Jamais plus les chevaux

roman

Claudette Boucher


I

- Mais il n'est même pas beau... regarde son poil... Elle le touchait du bout des doigts ...il le perd par grappes.

Pour Edgar, l'homme à tout faire, cette remarque de Caroline n'allait pas sans l'indisposer. Bien sûr, il savait que le cheval n'était pas ce qu'on pouvait appeler un jeune poulain : c'était même un vieux, un très vieux cheval. Monsieur Gingras, le père de Caroline, avait cru qu'il pourrait encore aider à quelques menues tâches, au besoin promener ses deux filles et son fils.

«Faut-y être bête en diable pour croire ça, pensait Edgar. Bête ou alors ne rien connaître aux chevaux, ce qui revient au même. Quand on connaît rien, on laisse à d'autres le soin d'acheter.» Qu'allait-il faire de cette pauvre bête? «C'est vrai qu'il n'en mène pas large, pensa-t-il encore, ses yeux tiennent à peine ouverts.»

On avait dû le trimbaler à droite et à gauche tout le temps qu'avait mis Benoît à compléter ses achats pour la ferme. Ils étaient revenus très tard et l'on avait installé l'animal tant bien que mal. Ce matin encore, l'endroit qu'il occupait n'était que temporaire. «Il est épuisé, se dit Edgar, pauvre lui, rien de surprenant.»

- Pourquoi papa l'a-t-il acheté? demanda Caroline et ses yeux verts étaient étincelants.

- Pour... pour nous aider. En tous cas c'est ce qu'il a cru. J'ai ben peur qu'il va se contenter de vous promener, dit Edgar, connaisseur.

- Nous promener? Tu dis ça pour rire? Tu me vois là-dessus? répliqua Caroline que cet animal n'amusait pas du tout.

«J't'y installerais moi-même», pensait Edgar, méchant.

- Qu'est-ce que tu voulais, un cheval de course? demanda-t-il, rancunier. Il toisait l'adolescente : sa longue silhouette et son air dégagé lui en imposaient quoi qu'il s'en défende ardemment.

Mais qu'est-ce qu'elle croyait avoir? Pour qui prenait-elle son père? C'est vrai que cette bête était finie : n'importe quel imbécile pouvait le voir. «À quoi il pense? continuait Edgar, qu'avant les tracteurs, avant la mécanique, tout était paralysé... Pour lui un cheval ou un piton, c'est pareil. Une antiquité pour lui ça veut rien dire. C'est comme si c'était un animal préhi... comment on dit ça? En tous cas...» Il allait partir, mais Caroline le retint :

- Pas un cheval de course, un cheval de cirque. C'est ce qu'il m'avait promis, dit-elle en fustigeant Edgar.

- C'en est un, répondit Edgar qui se contrôlait pour ne pas exploser.

- Ça? répliqua-t-elle incrédule. Elle y regarda de plus près : ça, un cheval de cirque?

Elle dévisageait Edgar. Pourquoi n'avait-il pas dissuadé son père d'acheter ce cheval? Pourquoi? Par jalousie, peut-être? Parce qu'il avait peur qu'elle devienne meilleure que lui. En tous cas, meilleure que ce qu'il raconte.

Elle eut des doutes sur ses qualités de cavalier, sur sa sveltesse passée, son agilité. Éric - son frère - se moquait toujours d'elle lorsqu'elle soutenait qu'Edgar était, dans le passé, un fameux cavalier. Il souriait en coin, comme disait sa mère. Il la toisait, moqueur, puis partait. Sans un mot. Mais cette attitude frustrait Caroline plus que des paroles. Elle ne savait pas pourquoi. Papa disait alors : «Sers ton air méprisant». Méprisant, Éric? «Indifférent, concluait Caroline». Sa perspicacité l'étonna elle-même.

- Non, jamais il n'a dû connaître le cirque.

- Disons que ça fait longtemps, répondit Edgar pour couper court.

