DISCOURS PRONONCÉ

par

WILFRIL LAURIER

le 7 mars 1911

devant la

CHAMBRE DES COMMUNES



Le très hon. sir WILFRID LAURIER (premier ministre) : Monsieur le président, voilà un mois et davantage que mon honorable ami le ministre des Finances (M. Fielding) a déposé sur le bureau de la Chambre le texte de la convention que lui et mon honorable ami et collègue le ministre des Douanes (M. Paterson) avaient conclue avec le président des États-Unis, en vue de la modification du régime des échanges en vigueur depuis de longues années entre nous et nos voisins. Depuis lors, cette convention a été examinée, discutée et annoncée dans la presse canadienne, dans des réunions de corps publics et au Parlement ; et si je ne me méprend du tout au tout sur le sens de l'opinion publique, si je sais interpréter les augures, le programme impliqué dans cette entente a reçu l'approbation, je dirai même l'approbation enthousiaste d'une majorité du peuple canadien. (Exclamations diverses).

Si je ne me trompe, ce que je viens de dire soulève certaines protestations. Je ne m'arrêterai pas, monsieur le président, à discuter la valeur intrinsèque de nos opinions en comparaison de celle des honorables députés de la gauche sur ce point. Rien de ce que je pourrais dire ne changerait leurs vues, j'en suis persuadé, et je me rends parfaitement compte qu'ils vont persister dans cette voie jusqu'au soir de la prochaine élection générale. Je sais bien que ce programme n'a pas été universellement accepté, qu'il a été dans certains quartiers, et je dirai même où l'on s'y serait le moins attendu, l'objet d'une opposition persistante. Il est bien connu qu'il s'est formé dans les villes de Montréal et de Toronto une association dont le but est de faire rejeter cette entente. Je ne saurais m'en plaindre ; ceux qui agissent de la sorte sont parfaitement dans leur droit. Je ne chercherai pas davantage à dissimuler la portée d'un tel mouvement ni l'importance de ceux qui l'ont lancé. Mais même en faisant très large la part de ce double facteur, je persiste à croire qu'il n'y a pas lieu de s'alarmer. Le général Grant raconta dans ses mémoires que, durant la guerre du Mexique, alors qu'il était jeune lieutenant dans l'armée des États-Unis, il se dirigeait un jour à cheval, en compagnie d'un ami, vers la scène des hostilités, quand soudain ils entendirent le plus effroyable hurlement de loups. Son ami lui demanda combien il pensait qu'il s'en trouvait dans la bande, et Grant pour ne pas exagérer fixa approximativement le nombre à vingt. Son ami sourit sans rien dire. Quelques instants après, ils arrivèrent en vue des loups ; ils n'étaient que deux pour faire tout ce bruit. Le général Grant observe qu'il s'est rappelé cet incident plus tard lorsque dans le cours de sa vie il a été témoin du tapage fait par des gens désappointés : jusqu'à ce qu'on eut pris la peine de les compter, ils faisaient toujours l'effet d'être plus nombreux qu'ils n'étaient en réalité. Je crois que ce qui est vrai des États-Unis l'est aussi de notre pays. Des objections que nous avons entendu formuler contre cette convention, les unes me paraissent manquer singulièrement de force ou d'à-propos ; d'autres, au contraire, seraient dignes d'attention, si elles ne se fondaient sur une étrange autant que fausse conception de ce que seront les conséquences de l'établissement d'un tel régime.

