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La Vie des Lettres

Rue Deschambault de Gabrielle Roy

par Pierre de Grandpré

J'ai le plus grand respect pour Gabrielle Roy. Elle n'est pas seulement l'un des trois ou quatre romanciers sur lesquels nous pouvons compter pour traduire avec fidélité l'âme et les moeurs de notre pays, elle est elle-même une “nature”. Il n'est, je pense, aucun écrivain de chez nous qui n'ait une aussi authentique vocation d'écrire. De “Bonheur d'occasion” à “Alexandre Chenevert”, et surtout de l'admirable “Petite Poule d'eau” à cette “Rue Deschambault” qui achève de nous conquérir, cette historiographe attendrie des mouvements du coeur chez les petites gens s'est continuellement montrée, en tant que créatrice, d'une parfaite honnêteté. Elle ne dit pas plus qu'elle n'a à dire. Jamais elle ne force le ton. Tout chez elle, et le style même, j'entends ses quelques faiblesses tout autant que ses vertus, naît de l'abondance du coeur.

D'emblée elle s'est placée au-dessus de la virtuosité, des exploits techniques, des imitations laborieuses. L'on sent chez elle le souci de “dire juste”. Et elle y parvient. Elle fait saisir une infinité de nuances, elle émeut. Il est bien peu des récits semi-autobiographiques de “Rue Deschambault” qui ne soient délicatement touchants, qui ne nous atteignent dans quelque repli secret de l'âme. Depuis longtemps je ne puis m'empêcher de voir en notre Gabrielle Roy une soeur lointaine des grandes romancières anglaises, en particulier de la Mary Webb de “Sarn”. Sera-ce une femme, et sera-ce celle-ci, si elle ne s'arrête pas en si bon chemin, qui représentera le mieux l'âme canadienne aux yeux du monde, dans vingt-cinq ans? L'idée ne m'en semble pas absurde.

“Rue Deschambault” en tout cas n'y contredit pas. C'est une suite de récits complets en eux-mêmes, mais dont la juxtaposition se trouve narrer l'enfance et les premières années d'adolescence d'une fillette délicieusement sensible, perspicace, vivant dans un perpétuel état de grâce poétique et douée d'une naïveté qui départage avec une parfaite aisance les valeurs vraies et les fausses.

S'agit-il d'une autobiographie? Au fond, que nous importe qu'il y ait ou non “transformation des souvenirs” par “cette bizarre alchimie du temps” dont nous parle Gabrielle Roy elle-même? Ce que nous savons, c'est qu'aucune enfance n'est plus plausible, plus seyante pour Gabrielle Roy telle que son oeuvre la révèle, que celle de sa “Petite Misère”.

On regrette, à ce propos, que le recueil ne commence pas par le chapitre portant ce titre. L'humour un peu éteint du récit intitulé “Les Deux Nègres” ne méritait pas, semble-t-il, l'honneur de passer en première place. “Petite Misère”, portait véritablement poignant d'une fillette qui a envie de mourir tant elle est désolée, et d'un père qui l'a devinée mais qui ne sait comment réparer les effets du mot malheureux par lequel il a engendré un tel chagrin, eût donné, venant en premier, son plein sens au recueil, de la même façon qu'un titre annonce l'esprit dans lequel il convient d'aborder un texte.

Bonne volonté sentimentale, mais gaucherie à l'exprimer, et mélancolie qui s'ensuit pour les êtres trop sensibles, appelés à une vie plus pleine, voilà le thème général, l'atmosphère dans laquelle baignent la plupart de ces récits. Le père aime les siens et le prouve par ses sacrifices; mais il est loin d'être comme le voisin italien choyant sa femme et “portant l'amour sur son visage comme un soleil”; “Un produit d'Italie, sans doute”, observe, résignée, la maman de Petite Misère.

