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Livres de notre temps

Gabrielle Roy puise son inspiration dans ses enfances franco-manitobaines


“Rue Deschambault”, où s'associe la vie rêvée à la vie vécue -- Louis Durand déverse la corne d'abondance des souvenirs trifluviens -- Mme Donoughue fait part de son “Secret Désir”

par Roger Duhamel

Dans un pays où beaucoup d'écrivains se contentent d'un premier succès d'estime et s'en tiennent leur vie durant à de flatteuses promesses d'avenir, le cas de Gabrielle Roy suscite de l'amitié. Cette Franco-Manitobaine très réservée, bien éloignée de toute agitation littéraire, bâtit patiemment son oeuvre, la nourrissant du meilleur d'elle-même, sans jamais céder à des vogues ou à des engouements passagers. Sa probité d'artiste l'oblige à ne pas forcer son talent, à dire avec justesse et retenue ce qu'elle ressent profondément. Peu de romanciers possèdent cette vertu du renoncement à des effets faciles, pour chanter fort, ils risquent de chanter faux.

Gabrielle Roy satisfait alternativement deux penchants de sa nature. Le premier l'entraîne vers le reportage et elle publie Bonheur d'occasion et Alexandre Chenevert, l'un nous offrant une coupe sociologique dans un faubourg populeux de la métropole, l'autre consistant en une tentative heureuse de sondage psychologique. Mais l'auteur ne peut oublier sa jeunesse, les souvenirs du passé se pressent dans sa mémoire, son amour de son coin de pays est toujours demeuré en elle aussi vif; quand elle s'abandonne à cette seconde sollicitation de son tempérament, nous lisons La Petite Poule d'eau et tout récemment paru, Rue Deschambault (Beauchemin, Montréal, 1955).

Il est curieux de noter que cette différence d'inspiration se traduit dans la manière de l'écrivain. Si elle va vers le monde extérieur, si elle entreprend une exploration auprès des êtres qu'elle regarde vivre, elle éprouve le besoin de composer un récit équilibré en ses différentes parties. Ce sont des romans obéissant à toutes les lois du genre. Rien de semblable quand elle nous introduit dans son propre univers. Elle s'y meut sans doute mieux à son aise et se raconte, comme à elle-même et sans ordre, les histoires du temps aboli. Ce sont des récits, souvent très brefs, dont la famille, y compris tous les alliés, forme le cadre moral.

Au début de Rue Deschambault, je lis cet avertissement: “Certaines circonstances de ce récit ont été prises dans la réalité; mais les personnages, et presque tout ce qui leur arrive, sont jeux de l'imagination”. Avouerai-je que cette indication m'a un peu égaré [et a semé] de la confusion chez les lecteurs? Ce que nous accepterions volontiers comme de touchantes évocations du passé, consentons-nous à l'admettre s'il s'agit d'une oeuvre d'art, c'est-à-dire une création gratuite? Cette indétermination, si sensible à certains endroits, constitue sans doute le vice le plus grave de cet ouvrage, si attachant à plusieurs égards.

Je ne veux pas chercher une querelle mesquine à Gabrielle Roy, ni diminuer la qualité de ses dons. En une série de tableaux prestement brossés, elle rappelle certains faits d'une enfance, réelle ou imaginaire, passée dans le rude pays du Manitoba. Comme ces événements minimes touchent de très près à la vie quotidienne, l'auteur ne s'applique pas à boucler chaque nouvelle par un effet saisissant ou imprévu. Chacune se déroule au rythme des jours monotones; rien n'arrive vraiment à un accomplissement précis. Petits espoirs mollement caressés, gros chagrins subis avec résignation, incompréhensions silencieuses dans l'univers clos de la famille , ainsi se tissent nos existences; d'autres viendront après nous, et tout recommencera.

C'est presque un livre de raison, une épopée en grisaille où s'inscrivent les gestes quotidiens. Gabrielle Roy affirme surtout son talent par son don si particulier de l'amitié communicative. Le père et la mère se gagnent aisément notre affection; lui, taciturne, inquiet, incapable d'exprimer les émotions qu'il ressent, elle, dévouée, attentive à tout, un peu vindicative et conservant au fond du coeur, comme un désir inassouvi, le goût des voyages lointains. Tout ce paysage d'âmes se compose de touches légères, à peine perceptibles. A cet égard, les nouvelles intitulées “Les déserteuses” et “Le puits de Dunrea” forment le sommet du livre, encore qu'on trouve dans “Alicia” et “L'Italienne” une justesse, une délicatesse, une pudeur de sentiments rarement atteintes.

Si nous éprouvions auparavant quelque impatience à des notations d'une excessive minutie, Rue Deschambault témoigne d'une plus grande sobriété. Quelques observations rapides suffisent pour fixer un incident, pour évoquer un état d'âme. L'auteur ne s'embarrasse plus de longues descriptions, surchargées de détails inutiles. Elle s'efforce d'aller droit à l'essentiel. Malgré tout, à cause sans doute de la minceur du sujet, je doute que Gabrielle Roy ait écrit ici son meilleur livre; il demeurera sans aucun doute un document irremplaçable pour mieux comprendre et mieux aimer un écrivain sincère et émouvant.

Source : La Patrie, dimanche 6 novembre 1955.

Avec la permission de la Société canadienne du microfilm inc.


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