Discours prononcé

par

Robert Laird Borden

le 18 mai 1917

devant la

Chambre des Communes



J'ai visité huit camps en tout en Angleterre : Shorncliffe, Crowborough, Shoreham, Seaford, Witley, Bramshott, Hastings et une troupe de forestiers canadiens, dans le parc de Windsor. J'y ai trouvé les hommes pleins d'entrain, en excellente condition physique et recevant une excellente et efficace formation militaire ; du moins c'est ce qu'il m'a paru être. J'ai visité les hôpitaux de Grande-Bretagne et de France, et autant que j'ai pu en juger, nos hommes étaient l'objet de toutes les attentions possibles. Je n'ai entendu aucune réclamation de la part des malades à l'exception d'un blessé qui s'est plaint à moi que les Allemands ne se battent pas loyalement, parce que, dit-il " quand les Canadiens sont montés à l'assaut de Vimy, les Allemands se sont sauvés au lieu de se battre comme des hommes. " J'ai cru que c'était pour moi un devoir et même très grand honneur d'employer tous les moments dont j'ai pu disposer à visiter les soldats dans les hôpitaux ; et je n'en ai rencontré que deux parmi ceux qui ont assisté à l'affaire de Vimy qui n'ont pas exprimé par un sourire leur joie d'avoir culbuté les Allemands. Leurs lèvres n'ont pas souri parce que la nature de leurs blessures leur rendait cette manifestation impossible, mais leurs yeux ont exprimé ce que leur bouche mutilée se refusait à raconter.

Que les membres de cette Chambre et le peuple du Canada me permettent de leur dire que la meilleure école de courage et de fidélité au devoir, c'est l'hôpital où l'on rencontre les blessés canadiens. Leur résignation et leur courage sont simplement merveilleux. J'en ai vu qui touchent de près à des membres de cette Assemblée, entre autres le frère d'un de nos collègues et le fils d'un autre député, et je puis assurer ces collègues que ces jeunes soldats étaient fiers et heureux d'avoir pu à l'assaut de Vimy servir leur patrie.

Il y a une chose que je dois mentionner, c'est l'extrême sympathie du peuple anglais envers les troupes canadiennes. J'ai rencontré des citoyens anglais dans les camps, les hôpitaux sans rencontrer des gens venus là dans le but de donner des soins à nos blessés. Les soldats reçoivent avec gratitude les attentions et les marques de bonté de ceux qui les entourent, et je sais que le peuple de ce pays sera également reconnaissant lorsqu'il l'apprendra.

On m'a représenté et on a aussi de temps en temps représenté aux autorités d'Angleterre que nos soldats contractent en Europe l'habitude de boire. J'ai pris à cet égard les renseignements particuliers. J'ai questionné le général Turner, le général Steele, le général Child et le War-office qui s'occupe de ces questions; je ne donnerai pas maintenant lecture de leurs rapports, je les soumettrai plus tard. Qu'il me suffise de lire pour le moment que toutes ces imputations sont à peu près dénuées de fondement. Les soldats canadiens ne sont pas adonnés aux boissons alcooliques. Le général Steele a émis l'opinion, et j'ai en cet officier la plus grande confiance, qu'iil y a moins d'ivrognerie parmi les soldats canadiens que parmi les troupes qui viennent de n'importe quelle autre partie du Royaume-Uni. L'habitude de boire est réduite à sa plus simple expression. Le général Steele m'a dit, je crois que seulement trois hommes sur mille, par semaine, dans le territoire sous son commandement, ont été punis pour ivresse pendant une certaine période; c'est là, je crois, une moyenne très satisfaisante. Le général est d'avis qu'il vaut mieux débiter des liqueurs dans les cantines militaires que de donner aux soldats l'occasion d'aller s'enivrer en ville où les débits de boissons sont faciles à trouver. Quand les soldats vont à la cantine, les règles de la discipline et la surveillance des chefs les y accompagnent.

S'il n'y a pas de buvettes à la cantine et si les hommes vont aux débits publics -- ce que n'est facile à empêcher -- ils ne sont pas sous la même surveillance, et c'est de cela que résulte tous les troubles qui ont ensuite leur écho dans les buvettes des cantines.

