La classe terminée, Françoise scrutait la cour à la recherche de Caroline. Elle ne la repéra pas à travers toute cette foule multicolore, agitée et heureuse d'être enfin libre.
Un lundi comme tant d'autres, pensait Françoise. Seul changement : le beau temps qui semblait s'être installé en permanence.
À part cela, Françoise avait l'impression que tous les jours se ressemblaient : les fins de semaine pareillement trop courtes, les semaines s'éternisant.
À 4 heures, l'autobus vint s'arrêter tout près d'elle, elle y monta et alla s'asseoir. Caroline et Éric, à la course, arrivèrent juste à temps. Essoufflée, rieuse, l'adolescente alla rejoindre son groupe d'amis vers l'arrière. Jusqu'à la maison ils mèneraient un chahut indescriptible. Sans la voir, Françoise savait que sa soeur menait le bal. C'était elle qui conduisait cette bande respectée de tous et dont chacun rêvait de devenir membre. Mais Caroline les sélectionnait, n'en faisaient partie uniquement ceux qu'elle jugeait suffisamment audacieu et assez frondeurs. Caroline n'avait peur de rien et elle ne s'entourait que de jeunes capables de la suivre dans ses projets toujours plus farfelus les uns que les autres. Aujourd'hui, elle racontait, avec force détails, la machination qu'elle avait mise au point pour indisposer les professeurs. Ses compagnons l'encourageaient soit de leur attention, soit de leurs éclats de rire.
Françoise connaissait bien tous les procédés de Caroline. Dans la même classe depuis deux ans, elle avait appris que Caroline pouvait tout aussi bien être simultanément l'élève la plus modèle et l'étudiante la plus indisciplinée. Ses professeurs continuaient tout de même à la traiter avec respect : on reconnaissait en elle un chef et conscient de l'ascendant qu'elle exerçait sur chacun, on la ménageait; et puis elle réussissait si bien! Françoise lui en voulait pour cela aussi : à elle les amis, les réussites...
Éric vint trouver Françoise, se glissa sur le banc, respira, laissa tomber son sac et d'un coup de coude amicalement la bouscula.
- Plus que quatre semaines, dit-il satisfait.
- Et les examens, dit Françoise boudeuse.
- Oui, c'est vrai, concéda-t-il, c'est vrai...
- Tu les avais oubliés? dit Françoise déridée par l'insouciance de son frère.
Éric allongeait ses longues jambes dans l'allée, il mit ses bras derrière la tête et sourit.
- Qu'importe, hein, quand on connaît déjà le résultat?
Françoise aurait aimé posséder sa désinvolture, pouvoir sourire ainsi de ses échecs.
- Comment fais-tu pour prendre ça si bien?
Éric cessa de sourire, réfléchit.
- Je ne sais pas, pas du tout...
Il regardait Françoise : son expression était triste, tourmentée.
- Leçon numéro un, dit-il en comptant sur ses doigts, ne jamais s'en laisser imposer, surtout pas par le succès des autres, on laisse croire que ça nous dérange pas. Leçon numéro deux : on met pas tous ses oeufs dans le même panier...
Françoise le regardait la tête penchée, interrogative.
- On se trouve des intérêts ailleurs, dit-il doctement. L'école c'est bien quand on réussit comme Caroline. Les deux yeux fermés elle y arriverait encore.
Françoise approuvait. Puis elle dit :
- Pour la leçon numéro deux ça va, j'ai Joli Coeur, c'est un «intérêt» ça?
Éric hocha la tête, pensif.
- Si on veut... Mais si tu prends ça trop à coeur, encore là tu perds, Françoise, tu commets la même erreur que pour l'école...
Françoise le poussa brutalement en éclatant de rire :
- Parle pour toi, tu ne vis plus que pour la ferme, tu en rêves... c'est pour ça que l'école ne te dit plus rien. Ça c'est un «intérêt» trop sérieux... tu vas te brûler, dit Françoise moqueuse.
Éric, lui, ne plaisantait plus : il la regardait sérieux, interrogatif.
- Je plaisantais, reprit Françoise pour le rassurer. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais quelque chose me dit que tu y arriveras.
- Je veux pas seulement y arriver, je veux y rester.
