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Bonheur d'occasion

D'habitude, dans la littérature, l'initiative de la séduction est du ressort de l'homme. C'est lui qui tend les filets et, par des procédés plus ou moins habiles, prépare l'aventure. Dans Bonheur d'occasion, c'est l'inverse qui se produit. Florentine, mise au courant du voyage projeté de sa famille à la campagne, décide de ne pas être de la partie, va relancer Lévesque à l'atelier et l'invite chez elle pour le lendemain après-midi, sans lui dire, bien entendu, qu'elle sera seule à la maison. Là est l'embûche. Comment le jeune homme n'y tomberait-il pas? Seulement, elle a rudement tort d'escompter un lendemain à cette passade. S'il est vrai, selon le mot du poète que “l'amour, c'est un qui souffre, et l'autre qui regarde”, on peut être sûr qu'en l'occurrence, Jean Lévesque ne sera pas celui qui souffre. Aussi n'y va-t-il pas par quatre chemins pour dresser entre elle et lui un obstacle infranchissable.

Le grand silence et la fuite consacrent sa victoire sur la stratégie trop transparente de Florentine. La femme paie toujours, dit-on. Reconnaissons néanmoins qu'ici, abstraction faite pour l'instant des préceptes moraux, l'atteinte portée à l'amour propre de l'homme serait une précieuse fiche de consolation pour une jeune fille plus perspicace et moins sincèrement éprise que Florentine. Et si mortifié qu'il soit d'avoir été dupe, il le serait bien davantage s'il avait affaire à une roublarde assez hardie pour exploiter l'incident.

Il n'en reste pas moins que Florentine, fût-ce pour le bon motif, est une séductrice. Par la promptitude de la décision et l'empressement à y donner suite, elle rend même des points à Julien Sorel. D'autre part, le camp féminin n'ayant fait entendre aucune protestation contre cet épisode, rien ne nous empêche de conclure à sa vérité foncière, ainsi qu'à la caducité des principes qui réglaient, pendant l'ère victorienne, les rapports entre l'homme et la femme.

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Florentine, c'est la grande ligne mélodique ou, si l'on veut, le thème essentiel auquel les autres s'agrègent et qui repose sur un fond symphonique d'une grande richesse. Là frémit la vie, une vie que je dirais intense, mais ce n'est pas la vie qui est intense, c'est l'observation de ses divers aspects qui l'est, c'est la stricte fidélité à la substance des êtres et des choses, c'est la magistrale objectivité de la peinture qui a ce cachet d'intensité.

Pour revenir au père et à la mère de Florentine, leur physionomie et leur caractère sont non seulement traités en profondeur, mais sont aussi rendus avec les fines nuances réfractées à travers les vicissitudes d'une morne existence.

Eugène, qui est morose tant que son gousset est vide, devient un tout autre homme dès qu'il s'est engagé dans l'armée et qu'il jouit de l'indépendance que procure un salaire. Il est fier d'annoncer à sa mère l'allocation qu'elle touchera en conséquence de son enrôlement. Vingt dollars qui ne compensent pas aux yeux de Rose-Anna le risque mortel auquel son fils s'exposera. Vingt dollars, dont le soldat Eugène emprunte la moitié à sa mère la première fois que celle-ci les touche.

La petite Yvonne, mystique et lointaine, comme étrangère à sa famille, en attendant d'entrer en religion. Et le petit Daniel, dont la volonté d'apprendre est si tendue qu'elle atrophie ses cellules cérébrales, ainsi qu'un ampérage trop élevé dévore la vie d'un fusible ( et qu'il finit par en mourir.

Parmi les lieux de rencontre, notons le restaurant des Deux Records, remarquable par les discussions politiques qui s'y déroulent aussi bien que par la verve des disputants. Là règne le propriétaire, Sam Latour, modérateur des enthousiasmes déréglés. Et le restaurant de la mère Philibert, ronde et accorte personne qui sacrifie bon an mal an une partie notable de ses gains aux miséreux qui savent faire vibrer chez elle la corde sensible. C'est le port d'attache d'Alphonse Poirier, âme de vieillard aigri dans un corps d'éphèbe dévoyé.