Il quitta l'écurie et se dirigea vers la maison. Il frappa puis attendit une réponse. Lorsqu'il entendit la voix d'Alice, il entra et referma la porte prestement derrière lui. C'était avril mais l'air avait gardé sa saveur hivernale. C'était de bon matin, il est vrai, mais bientôt, le printemps s'installerait et Edgar avait hâte : hâte que se termine cette longue saison d'attente; hâte d'avoir chaud à en suffoquer; hâte de se coucher éreinté. Il n'en pouvait plus de ces longues soirées d'hiver où l'ennui vous ronge.

Benoît Gingras soutenait qu'un été rude et fatigant se devait d'être suivi par cette saison de repos, de demi-sommeil. Ils n'étaient pas de la même race, pas du même temps... «Ça m'énerve, moi, rien faire, se disait Edgar, je guette l'été comme les oiseaux, comme si j'avais cessé de respirer. Au fond je me repose en me fatiguant. Ça aussi c'est de mon temps.»

- Vous avez vu la nouvelle acquisition? demandait Alice Gingras. Comment l'avez-vous trouvée?

Il faillit répondre là où on l'a laissée, mais s'aperçut à temps que cette réponse cinglante ne convenait pas au personnage. Alice était mince. Son visage ressemblait en tous points à celui de Caroline et pourtant Edgar lui reconnaissait une beauté qu'il refusait à sa fille. Son regard n'avait pas ce mépris constamment affiché dans les yeux de Caroline et son sourire n'avait rien de moqueur : que de la bienveillance, au contraire. Un calme apparent dominait tous ses gestes et Edgar admirait le tact dont elle faisait preuve à tout instant. Sa chevelure fauve, souple, semblait attirer toute la lumière de ce matin d'avril.

Mais parce que le printemps tardait, parce que Benoît n'avait pas pris en considération son opinion, Edgar était loin de s'attendrir, il était de mauvaise humeur, contre tous. Contre Caroline l'insupportable, contre Éric qui ne tarderait pas à prendre sa place sur la ferme pour y seconder son père; contre le temps qui démode les hommes et avilit les vieux chevaux.

- Moi, vous savez, j'ai dit mon opinion, répliqua-t-il en regardant autour de lui.

«Qu'il n'a pas écoutée, pensait Alice. Rien qu'à lui voir l'air. Pauvre Edgar, il devrait pourtant le savoir : avec Benoît il n'aura jamais raison. On a raison avec lui, avec ses idées.»

- Vous avez faim? demanda-t-elle.

- Non merci, j'ai déjeuné.

Il attendit Benoît qui ne tarda pas.

- Bonjour, Edgar. Comment va le cheval? lança-t-il de bonne humeur.

À cet instant, Éric fit son entrée dans la pièce. Éric avait seize ans. S'il continuait de grandir ainsi, il serait plus grand que son père. Ce dernier en retirait une fierté qu'Edgar jugeait excessive. Il s'était toujours moqué de cette façon ridicule qu'ont les hommes de juger les êtres à leur carrure. Éric parlait peu, mais souriait beaucoup. Il ne riait jamais, il se contentait d'un regard à la fois moqueur et lointain.

«J'me demande pourquoi on peut pas se sentir, se dit Edgar. Probablement parce qu'il pense que je lui vole sa place, que c'est lui qui devrait travailler avec son père. Et moi, parce que je sais que tôt ou tard, il prendra ma place, s'installera. Au fond, parce qu'il est jeune et que je suis vieux.»

- Belle journée, hein? enchaînait Benoît : l'été approche... l'été approche. On va ben vite s'atteler à la grosse ouvrage.

Il soupirait, satisfait. L'hiver lui plaisait, il pouvait regarder autour de lui. Admirer Éric qui grandissait à sa satisfaction. Parler avec Alice et ses filles. Il avait l'impression de pouvoir les écouter vivre. «Pauvre Edgar, pensait Benoît, il s'use doublement. Il est trop impatient, il a trop peur : peur que l'ouvrage manque, que l'été vienne pas, que les enfants grandissent trop vite.»