Ce qui m'étonne, c'est qu'il ait pu se produire une opposition quelconque. Qui niera que, dans nos relations avec nos voisins, nous ayons atteint ce que tous les partis dans cette Chambre ont cherché depuis quarante ans ? Qui niera que si il y a quarante ans, aux premiers jours de cette Confédération, il y a trente ans, vingt ans ou même quatorze ans, lorsque nous avons pris les rênes de l'administration, il eût été possible d'obtenir un abaissement du tarif américain comme le comporte cette convention, il y aurait eu dans tout le pays beaucoup de joie ? Cela ne se peut nier, monsieur le président ; et la preuve en est que divisés sur toutes les autres questions, les deux partis qui représentent la population de ce pays se sont toujours accordés à penser que les relations qui existaient entre nous et nos voisins faisaient tache sur notre commune civilisation. Il y a cette autre preuve que l'un et l'autre partis ont successivement voyagé dans la poussière des routes qui mènent d'Ottawa à Washington, en vue d'obtenir, s'il était possible, une amélioration de ces rapports. Une meilleure preuve encore, c'est que, en 1878, sir John Macdonald proposant à cette Chambre sa politique nationale, la proposait comme un moyen d'atteindre un but, et ce but c'était d'obtenir tôt ou tard la réciprocité commerciale avec nos voisins. J'ai entendu l'autre jour avec plaisir mon honorable ami le député de Peel (M. Blain) nous dire comment la Politique nationale avait pris naissance. Il a abondamment parlé de tout ; il a tout dit, excepté cette chose, la dernière de toutes, que, dans la pensé de sir John Macdonald, c'était là un moyen tendant à obtenir cette réciprocité de commerce qui jusque-là nous avait été refusée. La mémoire fait défaut à mon honorable ami ; elle fait défaut à ses amis également, et peut-être ne serait-il pas mauvais que je leur rappelle, à eux et à lui la motion de sir John Macdonald, ne serait-ce que pour leur faire voir l'énorme distance qui les sépare aujourd'hui, lui, son parti et se chefs, de ce même parti et des chefs qui le dirigeait alors. Voici quelle a été la motion de sir John Macdonald :

Cette chambre est d'opinion que la prospérité du Canada requiert l'adoption d'une politique nationale qui, par un remaniement judicieux du tarif, favorisera et encouragera les intérêts agricoles, miniers, manufacturiers et autres du Canada ; que cette politique gardera au Canada des milliers de nos compatriotes qui sont maintenant obligés de s'expatrier pour trouver le travail qui leur manque dans leur patrie, rendra la prospérité à nos industries qui luttent et souffrent si péniblement, empêchera la Canada d'être un marché à sacrifice, encouragera, développera et activera notre commerce interprovincial et, tendant à la réciprocité de tarif avec nos voisins dans la mesure requise par le intérêts variés du Canada, aura grandement pour effet de procurer éventuellement à ce pays une réciprocité commerciale.

Telle a été la politique proposée par le parti en 1878 et mise à exécution l'année suivante, en 1879, lorsque le parti conservateur est arrivé au pouvoir à l'aide de cette même politique approuvée par les électeurs. Dans la loi qui donne effet à cette politique, et qui est la loi des douanes de 1879, on trouve, à l'article 6, une offre permanente de réciprocité, ainsi exprimée :

Tous les articles suivants, savoir : les animaux de toute espèce, les fruits verts, le foin, la paille, le son, les graines de toutes sortes, les légumes (y compris les pommes de terre et autres racines), les plantes, arbres et arbrisseau, la houille et le coke, le sel, le houblon, le blé, les pois et fèves, l'orge, le seigle, l'avoine, le maïs, le sarrasin, et tous autres grains, et les farines de blé, de seigle, de maïs et d'avoine, et la farine de tous autres grains, le beurre, le fromage, le poisson (salé ou fumé), le saindoux, le suif, les viandes (fraîches, salées ou fumées), et le bois de service, pourront être importés en Canada francs de droit, ou à un taux de droit moindre que celui prescrit par le présent acte, sur proclamation du gouverneur en conseil, qui pourra être promulguée lorsqu'il apparaîtra à sa satisfaction que les articles identiques du Canada peuvent être importés en franchise aux États-Unis.

