J'ai visité huit camps en tout en Angleterre : Shorncliffe,
Crowborough, Shoreham, Seaford, Witley, Bramshott, Hastings et
une troupe de forestiers canadiens, dans le parc de Windsor. J'y
ai trouvé les hommes pleins d'entrain, en excellente condition
physique et recevant une excellente et efficace formation militaire ;
du moins c'est ce qu'il m'a paru être. J'ai visité
les hôpitaux de Grande-Bretagne et de France, et autant
que j'ai pu en juger, nos hommes étaient l'objet de toutes
les attentions possibles. Je n'ai entendu aucune réclamation
de la part des malades à l'exception d'un blessé
qui s'est plaint à moi que les Allemands ne se battent
pas loyalement, parce que, dit-il " quand les Canadiens
sont montés à l'assaut de Vimy, les Allemands se
sont sauvés au lieu de se battre comme des hommes. "
J'ai cru que c'était pour moi un devoir et même très
grand honneur d'employer tous les moments dont j'ai pu disposer
à visiter les soldats dans les hôpitaux ; et
je n'en ai rencontré que deux parmi ceux qui ont assisté
à l'affaire de Vimy qui n'ont pas exprimé par un
sourire leur joie d'avoir culbuté les Allemands. Leurs
lèvres n'ont pas souri parce que la nature de leurs blessures
leur rendait cette manifestation impossible, mais leurs yeux ont
exprimé ce que leur bouche mutilée se refusait à
raconter.
Que les membres de cette Chambre et le peuple du Canada me permettent
de leur dire que la meilleure école de courage et de fidélité
au devoir, c'est l'hôpital où l'on rencontre les
blessés canadiens. Leur résignation et leur courage
sont simplement merveilleux. J'en ai vu qui touchent de près
à des membres de cette Assemblée, entre autres le
frère d'un de nos collègues et le fils d'un autre
député, et je puis assurer ces collègues
que ces jeunes soldats étaient fiers et heureux d'avoir
pu à l'assaut de Vimy servir leur patrie.
Il y a une chose que je dois mentionner, c'est l'extrême
sympathie du peuple anglais envers les troupes canadiennes. J'ai
rencontré des citoyens anglais dans les camps, les hôpitaux
sans rencontrer des gens venus là dans le but de donner
des soins à nos blessés. Les soldats reçoivent
avec gratitude les attentions et les marques de bonté de
ceux qui les entourent, et je sais que le peuple de ce pays sera
également reconnaissant lorsqu'il l'apprendra.
On m'a représenté et on a aussi de temps en temps
représenté aux autorités d'Angleterre que
nos soldats contractent en Europe l'habitude de boire. J'ai pris
à cet égard les renseignements particuliers. J'ai
questionné le général Turner, le général
Steele, le général Child et le War-office qui s'occupe
de ces questions; je ne donnerai pas maintenant lecture de leurs
rapports, je les soumettrai plus tard. Qu'il me suffise de lire
pour le moment que toutes ces imputations sont à peu près
dénuées de fondement. Les soldats canadiens ne sont
pas adonnés aux boissons alcooliques. Le général
Steele a émis l'opinion, et j'ai en cet officier la plus
grande confiance, qu'iil y a moins d'ivrognerie parmi les soldats
canadiens que parmi les troupes qui viennent de n'importe quelle
autre partie du Royaume-Uni. L'habitude de boire est réduite
à sa plus simple expression. Le général Steele
m'a dit, je crois que seulement trois hommes sur mille, par semaine,
dans le territoire sous son commandement, ont été
punis pour ivresse pendant une certaine période; c'est
là, je crois, une moyenne très satisfaisante. Le
général est d'avis qu'il vaut mieux débiter
des liqueurs dans les cantines militaires que de donner aux soldats
l'occasion d'aller s'enivrer en ville où les débits
de boissons sont faciles à trouver. Quand les soldats vont
à la cantine, les règles de la discipline et la
surveillance des chefs les y accompagnent.
S'il n'y a pas de buvettes à la cantine et si les hommes
vont aux débits publics -- ce que n'est facile à
empêcher -- ils ne sont pas sous la même surveillance,
et c'est de cela que résulte tous les troubles qui ont
ensuite leur écho dans les buvettes des cantines.
Quant à la guerre actuelle prise généralement,
-- et je regrette de retenir aussi longtemps la Chambre, mais
je parle d'un sujet important, ce qui fait que des matières
apparemment sans importance comportent souvent beaucoup d'intérêt
-- tout le monde sait qu'il s'est produit des événements
importants durant notre séjour en Angleterre. Nous sommes
partis presque immédiatement après l'ouverture de
la campagne sous-marine, et pendant que nous étions là,
les opérations ont été favorables aux alliés
sur plusieurs théâtres. Nous avons remporté
une victoire importante en Mésopotamie. L'offensive anglaise
en France a remporté de grands succès et nos armées
ont fait de notables avances. Nos collègues, s'ils veulent
bien consulter la carte, verront que le territoire arraché
à l'ennemi depuis le commencemeent de cette offensive,
n'est qu'une partie bien petite du terrain occupé par les
Allemands.