- Mais assoyez-vous, voyons! Prenez une tasse de café. On n'est pas pressé, il est juste huit heures. Dans peu de jours on pourra plus se permettre ça, dit Benoît, détendu.

Bousculé par la porte, Edgar n'eut pas le temps de répondre. Caroline entrait en coup de vent.

- Papa, papa tu as vu le nouveau cheval? demanda-t-elle essoufflée.

- En même temps qu'Edgar, hier au soir, répondit-il calmement.

«Pas du même oeil», se dit Edgar.

- Oui, ça je le sais. Mais tu as vu comment il est? Elle attendit une réponse qui ne vint pas : Il est tout... tout vieux et fatigué, dit-elle peinée pour elle-même.

Ses rêves s'étaient évanouis dès l'instant où elle avait vu l'animal. Comment oserait-elle faire de l'équitation - mot prestigieux - sur ce cheval? Comment pourrait-elle se mesurer au superbe étalon que possédait Anne Longchamps?

«Même elle, s'en est aperçu, pensait Edgar dédaigneux. Tout le monde sauf moi, c'est ce qu'il se dit. Tout le monde est fou, sauf moi. Mais qu'est-ce que j'ai ce matin à le juger? Il n'est pas si arrogant, ça doit être moi qui devient trop critiqueux.»

- Mais c'est pour cela que je l'ai acheté. C'est pas un cheval de promenade que tu voulais? Eh! bien, Joli Coeur est idéal pour cela... conclut le père.

- Joli Coeur, c'est son nom? C'est ridicule, fit Caroline boudeuse.

- Pourquoi ridicule? questionna Edgar lassé d'elle.

Elle se dirigeait vers la table, réfléchit, puis hargneuse :

- Parce qu'il est vieux et laid. Qu'on ne s'appelle pas Joli Coeur quand on a l'allure qu'il a...

Elle se tut. Personne ne parlait. Benoît se servit un café, Alice soupira. Éric, pour sa part, s'était depuis longtemps désintéressé de la conversation. Il regardait dehors, s'étirait comme un jeune animal.

- Et toi, quelle allure que tu as? Tu imagines la face que t'auras quand ton nom, lui aussi, sera ancien? demanda Edgar.

Edgar ne savait plus ce qu'il disait. Il empoigna la porte, la claqua derrière lui, sans un mot.

- Qu'est-ce qui lui prend? Qu'est-ce que ça veut dire cette phrase-là? s'enquit Alice.

- Je pense qu'Edgar est fatigué... de l'hiver, je veux dire, répondit Benoît.

- Tu trouves pas que depuis un bout de temps il est toujours fatigué... on peut plus rien lui demander, lui dire rien...

- Ça va lui passer...

Benoît connaissait Edgar depuis douze ans. Douze années de travail côte à côte, silencieux, acharné. «Edgar, au fond, c'est pas un mauvais gars, pensait Benoît, mais j'ai l'impression qu'il nous échappe depuis un bout de temps. Le travail qu'on fait ensemble, j'ai toujours pensé qu'il pouvait se passer de mots. Avant, il souriait devant mes décisions qu'il ne partageait pas. C'est plus pareil.»

- Moi, ça ne passera pas, dit Caroline en se levant, je le veux pas, je l'aime pas.

Elle quitta la cuisine, outragée par l'attitude familiale : personne ne s'apercevait donc que cette bête n'était plus bonne qu'à se reposer? Caroline ne connaissait pas encore l'abattoir, elle croyait que les vieux chevaux se reposaient, dans des endroits réservés à cet effet. La ferme, leur ferme, ne pouvait pas le recueillir, qu'on l'envoie ailleurs sans plus.

Elle retourna à l'écurie, fit une inspection générale des lieux. Lorsqu'elle passa devant la stalle de Joli Coeur, elle le regarda sans pitié. Depuis qu'il était là, elle ne pouvait plus espérer. Avant qu'il arrive, elle avait fait mille projets au sujet du cheval promis par Benoît. Elle avait même mentionné à Anne que son père ne lui achèterait qu'une bête racée, qu'elle monterait à l'été. Pour l'instant, ses rêves s'éteignaient comme un feu d'artifice le soir du vingt-quatre juin. L'attente ne lui avait pas semblé inutile, maintenant un relent d'amertume l'habitait.

