par
M. LOUIS STEPHEN SAINT-LAURENT, premier ministre du Canada.
...J'ai intitulé mon allocution : " Le rôle
du Canada dans la guerre froide ", bien qu'en fait,
il eût peut-être été plus juste de l'intituler :
" Les conséquences de la guerre froide pour le Canada ".
Quoiqu'il en soit, j'entre dans mon sujet en signalant, tout d'abord,
le danger que comporte l'emploi de cette expression " la
guerre froide ".
L'expression, je le crains, donne à certaines gens l'impression
que nous en sommes à la phase préliminaire de la
guerre ouverte. À la vérité, votre but est
d'abord de prévenir la guerre " chaude ",
puis de faire tout en notre pouvoir pour mettre fin à la
guerre froide elle-même. La tâche, il faut le reconnaître,
ne sera pas facile. Nous ne pouvons compter que notre dessein
se réalise ni dans un avenir prochain ni à la faveur
d'un coup de théâtre inopiné.
Tant qu'il ne régnera pas entre les nations une certaine
confiance mutuelle, nous n'aurons pas de paix véritable
et durable. Or, les événements ont démontré
que cette confiance ne peut naître que d'un sincère
et radical changement d'attitude de la part de la Russie soviétique
envers les autres pays du monde. Un tel changement ne peut se
produire du jour au lendemain, si tant est qu'il doive se produire
au cours de notre vie.
Dans l'intervalle, qui peut durer plusieurs années, le
monde libre doit songer à maintenir sa propre sécurité
avec ses seules forces. Nous devrions la maintenir à l'aide
d'effectifs militaires supérieurs à tout ce qu'on
a jamais pu envisager jusqu'ici en temps de paix. Mais ce n'est
pas là ce que je veux faire ressortir aujourd'hui.
En effet, ce qui importe, à mon sens, c'est de prouver
au monde que notre libre démocratie est meilleure que le
régime des communistes, qu'elle offre un meilleur mode
de vie, qu'elle repose sur une économie et une industrie
vigoureuses, qu'elle offre des biens matériels abondants
et qu'elle est de nature à faire naître chez les
hommes cette confiance qui leur permet de vivre côte à
côte dans l'harmonie. Si nous pouvons prouver tout cela
au monde, nos adversaires verront bien , à la longue, qu'il
est plus sage de " vivre ". Ils en viendront
à cette conclusion quand ils auront constaté que
s'ils déclenchent une guerre ils risquent de la perdre.
Mais il n'y aura de victoire pour nous, en définitive,
que lorsque les peuples de l'autre côté du rideau
de fer verront que leur régime, à l'opposé
du nôtre, ne peut satisfaire ni les besoins matériels
ni les besoins sprirituels de l'humanité.
Sous la menace d'une agression militaire, les nations pacifiques
doivent maintenir une défense militaire solide. Il ne faut
cependant pas nous limiter à défendre nos positions
acquises, ce qui ne saurait pas faire uvre constructive.
Il faut aussi renforcer notre vie économique, politique
et sociale, et améliorer notre démocratie.
Pour apporter une contribution positive à la guerre froide,
nous devons comprendre les principes qui sont en jeu. Certains
considèrent que cette guerre froide relève de l'économie,
que c'est une lutte entre l'entreprise privée et le monopole
d'État ; pour d'autres, elle appartient au domaine
politique, et c'est un conflit entre la démocratie et la
dictature ; d'autres, la plaçant sur le terrain philosophique,
la voient comme une lutte entre le spiritualisme et le matérialisme ;
pour d'autres enfin, la guerre froide est une lutte religieuse
entre ceux qui croient en un univers ordonné par Dieu et
les tenants de l'athéisme systématique.
La guerre froide, c'est tout cela et plus encore. Je la vois comme
un conflit où s'opposent radicalement deux conceptions
de la société humaine : dans la première
l'État est le maître absolu et incontesté
de chaque aspect de la vie de tous les sujets tandis que dans
l'autre, l'État est le serviteur des citoyens, ayant pour
rôle de répondre à leurs besoins politiques
communs, tout en les laissant libres d'organiser eux-mêmes
les autres aspects de leur vie.