Quant à la guerre actuelle prise généralement, -- et je regrette de retenir aussi longtemps la Chambre, mais je parle d'un sujet important, ce qui fait que des matières apparemment sans importance comportent souvent beaucoup d'intérêt -- tout le monde sait qu'il s'est produit des événements importants durant notre séjour en Angleterre. Nous sommes partis presque immédiatement après l'ouverture de la campagne sous-marine, et pendant que nous étions là, les opérations ont été favorables aux alliés sur plusieurs théâtres. Nous avons remporté une victoire importante en Mésopotamie. L'offensive anglaise en France a remporté de grands succès et nos armées ont fait de notables avances. Nos collègues, s'ils veulent bien consulter la carte, verront que le territoire arraché à l'ennemi depuis le commencemeent de cette offensive, n'est qu'une partie bien petite du terrain occupé par les Allemands.

L'écrasante puissance de notre artillerie, dans les combats livrés ce printemps, m'a paru bien supérieure à ce qu'elle était sur la Somme. Il nous reste encore un formidable effort à fournir dans cette guerre: tel est le message que je vous apporte de la Grande-Bretagne et du front.

Mais il nous reste une grande lutte à soutenir, et je ne saurais donner plus de relief à ma pensée qu'en affirmant qu'au début de la campagne de ce printemps, l'Allemagne a mis en campagne 1,000,000 d'hommes de plus que le printemps dernier. Elle est vraiment étonnante l'organisation des effectifs utilisables de cette nation. Si incroyables que soient les actes de barbarie commis par moyens qu'il a employés, on ne saurait révoquer en doute que l'organisation de sa vie nationale lui permet de jeter dans la lutte toute la puissance de la nation.

L'hon. sir SAM HUGHES : Ce million de troupes comprend-il celles de nations autres que l'Allemagne, ou bien les seules troupes allemandes ?

Le très hon. sir ROBERT BORDEN : Les troupes allemandes seules figurent dans ce million. L'Allemagne est parvenue à organiser ses ressources nationales de façon à mettre en campagne, au commencement de la campagne de ce printemps, un million d'hommes de plus qu'au début de la campagne du printemps dernier. Voilà le renseignement qu'on m'a donné et que j'ai le devoir de soumettre à cette Chambre, afin qu'elle puisse bien saisir et comprendre les conditions existant au front. Il importe d'user de modération et de discrétion en pareille matière; mais je ne saurais trop énergiquement affirmer qu'à mon avis, les nations alliées ont encore un grand effort à fournir, si nous voulons obtenir la victoire, et à mes yeux il est inconcevable que la réussite finale ne soit pas assurée. Sans doute, l'incertitude de la situation en Russie a entravé l'effort sur le front oriental, et a permis à l'Allemagne de tenter un plus grand effort sur le front occidental.

Pour contrebalancer ces considérations, il y a le fait qu'une grande nation voisine, apparentée à la nôtre, vient d'entrer en lice du côté des alliés, j'ai nommé les États-Unis d'Amérique. Cet événement important, qui s'est accompli pendant notre absence, aura indubitablement un prodigieux effet non seulement sur l'issue de la guerre, mais encore sur l'avenir du monde. Le fait que les citoyens des États-Unis doivent prendre part à la guerre coude à coude avec les soldats de l'empire, ne saurait qu'exercer une influence des plus favorables sur l'avenir des deux nations. Bien que, par le passé, les relations des deux pays aient été cordiales, depuis nombres d'années, ce mémorable événement contribuera puissamment à oblitérer certains souvenirs, et je le sais, les forces canadiennes au front seront enchantées de combattre côte à côte avec ceux de la grande république voisine. Il y a dans les troupes expéditionnaires canadiennes 9,000 soldats qui désignent comme leurs plus proches parents des citoyens des États-Unis. Je n'affirme pas que tous ces soldats soient venus directement des États-Unis ; il est possible que quelques-uns d'entre eux aient émigré au Canada, laissant de l'autre côté de la frontière, leurs parents ou leur plus proche parenté ; mais 9,000 soldats, indubitablement nés sous le drapeau étoilé, combattent aujourd'hui avec les forces expéditionnaires canadiennes.

Or, bien que les États-Unis se soient rangés aux côtés des alliés, nous ne saurions préciser le moment où l'incroyable puissance de la nation voisine se traduira en effort militaire. Ce ne sera l'oeuvre ni de quelques semaines ni de quelques mois. L'expérience nous l'a appris, à nous, comme au gouvernement anglais, cette participation militaire des États-Unis, ne doit donc pas provoquer le moindre ralentissement de l'effort de l'empire ni de celui des nations alliées.

Arrêtons-nous ici un instant pour dire un mot sur la guerre sous-marine. La gravité de cette campagne n'a peut-être été bien comprise que par ceux qui se sont trouvés en contact intime avec les événements survenus de semaine en semaine, et qui ont pu prendre connaissance des renseignements confidentiels communiqués aux membres du cabinet de guerre impérial.

