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Bonheur d'occasion

roman en deux volumes par Gabrielle Roy (1)


L'auteur, qui en est à son début ou presque et ne s'était encore fait connaître que par quelques nouvelles bien brossées qu'elle confiait à la presse hebdomadaire ou mensuelle, possède incontestablement ce qu'il faut de talent, d'aptitude, de psychologie et de moyens d'expression pour écrire du roman. C'est un fait dont l'évidence apparaît dès les trente ou quarante premières pages du tome 1 de l'histoire qu'elle raconte et qui se situe dans l'ambiance très particulière, très subtilement traitée et interprétée ici, du quartier Saint-Henri, l'ancien village de Saint-Henri-des-Tanneries, qui fut aussi juridiquement une ville avant de s'annexer au Grand-Montréal.

Affabulation toute simple, selon une trame qui a déjà servi dans pas mal d'autres romans: la jeune ouvrière qui se laisse abuser par l'homme qu'elle aime, après l'avoir provoqué, tout en prenant envers lui des airs d'indépendance, qui est abandonnée par lui et qui finit par un mariage, apparemment avantageux pour elle dans les circonstances; mais mariage de sa part sans amour, mariage de dépit, avec un homme qui la recherche, d'un sentiment classiquement aveugle. Cela aurait pu s'accommoder tout aussi bien d'un autre milieu que Saint-Henri, mais c'est ce milieu-là, celui d'un gros bourg qui, pour être tombé dans le creuset de la métropole, n'a jamais pour autant perdu son identité propre, que l'auteur, après l'avoir pour le sûr observé de très près et avec une grande acuité de vision et de compréhension, a choisi pour en faire la scène où évoluent ses personnages. Scène assez variée pourtant, qui conduit le lecteur à plusieurs des paliers de la société de Saint-Henri. Et l'on peut dire qu'il y a, comme dans les tragédies du grand siècle, une belle unité de lieu: c'est à peine si les deux principaux personnages, Jean Lévesque, l'ouvrier ambitieux et déjà pas mal parvenu, et Florentine Lacasse gravissent une fois la côte de la rue Atwater et se paient le luxe d'un repas dans un restaurant de la rue Sainte-Catherine.

Le thème pouvait multiplier les occasions de scènes scabreuses, au moins très risquées et osées: il faut reconnaître à l'auteur le mérite d'avoir su le traiter avec une grande délicatesse de touche. Sa manière n'est pas le réalisme cru et choquant. L'ouvrage n'est certes pas à mettre entre les mains de jouvencelles ou de jouvenceaux, mais il n'est pas fait pour offusquer, encore moins scandaliser des gens avertis.

Ceci dit, avant d'aller plus avant dans la voie des compliments, remarquons que les deux tomes -- au delà de cinq cents pages -- de cet ouvrage de début, et début qui paraît vraiment en être un, car l'auteur n'en restera vraisemblablement pas là, auraient gagné gros à se comprimer en un seul. Des pages et des pages de discussion d'ordre politico-social, de palabres plutôt, constamment reprises et recommencées de fil en aiguille, entre deux cokes consommés au comptoir du petit restaurant de la rue Saint-Ambroise ou encore à celui de la place de la gare, voisin du cinéma, sur les causes de la nouvelle grande guerre et de la part que les Canadiens y prennent sur la civilisation et la démocratie, auraient pu se tasser en quelques brèves esquisses, et résumées à larges traits, donner lieu à des raccourcis qui les eussent mis en relief bien plus que les longueurs. Il est vrai que ces mêmes longueurs se condimentent parfois de traits pittoresques, de mots piquants et savoureux, tel qu'il arrive qu'on en capte au hasard de conversations entendues, par exemple, dans le tramway, ce salon roulant où l'on cause encore. Les sentiments du petit peuple en face des problèmes sociaux et de politique nationale et internationale, dont les données lui viennent par les colonnes de nouvelles de la presse, se trouvent exprimés là. L'auteur fait parler ses personnages, les laisse parler plutôt, exactement comme elle les a entendu faire, de façon très objective, sans prendre la moindre part à leurs divergences d'opinions, à leurs dissidences. Un critique dans un journal anglais de Montréal a exprimé l'espoir que ce roman soit traduit. Il est certain que la forme anglaise lui siérait. Ce qui paraît longueurs en français est tout à fait dans le genre du roman tel que le conçoivent les Anglo-Saxons des Etats-Unis ou d'Angleterre. Les cinq cents et quelques pages des deux tomes de Bonheur d'occasion équivalent à peu près, comme volume, aux tomes uniques des interminables romans de Sinclair Lewis, Babbitt, Main Street ou Gideon Planish. C'est moins dans le genre français, à moins que l'on prenne pour modèle les romans-fleuves d'un Jules Romain ou d'un Martin du Gard. Et encore, ce genre roman-fleuve, Georges Duhamel trouve moyen de le pratiquer sans faire tenir à ses personnages des discours qui n'en finissent pas.

