
seule sur cette terrasse, elle se sentait un peu comme un prisonnier
de guerre ou un déserteur, un combattant exilé dans son propre univers
. Un pays en devenir qui ne comptait pas les morts mais des milliers
de cadavres déambulaient dans les rues et laissaient une odeur bizarre
comme la putréfaction d'un devenir.
Une guerre bureaucratique attaquait sans droit de riposte les travailleurs
de cette époque. Comme une nuée de sauterelles dans un champs de blé,
cette armée faisait bien du ravage.
Elle s'attaquait aux petits sans bas de laine, les alignait sur des
civières et leur faisait les poches.
Au pays, on ne parlait plus la langue de Molière et encore moins le
langage de Shakespeare. Un seul mot résonnait froid et tranchant comme
un scalpel: COUPURES
On coupe dans la chair de tous les systèmes, on coupe jusqu'à l'os
et la douleur est si vive, si aiguë qu'elle vous étouffe le cri, vous
plie en deux et vous immobilise face à ces guerriers avides d'argent
qui dévorent votre fierté, bien arrosée d'une logique tournée
au vinaigre.
Elle, toujours assise à cette terrasse, le regard au loin, scrute
le mur de cet édifice que le soleil a adopté pour ses ébats colorés
de fin de journée. Un mur comme un regard sur la ville, une présence
invisible sur la peau d'un absurde branle-bas. Tout s'est écroulé,
seul le mur est resté comme un monument froid , témoin d'une société
déshumanisée. Elle allume une dernière cigarette et suit encore
plus attentivement les spirales de fumée comme une bouée de sauvetage
qui la sauverait de son naufrage.
Et si vous vous promenez dans les rues de ce pays, vous découvrirez
, à votre grande surprise, qu'ils sont des milliers supendus dans
le temps, presqu'immobiles : trop vieux pour le boulot, trop jeune
pour bercer les souvenirs.
La coupe a laissé des graffitis sur les murs, des encoches profondes
sur le rêve d'un pays recroquevillé sans espoir de réhabilitation
pour tous ces amputés d'un ancien régime.
Elle éteint sa cigarette, se lève lentement, oublie son sourire sur
le dossier de la chaise et embarque dans le premier train vers une
destination certaine.