III

Avril ne tenait plus ses promesses. Le printemps, tout à coup, s'était retiré; l'air refroidi, qui rappelait beaucoup l'hiver, siégeait sous un ciel toujours nuageux. Le dégel avait cessé, la nature en attente ne bougeait plus. Les prairies avaient conservé cette teinte jaunâtre des saisons mortes. Le lac Saint-Jean, encore pris sous les glaces, attendait le signal d'un printemps sans précédent.

Il suffisait de regarder les gens pour comprendre que le printemps se faisait trop attendre : à l'euphorie des premiers jours, avait succédé l'impatience du retour des beaux jours. Dans cette demi-saison - cet hiver qui n'en était plus un, ce printemps qui n'arrivait pas encore - les gens se désespéraient. Leurs propos ne concernaient que ce ciel bas, ce temps qui faisait grelotter comme en automne. Que restait-il de l'espoir d'avril? La nature pétrifiée était devenue une Belle au bois dormant...

Edgar s'activait, comme s'il était le seul à ne pas s'apercevoir que le beau temps tardait, comme s'il était le seul à se souvenir que, chaque année, comme une fiancée coquette, la nature promet puis se désiste, puis revient tenant enfin ses promesses, et se donne dans une fête qui dure le temps d'un instant. Mais quel instant! Somptueux, grandiose et que nul n'oublie.

Edgar ne comprenait pas l'impatience des gens. Il respectait trop la nature, en connaissait trop les rouages pour désespérer. Et puis dans une région aussi septentrionale, il fallait s'attendre aux hivers rigoureux, aux été tardifs. Pourtant, chaque année, la récolte était bonne et l'on était surpris qu'un si piètre été donne une si riche moisson.

Edgar hocha la tête, il trouvait enfantin cette attente des beaux jours. Comme si tout n'était pas prévu à l'avance, compté, déterminé pour que le temps suive son cours. Comme si cette génération impatiente n'avait plus le temps de laisser les choses aller à leur rythme. «Savoir attendre, se dit-il, c'est aussi difficile pour eux que de leur demander de vivre tranquillement, sans «pressitude». Il incluait Benoît dans cette catégorie. Il le regardait s'agiter, scruter le ciel et soupirer. Il s'impatientait lui-même.

- Ouais, si ça continue comme ça, la récolte sera pas fameuse, dit Benoît.

Edgar et lui réparaient, derrière l'écurie, une clôture que l'hiver et la neige avaient rendue fragile.

Edgar continuait à travailler. Benoît et ses réflexions d'adolescent l'agaçaient.

- Dire que le mois d'avril s'annonçait si beau... l'année passée à pareille date...

Edgar ne le laissa pas finir.

- ... à pareille date la terre était encore gelée, il y avait apparence de neige et rien ne laissait penser qui ferait beau...

Benoît sourit.

- Ça vous agace qu'on parle toujours température. Mais de quoi voulez-vous qu'un fermier parle?

Il gardait silence. Benoît ajouta :

- C'est vrai que vous êtes plutôt du genre silencieux...

- Plutôt que de parler pour rien dire...

Cette façon brusque qu'avait Edgar n'offusquait en rien Benoît. Il connaissait trop cet homme valable, travailleur, pour prendre ombrage de sa façon d'être. Douze années de travail côte à côte les avait habitués à s'accepter tels qu'ils étaient. Benoît, encore plus qu'Edgar, admettait que chaque individu avait droit à sa personnalité. Il connaissait Edgar et l'acceptait ainsi : il savait sa mauvaise humeur, mais reconnaissait aussi la valeur de son travail; si Edgar pouvait se montrer brusque, irascible, par contre personne ne pouvait s'acharner plus que lui lorsqu'il s'agissait de mener une besogne à bien. Edgar était le second tout désigné pour une ferme comme la sienne : responsable, honnête et déterminé, il avait toutes les qualités pour épauler un homme comme lui qui exigeait beaucoup des gens.

Benoît regardait en direction de la maison.

- L'autobus scolaire qui arrive...

Les trois enfants descendirent et traversèrent le chemin à la course. Benoît ne distinguait que trois silhouettes, mais il aurait pu, à leur pas, les identifier : l'allure fière et énergique de Caroline était caractéristique, suivait Éric, la tête haute, le pas élastique, Françoise tentait tant bien que mal de les rejoindre. La tête basse, pressée, elle accélérait le pas pour ne pas s'éloigner des deux autres.

- Et Joli Coeur, comment les enfants l'acceptent-ils? demanda Benoît.

Edgar ramassait marteaux, clous et broche. Il regarda, lui aussi, en direction des trois silhouettes qui avaient maintenant atteint la maison et en franchissaient le seuil.

- Si c'était juste d'eux, il mangerait pas souvent...

Benoît parut surpris.