Le grand mérite de Gabrielle Roy, c'est d'avoir créé l'ambiance, le climat de Saint-Henri. Sa description de la rue Saint-Ambroise, en bordure du canal de Lachine et le long des voies ferrées est un morceau d'anthologie: “Rien n'est plus tranquille que la rue Saint-Ambroise par les nuits d'hiver. Un passant s'y glisse de temps à autre, attiré par la devanture faiblement illuminée d'une épicerie-restaurant. Une porte s'ouvre, un peu de clarté se répand sur le trottoir enneigé, un bruit de voix perce au loin. Le passant disparaît, la porte claque, et il n'y a plus dans la rue déserte, entre le feu pâle des lampes familiales d'un côté et les sombres murailles qui bordent le canal de l'autre, qu'une grande puissance nocturne.

“Autrefois, c'était ici les confins du faubourg; les dernières maisons de Saint-Henri apparaissent là face à des champs vagues; un air presque limpide, presque agreste flottait autour de leurs pignons simples et de leurs jardinets. De ces bons temps, il n'est resté à la chaussée Saint-Ambroise que deux ou trois grands arbres poussant encore leurs racines sous le ciment du trottoir. Les filatures, les élévateurs à blé, les entrepôts ont surgi devant les maisons de bois, leur dérobant la brise des espaces ouverts, les emmurant lentement, solidement. Elles sont toujours là avec leurs petits balcons de fer forgé, leurs façades paisibles, leur petite musique douce qui s'élève parfois le soir derrière les volets et coule dans le silence comme la voix d'une autre époque: îlots perdus sur lesquels le vent rabat les odeurs de tous les continents. La nuit n'est jamais si froide qu'elle n'arrache à la cité des entrepôts des senteurs de blé moulu, de céréales pulvérisées, d'huile rance, de mélasse, de cacahuètes, de fourrures, de farine blanche et de pins résineux…

“La maison où Jean avait trouvé un petit garni se trouvait immédiatement devant le pont tournant de la rue Saint-Augustin. Elle voyait passer les bateaux plats, les bateaux-citernes dévervant une forte odeur d'huile ou d'essence, les barges à bois, les charbonniers, qui tous lançaient juste à sa porte leurs trois coups de sirène, leur appel au passage, à la liberté, aux grandes eaux libres qu'ils retrouveraient beaucoup plus loin, lorsqu'ils en auraient fini des villes et sentiraient leur carène immergée dans la vague des grands lacs.

“Mais la maison n'était pas seulement sur le chemin des cargos. Elle était aussi sur la route des lignes ferrées, de l'Est et de l'Ouest et des voies maritimes de la grande ville. Elle était sur le chemin des océans, des grands lacs et des prairies.

...“Souvent, en s'éveillant la nuit au milieu de tous ces bruits, Jean avait cru être en voyage, tantôt sur un cargo, tantôt dans un wagon-lit; il avait fermé les yeux et s'était rendormi avec l'agréable impression de fuir, de fuir constamment.”

