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Gabrielle Roy, romancière de l'espoir
et de la détresse

par Céline Légaré

“Si, dès les premières minutes, vous savez l’apprivoiser, ça ira tout seul”, m’avait prévenue son éditeur.

Après avoir parcouru les 230 milles qui séparent Montréal de Petite-Rivière-Saint-François, dans le comté de Charlevoix, par une chaleur qui grimpait au rythme du compteur, tout aussi défraîchie que ma voiture, j’arrivai chez Gabrielle Roy, honteuse, moins douée que jamais pour la séduction. C’est elle qui m’apprivoisa.

Cette femme qui fuit les cancans de la presse et la fureur du siècle, cette femme que la célébrité a laissée intacte de simplicité et de frémissement m’a reçue avec une aisance volubile qui m’étonna d’abord chez un être qu’à travers ses livres j’avais cru secret, puis me rassura.

“Je suis constamment partagée entre deux forces qui me tirent dans des sens opposés, l’espoir et la détresse”, me confiera-t-elle plus tard en déplorant tout haut qu’une vie ne suffise pas à se connaître soi-même. Ces deux pôles intérieurs seront du reste le contrepoint de toute son oeuvre.

Visiblement, ce jour-là, elle était en état de grâce, en état d’espérance. Elle paraissait toute menue, légère dans son pantalon en popeline beige et sa chemise cravatée. la cloche en piqué blanc qui emprisonnait ses cheveux accusait son teint cuit, fouetté de grand air qui la faisait ressembler à un petit loup de mer en vacances. Sur ses pas, je fis le tour du domaine: un ravissement et une récompense après les heures à rouler sur le bitume surchauffé.

De la route étroite, la maison se devine derrière une haie de thuyas bien tenue: des murs en bois blanc, percés de fenêtres ourlées de vert. Depuis quinze ans juin ramène fidèlement l’écrivain à cette maisonnette haut perchée sur son plateau, face au Saint-laurent, presque à la hauteur de la pointe sud de l’lle-aux-Coudres, mais Gabrielle Roy, qui se contente d’un appartement à Québec, pendant l’hiver, est moins attachée à son refuge estival qu’au paysage immense qu’il lui offre.

“Je n’aime pas la propriété; il faut posséder le moins possible pour se sentir libre”, dit-elle, rappelant ses longues années d’errance. Après un silence, elle convient que la misère, elle aussi, est une entrave à la liberté.

Très peu propriétaire, Gabrielle Roy voue à la nature qui l’entoure un culte quasi panthéiste. D’un regard, elle sait les humeurs de la montagne qui cerne ce petit village de Charlevoix, village assoupi où l’on ne fabrique plus les goélettes qui charroyaient le bois sur le fleuve, où l’on ne peut plus pêcher l’anguille dans des eaux salies par les usines de la côte de Beaupré. Elle me présente chaque arbre de son bout de terre, décrivant leurs voix quand le vent les agite: voix grave dans les pins et les mélèzes, voix plus flûtée dans les trembles et les bouleaux, ses préférés, dont elle caresse au passage l’écorce blanche, une douceur sous sa main hâlée. le chant des arbres, elle appelle cela joliment la “stéréophonie de la nature”.

Du doigt, elle pointe au loin la voie ferrée où elle va battre la campagne, s’attendrissant devant un nid de pluviers, s’arrêtant au cri d’un goéland. “Pour voir, il faut marcher”, dit-elle, au regret de constater que les piétons sont en voie de disparition. Comme pour ponctuer ses regrets, un motard grimpe notre butte, effarouchant les oiseaux, sans un coup d’oeil pour la marée montante que l’écrivain accueille chaque jour avec des exclamations lyriques parce que, chaque jour, cette eau vivante qui revient vers la terre est à l’image de sa joie à l’éclipse qui, par vagues, finit toujours par lui remonter au coeur. “Il va nous falloir bientôt défendre âprement tout cela”, soupire-t-elle, embrassant d’un ample geste l’air, l’eau, la campagne.

Ce coin de Charlevoix où semble se réfugier ce qui reste de sérénité québécoise est omniprésente dans le dernier livre de Gabrielle Roy. C’est dans cette nature qu’il est né, c’est cette nature qui en est le fil conducteur. Elle en parle.