- Ils l'aiment pas plus que ça... même pas Françoise?

Edgar fit quelques pas, puis répondit à contrecoeur :

- Si elle en avait pas si peur : on dirait qu'il s'agit d'une bête fauve... elle en a peur comme d'un tigre.

Edgar continuait à descendre vers la maison. Benoît le suivait.

- Mais elle l'aime, au moins... ajoutait Edgar après un temps.

Ils étaient dans la cour.

- Bon, il faut que j'aille renseigner Éric sur une nouvelle machinerie agricole, dit Benoît.

- Pourquoi? rétorqua le vieil homme.

Benoît ne remarqua pas le ton indisposé d'Edgar.

- Vous savez comme il aime se tenir au courant de tout ce qui est nouveau sur la ferme.

Benoît souriait béatement. Il salua Edgar d'un signe de la main et se dirigea vers la maison. Edgar le regardait partir; il aurait aimé pouvoir sourire et même se réjouir de la complicité qui liait Benoît à son fils. Mais cette entente le condamnait. Il craignait qu'un jour ce fils tant aimé ne vienne s'introduire dans ce qu'il considérait comme son domaine.

Edgar soupira, regarda la propriété et ses dépendances, admira la propreté et l'ordre qui y régnaient, et se dit que tout, ici, était son oeuvre.

À vrai dire, Benoît était beaucoup plus un homme d'affaires, un administrateur qu'un fermier. En terme de propriété, de rentabilité, il était imbattable; mais comme fermier Edgar contestait ses qualités. Que de fois avait-il dû intervenir, et combien de fois ses interventions s'étaient-elles avérées justes et nécessaires. Alice, elle-même, paraissait soulagée lorsque Benoît voyait ses décisions confirmées par Edgar, quand il s'agissait d'un problème strictement agricole.

«Mon oeuvre, pensait Edgar sans orgueil. Je l'ai faite cette ferme-là. C'est moi qui ai vu à son agrandissement, qui ai su quelle terre acheter, laquelle s'apparentait le plus à son sol, sa culture.»

Edgar retirait une grande satisfaction de ce que même Benoît ne contestait pas : la terre des Gingras ne serait jamais ce qu'elle était sans Edgar. Il faisait froid à l'ombre. Tout à ses pensées, Edgar s'était assis sur le banc contre la maison. Il frissonna. Il se dirigea vers l'écurie, son domaine, et y retrouva Joli Coeur patient et triste. «Qu'est-ce qui lui manque? se demandait Edgar. Il mange bien, il se repose et pourtant...»

Françoise était à ses côtés. Une vieille brosse à la main, elle ne se décidait pas à approcher le cheval.

Edgar la regardait :

- Vas-y, brosse-le...

Il aurait voulu ajouter une remarque plus cinglante mais préféra se taire. Françoise se dirigeait vers la stalle du cheval, hésitait puis passait une main maladroite sur le flanc de l'animal. Elle le brossait lentement, délicatement.

- Plus fort, dit Edgar, c'est pas un toutou, ça aime ça la fermeté, les chevaux... quand on les aime.

Françoise appuya plus fortement. Edgar parut satisfait et cet encouragement poussa Françoise à travailler de façon plus énergique. Elle s'aperçut qu'elle ne craignait plus Joli Coeur, qu'elle l'approchait sans mains moites, sans coeur qui bat la chamade. Edgar ne disait mot, mais elle devinait à son silence qu'il était content de son travail. Elle parlait à voix basse à Joli Coeur. Elle lui murmurait des mots tendres qu'Edgar lui-même ne distinguait pas.

Joli Coeur eut un frisson de contentement. Il s'ébroua, oh! bien légèrement, mais jamais encore Edgar ne l'avait vu manifester un signe quelconque de satisfaction. Et, ce soir, parce que Françoise, cette adolescente solitaire, lui témoignait de la tendresse, il paraissait s'animer.

«Et pourtant, j'en ai pris soin, pensait Edgar. Je l'ai brossé, je lui ai parlé... Mais pas comme elle, jamais avec les bons mots. Non, c'est plutôt que je l'approchais, mais pour moi, pour mes souvenirs. Elle, elle l'aime.»

Le vieil homme se retira doucement. Il n'avait plus rien à lui montrer, elle avait appris, seule, le chemin de l'amitié. «Tout le reste n'est que techniques, habitudes, se dit Edgar.»

Il sortit de l'écurie chaude et accueillante, traversa la cour déserte et obscure. Il se dirigeait vers ses appartements, sous les combles. Il savait qu'il y ferait froid et sombre. La lumière, dans la maison des Gingras, lui parut invitante, réconfortante. Il lui tourna le dos; son pas était lourd, il marchait le dos voûté, lentement. Il le réalisa, se redressa et accéléra. Il franchit le seuil, évalua d'un coup d'oeil l'escalier qu'il devait monter chaque soir pour se rendre chez lui. Il l'escaladait sans essoufflement et ne s'arrêtait qu'une fois parvenu en haut. Il faisait maintenant tout à fait nuit; il fouilla le fond de sa poche, trouva sa clé et ouvrit la porte : une boule de poils se jeta contre lui, le frôla puis se retira au fond de la pièce.