L'écrasante puissance de notre artillerie, dans les combats
livrés ce printemps, m'a paru bien supérieure à
ce qu'elle était sur la Somme. Il nous reste encore un
formidable effort à fournir dans cette guerre: tel est
le message que je vous apporte de la Grande-Bretagne et du front.
Mais il nous reste une grande lutte à soutenir, et je ne
saurais donner plus de relief à ma pensée qu'en
affirmant qu'au début de la campagne de ce printemps, l'Allemagne
a mis en campagne 1,000,000 d'hommes de plus que le printemps
dernier. Elle est vraiment étonnante l'organisation des
effectifs utilisables de cette nation. Si incroyables que soient
les actes de barbarie commis par moyens qu'il a employés,
on ne saurait révoquer en doute que l'organisation de sa
vie nationale lui permet de jeter dans la lutte toute la puissance
de la nation.
L'hon. sir SAM HUGHES : Ce million de troupes comprend-il celles
de nations autres que l'Allemagne, ou bien les seules troupes
allemandes ?
Le très hon. sir ROBERT BORDEN : Les troupes allemandes
seules figurent dans ce million. L'Allemagne est parvenue à
organiser ses ressources nationales de façon à mettre
en campagne, au commencement de la campagne de ce printemps, un
million d'hommes de plus qu'au début de la campagne du
printemps dernier. Voilà le renseignement qu'on m'a donné
et que j'ai le devoir de soumettre à cette Chambre, afin
qu'elle puisse bien saisir et comprendre les conditions existant
au front. Il importe d'user de modération et de discrétion
en pareille matière; mais je ne saurais trop énergiquement
affirmer qu'à mon avis, les nations alliées ont
encore un grand effort à fournir, si nous voulons obtenir
la victoire, et à mes yeux il est inconcevable que la réussite
finale ne soit pas assurée. Sans doute, l'incertitude de
la situation en Russie a entravé l'effort sur le front
oriental, et a permis à l'Allemagne de tenter un plus grand
effort sur le front occidental.
Pour contrebalancer ces considérations, il y a le fait
qu'une grande nation voisine, apparentée à la nôtre,
vient d'entrer en lice du côté des alliés,
j'ai nommé les États-Unis d'Amérique. Cet
événement important, qui s'est accompli pendant
notre absence, aura indubitablement un prodigieux effet non seulement
sur l'issue de la guerre, mais encore sur l'avenir du monde. Le
fait que les citoyens des États-Unis doivent prendre part
à la guerre coude à coude avec les soldats de l'empire,
ne saurait qu'exercer une influence des plus favorables sur l'avenir
des deux nations. Bien que, par le passé, les relations
des deux pays aient été cordiales, depuis nombres
d'années, ce mémorable événement contribuera
puissamment à oblitérer certains souvenirs, et je
le sais, les forces canadiennes au front seront enchantées
de combattre côte à côte avec ceux de la grande
république voisine. Il y a dans les troupes expéditionnaires
canadiennes 9,000 soldats qui désignent comme leurs plus
proches parents des citoyens des États-Unis. Je n'affirme
pas que tous ces soldats soient venus directement des États-Unis
; il est possible que quelques-uns d'entre eux aient émigré
au Canada, laissant de l'autre côté de la frontière,
leurs parents ou leur plus proche parenté ; mais 9,000
soldats, indubitablement nés sous le drapeau étoilé,
combattent aujourd'hui avec les forces expéditionnaires
canadiennes.
Or, bien que les États-Unis se soient rangés aux
côtés des alliés, nous ne saurions préciser
le moment où l'incroyable puissance de la nation voisine
se traduira en effort militaire. Ce ne sera l'oeuvre ni de quelques
semaines ni de quelques mois. L'expérience nous l'a appris,
à nous, comme au gouvernement anglais, cette participation
militaire des États-Unis, ne doit donc pas provoquer le
moindre ralentissement de l'effort de l'empire ni de celui des
nations alliées.
Arrêtons-nous ici un instant pour dire un mot sur la guerre
sous-marine. La gravité de cette campagne n'a peut-être
été bien comprise que par ceux qui se sont trouvés
en contact intime avec les événements survenus de
semaine en semaine, et qui ont pu prendre connaissance des renseignements
confidentiels communiqués aux membres du cabinet de guerre
impérial.