Au restaurant du 5-10-$1, se fait remarquer Marguerite, dont la sympathie exubérante et gauche rebute Florentine au lieu de la réconforter.

A un palier plus élevé, la famille Létourneau, dont la dignité bourgeoise dissimule mal le dédain pour les pauvres bougres d'en bas, apporte pourtant à ces derniers un principe de relèvement dans la personne d'Emmanuel.

Voilà donc le monde qui évolue autour de Florentine et qui influe sur sa destinée. Ce monde vit dans le même quartier, à proximité d'une gare de triage et d'usines dont les cheminées crachent leur suie sur les logements environnants, recouvrant leur lèpre d'une couche de saleté poisseuse. On a l'impression que certaines passions, secrètes ou affichées, pèsent inexorablement sur les forçats de l'existence qu'abritent ces maisons, ou que des forces inférieures sapent les facultés de relèvement de certains secteurs humains.

Jusqu'ici, notre littérature d'imagination avait décrit ce qu'on peut appeler après Balzac (à moins que ce ne soit Hugo) qui l'applique à Paris, le cerveau de Montréal, et encore de façon bien blafarde, par sa lunette d'observateurs peu avertis ou prévenus. Personne n'avait encore osé braquer son objectif sur le ventre de Montréal. Personne, sauf quelques billettistes du soir ou du matin, à l'aide de verres plus décolorants que colorés.

Gabrielle Roy nous met en présence d'êtres de chair et d'os; elle fait vibrer leurs nerfs et tressaillir leurs muscles. Et cependant, ils ne sont pas que charnels et instinctifs; eux aussi ont une vie intérieure; eux aussi interrogent les événements pour en extraire un sens, cherchent la clef de certaines énigmes et suivent la flamme vacillante d'un idéal.

Il est bien naturel que certains faits les laisse perplexes. Ainsi la paix a été funeste aux Lacasse, et la guerre les ramène au sens de leur dignité. Après Eugène, c'est Azarius lui-même qui s'engage dans les forces de Sa Majesté, et avec les $97 qui, de ce chef, entreront désormais dans la maison, c'est la tranquillité, “la tranquillité qui va t'arriver par la poste, Rose-Anna”. Voilà bien pour ces braves gens le paradoxe brutal: la paix et ses misères, la guerre et ses splendeurs.

Gabrielle Roy n'intervient jamais dans la vie de ses personnages; jamais elle ne les explique autrement que par les paroles propres à leur caractère ou commandées par les circonstances; jamais elle ne songe à affirmer sa supériorité sur le milieu qu'elle dépeint, ou à se dissocier d'un monde qu'elle a su comprendre et aimer. Magnanime autant qu'artiste, elle suit pas à pas les créatures de son imagination et les couve d'une ardente sollicitude, tout en leur laissant l'usage absolu de leur libre arbitre. Peut-être aimerions-nous parfois que leurs réflexions passent dans l'action. Par ailleurs, les cheminements de leur esprit sont si plausibles qu'on se demande si telle ou telle longueur en est vraiment une ou n'est pas plutôt le complément obligé du portrait, du caractère ou du décor, le sillon quasi imperceptible du masque, l'accident banal du paysage, sans lequel le sculpteur ou le peintre n'aurait pas fait vrai.

Faire vrai. La vérité de l'oeuvre d'imagination, en quoi consiste-t-elle? Entre le vrai de l'Odyssée et le vrai des Rougon-Macquart, ou mieux peut-être, entre ces deux conceptions du vrai artistique ou littéraire, où donc réside le vrai véritable? Le baromètre du vrai oscille dans un champ variable selon le climat de chaque époque, et chaque génération tâche de réparer les excès de la précédente, tantôt d'un élan spontané, tantôt par une action réfléchie s'exerçant à coup de manifestes retentissants. Sans vouloir proposer une solution à un problème dont le propre est de rester indéfiniment en suspens, j'ose dire que le traitement du sujet, dans l'oeuvre de Gabrielle Roy, nous donne la sensation aiguë du réel, du vécu au point de nous emporter là où s'agitent et triment les personnages du roman. Critère irrécusable, s'il en est.