Bref, on peut dire que la guerre froide est un conflit entre le
totalitarisme et la liberté. Or, il n'y a pas si longtemps,
nous parlions tous de guerre totale. Eh bien, je crois que la
guerre froide est une sorte de guerre totale qui exige l'emploi
de toutes nos ressources, bien que nous puissions heureusement,
dans la guerre froide, employer ces ressources d'une manière
plus constructive que dans la guerre tout court. Si la guerre
froide est vraiment une guerre totale, la participation de Canada
devient évidemment une question du plus haut intérêt,
non seulement pour le gouvernement mais aussi pour chaque citoyen.
En vérité, chacun est intéressé au
plus haut point au but ultime qui consiste à obtenir la
sécurité pour notre régime de liberté,
et la garantie réelle d'une paix durable pour ceux qui
désirent vraiment la paix, c'est-à-dire, à
mon sens, pour la grande majorité des hommes et des femmes
de tous les pays.
Pendant quelque temps, après 1945, nous espérions
tous trouver la sécurité internationale grâce
à l'organisation des Nations Unies. Les habitants du Canada
et des autres pays libres savent maintenant que le seul véritable
espoir de sécurité dans l'avenir immédiat
réside dans une conjugaison d'efforts sur le plan économique
et militaire, et dans une résolution commune de résister
ensemble à l'agression de toute nation qui serait assez
téméraire pour déclencher une attaque.
Voilà le but immédiat du pacte de sécurité
de l'Atlantique-Nord. Depuis que le Canada a signé et ratifié
ce pacte, j'ai eu l'occasion de parcourir le pays d'un littoral
à l'autre. Partout, les gens ont manifesté leur
entière approbation de la participation de notre pays au
pacte de sécurité des nations de l'Atlantique-Nord.
La compréhension et l'unité manifestées par
les Canadiens à cette occasion m'ont réjoui. C'est
un début prometteur, mais la voie qui nous conduira finalement
à la sécurité s'annonce quand même
longue et difficile.
Nous savons tous que la signature du traité n'était que le premier pas. Tous les membres de la communauté des nations de l'Atlantique-Nord doivent collaborer à la mise en uvre du traité, et fournir les effectifs actuels et éventuels qu'il requiert. Il incombe à chaque signataire de décider combien il doit consacrer à la défense militaire. La décision relative à l'ampleur et à la nature des dépenses, que nous devons effectuer en vue d'assurer notre sécurité nationale, est sans doute l'une des plus difficiles que le Gouvernement ait à prendre. Nous pourrions probablement affecter à la défense tout notre revenu national sans être nécessairement à l'abri de toute attaque.
Je ne crois pas que personne au pays songe à la possibilité
d'armer le Canada de telle sorte qu'il puisse lutter seul contre
une grande puissance. Comme toute les nations libres, nous devons
nous efforcer d'établir le meilleur équilibre possible
entre les deux besoins suivants : d'une part, le besoin immédiat
d'armes et de troupes et, d'autre part, le besoin de maintenir
de façon durable les effectifs requis non seulement sur
le plan militaire mais encore sur le plan industriel et économique.
C'est là, certes, un équilibre difficile à
réaliser.
Je suppose que vous avez tous entendu parler de M. Vannevar Bush,
le grand savant américain qui était en charge des
recherches scientifiques de son pays durant la dernière
guerre et qui dirigea les efforts devant aboutir à la production
de la bombe atomique. M. Bush a publié récemment
un ouvrage intitulé Modern Arms and Free Men. Il
y traite, d'une manière qui m'a fort plu, le problème
que pose la réalisation de nos objectifs en cette période
de guerre froide.