Cet été qui chantait, la synthèse des saisons passées ici, est un recueil de dix-huit contes de longueurs diverses; quelquefois dans une seule page, j’ai voulu capter un moment d’intensité, de vérité. Il ne s’agit pas de nouvelles, lesquelles sont des histoires indépendantes. Je n’en ai jamais écrit d’ailleurs, quoi qu’on dise, car mes écrits, de la Petite Poule d’eau à la Route d’Altamont, avaient un lien très évident entre eux. J’y viendrai pourtant aux nouvelles, dans un prochain livre.”

Elle s’interrompt soudain: un prochain livre, un autre lancement. Dans ses étranges yeux verts, une protestation. Elle se cabre comme devant une menace: “Toute cette fanfare est-elle bien nécessaire, dites-moi?”

Nous avons abandonné le jardin, ses digitales et ses campanules stoïques à une nuée de petites mouches que la chaleur a rendues guerrières, pour nous réfugier dans la maison. le fleuve monte toujours, à nos pieds, enveloppé au loin d’une vapeur qui habille l’horizon. Il fait très soif et la bière est brutalement fraîche aux lèvres. En se berçant un peu, apaisée, Gabrielle Roy oublie la fanfare.

“Mon livre – Cet été qui chantait sortira la semaine prochaine – est né dans les larmes, au lendemain de la mort de ma soeur, une petite religieuse que le renouveau de l’Eglise avait libérée; c’est pourtant un livre joyeux à l’image de cette femme que j’ai vue éclater en un hymne perpétuel pendant l’été qu’elle passa auprès de moi, ici, à Petite-Rivière.”

Cette soeur aînée, découverte au seuil de la mort - elles avaient vécu longtemps éloignées l’une de l’autre – livrait à l’auteur un précieux enseignement: le bienfait de vieillir et de pouvoir transmuer la douleur en joie, un peu à la manière de Beethoven dont la souffrance a nourri l’allégresse de la IXe Symphonie.

Avec les années, Gabrielle Roy qui, elle, se nourrit de silence, de réflexion, de solitude, devient-elle de plus en plus contemplative dans une oeuvre qui a commencé, il y a 27 ans, par une bouleversante fresque sociale? Dans une oeuvre qui, d’Alexandre Chenevert à Rue Deschambault, de la Petite Poule d’eau à la Montagne secrète, puis à la Rivière sans repos, s’est poursuivie dans un mouvement pendulaire au gré des accès de lucidité et d’idéalisme de la romancière. les historiens de la littérature en jugeront. l’auteur nous explique pourtant sa démarche.

Entre 1939 et 1945, période féconde par excellence qui a marqué son étape montréalaise, lorsque Gabrielle Roy s’installa dans le quartier Saint-Henri pour observer sur place les personnages qui allaient devenir les héros de Bonheur d’occasion, elle exerçait le métier de journaliste; la technique du reportage fut celle qu’elle adopta pour construire son premier roman. Peu à peu, chez elle, la condition humaine prit le pas sur la condition sociale. A-t-elle subi, à son insu, l’influence de Tchékhov, son auteur de prédilection, dont elle apprécie “les silences, les soupirs, la voix feutrée sans éclats pour surprendre la vérité des êtres dans leur pente la plus ordinaire?” Peut-être. Son évolution, en tout cas, n’est pas un désengagement.

Voilà, nous y sommes! Elle s’attendait à ce que nous abordions ce thème de l’engagement de l’écrivain dans le Québec d’aujourd’hui en proie au nationalisme, un mot dépassé à ses yeux et qui a une bien mauvaise réputation d’intolérance, de racisme. “Il faudrait en inventer un autre”, songe-t-elle.

Et pourtant, qui mieux que cette fille de pionniers canadiens-français, qui aurait pu vivre partout également à l’aise au Canada, qui a repris en sens inverse le trajet de ses parents, par choix, par amour pour le Québec, peut éclairer ce débat que les crieurs publics rendent de plus en plus opaque? Elle ne l’évite pas. Elle y a réfléchi.

Dans l’Ouest de son enfance, son père, agent colonisateur du gouvernement, a installé des milliers d’émigrants de tous les coins d’Europe pour défricher la plaine. Imprégnée à la fois de cosmopolitisme et de ferveur française, elle a souvent rêvé à un autre Québec qu’on aurait pu bâtir au Manitoba si les Québécois que la faim a chassés vers la Nouvelle-Angleterre avaient pris plutôt la direction de l’Ouest. Mais on ne récrit pas l’histoire au gré de ses voeux.