Edgar fit de la lumière et aperçut le chat assis, sous la table, qui le regardait droit dans les yeux. C'était la seule manifestation d'affection qu'il donnerait à Edgar. Une vieille habitude liait ces deux êtres pareillement distants et indépendants. Ni l'un ni l'autre n'en demandait plus; tous deux se contentaient de ce compagnonnage qui frôlait l'indifférence.

L'homme se dirigea vers l'armoire et donna au chat la nourriture tant attendue :

- Viens, gourmand, dit-il.

Le chat ne bronchait pas. Edgar agita le plat.

- Roméo, viens...

Le ton était impératif. Le chat sortit de sous la table, digne, sans hâte. Edgar le regardait agir : il mangeait sans voracité. Il paraissait plus individualiste que jamais.

Edgar quitta l'évier et prépara son souper. Il avait faim et, contrairement à Roméo, savait qu'il dévorerait à belles dents. Il alluma la cuisinière, mit l'eau à bouillir. Tous ces gestes d'homme seul, loin de lui peser, le rassuraient. Cette longue veillée devant lui, il saurait l'occuper. Il n'avait pas peur de l'ennui.

* * *

Françoise venait d'arriver. La cour de l'école était déjà remplie de rires et de cris de tous ces adolescents. Elle cherchait parmi tous ces jeunes un visage ami, une main qui l'aurait retenue, mais ne trouva personne. Elle se dirigea vers la bâtisse, pénétra dans le hall vide et froid puis décida de monter tout droit à sa classe. Elle pensait pouvoir étudier; préparer cet examen qui lui faisait peur. Tout ici lui faisait peur : jusqu'à ces murs uniformes, bien peints, bien astiqués. Tout était neuf, sans souvenir, sans point de repère.

Mais, ce matin, Françoise ne voulait penser qu'à cet examen de physique qu'elle ne parvenait pas à comprendre. Et pourtant elle avait bûché, travaillé, peiné : le résultat était toujours aussi désespérant. Elle avait décidé de tenter un nouvel effort; assise, elle se concentra jusqu'à ce que la cloche sonne - elle ne l'entendit pas d'ailleurs - et travailla d'arrache-pied. Le bruit de ses compagnons la tira de son étude. Caroline, pourtant sa cadette, était dans la même classe. Elle lui adressa un sourire distrait et rejoignit sa place.

Avant même de connaître les données de l'examen, Françoise savait l'abêtissement qui se saisirait de son cerveau. Elle deviendrait comme paralysée, confondant tout, oubliant les formules les plus simples. Lorsque, la dernière, elle remit sa copie, elle était sûre de son échec.

Caroline avait quitté la salle de classe depuis longtemps : elle trônait, un groupe d'amis autour d'elle, détendue, comme si rien ne s'était passé. Françoise, elle, était rompue; la tête vide, absente, elle se dirigeait vers sa soeur mais n'écoutait pas ce qui se disait autour d'elle. De temps à autre, elle quittait ses sombres pensées, regardait les gens et admirait l'aisance, la désinvolture de ces adolescents qui savaient profiter du moment présent.

Françoise quitta le «Centre» et se dirigea vers la classe, pour un autre cours. Elle avait l'impression d'être vidée, épuisée; la journée lui semblait un immense désert à traverser au bout duquel elle retrouverait Joli Coeur.

* * *

- Tu as vu, la ferme des Gauthier est à vendre? dit Éric.

- Tu parles si tout le monde va vouloir l'acquérir, dit Caroline en connaisseur.

Les enfants de Benoît pouvaient évaluer ainsi chaque ferme du rang; les parents aimaient que leurs enfants aient une connaissance plus que superficielle de leur milieu de vie. Ils étaient comblés puisque, instinctivement, chacun manifestait un grand intérêt pour l'exploitation agricole. Si leurs parents, à table ou ailleurs, parlaient de leurs productions, ces propos, loin de les rebuter, intéressaient les trois enfants, au plus haut point. Ils sortaient enrichis de ces conversations et fiers de leurs connaissances.

- Tu crois que p'pa va être intéressé? questionna Éric.

Caroline hésita quelques instants.

- Plus maintenant... plus maintenant qu'il a acquis la ferme de Patrick.

Elle faisait allusion à un achat réalisé quelque temps auparavant et dont Benoît et Edgar se montraient fiers.

- Françoise, sors un peu de tes problèmes, lui dit son frère en la bousculant.

