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Du côté de la vie âpre

“Bonheur d'occasion”

par Gabrielle Roy


Roman en deux volumes publié par les Editions Pascal, à Montréal.


Je reviendrai longuement dans quelques semaines à ce roman de Gabrielle Roy: Bonheur d'occasion qui, si l'on consent à traiter de nouveau la littérature avec sérieux, aura un succès aussi important, aussi discret peut-être et aussi bien ancré en profondeur chez nous que l'Ordre de Marcel Arland en obtint en France. Je m'empresse d'ajouter qu'il n'y a pas de ressemblance entre l' Ordre et Bonheur d'occasion au point de vue de la composition du livre, de la nature des personnages et de l'intrigue. Le seul point de comparaison, mais il est net et c'est un bel éloge que je fais là à Gabrielle Roy, réside dans le caractère particulier de la sincérité de l'invention, de l'honnêteté de l'écriture chez Arland et Gabrielle Roy.

Charles Hamel, dont j'aime les articles de critique parce qu'il a un beau tempérament d'écrivain et cette pointe de mauvais caractère nécessaire aux gens intelligents, a très justement remarqué, dans son article sur Gabrielle Roy, que l'auteur de Bonheur d'occasion sait éviter la tentation de se montrer supérieure à ses personnages. Il aurait pu ajouter que c'est précisément en cela qu'elle est une bonne romancière. Comme les créateurs authentiques et sûrs de la psychologie des personnages à qui ils donnent l'existence littéraire, une fois ces personnages posés elle ne les guide pas, elle n'a pas besoin de charger le tableau sur lequel ils évoluent, mais elle est conduite par eux, par la logique de leur caractère. Mauriac a admirablement décrit cette vie qui s'organise en dehors et au-delà de la volonté du romancier dans son roman. Pour arriver à cette hauteur dans la création, il faut beaucoup de simplicité d'esprit et pas mal de talent. L'un et l'autre sont hélas assez rares.

Bonheur d'occasion, a un quartier misérable de Montréal comme cadre. A ce point de vue, le roman de Gabrielle Roy répond bien dans la hiérarchie de notre histoire littéraire, aux Trente arpents de M. Panneton. Dans celui-ci, l'âpreté de la vie paysanne dans l'autre la misère matérielle morale et intellectuelle d'un certain milieu ouvrier. Mais là-dessus il faut s'entendre tout de suite. Il n'y a pas de doute que les circonstances sociales contribuent pour la plus grande part à cette misère, on dirait même, tant il est bien évoqué, que le paysage y ajoute tous les jours un ton plus accentué de grisaille, mais Gabrielle Roy sait partager assez justement la part de responsabilité entre les victimes elle-mêmes et la société pour qu'on ne puisse l'accuser de romantisme social. Elle a une vision populiste des malheurs de la famille Lacasse. Or, on sait que le populisme a libéré dans un sens réaliste la description des milieux populaires de l'exagération romantique.

D'autre part, tout en gardant avec beaucoup de sûreté l'équilibre toujours menacé d'un écrivain objectif, Gabrielle Roy fait preuve d'une conscience sociale comme on n'en a pas vu jusqu'ici à ce degré dans les lettres canadiennes. Elle scrute tous les courants troubles qui agitent cette mare stagnante de souffrances où l'agitation s'est réfugiée dans d'horribles profondeurs.

La pauvreté, la maladie, les illusions morbides, les maigres convictions morales, tous ces maux qui rongent ses malheureux personnages apparaissent bien comme ils sont vraiment: la caricature de ces maladies de luxe, de ces illusions coûteuses et raffinées, de ces passions brillantes du beau monde du cinéma. Mais ici c'est la caricature qui est vraie.