Pour Gabrielle Roy, l’engagement est synonyme de liberté, d’intégrité; il ne doit pas se laisser enfermer dans le carcan de l’idéologie, se laisser ballotter par les fluctuations infiniment changeantes de la politique. Autant elle approuve un Thomas Mann, en lutte contre le nazisme, un Soljenytsine exilé dans son propre pays où l’artiste n’a sa place que comme thuriféraire du pouvoir, puis plus loin de nous un Eschyle qui, tout grec qu’il était, célébrait les Perses vaincus, autant Shakespeare et Homère lui paraissent intègres, par-dessus la mêlée des prises de position immédiates.

Sur le Québec actuel, que la révolution tranquille avait soulevé d’un bond formidable et qui, à son avis, est en train de brûler les étapes, Gabrielle Roy jette un regard d’inquiétude. “Il y a des peuples – les Turcs par exemple – qu’on a presque anéantis à vouloir forcer leur destin”, conclut-elle.

Pour une romancière canadienne qui a choisi le français en même temps qu’une province – à un certain moment elle aurait pu bifurquer vers l’anglais –, il y a un autre débat à trancher: celui de la langue de l’écrivain. Bien des artistes de la jeune génération – poètes, dramaturges, chansonniers – ont carrément opté pour le joual.

Gabrielle Roy l’a fait, au début, dans les dialogues de Bonheur d’occasion. “J’ai vite compris que je m’engageais dans une impasse. Il m’a semblé absurde à une époque de communications comme la nôtre, d’être entendue par un nombre de plus en plus restreint de gens. D’autres écrivains comme nous ont connu et solutionné ce problème, de Brecht à Tennessee Williams. Rendre compte d’une certaine réalité? Bien sûr, et j’admire par exemple une Germaine Guévremont qui a ressuscité les plus beaux vieux mots de notre langage. Mais l’art est toujours une transposition. Et puis, il y a deux manières d’être naturel, par le haut et par le has. Nous sommes sans doute naturels à quatre pattes mais tout autant debout, au sommet d’une montagne. Il s’en faudrait de peu pour qu’un Yvon Deschamps hausse le ton: en serait-il moins convaincant? Et Robert Charlebois, dont je n’ai pas compris un mot en l’écoutant à la télévision et qui m’appelle peu après – j’ai cru, un moment, à un plaisantin – pour me parler dans un excellent français, m’oblige à m’interroger. l’effort de sincérité de ces jeunes gens est-il aussi grand qu’ils le prétendent ou ne font-ils qu’exploiter la détresse des Canadiens français? le devoir de ceux qui ont du talent est de hausser ce peuple à moins qu’ils ne cèdent eux-mêmes à leur propre paresse.”

Dans le soleil ardent de cet après-midi d’été, ardemment, Gabrielle Roy parle du métier d’écrire. Nous nous berçons toujours dans l’étroit living envahi de lumière mais les mots de ma célèbre hôtesse bercent mieux que les bonnes vieilles chaises campagnardes.

“On parle beaucoup de service à la société. Un écrivain offre, lui aussi, un service essentiel. Un livre doit apporter plus de connaissance de l’âme humaine, plus de sympathie, plus d’amour, une meilleure conscience aussi mais je préfère ici le mot anglais “awareness”. On bute, bien sûr, sur le scandale de la douleur sans toujours tenir l’explication. Je crois pourtant à la lente évolution des hommes. On a eu raison de tant d’horreurs et je vois qu’on est en train d’abolir la peine de mort. le progrès? Oui, avec de la vigilance pour contenir les abus, pour préserver en nous un peu de l’homme primitif que la civilisation tue à la manière du gouvernement qui fait dévier des rails pour conserver un rayon de 40 milles de solitude aux grues blanches afin de sauver leur aire et, avec elle, l’espèce.”

