NOTES POUR UN MESSAGE DU

PREMIER MINISTRE

PIERRE ELLIOTT TRUDEAU

À LA NATION

VENDREDI, LE 16 OCTOBRE 1970



Les heures que nous vivons sont d'une gravité exceptionnelle. Un groupe d'extrémistes a décidé de s'attaquer par la violence et le terrorisme à la liberté et à l'unité du pays. Des menaces pèsent sur la vie de deux hommes innocents. Ces questions sont extrêmement sérieuses, et je me dois de vous entretenir de la situation et des mesures que le Gouvernement a prises pour y faire face.

Ce qui s'est produit à Montréal, au cours des deux dernières semaines, n'est pas sans précédent. Cela est arrivé ailleurs dans le monde à plusieurs reprises, et pourrait se produire dans d'autres régions du pays. Mais les Canadiens ont toujours cru que de tels événements ne pourraient survenir ici; c'est pourquoi nous en sommes si bouleversés.

Notre présomption était peut-être naïve, mais elle s'expliquait aisément, parce que la démocratie est solidement enracinée chez nous, et parce que nous avons toujours attaché le plus grand prix à la liberté individuelle.

En dépit de ce climat - et peut-être en partie à cause de lui - voici qu'il suffit de quelques exaltés pour nous révéler à quel point peut être fragile une société démocratique lorsque la démocratie n'est pas préparée à se défendre, et combien peut être vulnérable au chantage un peuple foncièrement humain et tolérant.

Les gouvernements du Canada et du Québec se sont fait dire par des groupes de révolutionnaires que, si l'on ne donne pas suite à leurs demandes, deux hommes seront assassinés. Les ravisseurs prétendent agir ainsi pour attirer l 'attention sur des cas d'injustice sociale. Mais l'attention de qui veulent-ils attirer? Celle du Gouvernement du Canada? Celle du Gouvernement du Québec? Tous les gouvernements du pays sont parfaitement conscients qu'il existe des problèmes sociaux à la fois graves et complexes. Et chaque gouvernement, au mieux de ses ressources et possibilités, s'attache à y trouver des solutions. Et si l'on doute de la bonne foi ou de la compétence de tel ou tel gouvernement, les partis d'opposition, ou tout nouveau groupe politique, sont là, qui ne demandent pas mieux que d'avoir l'occasion de gouverner. Bref, partout au Canada, on peut se prévaloir de moyens pacifiques pour changer de gouvernement. Les citoyens y ont eu recours maintes et maintes fois.

Ces victimes qui ont été enlevées, qui sont-elles? Pour les familles éprouvées, ce sont des maris et des pères. Pour les ravisseurs, ils ne sont que des moyens de chantage. Ces ravisseurs en effet auraient pu s'emparer de n'importe qui, de vous de moi, ou même d'un enfant. Leur but est d'exploiter les sentiments de compassion que nous ne pouvons pas manquer d'éprouver dans de telles circonstances, et de forcer cette sympathie à servir la violence de leurs ambitions révolutionnaires.

Qu'est-ce que demandent ces gens en retour de la vie de leurs otages? Plusieurs choses. Entre autres, ils exigent que soient publiquement étalés leurs griefs, comme s'il suffisait de lancer des slogans et des injures pour régler les problèmes de l'univers et pour rallier l 'opinion à leur cause.

Ils exigent aussi que leur soit sacrifiée par la police une personne qui aurait, selon eux, contribué à l'arrestation légale et à la juste condamnation de certains criminels de leurs amis.

Ils exigent aussi de l'argent.

Ils exigent encore plus. Que soient libérés de prison 17 criminels et que soient retirées les accusations portées contre 6 autres hommes, les uns et les autres étant qualifiés par eux de "prisonniers politiques". Qui sont-ils, ces individus qu'on voudrait nous faire passer pour des patriotes et des martyrs? Je vais vous le dire.

Trois d'entre eux ont été condamnés pour meurtre; cinq autres ont été mis en prison pour homicide involontaire; un autre a été condamné à l'emprisonnement à perpétuité après s'être reconnu coupable de nombreux délits en rapport avec des explosions à la bombe un autre encore a été déclaré coupable de 17 vols à main armée; deux autres ont été libérés sur parole mais sont de nouveau incarcérés et subiront leur procès sous des inculpations de vols.