Elle sursauta : elle avait entendu du bruit derrière elle : c'était Françoise, sa soeur aînée.

- C'est lui le nouveau cheval? C'est lui Joli Coeur?

Caroline se tut. Ce n'était pourtant pas difficile à constater : il n'y avait qu'un seul cheval à la ferme. Françoise avait toujours de ces questions qui ne veulent rien dire. Elle parlait comme pour éloigner le silence; elle craignait toujours qu'on interprète son mutisme comme de l'indifférence. «Et pourtant elle n'est pas idiote, pensait Caroline, souvent elle répond juste et vite... je suis plus avancée qu'elle à l'école. On dirait que ça lui est égal tout ça : l'école, les notes.»

- Je ne le veux pas, dit Caroline heureuse de répéter son entêtement : tu me vois là-dessus, au côté de Anne? Qu'il s'en aille ailleurs.

- Où? questionna Françoise.

Lorsqu'elle parlait son regard bleu intense fixait son interlocuteur, comme si elle voulait aller plus loin que les mots. Elle détestait ses yeux, son visage qu'elle jugeait inexpressifs. Si au moins elle avait eu la sveltesse de Caroline. Mais elle était affligée d'une ligne qui n'en n'était pas une. Caroline pouvait se permettre tous les caprices alimentaires : elle était mince. Françoise désespérait d'être jolie. Dans sa famille c'était Éric qui avait la beauté; Caroline pouvait s'en passer, de toute façon, tout le monde la regardait. «Timide et inutile, songeait Françoise. Je me demande pourquoi je n'ai rien : ni l'intelligence et le visage de maman, ni l'allure de papa. Rien.»

- Tu t'imagines qu'il y a des maisons pour les vieux chevaux? continuait Françoise. Puis, après un silence : Papa l'a peut-être pris pour cela, pour qu'il puisse se reposer...

- Pas chez nous, dit Caroline butée. N'importe où, mais pas ici... Je pense pas que papa l'ait acheté pour cela, tu penses tout le monde comme toi...

- S'il était seul...

- Les chevaux ne sont jamais seuls, voyons! Les chevaux ne pensent pas, pas comme tu le dis, ajouta Caroline.

- Et tu dis que tu aimes les chevaux? reprit Françoise.

- Edgar dit que c'est un cheval de cirque, fit Caroline méprisante.

- ... c'était, rectifia Éric qui venait se joindre à la conversation. Mais en y repensant, j'crois qu'il a jamais été un cheval de cirque.

- Et puis après? Qu'est-ce que ça lui enlève? dit Françoise, en colère. Qu'est-ce que ça lui donnerait de plus? Ce doit être triste et sale, un cirque.

- C'est beau, dit Caroline, catégorique.

- Ou alors, s'il a déjà été dans un cirque, il faisait sûrement les corvées, continuait Éric comme s'il n'avait pas entendu les propos des deux autres.

Edgar entrait à cet instant. Il les regarda, tous trois, devant ce pauvre animal, l'évaluant comme une bête curieuse, comme un objet que l'on détaille, et, pour la première fois, le prit en pitié. Cette façon humble qu'il avait de baisser la tête, cette habitude de bête humiliée le frappa tout à coup. Il eut l'intuition que le destin de ce cheval avait été cruel et pénible le chemin parcouru pour aboutir à la ferme.

«Pourtant j'en ai vu des chevaux. Mais celui-là. Des comme lui, jamais. Jamais autant abattu, jamais autant fatigué.»

- S'il n'a jamais été une bête de cirque, j'ai l'impression qu'il en devient une, avec vous autres. C'est pas une bête curieuse, c'est un cheval. Vous en avez déjà vu, non?