Quelle proportion des ressources d'une nation faut-il affecter à la défense ? Répondant à cette question précise, M. Bush nous avertit que la guerre froide durera probablement longtemps. Il ajoute que tant que nous serons assez forts pour soutenir un premier choc, le facteur décisif sera l'endurance dont nous ferons preuve et l'efficacité avec laquelle nous démontrerons la supériorité de nos institutions politiques et sociales. Un passage, que je tiens à citer aujourd'hui, m'a particulièrement frappé. Voici comment s'exprime M. Bush :
" Il y a plus d'une manière de perdre la course (à la sécurité). Elle ne dure que depuis quelque temps, mais déjà nous nous en ressentons. Nous pourrions la perdre, comme peut se perdre toute course de longue durée qui dépend de la résistance de l'homme, soit en accomplissant trop peu, soit en dépensant nos énergies trop tôt. Il nous sera peu profitable d'avoir accumulé bombes et avions si nos régimes administratifs et industriels s'effondrent. La course que nous disputons sera longue et difficile ; mieux vaut nous préparer à un effort soutenu et utiliser sagement nos ressources. "
Rappelons-nous que nous visons d'abord à empêcher la guerre froide de devenir un conflit armé. A ce sujet, je me permets de citer M. Bush encore une fois. Sur la possibilité d'éviter un conflit armé, voici ce qu'il affirme, vers le milieu de son volume :
" Nous pourrons éviter le conflit armé
en maintenant notre puissance à son maximum. Nous pourrons
l'éviter en y demeurant opposés avec tout le réalisme
et toute la fermeté requise. Nous pourrons l'éviter,
si nous savons maintenir l'efficacité de notre système
démocratique. Nous pourrons même l'éviter
complètement, car si la puissance des peuples libres l'écarte
pendant une génération, nous pourrons alors édifier
un monde nouveau, affranchi du fléau des grandes guerres.
Pour réaliser cet objectif, nous devrons traverser une
épreuve sans précédent ; ce sera l'épreuve
de la sincérité de notre croyance en la dignité
et en la liberté humaines ; ce sera l'épreuve
de notre aptitude à surmonter l'égoisme et les mobiles
mesquins, et de notre aptitude à utiliser toute notre puissance
de façon à assurer le bon fonctionnement de notre
régime dans l'intérêt de tous. "
Voilà une opinion que, à mon avis, nous pouvons
tous partager, et qui m'encourage à croire que la guerre
froide est une sorte de guerre totale exigeant la mobilisation
constructive de toutes nos ressources, y compris nos ressources
morales.
Pour gagner la guerre froide, il ne suffira pas de consacrer une
partie considérable de nos ressources totales à
la défense militaire, à la production et à
la mise au point des armements. Cela pourrait suffire à
éviter la défaite. Mais éviter la défaite
n'équivaut pas à gagner la guerre. Pour remporter
la victoire, nous, des nations libres, devrons démontrer,
à notre satisfaction constante, la supériorité
de nos institutions et de notre mode de vie. Il nous faudra ensuite
rallier à notre cause les centaines de millions d'Asiatiques
et d'Africains qui, indifférents et déroutés
pour l'instant, ne penchent ni d'un côté ni de l'autre
dans la guerre froide. Et, enfin, il nous faudra démontrer
aux millions d'autres personnes, qui sont derrière le rideau
de fer, que l'impérialisme communiste est synonyme d'esclavage
et que nous sommes vraiment les champions de la liberté
et de la paix.
Notre contribution militaire à la cause de la sécurité
ultime est importante ; nous ne la négligeons pas.
J'estime cependant que le Canada a un autre grand rôle à
jouer dans la guerre froide et ce rôle, dont je veux maintenant
vous entretenir, n'est pas militaire. Ce rôle, nous allons
le jouer à l'aide des atouts particuliers dont nous disposons
au Canada et que je mentionne tout de suite. D'abord, nous partageons
avec les Américains cet heureux continent qui, relativement
parlant, reste encore moins vulnérable à une attaque
directe que toute autre région civilisée du globe.
Nous avons ensuite des richesses exploitées qui, par rapport
à notre population, ne sont dépassées que
par celles des Américains. En outre, nos richesses non
exploitées sont encore plus considérables. Nous
avons par ailleurs une population fort évoluée dont
l'ingéniosité et l'esprit d'initiative atteignent,
en moyenne, un niveau élevé.
Tous ces éléments contribuent à former un
potentiel industriel et économique qui, en dépit
du chiffre relativement restreint de notre population, nous place
immédiatement après les grandes puissances dans
le concert des nations. Il en résulte pour le Canada une
obligation particulière de contribuer à la puissance
économique du monde libre.
Chose tout aussi importante, nos institutions politiques et sociales
ont su résister aux plus rudes épreuves. Nos gens
ont manifesté assez de profondeur de vues pour s'apercevoir
que les intérêts et les responsabilités de
la nation s'étendent bien au delà des frontières
du Canada. Ils sont prêts à assumer ces lourdes responsabilités
et à s'en acquitter efficacement.