Il existe entre les situations et les personnes d'une part, et entre les personnes et le décor d'autre part, une conformité, un équilibre et une homogénéité qui tiennent du prodige. Qu'il s'agisse de rues, de restaurants, d'intérieurs, de problèmes domestiques ou sociaux, de questions économiques ou d'affaires internationales -- il y a de tout cela dans le roman -- l'atmosphère ne subit d'autres variations que celles qui sont propres au récit. Le tableau a beau être sombre, le soleil y fait quand même son apparition. Ses rayons prennent même leur source dans le coeur des infortunés dont nous suivons la caravane. L'auteur ne cherche pas, en nous apitoyant sur leur sort, à jouer sur nos sentiments. Ils franchissent les passes les plus difficiles avec l'espèce de fatalisme inconscient qu'engendre la multiplicité des épreuves. Les alarmes de Rose-Anna sont tempérées par la jovialité débonnaire d'Azarius, et la rencontre des deux états d'âme établit le niveau d'un bonheur relatif.

Les réflexions des personnages sont de la nature du soliloque, et l'auteur y recourt volontiers pour relier une scène à l'autre. L'accent en est invariablement juste. Il en est de même des situations et des dialogues. Ceux-ci et celles-là viennent toujours à propos. Les conversations heurtées de Jean Lévesque et de Florentine; la soirée chez les Létourneau et la déception qui fait place, chez la jeune fille, à l'ivresse qu'elle en attendait, contrairement aux impressions d'Emma Bovary le lendemain du bal de la Vaubyessard; le voyage des Lacasse à la campagne et les aigres propos tenus par la mère de Rose-Anna à sa fille déracinée; la visite de Rose-Anna au comptoir de Florentine, l'embarras momentané de celle-ci, puis l'effusion sans contrainte suivie du régal offert par la fille à sa mère; le désarroi de Florentine devant les conséquences physiques de son acte; le rôle rédempteur d'Emmanuel; l'infirmière Jenny qui, par la douceur de ses procédés, supplante les parents dans l'affection du petit Daniel; le déménagement dans la nuit, autant d'épisodes et de scènes que je me contente de signaler sans pouvoir en rendre la beauté poignante. Il faudrait citer et encore citer.

Rien dans tout cela qui fleure le morceau de bravoure. Chaque épisode jaillit de l'action aussi naturellement que le jour succède à la nuit. Si la devise “laissez-vivre” est belle et féconde dans l'ordre social, elle ne l'est sûrement pas moins chez un romancier. Chez Gabrielle Roy, toutefois, cette discipline ne semble pas une contrainte. Probablement parce qu'elle observe avec des yeux neufs. Pour un peu, je dirais qu'elle porte sur les êtres et les choses un regard d'enfant, tant elle met de bonne foi à nous les dépeindre.

Malgré la différence des thèmes, on a fait un rapprochement entre Gabrielle Roy et Louis Hémon. Or, de toutes les comparaisons établies entre ce dernier et un auteur de chez nous, c'est peut-être la première qui ait toute sa raison d'être. La ferveur contemplative de l'observation, autrement dit, la prédominance des valeurs humaines sur les suggestions littéraires, la profondeur sereine de l'analyse et l'harmonie de l'ensemble sont des traits communs à tous deux.

Mademoiselle Roy nous semble avoir plus que son illustre devancier le souci d'expliquer ses types par le détail matériel, certaines particularités d'attitude, les gestes, le mobilier, le vêtement, la tenue. Les existences s'identifient avec les objets familiers et leur communiquent un peu de leur âme. A certains moments, les choses elles-mêmes parlent, notamment lorsque Emmanuel, promenant son accablement dans les rues de Westmount, médite sur les inconséquences et l'instabilité de la justice humaine.

“La pierre, les grilles de fer forgé, hautaines et froides, les portes de vieux chêne, les lourds heurtoirs de cuivre, le fer, l'acier, le bois, la pierre, le cuivre, l'argent semblaient s'animer peu à peu et semblaient dire d'une voix creuse dans un ricanement léger qui se communiquait aux arbustes, aux haies-émondées, et franchissait la nuit:

“Qu'est-ce que tu oses penser, toi, pauvre être humain! Prétendrais-tu par hasard te mettre à notre niveau? Mais ta vie, c'est ce qu'il y a de meilleur marché sur terre. Nous autres, la pierre, le fer, l'acier, l'or, l'argent, nous sommes ce qui se paye cher et ce qui dure.