Cela se passait en 1879, et nous sommes aujourd'hui en 1911. Ce que l'on recherchait en 1879, voici que nous pouvons l'avoir, et, cependant, il en est qui doutent, qui hésitent, qui vacillent et voudraient biffer de notre histoire trente années d'expectative. On pourrait citer des pages et des pages de discours prononcés par des membres du parti conservateur, dans lesquels le tarif américain a été dénoncé comme injuste, comme déloyal, comme hostile, et aujourd'hui qu'il est en notre pouvoir de mettre fin à cette injustice, à cette déloyauté, à cette hostilité, il se trouve des hommes qui se lèvent contre nous et nous disent : S'il vous plaît, arrêtez-vous et n'allez pas plus loin ; laissez l'injustice se perpétuer, laissez se perpétuer l'hostilité, car c'est de cette injustice et de cette hostilité que dépend l'existence même de la Confédération canadienne....

... Mais je pose de nouveau la question : quelle est la cause du changement d'attitude constaté chez les députés de la gauche ? Cette cause ne saurait être que flatteuse pour le Gouvernement. La raison alléguée, c'est qu'aujourd'hui le Canada est plus prospère que jamais.

Si le Canada était encore dans la situation où nous le trouvâmes à notre avènement au pouvoir en 1896, alors que ses vastes territoires de terres domaniales étaient encore inoccupés et incultes, ses moyens de transport dans l'état le plus rudimentaire, l'industrie dans le marasme, l'agriculture peu lucrative ; si le Canada, dis-je, était encore en pareille situation, on ferait sans doute un cordial accueil à la mesure que nous proposons et l'air retentirait de chants d'allégresse. Mais au lieu de se trouver en pareille posture, le pays est prospère ; de fait, il y règne une merveilleuse prospérité et les députés de la gauche de s'écrier : ``N'allez pas plus loin, croisez-vous les bras et rappelez-vous que le mieux est l'ennemi du bien. Eh bien ! dans quel pays vivons-nous donc ? Que sommes-nous ?...

... Mais nous irons de l'avant avec notre politique. ``Avançons``. Voilà notre politique ; et si elle est mauvaise nous la soumettrons volontiers au jugement du peuple canadien et nous l'exposerons au châtiment qui devrait être réservé à tout homme qui en propose une mauvaise. Notre politique a été, est et sera, aussi longtemps que les électeurs du Canada continueront de nous accorder la confiance qu'ils nous ont témoignée durant quinze ans, de chercher des marchés partout où il est possible d'en trouver. Avant tout nous sommes un peuple agricole, notre richesse principale est la culture des produits de la zone tempérée, les fruits, les céréales et les légumes, et notre gloire - non pas une vaine gloire, mais une gloire qui s'appuie sur une véritable expérience - est, qu'en fait de céréales, de légumes et de fruits nous pouvons, sans exagération, l'emporter sur tout le monde.

A l'extrémité septentrionale de la zone tempérée, nos céréales ont plus de vigueur, nos fruits ont un meilleur parfum, nos légumes sont plus délicats que les produits analogues des autres parties du monde, et quand la concurrence sera libre, quand elle ne sera pas entravée par le tarif, ils remplaceront tous les autres produits sur les tables des gens riches.

Notre but aujourd'hui est d'ouvrir la porte du marché américain, d'ouvrir la porte d'une nation de 90,000,000 d'habitants, qui nous a été fermée pendant cinquante ans, et quand nous sommes submergés par une abondance de sophismes ; on nous dit que si cette convention est appliquée, et si les légumes, les céréales et les fruits du Canada peuvent traverser la frontière et être consommés en franchise par les Américains, ce sera la fin de la Confédération canadienne et que même l'empire britannique chancellera et s'écroulera sur ses bases. ...