J'en suis convaincu, il y a dans l'empire assez de détermination, assez d'esprit d'abnégation et de courage pour faire face à cette guerre sous-marine et pour sortir victorieusement de la lutte. Mais je manquerais à mon devoir, si je ne soulignais pas toute la gravité de cette guerre sous-marine. Pour mettre en pleine lumière la confiance que l'Allemagne repose dans cette campagne, qu'il me suffise de dire que pour pouvoir la pousser activement, elle n'a pas reculé devant le danger de la guerre avec les Etats-Unis d'Amérique. Voilà qui indique bien sa conviction que la guerre sous-marine ferait cesser les hostilités, avant que les Etats-Unis eussent réussi à mettre en œuvre toutes leurs ressources dans la lutte. Voilà précisément ce qu'elle tente de faire maintenant. Les pertes de vaisseaux ont été réellement fort graves, et quelques-unes des pertes récentes se sont effectuées dans ces circonstances que je ne saurais mentionner ici, mais qui sont de gravité peu douteuse. L'appel lancé par Lloyd George, sans son grand discours à l'hôtel de ville, le voici: "Ce qu'il nous faut dans cette guerre, ce sont des vaisseaux." Les Allemands croient qu'ils peuvent prolonger la guerre sur le front occidental jusqu'à ce que leur campagne sous-marine ait forcé la Grande-Bretagne à accepter les conditions de paix auxquelles personne de nous aujourd'hui ne voudrait s'arrêter un instant. Comme je l'ai dit, je ne crois pas que l'offensive allemande réussisse, mais il faudra du courage, de la résolution, de l'énergie, de l'abnégation et de l'habileté de la part du Royaume-Uni et de ses dépendances pour la faire échouer.

Je n'ai aucun espoir de voir la guerre se terminer cette année. Toute conjoncture quant à la fin des hostilités est presque vaine. Le succès des efforts de la Russie sur le front oriental, et la rapidité avec laquelle les forces américaines peuvent atteindre le théâtre du conflit, sont de grands facteurs, sinon des facteurs décisifs.

Quant à nos propres efforts dans la présente guerre - et j'aborde ici le sujet de la plus grande gravité avec la parfaite conscience, je l'espère, de la responsabilité qui nous incombe à moi et à mes collègues, bien plus, à tous les membres de ce Parlement, à tous les citoyens de ce pays, -- nous avons au front quatre divisions canadiennes. Il existe, pour les besoins immédiats, des renforts suffisants, mais il est impossible de maintenir l'effectif de quatre divisions sans pourvoir aux besoins futurs. Quelle en sera la conséquence si ces renforts ne sont pas fournis ? De ces quatre divisions, il ne restera bientôt que de quoi en former trois, puis deux, et les nobles efforts faits jusqu'à présent par le Canada ne pourront se maintenir, comme nous le désirons. Nul vrai Canadien ne saurait, s'il se rend compte de tout ce qui est en jeu dans cette guerre, se résoudre à prêter l'oreille avec indulgence ou d'un air sérieux à la proposition de nous relâcher de nos efforts. Les quelques mois qui vont suivre peuvent être décisifs, même si la guerre ne devait pas se terminer cette année. L'Allemagne, cet été, va mettre en mouvement jusqu'à son dernier homme. Qu'avons-nous fait dans cette guerre ? Nous avons envoyé par delà l'Atlantique 326,000 hommes. Avec les réservistes anglais et alliés et les enrôlés de la défense navale, 360,000 hommes au moins ont quitté les rives canadiennes C'est un bel effort, mais il le faut encore plus grand. Jusqu'ici nous n'avons compté que sur l'enrôlement volontaire. J'avais moi-même déclaré au Parlement que le Gouvernement ne se proposait que d'avoir recours au service volontaire. Mais je reviens au Canada avec la conscience de l'extrême gravité de la situation et avec le sentiment d'un sens de notre effort suprême à tenter à cette heure la plus critique de la guerre. Il m'apparaît bien que le volontariat a donné ce qu'il pouvait, malgré mes espérances du début. Autant que j'en puis juger, le Gouvernement a fait son possible. S'il reste encore un moyen de stimuler les enrôlements volontaires, je serais heureux de le connaître. Les citoyens ont généreusement coopéré avec le Gouvernement dans le sens de l'enrôlement volontaire. Hommes et femmes se sont intéressés à remplir les cadres des régiments en formation. Il me semble que tout ce qui était possible a été fait en ce qui concerne l'enrôlement volontaire.