Le Canada a réalisé de rapides progrès ;
il est allé loin. Les gens de mon âge n'ont pas de
mal à se souvenir de l'époque où bien peu
de Canadiens se préoccupaient de ce qui se passait en dehors
du pays. Il arrivait sans doute que nous fussions émus
par des événements extraordinaires comme la guerre
hispano-américaine, ou la guerre sud-africaine ; mais
jamais avant 1914, les Canadiens ne s'étaient doutés
qu'ils pouvaient avoir certaines responsabilités sur le
plan international. Rares, d'ailleurs, étaient ceux d'entre
nous qui désiraient ces responsabilités.
Après 1919, nous avons senti que le grand rôle que
nous avions joué au cours de la première Grande
Guerre donnait au Canada le droit de se faire entendre sur le
plan international. Toutefois, l'assombrissement de la scène
mondiale, durant l'entre-deux guerres a provoqué un mouvement
de recul chez un grand nombre de nos compatriotes et leur a fait
souhaiter d'éviter les conséquences d'événements
qui leur échappaient. Je suis convaincu qu'aujourd'hui
la plupart des Canadiens sont persuadés qu'ils ne sauraient
échapper aux conséquences des événements
mondiaux. C'est pourquoi ils ne cherchent pas à se dérober
aux responsabilités qui leur échoient.
Une de ces responsabilités consiste à maintenir
au Canada même un régime libre et sain où
l'État reste notre serviteur et ne devienne pas notre maître,
un régime qui assure l'exploitation continue des ressources
et où la puissance industrielle serve à la constitution
d'un potentiel militaire constamment accru. C'est en nous acquittant
de cette responsabilité que nous jouerons une bonne partie
du rôle qui nous est dévolu et dont le but est de
gagner le guerre froide . Or, les associations volontaires de
citoyens, tels les Canadian Clubs, ont un rôle important
à jouer dans la vie d'une nation libre et saine. Une des
grandes sources de notre vigueur et de notre vitalité vient
de ce que nous n'attendons pas pour agir que le Gouvernement ou
l'État nous dise ce qu'il faut faire.
Mais il est chez nous une autre source de liberté et de
vitalité. C'est notre régime fédéral
avec ses administrations provinciales et municipales, affranchies
de toute direction centrale et libres d'agir dans le cadre que
leur assigne la constitution. Disons en passant qu'à mon
avis la santé et la vigueur de notre pays tiennent autant
à la façon dont nos institutions locales s'acquittent
de leurs obligations qu'à celle dont nous nous occupons
des problèmes politiques d'ordre plus général,
à Ottawa.
Il y a peu de nos institutions qui ont un aussi grand rôle
à jouer dans notre société que nos maisons
d'enseignement et surtout nos universités. Dans l'État
totalitaire, l'enseignement est fait de propagande et d'endoctrinement;
le maintien même des nations libres dépend de la
liberté de la recherche. Par bonheur, notre constitution
aussi bien que nos traditions ont donné des sauvegardes
à la liberté de l'enseignement et il n'y a pas de
liberté qui doive nous être plus chère.
C'est un fait historique, semble-t-il, que l'État totalitaire
ne puisse tolérer aucune forme de religion ; il exige
pour lui-même l'allégeance religieuse aussi bien
que politique. D'autre part, la liberté de religion - -
ou liberté maximum églises - - est le trait
caractéristique d'une nation libre et saine.
Au chapitre de la liberté, permettez-moi de dire encore
que je suis un de ces impénitents qui croient encore que
la liberté d'entreprise est essentielle à une nation
saine. Je crois que la liberté est nécessaire afin
de fournir un champ d'action à l'entreprise; mais je crois
aussi que l'esprit d'entreprise et même l'audace sont nécessaires
pour atteindre au plus grand développement des vastes ressources
d'un pays neuf comme le nôtre.
