Elle serrait le bras de Guillaume qui
l'entraînait au bout du sentier s'ouvrant sur un immense jardin en plein
délire de vivre sous l'emprise d'un nouveau réveil saisonnier. Tout
éclatait de couleurs douces et d'odeurs tendres.
Au fond, tout au fond là-bas, près du banc stationnaire que le rire saccadé de la source dégringolant l'escarpement derrière la haie hynoptisait, se dressaient des têtes de tulipes frisonnantes sous leurs robes de velours multicolores tandis que les perce-neige n'exposaient que timidement leur nez boutonneux. Guillaume avait adopté cette maison surtout à cause du jardin et encore ce soir, il se félicitait de cette transaction. Les saisons habitaient ce lopin de terre et le métamorphosaient selon leurs propres caprices, tout à leurs fantaisies. Guillaume s'extasiait devant ce fourmillement de vie et se laissait gagner par l'effervescence qui activait drôlement ses neurones. Quel plaisir fou à épier chaque parcelle de vie naissante ! Une douce folie comme une musicologie s'éveillait au fond de son âme et l'euphorie l'emportant, il s'était mis à déclamer ces quelques vers: "Ah! le joli soir de mai... Je suis gai, je suis follement gai sans être pourtant ivre..." Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre ?" Madeleine avait enchaîné
ce récit d'un air un peu taquin avec une sorte d'orgueil, l'oeil trop vif
accusant la certitude d'être l'auteur d'une telle gaieté. Se sentant
démasqué, Guillaume par réflexe, Vous connaissez Nelligan ? Nelligan ! Bien sûr. C'est mon poète préféré. Ça vous surprend ? Oui... oui et non, avec
vous autres les femmes, on ne sait jamais sur quelle musique chanter.
Cette boutade lui
chatouillait suffisamment les narines pour déclencher quelques
éternuements d'une vive riposte mais elle se ressaisit et ravala sa rage .
À vrai dire comment échapper à cette analyse. C'est vrai, cette Madeleine
austère au regard vert mat existait bel et bien, même qu'elle se
présentait toujours la première. Mais l'autre, Ce silence sonnait comme une sorte d'alarme: Attention ! Fragilités ! Guillaume même en pleine montée de fièvre perçut cette trop forte tension qui étirait dangereusement le fil harmonique. Il déroula donc son plus élégant sourire, puis réchauffant sa voix mielleuse qui dégoulinait en regrets sur le blanc éclatant de ses dents, il se reprit: Excuse-moi...quel piètre hôte je suis ! Prendrais-tu quelque chose à boire? Un...élixir...peut-être ! Bien sûr! ma préparation...! une vraie potion magique. Elle souriait maintenant devant cette confiance de Guillaume qui disparaissait à l'intérieur. Seule dans le jardin, elle humait ces émanations enivrantes d'un pot-pourri frais et délicat. Elle imaginait mal Guillaume dans ce jardin si émouvant. Elle ne le connaissait que depuis quelque temps et toujours dans le contexte du travail. C'était un éminent comptable, sûr de lui, à l'allure un peu hautaine qui s'accentuait d'ailleurs à son approche. Une sorte d'éloignement et d'attirance se jouait entre eux à la manière d'aimant. Pourquoi avait-elle
choisi Guillaume? Les postulants à ce poste ne manquaient pas. Elle avait
reçu en entrevue une douzaine de candidats: jeunes, expérimentés ; hommes,
femmes; immigrants, québécois. Seulement deux noms avaient retenu son
attention: Guillaume... et Sarah qui avait accroché son regard dès les
premières secondes. Sarah reflétait une aisance de vivre et vous regardait
droit dans les yeux tout en vous souriant timidement. L'entretien avec
Sarah s'était déroulé comme une rencontre amicale. On aurait Guillaume désirait plus
que tout décrocher ce poste. Bien que fonceur et confiant, une certaine
fébrilité l'agaçait Voilà! chère Madeleine, goûte cet élixir de grand maître. Attention, l'effet est presque instantané. Merci. À la bonne vôtre ! Et tant mieux ! J'aime l'audace mais j'ai en horreur l'attente, la léthargie du jeu amoureux. Bien qu'il frétillait de désir, cette crudité chez Madeleine refroidissait quelque peu ses ardeurs. Guillaume manipulait toujours lui-même les fils de la séduction. Cette provocation créait chez lui un malaise qu'il dissimula sous un large sourire mais sa lèvre supérieure retroussait suffisamment pour trahir une certaine gêne, d'où ce ton ironique dans sa réplique. Séduction ! Je suis déjà séduit...reste à savoir si le jeu en vaut la chandelle. Madeleine que ces escarmouches excitaient, répondit du tac au tac. Il faut "faire face" à la musique. Piétiner n'est pas danser! Guillaume surpris et ravi tout à la fois de cette vive riposte, éclata de rire et s'en tira d'un proverbe, "À bon chat, bon rat", tandis que son rire éclatait tout joyeux un peu comme une source chantante, neutralisant l'air trop ionisé. La pression revenait lentement à sa normale et obligeait ainsi Madeleine à abandonner cette position d'autodéfense. Guillaume profita de cette accalmie pour l'enlacer fermement et la contraindre à suivre son pas de tango improvisé. Cette position de meneur lui plaisait et le libérait de ses tensions. Ainsi tous