Tous les citoyens se doivent au service militaire pour la défense de leur pays, et ma conviction est que la lutte pour la liberté et l'autonomie canadiennes se fait aujourd'hui sur les champs de bataille de France et de Belgique. Le sort de nos libertés et de nos institutions peut se décider sur un autre sol que le nôtre, et je ne puis m'empêcher de croire que, si la guerre se terminait pour nous par une défaite, le Canada passerait pour toujours sous la domination de militarisme allemand. C'est le moins que l'on puisse prévoir, et je ne crois pas me tromper.

La question maintenant est de savoir à quoi nous sommes obligés. Une grande responsabilité, je le répète, incombe à ceux qui ont dans leurs mains l'administration de la chose publique. Ils mériteraient peu la confiance du pays s'ils cherchaient à se soustraire dans le moment à ce devoir impérieux. Si la cause pour laquelle nous luttons est bien ce que nous croyons qu'elle est, si les choses en jeu dans cette guerre sont bien celles dont nos hommes publics et toute la presse canadienne, ont maintes fois fait mention, il est grand temps, je crois, de faire un appel à l'autorité de l'État pour que ce dernier assure les renforts nécessaires à nos braves soldats qui depuis des mois résistent aux meilleures troupes que l'ennemi leur oppose et se battent en France et en Belgique pour l'avenir du Canada. Quiconque n'a pas vu les positions que nos hommes ont enlevées sur la crête de Vimy, à Courcelette ou ailleurs, ne saurait comprendre la grandeur de la tâche à accomplir ni le courage et les ressources que de tels exploits exigent.

Personne non plus ne saurait se faire une idée des conditions dans lesquelles cette guerre se poursuit. J'ai vu un peu ce qui se passe sur la ligne de feu. Pourtant, je ne suis pas en mesure, je le sens, de me rendre compte de l'horreur de la vie des tranchées, bien que je sois certainement mieux en état de le faire que ceux qui n'ont pas eu l'occasion d'en approcher aussi près que moi. Or, je rapporte un message de la part de nos soldats à la population canadienne: c'est qu'ils ont besoin de notre aide; il faut leur donner notre appui, notre encouragement; il faut leur expédier des renforts. Des milliers de nos soldats ont payé de leur vie la liberté et le salut du Canada. Indépendamment de toutes les autres considérations, la simple reconnaissance devrait grouper derrière eux toutes les forces vives de la nation. Pour moi, j'ai pris l'engagement solennel que notre assistance ne leur fera pas défaut. Or, je me trouverais indigne de la responsabilité qui repose sur mes épaules, si je ne remplissais la promesse solennelle que je leur ai donnée. Je rapporte donc au pays un message de nos soldats qui sont sur la ligne de feu, mais j'en rapporte un aussi de la part des blessés dans les hôpitaux, de ceux qui sont sortis de la bataille mutilés pour la vie. J'ai vu l'un de ces héros qui a eu les jambes amputées jusqu'aux hanches et qui est aussi gai et aussi confiant en l'avenir qu'aucun de ceux qui m'écoutent en ce moment.

Cependant, n'y a-t-il pas encore un autre message qui nous est adressé ? Est-ce que ceux qui sont morts, est-ce que ceux qui sont tombés sur les champs de bataille de France et de Belgique, est-ce que ceux qui ont généreusement sacrifié leur existence, afin que le Canada vive, ne nous crient pas que leur sacrifice ne doit pas être vain ?

Il était de mon devoir de peser toutes ces considérations et j'y ai consacré mon attention la plus sérieuse. La responsabilité que j'assume, je m'en rends parfaitement compte, est des plus graves; mais je ne m'y déroberai pas.

En conséquence, le devoir m'incombe d'annoncer au Parlement que le Gouvernement déposera bientôt un projet de loi destiné à organiser le service obligatoire par classes pour lever les renforts jugés nécessaires afin de maintenir les effectifs de l'armée canadienne au front et lui conserver son rang de troupe de combat de premier ordre dans les forces militaires de l'empire. Le nombre de nouvelles recrues nécessaires ne saurait être de moins de 50,000 et il s'élèvera peut-être à 100,000. Ce projet de loi est en partie élaboré, de sorte que le Parlement en sera saisi aussitôt que les circonstances le permettront.

Lorsque le texte de la proposition sera soumis à la Chambre, j'espère que tous les membres du Parlement l'accepteront en songeant à la grandeur de la cause qui est en jeu dans le conflit actuel, en tenant compte de l'énormité des sacrifices que nous avons déjà faits, du but pour lequel nous avons consenti à ces sacrifices et de notre ferme détermination de faire jusqu'au bout tout notre devoir, quel qu'il puisse être, dans cette guerre mondiale.





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