II

Les dimanches à la ferme étaient l'occasion pour chacun d'effectuer tous les petits travaux que l'on n'avait pas eu le temps de mener à bien durant la semaine.

En avril, Benoît et Edgar ne chômaient pas. Il s'agissait de tout préparer avec minutie en vue de la saison estivale prochaine. Les deux hommes vivaient donc une saison à l'avance. La nature était évaluée en termes de précocité, de rentabilité. Si la terre renaissait, si les arbres reprenaient vie, cela signifiait que la récolte serait bonne et que la ferme serait prospère.

Il ne s'agissait pas de calculs mesquins, mais de sens pratique. Des générations de fermiers les avaient habitués à penser ainsi. Aucun élément n'était laissé au hasard : les instruments remis en état assuraient le bon rendement, la terre retournée puis ensemencée attestait que l'homme misait sur la nature, bien sûr, mais aussi sur la force des hommes laborieux.

Benoît était fier de sa ferme, aucune sentimentalité n'entrait dans cette fierté, il savait trop les heures de travail que cela demandait; il connaissait trop la terre et ses exigences pour mésestimer l'effort qu'elle demandait continuellement.

Sous le soleil d'avril, au coeur du printemps qui faisait grâce d'une journée chaude, Benoît souriait. Les mains sur les hanches, la taille haute et imposante, il appréciait sa chance et son bonheur de compter parmi les fermiers les plus importants de la région.

Edgar, à ses côtés, fixait un point éloigné. Pour lui la ferme de Benoît c'était un peu son bien, sa propriété. Elle était sienne par son labeur, son travail acharné, sa volonté d'en tirer le meilleur.

Edgar n'était pas loin du bien-être.

* * *

À l'écurie, Alice et sa fille Françoise étaient venues visiter Joli Coeur. Il pressait à Françoise de faire connaître à sa mère son nouveau compagnon. Elle pressentait qu'une grande tendresse les unirait. Elle n'était pas loin d'imaginer toute sa vie auprès de cet animal à qui elle rendrait le goût de vivre.

«À la tendresse tout est possible», pensa Alice, en apercevant l'air miséreux du pauvre cheval. Et comme Edgar, Éric et Caroline, la veille, elle se demanda pourquoi Benoît avait fait l'achat d'un animal si épuisé.

Seule Françoise aimait sans poser de question. Elle venait de découvrir l'amitié. Elle tendit la main vers Joli Coeur. L'animal tourna lentement la tête comme si ce mouvement lui demandait un effort surhumain.

- Regarde, Maman, il me reconnaît déjà.

Le regard de Joli Coeur était sans joie et sans expression. Alice eut l'impression que sa tristesse tenait plus d'une détresse intérieure que de douleurs physiques. Mais déjà elle se moquait d'elle-même : les chevaux, logiquement, peuvent-ils ressentir la détresse, la solitude? Sornettes, aurait répliqué Benoît.

- Tu ne parles pas, Maman, comment le trouves-tu? Il te déçoit?

Françoise mendiait une approbation. S'il y avait une parole décevante, tous ses projets de revigorer Joli Coeur s'effondraient. Alice n'aurait su la désappointer :

- Oui, il semble manifester de l'intérêt...

Françoise sourit. Elle caressait d'une main hésitante l'encolure de Joli Coeur. Ce grand animal lui faisait un peu peur. Elle avait tant à apprendre avant de pouvoir l'approcher sans crainte.

- Tu verras, je le soignerai, j'en prendrai soin... Dans quelque temps il ne sera plus le même. C'est moi qui vais lui montrer la ferme... Je pourrai aussi me promener avec lui...

Françoise parlait sans quitter Joli Coeur du regard. Que voyait-elle véritablement dans ce vieux cheval? Alice se le demandait. Pour Françoise il était plus qu'une vieille bête fatiguée, son regard lumineux le prouvait. Ses yeux clairs s'animaient, elle ne bégayait même plus.

- Tu oublies un détail, ma grande, coupa doucement Alice.

Françoise se tut et regarda sa mère. Elle n'avait pas cessé de sourire. Elle interrogeait sans un mot, la tête légèrement penchée comme un jeune animal qui écoute pour mieux comprendre.

- Ton père l'a acheté pour vous trois. Tu parles juste pour toi et lui, dit Alice en désignant le cheval du regard.