Pour la deuxième fois en douze ans, et dans la même journée, Edgar se permettait de rabrouer les enfants de Benoît et d'Alice. «Et pour un vieux cheval, qui ne demande qu'un peu de paix pour tenir encore un peu», pensait Edgar. D'habitude, il affichait un silence obstiné. Jamais une parole provocante, jamais un mot plus haut que l'autre. Un ton bourru qui retenait tout geste d'amitié, un ton où seul l'essentiel avait sa place. Edgar était d'ailleurs persuadé qu'ils n'en demandaient pas plus.

C'était avec Éric qu'il se montrait le plus glacial mais, au fond, que devait lui importer que l'homme à tout faire lui manifestât une indifférence qui tournait au vinaigre : l'enfance était encore si près. Souvent, il se surprenait à analyser Éric : «Il est pas méchant, il a juste hâte que les autres lui laissent la place. Comme Benoît Gingras a dû l'être à son âge, comme moi je l'ai été. La place qu'il veut, la mienne, lui revient. C'est sa ferme. Tôt ou tard il en sera le patron. J'espère que ce sera tard.»

Cette idée qu'Éric, un jour, serait le patron le fit sourire. «Pas un mauvais p'tit gars, c'est juste qu'il aimerait que je m'efface, c'est tout.»

Les enfants avaient quitté l'écurie. Sans un mot. Edgar commençait à croire que, décidément, ces enfants manquaient de poigne. Benoît cherchait trop à leur plaire, toujours à quémander leur approbation. Une colère violente pouvait suivre ce laisser-aller. Durant ces moments, il leur livrait en vrac sa patience à bout, son travail acharné pour leur permettre de vivre ainsi, sa fatigue, leur nonchalance. Mais ces colères étaient courtes, les enfants les connaissaient. Ils savaient qu'il reviendrait tout penaud, repentant et qu'ils obtiendraient la lune pourvu qu'ils laissent passer l'orage.

- Il est temps que quelqu'un s'occupe de toi, dit Edgar tout haut.

Il soigna le cheval, l'étrilla, et se dit que, aussitôt le printemps installé en permanence, il le mènerait dehors.

- Ce qu'il te faut, c'est du repos. Quelques jours, quelques semaines. Tout rentrera dans l'ordre, après. C'est ben sûr que tu ne seras plus jamais jeune, et puis après, hein?

Il y avait une éternité qu'il n'avait pas pris soin d'un cheval... depuis qu'il était chez les Gingras. Ici, tout était mécanisé, le domaine d'Éric... En y pensant bien, réfléchissait Edgar, il y avait plus longtemps que cela. Ce vieux cheval brisé lui remettait en mémoire des gestes de bien avant qu'il n'ait appris la peur. Ils ressuscitaient un passé qu'il avait cru oublié. Ses vingt ans, sa paroisse, la fierté de posséder le plus beau cheval - «et il court plus vite que le tien» - Il soignait l'animal, et cet exercice servait de prétexte pour garder le fil du souvenir. Jamais il n'avait été si précis, jamais il n'avait connu avec autant d'acuité cette joie douce-amère des choses fragiles. Il lui semblait que ce geste agissait comme un talisman : s'il cessait, une pareille gratuité ne lui serait plus jamais accordée. Il parlait à la bête, il lui parlait de lui, des autres, du temps, des hommes. C'était une vieille manie venue du fond du souvenir, un vieux réflexe retrouvé : parler aux chevaux, les étourdir du langage humain, créer l'amitié.

Il entendit distinctement la voix de Benoît; remisa lentement ses accessoires, toucha de la main les flancs fatigués du cheval :

- Mange, je repasserai tantôt.

Edgar en se retournant se heurta à Françoise. «Toujours dans les jambes, celle-là, pensait-il. Embarrassante comme pas deux.»

- Vous... vous l'aimez? demanda-t-elle intimidée.

- Faut bien, qui le ferait si je ne le faisais pas? Faut qui mange... même s'il est vieux, répondit Edgar brusquement.

- Vous êtes fâché pour tantôt?