Et on voudrait nous faire croire que ces gens ont été victimes d'injustices, qu'ils ont été emprisonnés à cause de leurs opinions politiques et qu'ils méritent d'être libérés.

La responsabilité de décider si l'un ou l'autre de ces prisonniers devrait être élargi appartient au gouvernement fédéral. C'est une responsabilité que le gouvernement assumera conformément aux dispositions de la loi. Mais céder aux pressions de ces ravisseurs qui exigent l'élargissement des détenus ne serait pas seulement abdiquer cette responsabilité, mais provoquerait un accroissement de l'activité terroriste au Québec. Ce serait en outre encourager le terrorisme à travers le pays et risquer d'y voir se multiplier les enlèvements.

Le FLQ détient comme otages dans la région de Montréal deux hommes, un diplomate britannique et un ministre du gouvernement québécois. On menace de les assassiner. Si les Gouvernements cédaient à ce grossier chantage, la loi de la jungle finirait alors par supplanter nos institutions juridiques, qui se désagrégeraient graduellement. Car enfin, si, comme certains le suggéraient, on avait accédé cette fois-ci aux exigences des terroristes, quitte à exercer "la prochaine fois" une sévérité et une vigilance accrues, on n'aurait fait que retarder l'échéance. Demain, la victime aurait été un gérant de caisse populaire, un fermier, un enfant. Ç'aurait été, dans tous les cas, un membre de votre famille. Est-ce alors seulement qu'il aurait fallu s'opposer au chantage? Combien d'enlèvements aurait-il fallu avant de dire non aux ravisseurs? L'histoire ne nous a-t-elle pas suffisamment éclairés sur ces pays qui ont payé cher une complaisance de cet ordre, trop longtemps entretenue? En décidant de prévenir une telle éventualité, le Gouvernement n'entend pas seulement défendre un principe important , il veut protéger, des périls auxquels j'ai fait allusion, la vie de tous les citoyens. Les lois sont faites pour sauvegarder la liberté et la sécurité de chacun, encore faut-il, pour être efficaces, que ces lois soient respectées.

C'est le devoir des gouvernements de s'opposer aux exigences des ravisseurs, mais il ne fait aucun doute que ce sont les ravisseurs qui ont la vie des otages entre leurs mains. Il faudrait une logique absolument aberrante pour penser autrement. Rien de ce que les Gouvernements du Canada et du Québec ont fait, ou n'ont pas fait, n'excuserait jamais le moindre tort que pourrait subir l'un ou l'autre de ces deux hommes innocents. Ceux qui ont le doigt sur la gâchette, ce sont des membres du FLQ. Rien ne saurait donc justifier le mal qui pourrait être fait à ces deux hommes et, si, par malheur, quelque chose leur arrivait, le Gouvernement pourchassera sans relâche les coupables.

Au cours des douze derniers jours, les Gouvernements du Canada et du Québec se sont constamment consultés. La ligne de conduite qui a été adoptée a reçu l'appui complet des deux gouvernements et des autorités municipales de Montréal. Dans le but de sauver la vie de Monsieur Cross et celle de Monsieur Laporte, nous avons établi un contact indirect avec les ravisseurs.

Les ravisseurs n'ont pas encore accepté notre offre d'un sauf-conduit vers un pays de leur choix en retour de la libération des otages. Ils n'ont pas encore accepté non plus l'offre du Gouvernement du Québec de recommander la libération conditionnelle de cinq détenus éligibles à ce privilège.

Si nous avons offert un sauf-conduit, c'est uniquement parce que M. Cross et M. Laporte pourraient identifier leurs ravisseurs et contribuer à leur éventuelle condamnation. De cette façon, nous éliminons donc les motifs que ces derniers pourraient avoir de faire mourir leurs otages.

Pour survivre, toute société démocratique doit pouvoir se débarrasser du cancer que représente un mouvement révolutionnaire armé, voué à la destruction des fondements mêmes de notre liberté.

Pour cette raison, après avoir examiné la situation, et compte tenu des requêtes du Gouvernement du Québec et de la ville de Montréal, le Gouvernement du Canada a décidé de proclamer la Loi sur les mesures de guerre. Ceci a été fait à 4 heures ce matin, afin de permettre aux autorités de prendre immédiatement les dispositions nécessaires pour tenir en échec tous ceux qui préconisent la violence, ou l'exercent, à des fins politiques.