... J'ai dit il y a un instant que la convention que nous avons faite a simplement pour but d'obtenir de meilleurs prix pour les produits des agriculteurs du Canada. C'est une proposition si facile à comprendre que je suis surpris de ne pas l'avoir vue mieux accueillie par nos honorables amis de l'opposition. Mais les objections qui sont faites à cette convention ne découlent pas de ce qu'elle renferme ; elles reposent toutes sur des motifs qui y sont étrangers. Le partie conservateur est opposé à cette convention, parce que, nous dit-il, elle produira des conséquences désastreuses pour le pays. J'ai écouté avec soin presque tous les discours qui ont été prononcés dans la Chambre sur cette question et j'ai lu avec une égale attention ceux que je n'ai pas eu l'occasion d'entendre ; aussi je crois pouvoir dire avec raison que les objections qui ont été faites à cette convention peuvent se résumer à quatre. La première est que le commerce abandonnera les voies canadiennes pour suivre les voies américaines. La seconde est que nos ressources naturelles seront détruites. La troisième est que nos industries seront mises en péril, et la quatrième - certainement pas la moindre - c'est que notre autonomie sera perdue et que finalement nous serons absorbés par la république américaine. Je crois avoir assez bien exposé les objections des honorables députés de l'opposition, et la Chambre me permettra sans doute de les discuter.

Prenons la première : l'objection que cette convention va détourner le commerce de voies canadiennes pour le diriger vers les voies américaines. Cette question il faut la discuter en se plaçant à deux points de vue : d'abord à celui des marchandises qui sont expédiées du Canada aux États-Unis pour être transportées en Angleterre, et en second lieu au point de vue des marchandises envoyées du Canada aux États-Unis pour être consommées aux États-Unis. En examinant le premier point qui a trait aux marchandises expédiées du Canada aux États-Unis pour être transportées en Angleterre, en quoi voit-on que la convention puisse nuire au système actuellement en vigueur ? Elle ne le modifie pas d'un iota. Actuellement les marchandises partent du Canada pour être expédiées à Boston, New-York ou un port quelconque d'Amérique sans payer de droits. Les marchandises américaines viennent de la même façon au Canada pour être expédiées à Montréal, Halifax ou Saint-Jean, sans payer de droit. Un chargement de blé peut quitter Winnipeg pour New-York, y être déchargé et transbordé sans qu'il soit exigé de droit. Un chargement de grain peut quitter Minneapolis pour Montréal et être expédié de notre port sans payer de droit. Ceci se passe en vertu des traités de transit qui ont été accordées par un gouvernement à l'autre, et réciproquement, afin de faciliter le transport. Cet état de choses existe depuis environ soixante ans et je n'ai jamais entendu de plaintes alléguant que c'était injuste pour l'un ou l'autre pays. Il fut un temps ou j'étais agacé quand je réfléchissais que cette faculté de transit n'était qu'on acte de bonne volonté de la part des Américains à notre égard. C'est au moment où nous n'avions pas de voies de communication pour atteindre l'océan. Mais maintenant que nous avons une communication non interrompue d'un océan à l'autre, sur le territoire canadien, nous pensons que les États-Unis peuvent supprimer quand ils le voudront la faculté de transit, et que s'ils le faisaient ils en souffriraient plus que nous. Mais, notre situation sous ce rapport est bien garantie, que ce traité soit ou non adopté. ...

... On a aussi soulevé l'objection que cet arrangement était de nature à détruire nos ressources naturelles. Mon honorable ami de Toronto-nord s'est tout particulièrement indigné à ce sujet. Il a fait des frais d'éloquence et a demandé ce que nous avions voulu faire en établissant une commission de conservation de nos ressources naturelles, puis en portant ainsi une main sacrilège sur notre œuvre. Je dois faire observer à mon honorable ami que la commission de conservation des ressources naturelles n'était pas du tout destinée à s'occuper de questions d'économie politique, mais de questions de science physique. L'honorable député nous a dit que notre devoir était de préserver nos ressources naturelles pour nos enfants et les enfants de nos enfants. Mais je lui demanderai de nous dire quel est l'objet de ces ressources naturelles. Le sol, les eaux, les forêts, les minéraux ont été donnés à l'homme par le Créateur pour l'usage de l'homme, et toute les nations civilisées s'en sont servies en conséquence. Pourquoi nos ancêtres ont-ils quitté leurs patries respectives et sont-ils venus en ce pays enlever le patrimoine des Indiens, si ce n'était dans le but de s'emparer des ressources naturelles du pays et de les faire servir à leur avantage.