Françoise le toisa, voulut répondre puis se ravisa. Ils marchaient tous trois sur la route de gravier qui les menait à la maison. Ils avaient décidé de descendre plus tôt de l'autobus scolaire et de prendre de l'exercice.

- C'est son examen de physique, dit Caroline.

- Juste ça, lança Éric en souriant, si je devais faire une dépression chaque fois que j'ai un échec...

Éric siffla et sourit. Ses échecs ne le désespéraient pas. Benoît s'en inquiétait beaucoup plus que lui. Françoise était toujours muette. Lorsqu'ils eurent franchi la cour, elle monta à sa chambre se changer puis courut vers l'écurie.

De son regard patient et bon, Joli Coeur la regardait venir. Il lui tardait de la revoir. Françoise devina son impatience, marcha vers la stalle, le flatta doucement. Elle savait qu'il avait faim de tendresse beaucoup plus que d'avoine. Elle enfouit son visage dans l'encolure du cheval, respira son odeur de bête, y demeura quelques instants; un peu plus tard elle se sentit prête à affronter de nouveau les autres.

* * *

Pendant le souper, il ne fut plus question que de la ferme des Gauthier. À la ville, on disait qu'un étranger avait déjà fait une offre d'achat et que les Gauthier rendraient leur décision dans quelques jours.

Ce fut Edgar qui, trois jours plus tard, apporta la nouvelle. Il entra en trombe, essoufflé, le regard brillant.

- J'arrive de la ville, dit-il en tentant de reprendre son souffle, excusez-moi, je n'ai pas frappé...

Benoît coupa court :

- Et puis quoi?

- La ferme des Gauthier est vendue.

- Ça devait arriver, dit Benoît.

Il s'attendait à une nouvelle sensationnelle. Mais Edgar lui fit signe.

- C'est pas tout : c'est pas des gens d'ici, pas des gens de la place. Ils sont de Montréal, dit-il.

Pour lui, aussi bien dire des gens d'un autre pays. La Métropole lui semblait un lieu lointain et dont il craignait les effets. Il n'y était allé qu'une fois et en avait rapporté un souvenir précis mais pénible. Benoît, plus habitué que lui à la fréquentation des centres urbains, jetait un regard complice à Alice. Edgar perçut le manège.

- Riez tant que vous voudrez, mais je vois mal ce que des gens de la ville peuvent connaître à la terre, répondit-il offusqué.

- Montréal, c'est pas juste une ville, c'est aussi la campagne, dit Alice.

- Ben, s'ils ont une terre là-bas, pourquoi venir ici?

Benoît sourit : Edgar était comme un enfant qui a peur de se faire voler son bien.

- Le coin est assez grand pour tout le monde, dit Benoît en quittant la table.

Le vieil homme paraissait sceptique. Toute la soirée il pensa à ces nouveaux voisins; ils étaient pourtant assez éloignés pour les éviter au cas où ils se montreraient indésirables. Pourtant il ne cessait de ressasser cette idée.

Lorsque, une semaine plus tard, Éric alla rejoindre son père, il lui annonça que les nouveaux habitants de la ferme des Gauthier s'installaient.

- Si tu voyais les meubles, p'pa... ils en ont, jamais ils entreront tout cela dans la maison des Gauthier... c'est chic, dit-il admiratif.

- Et l'équipement agricole, c'est des fermiers, oui ou non? dit Edgar que l'admiration d'Éric exaspérait. Ils ont acheté sans le roulant...

- Je ne sais pas, dit Éric.

- Des fermiers sans machinerie, explosa Edgar.

- Il n'a pas dit qu'ils n'en ont pas, coupa Benoît, il n'en a pas vu, c'est tout. Laissez-leur le temps de s'installer.

Edgar se contint.

- Vous êtes ben méfiant. Ç'a un nom, ça, la peur des étrangers.

- J'ai pas peur, dit Edgar, qui se sentait pris en faute, j'aimerais savoir...

Il aurait aimé paraître moins intéressé, mais il y parvenait mal. Au fond, il avait peur de ces nouveaux propriétaires, peur de leur puissance. Avec une ferme de l'envergure de celle des Gauthier, bien exploitée, les nouveaux acquéreurs pouvaient dépasser le rendement des Gingras. Les anciens propriétaires avaient toujours connu une piètre rentabilité, Edgar n'avait donc jamais eu à s'inquiéter. Mais voilà que de bons fermiers pouvaient rendre à la terre toute sa fertilité. Il savait que ce sentiment avait aussi un nom, il se défendait d'y céder. Toute la journée il eut honte de sa jalousie; il se révoltait, puis finalement en vint à la conclusion que seule la terre devait avoir raison. Elle seule devait sortir victorieuse. L'ambition et l'envie des hommes n'étaient que verbiage.


SUITE (chapitre 4)