La Loi sur les mesures de guerre accorde au Gouvernement des pouvoirs très étendus. Elle met aussi en suspens l'application de la Déclaration Canadienne des droits de l'homme. Je peux vous assurer que ce n'est pas de gaieté de coeur que le Gouvernement assume de tels pouvoirs. Il ne s'y est résolu que lorsqu'il est devenu évident que la situation ne pouvait plus être maîtrisée autrement. Les pouvoirs que leur confère la loi sur les mesures de guerre permettront aux gouvernements de parer aux dangers très graves que représentent pour la société les organisations terroristes. Le droit criminel, dans son état actuel, est insuffisant face à l'action du terrorisme systématique.

Par conséquent, il a été accordé à la police certains pouvoirs extraordinaires qui lui permettront de faire un travail de détection plus efficace, et d'éliminer le FLQ ou tout autre groupe préconisant l'usage de la violence à des fins politiques. Ces groupes et l'appartenance à de tels groupes ont été déclarés illégaux. Ces pouvoirs comprennent le droit de procéder sans mandat à des perquisitions ou à des arrestations, de détenir des suspects sans avoir à porter immédiatement contre eux des accusations précises, et de recourir à la détention sans cautionnement.

Ce sont là de très amples pouvoirs, qui ne me sourient pas plus qu'à vous, j'en suis sûr. Mais, sans eux, la police ne pourrait pas avoir raison, de ces individus qui se sont voués au renversement de notre régime démocratique par la violence.

Le Gouvernement est conscient de sa grave responsabilité en intervenant dans l'exercice de certaines libertés, et il répondra de ses actions devant le peuple. D'autre part, il révoquera cette proclamation le plus tôt possible, compte tenu de son obligation de protéger l'État contre l'insurrection.

Comme je l'indiquais à la Chambre des communes ce matin, le gouvernement prévoit un laps de temps suffisant pour déterminer quel devrait être le contenue d'une loi qui conviendrait aux circonstances présentes. J'ai fermement l'intention de discuter avec les chefs les partis de l'Opposition l'opportunité de présenter une loi d'une portée plus restreinte que celle de la loi sur les mesures de guerre. A cet égard, j'ai prié instamment l'Opposition de faire des propositions positives relativement à l'amendement du règlement adopté la nuit dernière. L'inclusion possible de telles propositions dans la nouvelle loi sera prise en sérieuse considération.

Le peuple doit être protégé contre les menées de fanatiques capables de tout, même les crimes les plus odieux, qu'ils tentent de faire passer pour des actes d'héroïsme.

La menace des terroristes du FLQ est tout à fait disproportionnée à leur nombre. Cela tient à ce qu'ils agissent dans la plus totale clandestinité et que nous les savons en possession d'une quantité considérable de dynamite.

Je sais que le fait d'acculer le gouvernement à des mesures d'exception peut devenir un piège tendu à l'État par les extrémistes. C'est une tactique bien connue des mouvements qui tentent de détruire la société par la violence que de pousser les gouvernements à durcir leurs attitudes. Les extrémistes invoquent ensuite ces apparences d'autoritarisme pour justifier une recrudescence de leurs attaques contre les structures sociales. Les décisions que le gouvernement à du prendre ont été prises en réponse au terrorisme. Ce sont les extrémistes qui ont amorcé ce processus; ce sont eux qui ont eu recours à la bombe, au meurtre et à l'enlèvement. Je suis convaincu que le public ne sera pas dupe de cette stratégie.

Pour parer au sérieux danger d'attentats et d'explosion de bombes dans les installations et les édifices publics, le gouvernement du Québec a sollicité la présence des Forces Armées Canadiennes qui prêteront assistance à la police en plusieurs endroits de la province. Dès hier, ces troupes étaient rendues à destination.

Malheureusement, la violence n'est pas étrangère à la décennie qui commence. Le discours inaugurant la présente session du Parlement il y a quelques jours, précisait que nous vivons à une époque de tension profonde. De plus, nous ne devons pas oublier que la violence est souvent le symptôme d'un malaise social aigu. Le gouvernement s'est engagé à présenter un ensemble de projets de loi qui s'attaquera non seulement aux symptômes, mais aussi aux causes des problèmes sociaux qui souvent sont à la source du crime et du désordre - et leur servent d'excuse.