Les Indiens étaient des gens selon le cœur de mon honorable ami de Toronto-nord : c'étaient de grands conservateurs des richesses naturelles. Ils les conservaient non pas pour eux-mêmes, mais pour leurs enfants et pour les enfants de leurs enfants. Ils n'en faisaient jamais grand usage. Ils habitaient un territoire où le minerai se trouvait en abondance ; cependant, quand nos ancêtres arrivèrent en ce pays, ils constatèrent que les Indiens se servaient d'outils d'os et de pierre. Ils n'avaient jamais cultivé le sol, ils vivaient de chasse et de pêche. Ils passaient leur vie au milieu de forêts immense sans jamais abattre un arbre pour se construire une maison ; le pays qu'ils habitaient était sillonné des plus majestueux cours d'eau de l'univers, mais l'idée ne leur venait jamais de les utiliser pour faire tourner une roue ; jamais même ils ne se servaient de l'eau pour laver. C'étaient donc des gens selon le cœur de l'honorable député de Toronto-nord.

Nos ancêtres, eux, émigrèrent au Canada dans le but de jouir des richesses naturelles du sol ; par malheur, s'ils en ont usé, ils en ont aussi abusé. Le reproche que l'on a à faire au colon blanc, c'est d'avoir usé de ces richesses avec imprévoyance, d'en avoir gaspillé beaucoup plus qu'il n'en a fait servir à son propre avantage. On dit aujourd'hui du cultivateur canadien qu'il ne cultive pas le sol, mais qu'il l'épuise plutôt ; de même on reproche à l'exploitant de nos forêts non pas de couper le bois comme il devrait le faire, mais d'en détruire beaucoup plus qu'il n'en utilise. C'est chose admise, je crois, que dans cette vallée de l'Ottawa, où l'exploitation forestière se pratique depuis un siècle, les exploitants ont gaspillé beaucoup plus de bois qu'il n'en ont sortie des forêts. La commission de conservation n'a pas d'autre but que d'apprendre aux exploitants des forêts, aux cultivateurs et aux autres citoyens à utiliser les richesses naturelles de notre pays. Cette commission, que préside avec tant de talent mon honorable ami de Brandon, rendra donc un service signalé en apprenant à notre population à tirer partie de ces richesses avec assez de prévoyance pour que nous puissions les transmettre à nos fils et à nos petits-fils.

Mais quel rapport cela a-t-il avec la présente convention douanière ? Au dire de mon honorable ami, les Américains vont s'emparer de nos richesses naturelles ; eh bien ! s'ils le font, ce sera en payant. Mais qu'ils le fassent ou ne le fassent pas, que la convention soit ratifiée ou rejetée, on n'en utilisera pas moins les richesses naturelles du pays, et je me plais à espérer qu'on le fera avec plus de prévoyance qu'à l'heure actuelle. Que mon honorable ami de Toronto-nord dissipe ses craintes à ce sujet.