En préconisant la liberté d'entreprise, je n'entends
pas par là que les gouvernements n'ont pas la responsabilité,
et dans une grande mesure, de stimuler l'activité économique
et de contribuer effectivement au bien-être social. Mais
je crois que la sécurité sociale, ou l'assurance
sociale comme je préfère l'appeler, peut, à
l'instar de toute assurance ordinaire, être un stimulant
plutôt qu'une entrave à l'entreprise. Je suis convaincu
que le devoir du gouvernement fédéral et des gouvernements
provinciaux et municipaux est de faire tout leur possible pour
améliorer le bien-être social et maintenir des conditions
favorables au succès des entreprises, assurant par là
un haut niveau d'emploi et de prospérité soient
élevées, mais nous avons toujours dit que c'est
à l'entreprise privée de maintenir la plus grande
partie de l'embauchage. Tout gouvernement serait bien mal avisé
de tuer la poule aux ufs d'or.
Vous vous dites peut-être que je m'éloigne passablement
du rôle du Canada dans la guerre froide. En réalité,
je ne m'en éloigne pas. Je ne crois pas que le communisme
totalitaire ait jamais vraiment eu l'espoir d'arriver à
dominer le monde en l'attaquant directement par les armes. En
effet, les communistes croient fermement que tôt ou tard
une crise économique, plus grave que les précédentes,
va engloutir le monde capitaliste qui s'effondrera alors sous
son propre poids. C'est le grand jour qu'ils attendent. Le communisme
totalitaire ne compte pas uniquement sur la puissance militaire
de ses satellites; au contraire, et il y a un auteur qui l'a bien
dit, l'avantage particulier communistes locaux et leurs agents
secrets dans les pays libres.
Cette cinquième colonne pose à toutes les nations
libres un problème des plus difficiles et des plus troublants.
En effet, elle présente deux dangers distincts. Si une
guerre ouverte éclatait, des suppôts de l'ennemi,
établis parmi nous, seraient peut-être capables de
nous causer dès le début un tort irréparable.
C'est pourquoi les nations libres ne peuvent se permettre de négliger
la moindre précaution raisonnable pour dépister
tous agents secrets qui existeraient parmi nous et pour s'assurer
qu'ils soient mis hors d'état de nuire. Cela suppose un
travail de fins limiers exécuté par des spécialistes.
Règle générale, il y a avantage à
donner toute la publicité possible aux affaires publiques;
toutefois, la grande publicité ne pourrait certes faciliter
et pourrait compromettre gravement le travail de la police dans
sa poursuite des agents de l'ennemi. Bien plus, nous devons tous
veiller avec le plus grand soin à ne pas laisser s'introduire
dans nos collectivités libres les méthodes et les
attitudes de l'État policier, qui de toutes les horreurs
du totalitarisme sont peut-être les plus terribles.
Dans la bouche d'un certain type d'intellectuel, le communisme
se présente sous la forme d'une doctrine sociale et il
a un certain attrait pour ceux qui ne savent pas distinguer entre
les résultats et les promesses du communisme. En promettant
de corriger l'injustice et de mettre fin à la pauvreté,
le communisme peut avec succès rallier des cinquièmes
colonnes dans tous les coins du monde où il a pu prendre
racine. Nous n'avons cependant pas lieu de craindre, à
mon avis, que le communisme reçoive un appui considérable
au Canada aussi longtemps que notre pays restera pour tous nos
citoyens, sans distinction d'origine ni de profession, un pays
favorable et prometteur.
Voilà pourquoi je dis que le maintien de l'esprit d'entreprise,
le maintien de la prospérité, d'un haut niveau d'embauchage,
ainsi qu'un accroissement constant du bien-être social comptent,
dans la guerre froide, parmi nos armes les plus puissantes, A
ces avantages matériels nous devons ajouter, il va sans
dire, une foi ardente dans nos institutions libres. La vigueur
et la liberté de votre vie nationale sont la base de jouer
notre rôle dans la guerre froide. Mais il faut en plus tenir
compte de ce que le Canada est une grande nation commerçante.
Le Canadien dépend plus du commerce que le citoyen de tout
autre pays. Aussi sommes-nous particulièrement intéressés
à la restauration de l'économie des pays ravagés
par la guerre, surtout le Royaume-Uni et les pays de l'Europe
occidentale où notre production excédentaire a toujours
trouvé ses meilleurs marchés d'outre-mer.
Déjà le Canada a contribué pour une très
large part au relèvement économique de l'Europe,
et il y contribue encore. C'est notre intérêt personnel
bien compris qui nous le commande. Certes nous voulons nous assurer
des marchés en Angleterre et en Europe, mais plus l'économie
de ces pays sera forte, plus ils seront en mesure de voir à
leur propre défense et plus notre sécurité
militaire s'en accroîtra. La guerre froide ne se limite
pas, en effet, à l'Europe et à l'Atlantique-Nord.