ses sens goûtaient librement et pleinement chaque seconde de ce moment unique. Tout le jardin s'égayait et dégageait cette senteur qui vous chatouille les narines et vous soûle d'une ivresse indescriptible. Le vent s'était retiré. La chevelure d'ange du saule pleureur immobile et droite pendait dans l'harmonie de ce décor presque trop féérique. Cette bouffée de vie printanière parait le saule noir de sa jupette vert tendre. Fier de son allure, il clignait de l'oeil vers le chêne qui malgré sa force virile, se liquéfiait tout timide dans sa peau bouffie de pustules. L'érable à quelques pas de là bourgeonnait à peine et le mélèze affublé de froufrou assignait un air de fête à cette soirée. Comme toujours le sapin, trop pudique pour dévoiler sa nudité, allongeait sa robe de quelques centimètres encore. Par-ci par-là, quelques pissenlits se recueillaient pour la nuit malgré les murmures du gazon aux poils irrités par cette visite impromptue. Guillaume et Madeleine
s'étaient arrêtés sur le banc au fond du jardin et contemplaient cet éveil
de la nature en écoutant un doux concert savamment dirigé par une paruline
jaune. La tête renversée sur les genoux de Guillaume, elle se laissait
emporter par la rêverie. Des images de sa première rencontre avec
Guillaume s'animaient dans sa tête. Il entrait guindé dans son bel habit
de coupe recherchée cravate au cou mais portée avec désinvolture ce qui
lui donnait cet air mi-sérieux et fort séduisant. Il lui tendait la main
en la complimentant sur sa chevelure flamboyante. Légèrement échevelé dans
ses boucles cuivrées, il la regardait intensément, fasciné par ses deux
légères fossettes. Grand et fier de son imposante carrure, le cou tendu
comme un héron menacé, il la zyeutait de sa paupière supérieure
effrontément rabaissée mais l'oeil étonnamment pétillant qui illuminait
tout son visage. Pince-sans-rire, sûr de lui et de son effet, les mots
sortaient du fond de sa gorge, un peu ébrêchés. Sa mâchoire, chef-d'oeuvre
de sculpture rattachait les muscles de ses joues si fortement qu'elles se
creusaient quelque peu. Elle se souleva doucement et vint effleurer cette lèvre entr'ouverte et humide. Guillaume frisonna légèrement mais tout son intérieur chavirait. Il emprisonna tendrement cette bouche qui n'offrit aucune résistance même quand sa langue défia la garde du palais. Ensorcellée, les entrailles nouées par l'extase, emmêlée dans ses vertiges, elle le glissa discrètement sur le banc. Corps à corps avec ce bel aventurier, elle aimait cette audace, cette force et cette douceur qui se dégageaient de leur étreinte. La passion, dans toute sa folie et toute son exhaltation les soudait l'un à l'autre. Tous leurs sens enflammés se consumaient sous le regard attendri d'une pointe de lune camouflée sous un pâle nuage. Insatiable, brûlant de désir, il s'aimèrent fougueusement toute la nuit. La barre du jour les surpris, liés ensemble dans une position de symbiose, complètement vidés, épuisés mais inséparables comme si le souffle de l'un battait le rythme de l'autre. Ivre d'amour, encore sous
les vapes de la passion, Guillaume émergeait peu à peu de sa torpeur.
Quelque chose au fond du lui avait basculé. Etendu là dans ce lit, enlacé
à Madeleine, il retenait son souffle pour ne pas briser le rêve. De
nouvelles sensations naissaient dans son âme. Il se sentait bien, presque
heureux et en même temps si frêle et si fragile. Il croquait ce fruit
exquis de l'amour, cette passion qui vous enivre et vous transcende
au-delà Madeleine se réveillait
lentement, surprise de se retrouver bien lovée dans la chaleur
réconfortante de Guillaume. Ils se regardèrent intensément, sans un mot.
Tous deux savaient maintenant que l'amour avait tissé sa toile et rendrait
leurs rapports d'autant plus ardus. Entre eux se livrait un combat de
forces entre la tête et le coeur. Le plus astucieux brisait l'équilibre
mais la partie n'était jamais gagnée. Guillaume ressentait toujours comme
une menace l'aplomb de Madeleine, mais retombait vite sur ses pieds et
contre-attaquait. Cette ténacité et cette endurance fascinaient Madeleine
et la troublaient en son for intérieur. Peu d'hommes avaient poussé la
hardiesse d'affronter sa force de caractère. Elle n'avait connu que de
piètres amants, s'effrondrant à la première résistance. Guillaume était le
premier à découvrir sous ce visage rude, une enfant fragile et combien
attachante ! Cette duplicité chez Madeleine le séduisait et le gardait en
équilibre fragile entre ces deux mondes, un équilibre précaire qui le
forçait à doser son attaque pour percer le mur sans blesser l'enfant
derrière. Cette guerre de forces l'excitait et éveillait en lui tant de
voluptés et de délices qu'il devenait lui-même sensible et transparent. Ce
jeu de pouvoir entre eux leur assurait un avenir tumultueux, piquant à
souhait, hors de toute routine. Rien ne serait jamais acquis dans cet
amour. © Gertrude Millaire 1996 |
texte publié sur
CLEEX
site fermé en 2002
Edition en Marge
1996
janvier
2002
Gert