Lorsqu'Éric affirmait pareil énoncé, c'étaient tous ses rêves qu'il mettait ainsi à nu. Il investissait dans la ferme tous ses espoirs, et il n'était pas homme à changer d'opinion. Entêté, Éric savait que tous les moyens seraient utilisés pour parvenir à ses fins.
Ils se turent chacun à ses pensées. Françoise regardait défiler ce paysage si connu mais qu'elle découvrait chaque fois plus riche, plus sien aussi. Elle appartenait à ce coin de terre de toutes ses fibres : son coeur d'adolescente savait que jamais la terre ne lui serait aussi précieuse qu'ici, nulle part ailleurs le vent n'aurait cette caresse si douce, ni l'air, ce rappel des origines.
La maison était en vue. Françoise saisit son sac d'écolière, se leva, Éric fit de même.
- Leçon numéro trois, lui dit-il tout bas, faire croire qu'on se fiche de tout.
Elle découvrait soudain que le frère insouciant, désinvolte qu'elle côtoyait chaque jour n'était pas nécessairement celui qu'il était en réalité. Ou plutôt tout cela était Éric, cela formait un tout : à la fois léger et profond, superficiel et réaliste. Ce soir, Françoise avait eu l'occasion d'en connaître les deux côtés.
Mais déjà Éric se reprenait, redevenait l'adolescent de tous les jours, l'Éric de parade, pensait Françoise.
Lorsqu'elle eut traversé la cour, elle aperçut une bicyclette sur l'herbe. Elle chercha autour mais n'en trouva pas le propriétaire. Elle alla vers la maison, monta à sa chambre et endossa un vieux jeans délavé et rapiécé. Elle descendit à la hâte, claqua la porte, pressée de rejoindre Joli Coeur. Au fond de l'écurie, il se retourna à l'approche de Françoise. La jeune fille avait demandé à son père de laisser le cheval à l'écurie toute la journée de peur que le soleil et la chaleur ne l'épuisent. Benoît avait acquiescé et avait répliqué à l'adresse des autres :
- Puisque tu es la seule à t'en occuper, je ne vois pas pourquoi on discuterait tes volontés...
Personne à la ferme ne se disputait l'entretien de Joli Coeur. Éric n'avait pas une prédilection particulière pour les chevaux, il leur préférait un bon tracteur, en cela aussi il ressemblait à Benoît. Quant à Caroline, elle boudait Joli Coeur, ne le regardait pas, mais elle ne s'avouait pas battue pour autant. Elle voulait un cheval et un jour elle ne savait ni quand ni comment, elle en posséderait un, envers et contre tous!
Françoise sortit Joli Coeur, le laissa dans la cour. Le soleil, moins chaud, était bénéfique au vieux cheval. Françoise alla à la grange et, munie d'un râteau, décida de ramasser les feuilles mortes que l'automne avait abandonnées.
Au début de chaque semaine, le père distribuait des tâches aux enfants, mais laissait chacun libre de les exécuter au moment qu'il jugeait opportun, vérifiant à la fin de la semaine si le travail avait été fait. Pour les trois adolescents, ces corvées, exécutées avec minutie, étaient leur contribution au rendement de la ferme. Caroline se montrait la plus réticente à mener à bien ce qu'elle appelait ses corvées; Éric, de son côté, faisait sa part à la perfection.
Françoise n'aimait pas ces menus travaux, mais jamais elle ne les aurait sciemment négligés. Elle travaillait avec patience, plus par devoir que par nécessité. Elle préférait, de beaucoup, se balader avec Joli Coeur, explorer des endroits qu'il n'avait pas encore découverts.
Des voix provenant du champ tout proche la tirèrent de ses pensées. Appuyée sur son râteau, elle regardait dans la direction du pré : elle distingua Benoît et Edgar en grande conversation. Derrière eux, désireux de ne pas les perdre et de se joindre à leurs propos, Paul-Étienne marchait vite, accélérant le pas. On ne comprenait ni de qui ni de quoi il les entretenait, mais les deux adultes semblaient attentifs au discours de l'enfant.
- Pour quelque temps, dit Benoît, il vaut toujours mieux commencer par regarder la terre, l'étudier. Après on sait de quoi elle est capable.
Edgar approuvait. Benoît alla vers Françoise, admira le travail effectué.