C'est une guerre totale, je le répète, dont aucune
partie du monde n'est à l'abri.
À l'heure actuelle, le vaste continent de l'Asie est tenaillé
par la guerre froide. Il est aussi en train de traverser un des
plus grands bouleversements de toute son histoire. Des centaines
de millions de gens sont devenus de plus en plus conscients de
leur pauvreté alors même qu'ils obtenaient leur indépendance.
Un tel terrain semble fertile pour le communisme dont les propagandistes
ne négligent rien pour convaincre les peuples de l'Asie
que leur salut, économique et politique, réside
dans l'adhésion à cette doctrine comme remède
à leurs nombreux et pressants problèmes.
Bien sûr, les chefs, comme M. Nehru, premier ministre de
l'Inde, et les autres hommes d'État qui dirigent les destinées
de ces grands pays savent que si on appliquait pareille panacée,
la fragile liberté dont ils jouissent depuis quelques mois
seulement serait détruite et remplacée par une forme
de gouvernement beaucoup plus impitoyable que celle qu'ils ont
connue sous le prétendu impérialisme européen.
Face aux forces destructives qui sont maintenant à l'uvre
en Asie, nous devons essayer de démontrer que dans le monde
occidental nous possédons la vraie solution du problème
et que c'est de nous et non de l'impérialisme
soviétique qu'il faut attendre le progrès économique
et social. Le Canada a constamment manifesté le désir
de s'unir aux autres nations libres afin d'aider les nations de
l'Asie à s'acheminer vers l'indépendance réelle
et le véritable progrès. En partageant avec eux
notre expérience et nos connaissances dans les domaines
économique et industriel, nous du monde occidental pouvons
les aider de plusieurs manières à établir
des méthodes et des régimes permettant de rendre
plus productif le travail de leurs millions d'habitants et de
rapprocher davantage leur niveau de vie du nôtre.
Qu'on veuille bien écouter les impressions que l'honorable M. Mayhew a communiquées à la Chambre des communes, le 13 mars, au retour de son voyage à Mysore, où il a assisté à la conférence de l'Organisation internationale du travail, et à Colombo, où il a participé à la réunion des ministres des Affaires étrangères et autres représentants des pays du Commonwealth. J'extrais du hansard, à la page 708, le passage suivant:
"M. Harris (Danforth): Pendant que le ministre pense à
Colombo et aux endroits qui l'ont fêté à divers
moments, peut-être dirait-il quelque chose d'encourageant
pour les indigènes du Colombo, en ce qui concerne la comparaison
de leur niveau de vie au nôtre et l'aide que les Canadiens
sont disposés à leur accorder.
L'honorable M. Mayhew: J'espère que rien de ce que j'ai
déjà dit ou pourrai dire à l'avenir ne sera
en aucune façon de nature à insulter ces gens. C'est
même le contraire qui est vrai... Nous entendons beaucoup
parler de l'immensité de la tâche qui consiste à
assurer un meilleur niveau de vie à ces braves gens, qui
sont si industrieux ... On doit se souvenir que ni l'Inde ni Ceylan,
- - c'est d'ailleurs le cas pour tous les pays sud-asiatique,
- - ne sont des contrées à une seule récolte.
Ils peuvent facilement, à condition que l'eau ne manque
pas, récolter trois, quatre, voire, en certains endroits,
cinq moissons par année, ...
Quiconque au Canada ou aux Etats-Unis songe à employer
un tracteur, une grosse moissonneuse-batteuse ou une lourde charrue
pense à quelque chose qu'on ne connaît pas là-bas;
d'ailleurs ces machines ne feraient pas l'affaire, vu que les
terres arables sont divisées en lopins de trois, quatre
ou cinq acres. Une famille ne peut cultiver convenablement des
lopins plus grands, si elle doit y prendre trois ou quatre récoltes
au cours de l'année.