Edgar la regardait : la seule des trois enfants à le vouvoyer. Cette marque de respect ne le laissait pas indifférent. «Ça aussi c'est de mon temps, pensait-il, dire vous à tout le monde. Ne jamais insulter personne, exprès. Pas faire de bruit, passer inaperçu. Pourquoi se démode-t-on si vite? Pourquoi les usages, les signes de politesse, la discrétion et tout le reste nous cataloguent-ils plus vite que les années? Ah! vous êtes du temps où on disait vous? Oui, du temps où on faisait attention à tout, sauf à soi...»

Françoise ne recevant pas de réponse réitéra sa question :

- Vous êtes encore fâché?

Edgar la regarda comme quelqu'un qui revient de loin. «C'est vrai, pensait Françoise, il a les yeux méchants. Maman dit toujours : Edgar est venu et il avait ses yeux méchants.»

- Non, non pas fâché. Insulté pour lui. Pauvre bête que vous soupesiez pour savoir jusqu'à quel point il pourrait encore tenir...

- Vous... vous aussi vous pensez qu'il a des idées. Que la solitude ou encore l'indifférence, la curiosité ça lui fait mal?

Françoise cherchait chez Edgar une confirmation à ses doutes : depuis longtemps elle soupçonnait qu'elle n'était pas la seule à souffrir du mépris des autres. Quand elle avait vu le vieux cheval, elle avait eu l'impression qu'il lui ressemblait. Les gens agissaient avec lui comme avec elle : ses compagnes qui se moquaient de son bégaiement, de ses manières gauches. Elles la croyaient imperméable à leur moquerie, comme si elle appartenait à une espèce autre que la leur; celle que les sarcasmes n'atteignent pas, que le mépris et l'indifférence ne sauraient toucher. Alors, elle était comme lui, elle se soumettait, laissait croire qu'elle n'entendait pas. Et pourtant chaque mot, chaque méchanceté la marquaient plus sûrement que toute brutalité physique, la fixaient irrémédiablement dans ce rôle de seconde qui était le sien. «Si maman savait, pensait Françoise. Elle qui me couve, qui me dorlote. Elle est loin d'imaginer tout ce que je tais. Elle me croit forte parce que je tolère les méchancetés d'Éric et de Caroline, sans broncher. Si elle savait combien je voudrais les faire taire, leur dire que je ne suis pas sourde, ni aveugle et que je souffre de leur jeu.»

Lorsqu'Edgar lui répondit, elle fut heureuse qu'il brise le silence :

- J'pense que oui : que les chevaux même s'ils sont vieux et... laids comme dit Caroline, ils restent sensibles comme nous autres à la curiosité mal placée, la curiosité de commères...

- C'est pour cela que vous l'avez soigné? Parce que personne y avait pensé?

- C'est un peu cela et autre chose, dit Edgar en se souvenant de la joie qu'il avait eue à brosser le cheval; joie qui ne tenait pas seulement qu'à l'exercice. Il passa à côté de Françoise sans un mot de plus. C'était déjà beaucoup, jamais auparavant il n'avait échangé, avec un des enfants, une conversation concernant autre chose que l'essentiel. Il se retourna et ajouta :

- J'vais revenir plus tard... prends-en soin en attendant...

Pourquoi avait-il ajouté cette phrase? Par compassion pour Françoise qui se tenait serrée contre le cheval, démunie, seule, elle aussi, n'attendant rien? Ou par besoin de se créer une alliée, une complice avec laquelle il partagerait au moins un être? Ou alors peut-être n'était-ce qu'un réflexe pour la remercier de le comprendre, lui, le vieux cheval esseulé.

Il allait fermer la porte, lorsque Françoise lui cria, la voix mal assurée :

- Vous pensez pas qu'on devrait l'appeler par son nom?

Edgar comprit que Françoise voulait le remercier de son geste, elle plaçait entre eux un prétexte pour d'autres échanges. «Sa voix qui voulait en dire plus, pensait-il, qui semblait dire au moins on pourra parler de lui. Elle aussi, elle sentirait combien c'est désert la vie? Pas déjà... pas à quinze ans.»