Je passe à une objection plus importante, à la seule qui me paraisse avoir quelque force : c'est que la convention va mettre nos industries en danger. Comment cela ? Cette convention porte surtout sur les produits naturels ; elle ne vise aucun produit manufacturé, sauf les instruments aratoires. En négociant cette convention, nous nous en sommes rigoureusement tenus à la lettre de la résolution adoptée par le parti libéral à sa convention de 1893, alors qu'il se prononçait en faveur de l'établissement d'un régime de réciprocité à l'égard des produits naturels et de certains articles fabriqués, dont la liste avait été dressée après mûre délibération. Pourquoi cette résolution comportait-elle une telle réserve ? Pourquoi avions-nous déclaré en toutes lettres que si nous étions jamais appelés à négocier un régime de réciprocité, celui-ci embrasserait tous les produits naturels, mais ne viserait qu'un certain nombre d'articles manufacturés dont la liste serait dressé avec le plus grand soin ? C'est parce que la réciprocité commerciale à l'égard des produits naturels est bien différente de celle qui se rapporte aux produits manufacturés. C'est pour cela que nous avons agi avec tant de circonspection. Je n'assistais pas à la conférence qui a eu lieu entre les honorables collègues qui siègent à mes côtés et M. Knox, mais pas n'est besoin d'un bien grand effort d'imagination pour supposer qu'ils avaient beaucoup plus d'intérêt à obtenir la réciprocité de commerce à l'égard des produits industriels qu'en matière de produits naturels ; nos négociateurs, toutefois, ne voulurent pas acquiescer à un régime de réciprocité embrassant tous les produits industriels, et exigèrent que la convention douanière ne visât que les seules machines agricoles. Et il en fut ainsi.

En agissant de la sorte, nous ne sommes pas allés aussi loin, je le sais, qu'on aurait voulu en certains quartiers où l'on réclamait l'entrée en franchise des instruments aratoires ; mais nous avons pensé qu'il n'était ni sage ni utile d'aller aussi loin que cela. Et pourquoi ? C'est que les membres du cabinet, qui sont responsables devant le peuple, se rendent compte qu'en matière tarifaire il existe une différence énorme entre les produits manufacturés et les produits naturels. Prescrire un droit ou établir un tarif protecteur est toujours chose facile, mais diminuer ou abolir un droit constitue toujours une tâche épineuse, et cela pour une raison que l'on connaît bien. Il est évident qu'en relevant les droits de douane ou en établissant un tarif protecteur, on crée immédiatement une atmosphère, économique factice, et qu'en obligeant tout à coup les industries nées au sein de cette atmosphère et à la faveur d'un tel tarif, à faire face à l'abolition des droits de douane, on pourrait, en une seule nuit, faire perdre des millions et jeter sur le pavé des milliers d'ouvriers. Voilà pourquoi nous avons agi comme nous avons fait.

Nous avons abordé la négociation de cette convention qu'avec un soin et une circonspection extrêmes. A notre avènement au pouvoir, en 1896, nous avions le même problème à résoudre, il nous fallait tenir compte des mêmes exigences ; aussi avons-nous pris toutes les précautions possibles, tout en faisant bénéficier le public - comme c'était notre devoir - d'une réduction des droits de douane, pour ne pas porter préjudice aux industries déjà établies, et je crois que nous y avons pleinement réussi.

Des VOIX : Très bien ! très bien !

Sir WILFRID LAURIER :  Bien que la réciprocité commerciale avec les États-Unis fût inscrite à notre programme politique, nous avons eu soin de faire en sorte qu'elle ne fît tort à aucune industrie. La seule qui soit atteinte par la convention douanière est celle des machines agricoles ; à l'égard de certaines de ces dernières, les droits sont réduits de 17½ à 15 p. 100, tandis qu'en d'autres cas le droit est réduit de 20 à 15 p. 100. Pour ma part, j'aurais aimé à faire une réduction plus sensible, mais nous avons pensé qu'en agissant de la sorte nous nous montrerions peut-être injustes envers le grand nombre de ceux qui ont placé des capitaux dans cette industrie.

Le Gouvernement n'existe pas uniquement pour les cultivateurs, les industriels ou un groupe quelconque de la population ; sa sollicitude doit s'étendre également aux manufacturiers, aux cultivateurs et à tous les éléments qui composent notre nation.