Je devrais peut-être faire part à la Chambre de mes
observations. En matière d'irrigation, - - et mes remarques
sont surtout vraies de l'Égypte, - - nous avons constaté
que ces gens puisent l'eau avec des seaux à la rivière,
puis la transportent au sommet de la rive et la versent dans un
canal d'irrigation. Dans certains cas on se sert d'un manège
à plan incliné pour pomper l'eau. D'autres emploient
l'ancienne méthode de la vis d'Archimède... D'après
cette méthode un homme tourne une manivelle et fait ainsi
monter une petite quantité d'eau. Une pompe comme on en
voit partout au Canada permettrait probablement d'irriguer vingt
fois plus de terrain que ces gens n'en peuvent irriguer avec les
instruments qu'ils emploient.
On voit donc par là que le problème n'est ni colossal
ni spectaculaire. Au contraire on pourrait s'y attaquer d'une
manière bien simple. Il y aurait lieu d'encourager ces
gens à les rendre compte si nos instruments modernes ne
pourraient pas leur être de quelque utilité. Ce sont
des pays nouveaux qui se reprennent à vivre, sous la direction
de nouveaux chefs. Ils progressent à un rythme qui commande
l'admiration de tous et réclame très peu d'encouragement."
Enfin, il existe pour nous Canadiens une autre façon plus
intangible, je crois, d'aider à gagner la guerre froide.
J'ai cherché à souligner qu'il était important
de renforcer toutes ces institutions qui, par contraste avec la
monotonie et l'uniformité de l'État totalitaire,
donnent de la richesse et de la variété à
la vie d'une nation libre.
Notre nation possède un autre élément de
diversité parce qu'elle repose sur l'association de deux
races et de deux cultures. L'union politique du Haut et du Bas-Canada
s'est faite en 1840. Au début, ce fut une union malheureuse
et désagréable, mais c'est de cette première
union qu'est née l'union plus vaste qu'est la Confédération.
Aujourd'hui, nous, de l'Ontario et du Québec, pouvons nous
reporter à plus d'un siècle d'association politique
entre ceux dont la langue maternelle est le français et
ceux dont la langue maternelle est l'anglais. Au sein de cette
première association nous avons admis des milliers d'autres
citoyens venus de la plupart des pays du monde. Je crois que notre
passé nous a imprégné d'esprit de tolérance
jusqu'à la moelle et nous a donné ainsi la faculté
exceptionnelle de comprendre les autres nations et de collaborer
avec elles.
Le concept d'une collectivité de l'Atlantique est en soi
conforme au mode de vie canadien parce que la collectivité
de l'Atlantique est une association volontaire. C'est un effort
commun consenti par des peuples libres qui cherchent à
assurer leur sécurité collective en unissant leur
puissance économique e sociale aussi bien que leurs énergies
politiques et militaires. Nous espérons que la grande collectivité
de l'Atlantique non seulement nous assurera la sécurité
mais apportera la solution au problème des relations qui
doivent exister entre les grandes nations et leurs voisins moins
puissants. L'alliance ne doit pas être uniquement négative
et défensive; elle ne doit pas se contenter d'être
"contre" quelque chose. Nous espérons que le
traité de l'Atlantique-Nord accroîtra l'harmonie
et la collaboration entre les nations qui y participent.
À maintes reprises, j'ai déclaré ailleurs
que la paix durable et l'harmonie entre les nations ne peuvent
être réalisées que si les nations du monde
atteignent au même esprit de collaboration que celui qui
unit les deux groupes du Canada.
C'est grâce à ce grand facteur que nous avons pu
édifier la nation canadienne. Aujourd'hui nous sommes un
peuple uni, en face d'un monde en quête d'unité,
et ce qu'il y a de plus frappant c'est que ce monde est aux prises
avec un problème de différences ethniques, de différences
linguistiques et de différences culturelles, qui se pose
sur un plan beaucoup plus vaste sans doute, mais qui ressemble,
dans son essence, au problème même que nous envisagions
au début de notre vie nationale.
Le monde actuel a donc besoin de cette harmonie politique particulière
que nous avons réalisée chez nous et de l'esprit
d'unité qui nous anime. Il n'est pas téméraire
d'espérer, je crois, que l'exemple de notre pays et l'attitude
des Canadiens qui sont chargés de diriger nos relations
extérieures puissent contribuer à l'avènement,
sur le plan international, de l'esprit d'unité et de collaboration
si indispensable à la puissance et à la sécurité
du monde libre.