-- Mais la vie, la vie d'un homme, insista Emmanuel.

“La vie d'un homme! On n'a jamais calculé ça encore. C'est une chose si petite, si éphémère, si docile, la vie d'un homme.”

Il eût été facile de tomber dans le couplet social. Mais le goût de l'auteur a flairé l'écueil et ce chapitre XI s'achève sur une note profondément humaine. D'ailleurs, quand on songe que deux chapitres tragiques de l'histoire contemporaine servent de toile de fond au roman: la dépression des années 1930 et la seconde guerre mondiale, que chacun interprète à sa façon selon les effets qu'il en a ressentis, on trouve merveilleux que, côtoyant ces deux drames, l'oeuvre consigne leurs répercussions sur les âmes, les relie même l'un à l'autre, mais sans donner le moins du monde dans la prédication ou la controverse. L'auteur reste jalousement sur le plan de l'art, sentant bien que la vie scrupuleusement étudiée et loyalement transposée peut comporter plus de salutaires leçons que maintes exhortations.

Bonheur d'occasion constitue un spécimen de réalisme véritable et sain. Dans leur effort de rajeunissement et leur besoin de sincérité et malgré leur savoir et leur talent sinon leur génie, les auteurs des Soirées de Médan n'ont pas trouvé de formule plus heureuse pour initier leurs lecteurs aux mystères humains dont les artistes aiment à projeter les sombres rayons sur la grisaille du temps.

Le langage du dialogue, supérieur à ce qu'on entend parfois dans les rues de Montréal, est celui du quartier et reflète bien l'esprit qui y règne. L'auteur a su doser dans de justes proportions ce qu'exigent, chacune de leur côté, l'oeuvre du bon parler français et la couleur locale. Quand le terme anglais s'étale librement, on peut être sûr qu'il est solidement implanté dans le milieu étudié par la romancière. D'un autre côté, je me suis demandé pourquoi, dans ses dissertations, Azarius supprime invariablement l'article devant les noms de pays (“France à la ligne Maginot”. . . “J'ai pas grand amour pour Anguelterre”) Cela a été entendu, j'imagine, mais, en l'espèce, ne vaudrait-il pas mieux que la vraisemblable l'emporte sur le vrai?

La division des chapitres est on ne peut plus judicieuse. Le style du récit révèle de l'allant et de l'aisance ainsi que le don de rendre simplement des sentiments, des pensées ou des situations fort complexes. C'est là un trait particulier aux écrivains de race. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, dans cette lecture, de m'attarder à certains passages d'expression plus particulièrement heureuse. Pour citer le mot d'un homme de goût bien connu, les pages qu'on aimerait avoir écrites abondent. Toutefois, parmi les pierres de la plus belle eau s'en glissent d'autres d'une qualité douteuse. On ne m'en voudra pas d'être aussi franc ici que dans ce qui précède, car j'estime rendre de la sorte un service à l'édition canadienne, les faiblesses de construction et les défaillances syntaxiques n'ont pas leur place dans une oeuvre de cette ampleur, de cette richesse et de cette fermeté. Sa présentation matérielle devrait être à l'avenant du fond et des lignes majeures de sa réalisation. A plus forte raison, faudrait-il commencer par en éliminer les coquilles.

Pour tout dire, Bonheur d'occasion me semble se situer très haut, non seulement dans notre littérature canadienne, mais aussi dans la littérature universelle. Et j'ai la ferme conviction que les traductions qu'on en fera sûrement à l'étranger ne délogeront pas l'oeuvre de la position qu'elle s'est d'emblée acquise chez nous.

Dans un autre ordre d'idées, notons que Gabrielle Roy est manitobaine et qu'avec cet ouvrage, le Manitoba français commence à rendre à la province de Québec ce qu'il en a reçu.

Que Mademoiselle Roy reste fidèle à ses voix et elle aura d'autres triomphes.

Louis-Philippe Gagnon

Source : Le Droit, Ottawa, samedi 24 novembre 1945.

Avec la permission du journal Le Droit.


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