Et dans cette rue, la présentation qu'elle fait de la maison où chambre Jean Lévesque est magnifique à la fois de concision et de précision:

“Etroite de façade, la maison se présenterait drôlement à la rue; de biais, comme si elle eût voulu amortir tous les chocs qui l'ébranlaient. Ses murs de côté s'écartaient en V. On eût dit un vaisseau balourd dont la proue immobile cherchait à fendre le bruit et les ténèbres.”

De même encre excellente, l'intérieur du restaurant du coin de la rue Saint-Ferdinand.

“Au coin de la rue Saint-Ferdinand, un sanglot de guitare filtra d'une vitrine mal jointe. Il s'approcha de cette devanture embuée, et, entre les cartons-affiches, il aperçut au fond dans un tout petit carré libre, le visage épanoui et rose de la mère Philibert, propriétaire de l'établissement. Elle se tenait derrière le comptoir, juchée sur un haut tabouret et d'une main caressait un chat noir dont la queue battait le bois poli et usé. Des vêtements mouillés, casquettes et gants jetés sur la côte qui servait de pare-étincelles, s'échappait une buée grasse et chaude où tremblaient les visages.

“Jean se rappelle le temps où il travaillait comme fileur lui aussi, où il avait fréquenté le petit restaurant tous les soirs, sauf les jours de paye. Car déjà dans ce temps-là une tradition semblait bien établie: on descendait en groupe au cinéma de la rue Notre-Dame, le samedi soir, et pour le reste de la semaine, on revenait aux jeux de cartes salies, à la musique et aux peu coûteux divertissements que l'on savait trouver chez Emma Philibert...

...“Ce qu'elle en avait vu passer de toutes espèces dans sa boutique depuis que pour faire vivre son mari durant les mauvaises années elle avait acheté ce petit magasin de nananes!”

Et les scènes tragi-comiques des déménagements annuels de gens qui ne changent pas de quartier, car la population ouvrière de Saint-Henri est fidèle à Saint-Henri, mais qui éprouvent le besoin, tous les douze mois, pour des motifs divers, de changer de toit:

“Aux murs des maisons, à droite, à gauche, il distinguait, chaque fois qu'il entrait dans la faible lueur d'une lampe à arc des écriteaux “A Louer”.

“Chez ce peuple instable du faubourg, la crise de déménagement annuel s'annonçait déjà.

“C'est donc que le printemps s'en vient, songea le jeune homme.

“ “A Louer”, il lui apparut que ce n'était pas qu'aux maisons qu'il aurait fallu poser cette affiche. Elle collait aux êtres. A louer leurs bras! A louer leur oisiveté! A louer leurs forces, et leurs pensées surtout, qu'on pouvait dénaturer à souhait, entraîner comme par le vent dans la direction voulue”.

L'auteur reprend cela cinquante pages plus loin:

“De quelque côté qu'elle levât les yeux Rose-Anna apercevait des écriteaux “A Louer”. Une fois par année, il semblait bien que le quartier, parcouru des trains, énervé par les sifflets des locomotives, s'adonnait à la folie du voyage et que, ne pouvant satisfaire autrement son désir d'évasion, il se livrait au déménagement avec une sorte d'abandon contagieux. Deux maisons sur cinq montraient alors leurs écriteaux salis: “A Louer. A Louer. A Louer”!”

Cette répétition de thèmes, qui reviennent comme des leitmotivs, cela paraît être chez Mlle Roy, une manière d'écrire, un procédé. Il peut cependant y avoir abus.

Il serait possible de multiplier encore longtemps les citations de passages particulièrement réussis. Ce que nous en avons donné suffit à faire entendre que le livre de Mlle Roy vaut d'être lu.

Et ce premier roman, qui est en somme une belle réussite, en fait souhaiter et espérer de subséquents.

Albert Alain

(1) Aux Editions Pascal, Montréal.

Source : Le Devoir, Montréal, samedi 15 septembre 1945.

Avec la permission du journal Le Devoir.


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