Des VOIX : Très bien ! très bien !

Sir WILFRID LAURIER : Il ne devrait pas y avoir d'antagonisme entre les diverses classes de la société ; il ne devrait pas exister de rivalité entre les manufacturiers et les cultivateurs. Le manufacturier est le meilleur ami du cultivateur, et le cultivateur est le meilleur ami du manufacturier. Qu'ils se donnent donc la main pour tirer parti de leur occupation respective. Quant à nous, voici quatorze ans que nous gérons les affaires du pays en nous efforçant de faire disparaître les rivalités entre les différentes classes de la société et de faire régner partout l'union et la concorde, nous inspirant sans cesse de cette devise :``Liberté pour chacun, privilèges pour personne.`` Telle a été notre ligne de conduite : nous n'en voulons pas d'autre.

Certains pensent que nous allons inconsidérément ruiner l'industrie et les capitaliste. Les capitalistes sont toujours hésitants : or le chef du Gouvernement et les ministres qui lui prêtent leur concours seraient indignes de la confiance de leurs concitoyens s'ils n'avaient pas toujours soin de veiller à ce que les capitaux placés dans une industrie de ce pays soient à l'abri de tout danger. ...

... Les conservateurs d'il y a un demi-siècle étaient d'une plus rude étoffe. En 1854, le traité négocié par lord Elgin, sous le ministère de Francis Hincks, entraîna aussitôt la prospérité. Dix ans après, ce traité fut dénoncé et remplacé par un tarif protecteur élevé. A ce moment-là, les Canadiens ont-ils faibli ? Ont-ils hésité ? Ont-ils été obligés de nouer des relations plus intimes avec les États-Unis ? Non, en présence de cette conduite, ils ont conçu et établi la Confédération canadienne. ...

... Nous fermons l'oreille à cet avis des âmes timorées, nous préférons suivre l'exemple que nous ont donné les âmes fières d'il y a un demi-siècle. En jetant un coup d'œil sur la situation, loin de partager les lugubres pressentiments relatifs aux conséquences de l'application non pas d'une doctrine nouvelle mais d'une politique ancienne, il me semble découvrir de nombreuses preuves que nos relations avec nos voisins entrent dans une nouvelle phase, et voir luire à l'horizon des jours plus brillants. Une chose est certaine et indéniable, c'est que les relations qui ont existé entre les deux pays depuis un demi-siècle, principalement depuis vingt ans et encore plus pendant les douze dernières années et qui ont presque atteint l'état aigu il y a un an, c'est que ces relations, dis-je, ont été une flétrissure pour la civilisation des deux pays. Elles équivalent presque à une déclaration de rupture des relations commerciales, en tant que les lois peuvent produire cette rupture.

Il est une autre chose incontestable, c'est que celui qui a porté le parti conservateur à l'apogée de sa puissance et de son prestige, celui dont le nom est encore vénéré, bien que son exemple ne soit pas encore imité, sir John A. Macdonald, a regretté et redouté cette situation. Il a fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour la métamorphoser et l'améliorer. A cette fin, il a fait maints sacrifices et c'est dans ce but qu'il a lancé son dernier appel au peuple canadien.

Il y a une autre chose qu'on ne saurait nier, c'est qu'en ce moment les penseurs de la république américaine sont de plus en plus d'avis que la ligne de conduite qu'ils ont suivie depuis un demi-siècle a été mauvaise, qu'elle est égoïste et mesquine, et ils sont prêt à revenir sur leurs pas et à lier avec nous des relations commerciales mutuellement avantageuses. Lorsque nous sommes parvenus à cette étape, il est inconcevable qu'on nous dise que cette politique rétrograde, longtemps mise en pratique par les États-Unis et qu'ils sont à la veille d'abandonner, devrait être la politique du Canada et que nous devrions poser en principe que nous n'aurons pas de rapport commerciaux avec eux. Cela est incroyable et cependant nous avons à plusieurs reprises entendu exprimer cette idée devant la Chambre. On nous dit qu'à moins que cette politique ne soit mise en vigueur, le Canada est exposé à des dangers et on nous prédit l'annexion si nous ne maintenons pas la doctrine de la cessation de nos rapports avec les États-Unis.