J'en suis convaincu, il y a dans l'empire assez de détermination,
assez d'esprit d'abnégation et de courage pour faire face
à cette guerre sous-marine et pour sortir victorieusement
de la lutte. Mais je manquerais à mon devoir, si je ne
soulignais pas toute la gravité de cette guerre sous-marine.
Pour mettre en pleine lumière la confiance que l'Allemagne
repose dans cette campagne, qu'il me suffise de dire que pour
pouvoir la pousser activement, elle n'a pas reculé devant
le danger de la guerre avec les Etats-Unis d'Amérique.
Voilà qui indique bien sa conviction que la guerre sous-marine
ferait cesser les hostilités, avant que les Etats-Unis
eussent réussi à mettre en œuvre toutes leurs
ressources dans la lutte. Voilà précisément
ce qu'elle tente de faire maintenant. Les pertes de vaisseaux
ont été réellement fort graves, et quelques-unes
des pertes récentes se sont effectuées dans ces
circonstances que je ne saurais mentionner ici, mais qui sont
de gravité peu douteuse. L'appel lancé par Lloyd
George, sans son grand discours à l'hôtel de ville,
le voici: "Ce qu'il nous faut dans cette guerre, ce sont
des vaisseaux." Les Allemands croient qu'ils peuvent prolonger
la guerre sur le front occidental jusqu'à ce que leur campagne
sous-marine ait forcé la Grande-Bretagne à accepter
les conditions de paix auxquelles personne de nous aujourd'hui
ne voudrait s'arrêter un instant. Comme je l'ai dit, je
ne crois pas que l'offensive allemande réussisse, mais
il faudra du courage, de la résolution, de l'énergie,
de l'abnégation et de l'habileté de la part du Royaume-Uni
et de ses dépendances pour la faire échouer.
Je n'ai aucun espoir de voir la guerre se terminer cette année.
Toute conjoncture quant à la fin des hostilités
est presque vaine. Le succès des efforts de la Russie sur
le front oriental, et la rapidité avec laquelle les forces
américaines peuvent atteindre le théâtre du
conflit, sont de grands facteurs, sinon des facteurs décisifs.
Quant à nos propres efforts dans la présente guerre
- et j'aborde ici le sujet de la plus grande gravité avec
la parfaite conscience, je l'espère, de la responsabilité
qui nous incombe à moi et à mes collègues,
bien plus, à tous les membres de ce Parlement, à
tous les citoyens de ce pays, -- nous avons au front quatre divisions
canadiennes. Il existe, pour les besoins immédiats, des
renforts suffisants, mais il est impossible de maintenir l'effectif
de quatre divisions sans pourvoir aux besoins futurs. Quelle en
sera la conséquence si ces renforts ne sont pas fournis
? De ces quatre divisions, il ne restera bientôt que de
quoi en former trois, puis deux, et les nobles efforts faits jusqu'à
présent par le Canada ne pourront se maintenir, comme nous
le désirons. Nul vrai Canadien ne saurait, s'il se rend
compte de tout ce qui est en jeu dans cette guerre, se résoudre
à prêter l'oreille avec indulgence ou d'un air sérieux
à la proposition de nous relâcher de nos efforts.
Les quelques mois qui vont suivre peuvent être décisifs,
même si la guerre ne devait pas se terminer cette année.
L'Allemagne, cet été, va mettre en mouvement jusqu'à
son dernier homme. Qu'avons-nous fait dans cette guerre ? Nous
avons envoyé par delà l'Atlantique 326,000 hommes.
Avec les réservistes anglais et alliés et les enrôlés
de la défense navale, 360,000 hommes au moins ont quitté
les rives canadiennes C'est un bel effort, mais il le faut encore
plus grand. Jusqu'ici nous n'avons compté que sur l'enrôlement
volontaire. J'avais moi-même déclaré au Parlement
que le Gouvernement ne se proposait que d'avoir recours au service
volontaire. Mais je reviens au Canada avec la conscience de l'extrême
gravité de la situation et avec le sentiment d'un sens
de notre effort suprême à tenter à cette heure
la plus critique de la guerre. Il m'apparaît bien que le
volontariat a donné ce qu'il pouvait, malgré mes
espérances du début. Autant que j'en puis juger,
le Gouvernement a fait son possible. S'il reste encore un moyen
de stimuler les enrôlements volontaires, je serais heureux
de le connaître. Les citoyens ont généreusement
coopéré avec le Gouvernement dans le sens de l'enrôlement
volontaire. Hommes et femmes se sont intéressés
à remplir les cadres des régiments en formation.
Il me semble que tout ce qui était possible a été
fait en ce qui concerne l'enrôlement volontaire.