- Tu t'y mets tôt cette semaine, tu dois avoir des projets avec lui. Il montrait du doigt Joli Coeur.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre :
- Tu connais Paul-Étienne, tu nous l'avais caché, dit-il moqueur.
Françoise regarda Paul-Étienne. Fier de l'estime nouvelle qu'il décelait dans la remarque de Benoît, il relevait la tête, souriait.
- Ils s'appellent comment déjà tes parents? demanda Edgar.
Paul-Étienne se tourna vers lui puis son regard profond et étrange se voila.
- Yergeau.
- Vous avez pas de parents par ici? s'enquit-il encore.
Paul-Étienne fit signe que non.
- Pourquoi sont-ils venus si loin?
Edgar perçut que Benoît n'appréciait pas l'interrogatoire auquel il soumettait le gamin. Mais Edgar n'en attendit pas moins une réponse.
- Des amis à mon père habitent le Lac St-Jean. Ils aimaient le coin et l'ont averti quand une bonne terre fut à vendre... Mon père a dit que c'était une aubaine, une terre comme celle des Gauthier.
- Dommage seulement qu'elle soit pas restée entre les mains des gens d'ici, dit Edgar.
Benoît en colère le fustigea du regard par-dessus la tête de Paul-Étienne. Edgar haussa les épaules. Il marcha vers l'écurie, passa tout près de Joli Coeur sans le regarder. Il savait que le vieux cheval n'avait que faire de ses caresses : Françoise occupait toute la place.
- Faut pas lui en vouloir tu sais : il dit tout ce qu'il pense et il est pas plus mauvais pour tout cela, dit Benoît.
Il aimait avant tout le bon voisinage et si Paul-Étienne rapportait à ses parents les propos d'Edgar, il craignait que ceux-ci ne le jugent hostile ou jaloux. Benoît était au contraire satisfait que des gens d'une autre région viennent s'établir dans le coin. Ils amèneraient d'autres habitudes, d'autres façons de travailler, ils pourraient partager leurs connaissances. Il passa une main affectueuse sur la tête claire du garçonnet.
- Reviens nous voir, dit-il en partant.
Paul-Étienne sourit, radieux.
- Tu sais, je suis passé voir Joli Coeur tantôt. Il s'ennuyait, j'avais hâte que tu arrives.
Françoise apprécia ce souci de Paul-Étienne pour le bien-être de Joli Coeur.
- Pourquoi Edgar ne s'en occupe-t-il pas? demanda-t-il.
Françoise parut hésiter.
- Je crois qu'il respecte par-dessus tout le travail de chacun. Sans l'avouer, Edgar est persuadé que c'est moi qui ai fait de Joli Coeur ce qu'il est...
Ils regardèrent ensemble le vieux cheval, à présent presque paisible, détendu.
- Il est pas ce qu'on pourrait appeler un cheval heureux mais ça viendra, poursuivit-elle confiante.
- Il est vieux, dit seulement Paul-Étienne.
Mais dans sa bouche, ces mots n'étaient pas péjoratifs. Françoise ne s'offusqua pas. Elle savait que Paul-Étienne n'émettait cette réflexion que pour confirmer une réalité qu'elle s'était longtemps cachée. Il le disait spontanément, sans arrière-pensée.
- Oui, je sais...
Pour la première fois, Françoise l'admettait devant quelqu'un. Au même moment, elle réalisa la fragilité de Joli Coeur. Être vieux c'est devenir fragile. Elle eut peur de cette découverte. Paul-Étienne le devina-t-il? D'un geste doux, il appuya sa main sur le bras de Françoise.
- Tu veux que je t'aide à nettoyer la cour?
Françoise sortit de sa rêverie, le regard brouillé.
- Et tes parents? demandait-elle, pratique.
- Ils ne m'attendent pas.
Il se saisit du râteau et sans attendre commença le travail. L'outil, trop grand pour lui, lui donnait du fil à retordre. Françoise, d'un éclat de rire, chassa la peur et le doute. Paul-Étienne la regarda. Lui aussi souriait, mais d'un rire silencieux; seuls ses yeux cédaient à la joie, tout son visage restait sérieux.
- Attends, je vais te chercher un râteau à ta mesure.
Dans la cour déserte, l'enfant et le vieux cheval regardèrent partir Françoise. Leurs regards ne s'affermirent qu'au moment où elle les rejoignit.