L'annexion ! Il fut un jour où une violente agitation en faveur de l'annexion régnait en ce pays, et cette agitation a été enrayé pour la première fois lorsque lord Elgin rapporta de Washington le traité de réciprocité de 1854. Dès lors le désir de l'annexion s'est constamment affaibli, au point qu'on n'en voit plus aucune trace nulle part au Canada.

Autrefois - et c'est un autre point de l'histoire - tous les citoyens américains étaient persuadés que la Confédération canadienne devait un jour former partie de la république. Les récents événements ont prouvé qu'il y a encore aux États-Unis des gens qui nourrissent cet espoir. Mais il y en a aussi qui commencent à comprendre que la république, bien que sa carrière ait été glorieuse, a encore plusieurs problèmes à résoudre, maints périls à affronter ; et plusieurs d'entre eux commencent à se rendre compte que la solution de leurs épineux problèmes serait gravement compliquée, peut-être irrémédiablement compromise si le territoire de la république embrassait une autre étendue de ce pays aussi vaste, habitée par une population moins nombreuse que la leur, ayant aussi des problèmes à résoudre et dont l'union aux États-Unis ne ferait qu'accroître les embarras auxquels la nation américaine doit faire face. Si mon humble voix pouvait se faire entendre d'une extrémité à l'autre du pays et si, sans forfanterie, elle pouvait se faire entendre au-delà de la frontière, je dirais à nos voisins les Américains : Quoique l'idée que le territoire de la république puisse couvrir tout le continent depuis le golfe du Mexique jusqu'à l'océan Arctique soit de nature à flatter votre vanité, souvenez-vous que nous, Canadiens, nous sommes nés sous le drapeau de nos ancêtres, drapeau sous lequel vous avez peut-être été opprimés, mais qui a été et est plus que jamais, pour nous, le symbole de la liberté.

Rappelez-vous que si vous avez fondé une nation en vous séparant de la mère patrie, nous, Canadiens, avons entrepris d'en fonder une sans nous séparer d'elle : rappelez-vous que dans cette tâche nous sommes déjà très avancés ; que nous avons nos institutions, une entité comme peuple, et tout ce qui constitue une patrie, et qu'à cette patrie nous sommes tout autant dévoués que vous l'êtes à la vôtre. Rappelez-vous que le sang qui coule dans nos veines vaut autant que le vôtre ; que si vous êtes un peuple fier, nous le sommes autant que vous, bien que nous ne soyons pas aussi nombreux, et que nous préférerions la mort à la perte de notre existence nationale. Si mes amis les Américains étaient à portée de ma voix je leur dirais : Il y a un spectacle encore plus noble que celui d'un continent uni, un spectacle qui étonnerait le monde par sa nouveauté et sa grandeur, le spectacle de deux peuples vivant l'un à côté de l'autre, sur une frontière de près de 4,000 milles de longueur, frontière à peine visible en plusieurs endroits, sans un canon montrant sa gueule menaçante à l'autre côté de la frontière, sans une forteresse d'un côté ni de l'autre, sans aucun armement, mais vivant en harmonie, dans une confiance mutuelle, et sans aucune autre rivalité qu'une généreuse émulation dans le commerce et les arts de la paix. Au peuple canadien je dirai que s'il nous est possible d'établir des relations de ce genre entre ce peuple jeune et grandissant et la puissante république américaine ; le Canada aura rendu à la vieille Angleterre, la mère de ces nations, et à tout l'empire anglais, un service sans égal dans ses effets immédiats et surtout dans ses conséquences au point de vue de l'avenir.





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