Françoise baissa la tête, contourna Joli Coeur et se dirigea vers le fond de l'écurie. Elle savait qu'Alice avait raison : elle oubliait les autres et s'appropriait Joli Coeur. Mais les autres n'était-ce pas toujours ce qu'ils faisaient? Ne la tenaient-ils pas toujours à l'écart? C'était justice... Françoise eut honte de ses pensées. Mais depuis quelque temps elle découvrait les autres et leurs mesquineries. Et chaque fois, ces découvertes lui amenaient une pensée méchante. Françoise eut peur de ses réflexes.

Elle prit une brosse laissée là par Edgar et retourna vers Alice.

- C'est vrai, dit-elle, je fais comme si papa l'avait acheté pour moi... mais les autres...

Alice ne la laissa pas finir, sachant trop que Françoise aurait pu détourner le problème afin d'en oublier les conséquences.

- ... les autres vont apprendre à l'aimer... comme toi...

Françoise ajouta en hâte :

- Jamais comme moi.

Déjà elle avait pris possession de Joli Coeur. Qui le lui disputerait, d'ailleurs, pensait Alice.

- C'est vrai, pas comme toi. On n'aime jamais comme un autre, c'est unique ça...

Alice caressait les mèches rebelles de Françoise. Ses doigts s'attardèrent sur la tête ronde de l'adolescente : ses cheveux étaient doux et fins. Alice se souvint du bébé qu'avait été Françoise : sensible, secrète et fragile. L'adolescente n'avait pas changé; elle était, d'ailleurs, la seule à demeurer fidèle à l'enfant qu'elle avait été...

- Viens, nous allons respirer le printemps.

Françoise quitta Joli Coeur à contrecoeur. Elle avait tant à faire, tant à apprendre; elle soupira : qui allai lui enseigner l'entretien du cheval? Comment savoir s'il ne manquait de rien? Elle pensa à Edgar et eut le coeur plus léger : lui, saurait. Désormais, dans son esprit, Joli Coeur lui appartenait : qu'elle doive le partager, elle voulait bien, mais il était sien par la tendresse.

Elle sortit. Alice passa son bras autour des épaules de Françoise. Le printemps ne s'annonçait plus, il était là : on le respirait; sa présence était tangible; la brise était douce.

- Ça sent le printemps, Maman.

- Écoute la voix de papa et d'Éric, on ne les entend plus de la même façon... C'est clair, ça résonne; l'hiver c'est sourd, ouaté...

Françoise acquiesçait. Elle avait soudain hâte à l'été.

- C'est quand le vrai printemps? demanda-t-elle.

-Celui de Joli Coeur, tu veux dire? Celui où il pourra brouter dans les champs?

Alice et Françoise, dans un même regard, se comprirent. Leur entente se passait de longues phrases, elles se devinaient à mots couverts. Alice regardait autour d'elle, souriait, heureuse, en harmonie avec ce printemps naissant.

- Pour bientôt, oui, pour très bientôt...

Elles avançaient dans le soleil. Elles avaient le même âge, elles se comprenaient.

Caroline se dirigea vers elles l'air morose, le pas lourd. Comme ce dimanche se traînait! Que revienne lundi, au moins à l'école il y a les amis, les conversations amusantes. Tandis qu'ici... Toute la déception de Caroline tenait à peu de choses, ou plutôt à un nom : Joli Coeur. Elle ne pouvait se faire à l'idée d'abandonner ses projets d'équitation.

- Eh! c'est le printemps, lancèrent Alice et Françoise en éclatant de rire.

Alice connaissait Caroline : sa mauvaise humeur n'était jamais tenace, ni profonde. Caroline était trop solide, trop... Benoît, pensait Alice, pour connaître de véritables chagrins.

- Le vôtre, oui, lança Caroline en rejoignant sa mère et sa soeur. Non, mais regardez-moi ces deux-là!

Elle désignait du menton Benoît et Éric qui contemplaient les champs où déjà s'annonçait l'espoir. Éric, comme Benoît, admirait les merveilles qui s'opéraient. Silencieuse mais déterminée, la vie, encore une fois, triomphait de l'hiver. Même si Éric s'émerveillait surtout d'une belle pièce mécanique, il savait reconnaître les talents de la nature et ce printemps l'enchantait.

Edgar avait abandonné sa place auprès de Benoît. Il s'était dirigé vers l'écurie : la journée se passerait à nettoyer l'étable, la porcherie et tous les bâtiments. Déjà il avait perdu assez de temps. Il croisa Alice et ses filles, les salua d'un bref signe de tête. Pour Edgar un vrai dimanche, c'était d'abord une journée de travail; il n'avait pas le temps de rêver, de discuter. Ni avril, ni juin d'ailleurs, ne l'éloignaient bien longtemps du quotidien.


SUITE (chapitre 3)