Aucun auteur de chez nous n’a mieux traduit les rêves des femmes, leur désir d’envol que Gabrielle Roy. A la tête d’une nichée de huit enfants, sa propre mère, conteuse-née qui fut sa première inspiratrice, n’a-t-elle pas conservé toute sa vie ce goût de liberté? Alors, les mouvements de libération, qu’en pense-t- elle? “Beaucoup de bon. Il fallait ouvrir la porte. Que celle-ci laisse passer pêle-mêle les sages et les folles, c’est inévitable. Mais l’opération ne doit pas faire perdre de vue le rôle des femmes pour que le monde ne se détériore pas, un rôle de générosité, d’amour. En amour, pareilles aux femelles de toutes les espèces, elles s’y entendront toujours mieux que les hommes.”

l’amour est arrivé tard à Gabrielle Roy, en 1947, une année faste où tout lui fut donné en même temps: le mariage, le prix Fémina, la Société royale, le départ pour l’Europe, l’immense marché américain du livre. A 37 ans, la gloire happait violemment la naïve petite institutrice du Manitoba. les lauriers n’ont pas cessé de s’accumuler par la suite, du prix du Gouverneur général pour Rue Deschambault, en 1957, au prix David, en 1971, pour l’ensemble de l’oeuvre. Mais à une cadence plus raisonnable.

Elle raconte New York, l’aveuglant baptême de la rampe. la foire. les tirages époustouflants assurés à Bonheur d’occasion par literary Guild of America, par les nombreuses éditions en langues étrangères dont le tchèque et le roumain. A cause des éditions scolaires diffusées dans tout le Canada, c’est la Petite Poule d’eau qui s’approchera le plus de ce record du premier roman, des millions d’exemplaires aux quatre coins du monde à la comptabilité desquels l’auteur a renoncé. Elle raconte New York, la corrida des journalistes. Douze heures pour reviser la traduction américaine The Tin Flute, inférieure à celle que fit ensuite Harry Binsse. New York, ce fut aussi la compagnie Universal qui paya les droits d’adaptation cinématographique de Bonheur d’occasion et n’en fit jamais rien. Qu’en coûterait-il aujourd’hui à nos cinéastes pour racheter les droits avant que Saint-Henri ne disparaisse sous les H.l.M.?

En rentrant de New York au Manitoba, droguée par la célébrité, la jeune femme rencontra ce dont elle avait le plus besoin: une paix, un équilibre, une tendresse. le docteur Marcel Carbotte exerçait à Saint-Boniface après avoir fait ses études à l’université laval. On était au printemps: le mariage eut lieu en août, juste avant le départ pour Paris où il se spécialisait en gynécologie pendant qu’elle reprenait son métier d’écrire.

Est-ce parce que l’amour a été pour l’écrivain un doux fruit de maturité? les amours des jeunes sont malheureuses dans ses livres. Ainsi, Florentine, la pitoyable petite serveuse de son premier roman, et Elsa, l’Esquimaude de la Rivière sans repos, sont des objets vite rejetés par les mâles qui les utilisent. la fièvre des sens, la passion comme celle qui consume l’héroïne d’Anne Hébert, dans Kamouraska, ne sont pas le registre de Gabrielle Roy. Elle a mieux dépeint la tendresse, la compassion qui sont faites d’offrandes et non d’exigences.

“Cet amour-là, dit-elle, tout le monde peut le vivre, de la religieuse qui se penche sur les malades à l’instituteur qui éduque les enfants d’autrui. l’amour libre? Une pointe d’ironie perce dans son sourire. Ça ne veut rien dire du tout. l’amour attache. Depuis quand est-on libre quand on aime?” C’est à ce sujet comme au sujet de l’engagement qu’elle rira de bon coeur sur ce qu’elle appelle avec humour “la pollution des mots”.

Nous avons retrouvé le jardin. Trois heures ont passé, très vite. le fleuve couvre tout à fait la grève maintenant et son odeur de mer – l’eau est déjà salée à Petite-Rivière-Saint-François – parfume le vent. Nous marchons un peu. Madame Roy me parle toujours des hommes, de leur quête tourmentée du bonheur, de quelque chose d’absolu qui s’appelle peut-être Dieu. J’ai abandonné mon carnet de notes. A la fois taquine et méfiante, la romancière demande: “Qu’allez-vous faire maintenant de tous ces propos?”

Ces propos me poursuivent sur la route du retour pour me convaincre que cette femme qui s’est bien défendue contre le clinquant que toute notoriété porte en elle, qui a su mettre de la distance entre elle et les bruits de la ville, sait mieux que quiconque prendre le pouls de notre société. Un pouls quelquefois trop lent, souvent affolé, rarement régulier.

Source : Perspectives-Le Soleil, Québec, 7 octobre 1972.

Avec la permission du journal Le Soleil.


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