Petite Misère cherche un peu de vie et d'âme autour d'elle et elle en trouve. Il y a d'abord ces personnages du récit intitulé L'Italienne, le plus cordial et subtilement ému du recueil; il y a cette cousine Georgiana, dont on fait l'impossible “pour empêcher le mariage”. “Il me semble, pense la narratrice, que quelqu'un aurait dû être du côté de Georgianna, à cause de tout cet orgueil dans sa voix quand elle reprenait: “Je l'aime”; il y a l'oncle Majorique, rieur, fantaisiste, curieux du monde et renseigné, qui ne songe pas, lui, en racontant le naufrage du “Titanic”, à blâmer, au nom de la crainte de Dieu, ce que d'autres nomment “la présomption humaine”; et il y a enfin cet extraordinaire visage de la mère vieillissante, à qui il suffit d'un voyage pour reprendre un air de jeune fille et pour “se sentir meilleure”. -- “Moi, dit Petite Misère, j'ai tout de suite comprise ce qu'elle voulait dire quand on quitte les siens, c'est alors qu'on les trouve pour vrai, et on est tout content, on leur veut du bien; on veut aussi s'améliorer soi-même”. Cela est sûrement une de ses “pensées de nuit”, car elle est au delà de son expérience enfantine et “plus vraie que la logique”.

Ces citations suffiront peut-être à indiquer le ton dominant de ces dix-huit récits, dont il faudrait pouvoir parler un à un. Le Puits de Dunrea, qui décrit les réactions de panique des colons PetitsRuthènes pendant un feu de forêt, et où le père de la narratrice explique “comment il s'était mêlé une fois d'interpréter Dieu aux hommes” est le récit le plus vigoureux. “Le chapeau rose” fait songer aux “Vieux” de Daudet. Certains épisodes de “La Tempête” ne sont pas sans évoquer Le Grand Meaulnes ou Sylvie. Ce récit n'en est pas moins avec Les Bijoux qui oppose bien inutilement comme inconciliables deux choses, féminité et féminisme, qui peuvent faire très bon ménage ensemble, avec Wilhelm également et avec Ma tante Thrésina Veilleux ceux de ces portraits sentimentaux qui m'auront laissé la moins forte impression. Ma Coqueluche et surtout La Voix des Etangs, sont au contraire parmi les plus significatifs. Il parlent de la naissance d'une vocation littéraire: “Alors j'ai eu l'idée d'écrire. C'était comme un amour soudain qui, d'un coup, enchaîne un coeur; c'était vraiment un fait aussi simple, aussi naïf que l'amour”. Le morceau s'achève sur des accents à la Marie Noël.

Nous ne sommes pas étonnés d'apprendre que la vocation d'écrire a été la forme qu'a prise, chez Gabrielle Roy jeune, l'éclosion d'une richesse intérieure; ce fut un appel ressemblant à celui de l'amour.

Car en se livrant, en parlant de ses proches, de son Manitoba natal, de sa découverte de la nature et du monde au contact d'étrangers qui lui ont appris la diversité des âmes, en décrivant le milieu prenant mais pauvre de joie et d'indépendance où sa jeunesse rêveuse s'est isolée dans une noble ambition, en avouant et exprimant tout cela, notre chère Gabrielle Roy -- même s'il est vrai que le coeur de “Petite Misère” se noue de craintive sympathie à entendre un être humain dire: “J'aime” -- a su élever un véritable chant d'amour. Ils ne sont pas encore si nombreux dans notre littérature les livres qui marquent une telle rupture de silence, qui se rapprochent autant de cette expression de soi que la littérature peut et doit être quelquefois. Il faudra bien quelque jour, que nous repassions pour y musarder plus à loisir, par cette attachante Rue Deschambault.

Chez Flammarion. A paraître dans quelques jours au Canada, chez Beauchemin.

Source : Le Devoir, Montréal, samedi 8 octobre 1955.

Avec la permission du journal Le Devoir.


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