Le soleil le saisit dès ses premiers pas à l'extérieur. Il faisait chaud et pourtant ce matin encore, l'air était à l'hiver, rien ne pouvait permettre un tel espoir. Il faisait bon tout à coup se retrouver dehors. La neige apparaissant seulement à certains endroits, par taches. La cour non pavée était parée de mares d'eau. Edgar en faisait le tour. Pour la première fois, il ne pestait pas contre Benoît Gingras qui en regardait toujours le pavage. Ce dégel était un signal : l'été s'annonçait, timidement, patiemment.

- Vous en avez mis du temps, ça fait une demi-heure que je vous appelle, dit Benoît impatient : c'est lui qui vous retenait?

Il désignait l'écurie d'un mouvement du menton. Edgar se tut. Il savait qu'à certains moments, Benoît pouvait se montrer mauvais. Edgar alla directement à la boutique. C'est ainsi qu'ils appelaient l'endroit où l'on effectuait la réparation de la machinerie agricole. La pièce lui parut sombre et sale. Le soleil d'avril avait pris possession de lui et tout lui paraissait terne et sans joie à l'intérieur. Après quelques secondes il distingua dans cette pénombre la silhouette d'Éric qui s'acharnait à réparer une pièce rebelle.

Edgar savait que cette fois encore pas un mot ne serait échangé entre eux. Il en était toujours ainsi. Cette rancune tenace qu'il manifestait face à la jeunesse, empêchait toute espèce de communication.

Ils travaillaient tout près et pourtant jamais deux êtres ne furent si loin l'un de l'autre.

«Cinquante ans nous séparent, pensait Edgar. Non, pas cinquante ans, c'est tout un monde... Du temps qu'on pourra jamais évaluer en années.»

Éric le dépassait d'une tête, et cette nécessité de ployer la tête vers l'arrière pour lui parler, indisposait le vieil homme. Edgar était petit mais costaud. Ses épaules pouvaient sans effort transporter de lourdes charges. Douze à quinze heures de travail ne venaient pas à bout de ce petit homme énergique et nerveux. Même aujourd'hui, alors que la jeunesse et l'âge mûr n'étaient plus que du passé, pas un homme ne pouvait se vanter de le surpasser. Edgar en était fier et sa fierté tenait de l'orgueil. En cela aussi il avait l'impression d'être d'une autre époque. Il ne pouvait avoir d'estime que pour les gens qui triment dur et fort.

Il travaillait de façon rapide et précise et toute hésitation de la part d'Éric l'agaçait. Il ne voulait pas tenir compte de l'inexpérience de son compagnon, il ne voulait pas non plus se rappeler ses propres erreurs lorsqu'il avait l'âge de l'adolescent. Pour éviter de le rabrouer continuellement le vieil homme avait donc pris l'habitude d'ignorer sa présence. Il oeuvrait sans le regarder, il agissait comme s'il était seul. Si parfois il ne pouvait éviter de lui adresser la parole, il le faisait de façon brusque, en esquivant le regard clair et moqueur d'Éric, et coupait court à toute conversation. Edgar était persuadé que l'intérêt du garçon pour la ferme n'était qu'un divertissement. Que l'adolescent besogne des heures sur une pièce, que sa patience et sa volonté d'apprendre soient sans limites, il ne voulait pas le reconnaître. Il aurait voulu travailler seul, sans gêneur.

Il en avait glissé quelques mots à Benoît; à mots couverts, bien entendu, de façon subtile, car Edgar avait honte d'éprouver pareille antipathie pour le fils d'un homme qu'il estimait. Benoît n'avait rien dit. Avait-il seulement compris jusqu'à quel point Edgar se serait réjoui de faire le travail seul, comme autrefois... Chose certaine, rien n'avait changé. Régulièrement, chaque samedi matin, Éric venait retrouver son compagnon morose et silencieux.

Sa ténacité n'avait d'égale que son désir de parvenir à prouver ses talents de mécanicien... Devenir indispensable à la ferme, l'adjoint de Benoît... Secrètement, Éric mûrissait de grands projets, et il savait inconsciemment que le temps favorise ceux qui savent attendre.


SUITE (chapitre 2)