Gabrielle Roy a réfléchi assez longuement sur le mal social pour savoir que la pauvreté n'ennoblit pas ceux qu'elle tient, et que, bien au contraire, elle les abrutit ou bien les rend méchants comme les ambitieux conscients de leur impuissance. Elle est d'ailleurs suffisamment douée au point de vue artistique pour éviter cette faute de facilité qui consiste à donner un rôle moral brillant à ceux que leur misère matérielle ne permet pas de jouer un rôle social brillant. Je ne crois pas qu'elle ait exagéré en décrivant, comme une chose misérable, sans élévation, comme une espèce de ruminement supérieur, la prière de cette malheureuse Rose-Anna, femme de chômeur professionnel et mère d'une portée d'enfants qui continuent à leur façon la tradition du malheur.

Avec un sens du tragique qui est parfaitement approprié à l'époque, l'auteur de Bonheur d'occasion a mêlé les circonstances de la guerre à l'évolution de son intrigue. Il faut scruter assez profondément les détails de l'existence quotidienne dans les quartiers pauvres pour comprendre jusqu'à quel point on peut mobiliser la guerre dans son propre intérêt dans ce monde-là. On en mobilise aussi bien les profits dans une autre classe, et Dieu sait sur quelle échelle, et sans payer l'impôt du sang d'une façon aussi coûteuse que chez les pauvres. Mais, acculés à la guerre pour éviter d'être acculés à la ruine, poussés à s'engager à cause de la solde et des petits bénéfices de toute sorte qu'apporte l'uniforme, les chômeurs de Gabrielle Roy ne se transfigurent pas en héros. Elle a bien saisi par quel biais personnel l'idée de la participation à la guerre pénètre lentement ces populations, elle voit justement la peur et le goût qu'on en a. Petit à petit, cet état anormal de la société devient pour certains de ses personnages un état normal d'existence. Ils se font à cette stabilité temporaire qu'il apporte dans leur vie comme à une chose qui doit toujours durer. On se nourrit un peu mieux, on se loge un peu moins pauvrement, on mange à sa faim, on ose s'aimer avec un peu plus de liberté et d'ostentation, et on entreprend de se marier grâce à la guerre. Mais il faut s'embarquer et c'est à ce moment que Florentine et Emmanuel atteignent à la même valeur humaine que n'importe quel couple d'un autre niveau social qui passe par les mêmes aventures.

Ce sont là des notations de psychologie populiste que l'on trouve chez Gabrielle Roy et qui me semblent très exactes en même temps que très fines. Elle a bien vu par exemple qu'il n'y avait que deux formes d'évasion permises à ceux qui sont pauvres: le grand voyage vers les champs de batailles et, pour ceux qui restent, le déménagement annuel d'une maison sordide, dont ils ne réussissent pas à acquitter le loyer, dans une autre pire encore. Le récit des recherches de Rose-Anna, la mère de Florentine, en quête d'un logis, comprend des pages qui sont parmi les plus intéressantes du livre.

Je reprendrai tout cela dans quelque temps, je voudrais que l'on garde dès aujourd'hui l'impression que le roman de Gabrielle Roy marque un temps nouveau et original dans notre littérature. Cette jeune fille ne pense pas et n'écrit pas comme les autres femmes qui écrivent au Canada. Sa facilité d'expression est peut-être moins grande que celle de plusieurs. Elle traite son sujet d'une façon objective et mâle. Sa langue est sobre et sa poésie est sourde. On sent la volonté et l'effort soutenu derrière cette oeuvre et, chez l'écrivain, une conscience claire de ses moyens et de ses limites. Jamais un auteur Canadien, sauf M. Panneton, ne s'est soumis aussi fidèlement à son sujet. Le talent de Gabrielle Roy me semble fait de l'équilibre de toutes les qualités qui relèvent de l'esprit du tempérament et de la sensibilité. Aucune de ces qualités ne prédomine et elles sont toutes régies par une honnêteté d'esprit qui est la plus sûre garantie, en même temps que la meilleure démonstration de la force intellectuelle.

René Garneau

Source : Le Canada, Montréal, lundi 6 août 1945.

Avec la permission de la Société canadienne du microfilm inc.


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