Tous les citoyens se doivent au service militaire pour la défense
de leur pays, et ma conviction est que la lutte pour la liberté
et l'autonomie canadiennes se fait aujourd'hui sur les champs
de bataille de France et de Belgique. Le sort de nos libertés
et de nos institutions peut se décider sur un autre sol
que le nôtre, et je ne puis m'empêcher de croire que,
si la guerre se terminait pour nous par une défaite, le
Canada passerait pour toujours sous la domination de militarisme
allemand. C'est le moins que l'on puisse prévoir, et je
ne crois pas me tromper.
La question maintenant est de savoir à quoi nous sommes
obligés. Une grande responsabilité, je le répète,
incombe à ceux qui ont dans leurs mains l'administration
de la chose publique. Ils mériteraient peu la confiance
du pays s'ils cherchaient à se soustraire dans le moment
à ce devoir impérieux. Si la cause pour laquelle
nous luttons est bien ce que nous croyons qu'elle est, si les
choses en jeu dans cette guerre sont bien celles dont nos hommes
publics et toute la presse canadienne, ont maintes fois fait mention,
il est grand temps, je crois, de faire un appel à l'autorité
de l'État pour que ce dernier assure les renforts nécessaires
à nos braves soldats qui depuis des mois résistent
aux meilleures troupes que l'ennemi leur oppose et se battent
en France et en Belgique pour l'avenir du Canada. Quiconque n'a
pas vu les positions que nos hommes ont enlevées sur la
crête de Vimy, à Courcelette ou ailleurs, ne saurait
comprendre la grandeur de la tâche à accomplir ni
le courage et les ressources que de tels exploits exigent.
Personne non plus ne saurait se faire une idée des conditions
dans lesquelles cette guerre se poursuit. J'ai vu un peu ce qui
se passe sur la ligne de feu. Pourtant, je ne suis pas en mesure,
je le sens, de me rendre compte de l'horreur de la vie des tranchées,
bien que je sois certainement mieux en état de le faire
que ceux qui n'ont pas eu l'occasion d'en approcher aussi près
que moi. Or, je rapporte un message de la part de nos soldats
à la population canadienne: c'est qu'ils ont besoin de
notre aide; il faut leur donner notre appui, notre encouragement;
il faut leur expédier des renforts. Des milliers de nos
soldats ont payé de leur vie la liberté et le salut
du Canada. Indépendamment de toutes les autres considérations,
la simple reconnaissance devrait grouper derrière eux toutes
les forces vives de la nation. Pour moi, j'ai pris l'engagement
solennel que notre assistance ne leur fera pas défaut.
Or, je me trouverais indigne de la responsabilité qui repose
sur mes épaules, si je ne remplissais la promesse solennelle
que je leur ai donnée. Je rapporte donc au pays un message
de nos soldats qui sont sur la ligne de feu, mais j'en rapporte
un aussi de la part des blessés dans les hôpitaux,
de ceux qui sont sortis de la bataille mutilés pour la
vie. J'ai vu l'un de ces héros qui a eu les jambes amputées
jusqu'aux hanches et qui est aussi gai et aussi confiant en l'avenir
qu'aucun de ceux qui m'écoutent en ce moment.
Cependant, n'y a-t-il pas encore un autre message qui nous est
adressé ? Est-ce que ceux qui sont morts, est-ce que ceux
qui sont tombés sur les champs de bataille de France et
de Belgique, est-ce que ceux qui ont généreusement
sacrifié leur existence, afin que le Canada vive, ne nous
crient pas que leur sacrifice ne doit pas être vain ?
Il était de mon devoir de peser toutes ces considérations
et j'y ai consacré mon attention la plus sérieuse.
La responsabilité que j'assume, je m'en rends parfaitement
compte, est des plus graves; mais je ne m'y déroberai pas.
En conséquence, le devoir m'incombe d'annoncer au Parlement
que le Gouvernement déposera bientôt un projet de
loi destiné à organiser le service obligatoire par
classes pour lever les renforts jugés nécessaires
afin de maintenir les effectifs de l'armée canadienne au
front et lui conserver son rang de troupe de combat de premier
ordre dans les forces militaires de l'empire. Le nombre de nouvelles
recrues nécessaires ne saurait être de moins de 50,000
et il s'élèvera peut-être à 100,000.
Ce projet de loi est en partie élaboré, de sorte
que le Parlement en sera saisi aussitôt que les circonstances
le permettront.
Lorsque le texte de la proposition sera soumis à la Chambre,
j'espère que tous les membres du Parlement l'accepteront
en songeant à la grandeur de la cause qui est en jeu dans
le conflit actuel, en tenant compte de l'énormité
des sacrifices que nous avons déjà faits, du but
pour lequel nous avons consenti à ces sacrifices et de
notre ferme détermination de faire jusqu'au bout tout notre
devoir, quel qu'il puisse être, dans cette guerre mondiale.