Quant à ceux qui appuient les méthodes du FLQ, pensent-ils sérieusement que l'utilisation de la violence et du crime va valoir une plus grande justice sociale au Québec ? Le terrorisme va-t-il nous aider à réduire le nombre des chômeurs chez nous ? Va-t-il nous donner les ressources nécessaires pour venir en aide à ceux qui sont dans le besoins ? Va-t-il aider les jeunes à jouer pleinement leur rôle ? Poser la question, c'est y répondre. Tout ce que des méthodes comme celles du FLQ peuvent produire, c'est une aggravation, et non une diminution des injustices qui existent chez nous ; c'est une accentuation et non une réduction des maux, comme le chômage et la pauvreté, qui affligent notre peuple.

C'est dans cet esprit que j'avais déclaré à la Chambre des communes, il y a un an, que, pour apporter des changements à la société canadienne, il est absolument injustifié de recourir à la violence, contrairement à ce que prétendent certains esprits sectaires. I1 y a peut-être des lieux dans le monde où la loi est si inflexible et si impitoyable qu'on peut songer à de tels recours. Mais ce n'est pas le cas chez nous. J'ajoutais alors - et je le répète - que ceux qui veulent défier la loi, sans égard aux moyens dont ils disposent pour faire redresser leurs torts et obtenir satisfaction, ceux­là ne seront pas entendus par le Gouvernement.

I1 y a eu trop de violence au pays, au nom de la révolution, depuis quelque douze mois. Nous commençons à en percevoir les conséquences. Ceux qui ont recours à la violence attisent délibérément la haine parmi nous. Et ils le font au moment précis où, pour édifier la société que nous voulons tous, il est impérieux que le pays, oubliant toute animosité, fasse preuve de tolérance et de compréhension. Et pourtant, ceux qui méprisent le cours normal des lois s'exposent à voir les honnêtes gens, dans la colère et la peur, durcir leurs positions et se refuser à tout changement, voire à toute amélioration. Car la peur tend à inhiber l'esprit de tolérance et le sens de la justice.

Le Gouvernement, lui, n'agit pas sous l'effet de la peur. Il agit pour empêcher la peur de se propager. Il agit pour maintenir l'autorité de la loi sans laquelle la liberté n'est plus possible. Il agit pour faire comprendre aux ravisseurs, aux révolutionnaires et aux assassins que, dans ce pays, ce sont les représentants élus du peuple qui font les lois et qui les modifient - et non pas une poignée d'aspirants dictateurs. Car ceux-là qui cherchent à s'emparer du pouvoir par la terreur, si jamais ils y parvenaient, règneraient par la terreur. Le Gouvernement agit donc pour protéger vos libertés et vos vies.

Il agit également pour que M. Cross et M. Laporte soient libérés sains et saufs. C'est au nom de millions de Canadiens que je dis à leurs femmes et à leurs familles courageuses combien profondément nous sympathisons avec elles pendant cet horrible cauchemar. Nos voeux et nos prières les accompagnent.

Le Canada demeure l'un des pays les plus sains et les plus civilisés du monde Si nous savons être fermes, nous aurons tôt fait de venir à bout de la situation présente, et nous pourrons déclarer avec fierté, comme nous l'avons si longtemps fait, que s'il y a place chez nous pour l'opposition et la dissidence, il n'y en a pas pour l 'intimidation et la terreur.

Il arrive rarement dans l'histoire d'un pays que tous les citoyens doivent prendre position sur des problèmes cruciaux. C'est ce qui nous arrive.

Ceux qui ont déclenché cette série d'événements dramatiques l'ont fait dans le dessein de briser notre société et de déchirer notre pays; c'est le contraire qui arrivera, j'en suis sûr. Le résultat de leur action ce sera une société plus forte dans un pays plus uni. Ils voulaient nous diviser, ils auront fait notre union.

Je comprends l'inquiétude de tant de Canadiens. Plusieurs d'entre vous sont bouleversés, et cela s'explique. Je veux vous assurer que les autorités ont la situation en main. Nous faisons tout ce qui doit être fait. Tous les niveaux de gouvernement au pays sont prêts à agir dans l'intérêt du salut public.






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