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De vieux bonheurs encore tout neufsCES ENFANTS DE MA VIE, par Gabrielle Roy, 216 pages. Stanké, Montréal, 1977. par Réginald Martel DES SOEURS, des frères, des laïcs aussi, des deux sexes ou sans sexe: ils sont des dizaines qui ont traversé nos vies, y laissant le meilleur plutôt que le pire, sans qui en tout cas nous ne serions pas exactement ce que nous sommes. Nous avons oublié leurs noms et leur visages, leurs voix aussi. Je cherche et ne me souviens que de ma première institutrice... Soeur Grégoire-de-Rome, qui au début des années quarante, à l'école Sainte-Thérèse d'Amos, m'apprit une à une les lettres de l'alphabet, qui sont les clés de la connaissance du monde, avec une pédagogie qui devait être plus naturelle qu'apprise, efficace certes. Dans la vie d'un enfant, quel événement que la rencontre de cet étranger, de cette étrangère en costume sévère qui du matin au soir - on ignore alors pourquoi et le savent-ils eux-mêmes? - donnent le savoir et un peu aussi de cette bonne tendresse qui est le lot des familles heureuses! Je pense aussi au déchirement ressenti par ces obscurs héros de nos enfances, quand nous les quittions à jamais, sans même un adieu parfois, sans reconnaissance dite. Le très beau livre de Gabrielle Roy Ces enfants de ma vie, recrée ce temps proche ou lointain où nous n'étions que de petites bêtes incultes, curieuses ou non d'apprendre l'orthographe, l'arithmétique et la sainte religion. La romancière célèbre, quand elle était encore presque une enfant, vingt ans, fut institutrice dans son Manitoba natal. En cinq courts et un très long récits, elle fait revivre cette époque doublement héroïque: pauvreté matérielle, pauvreté intellectuelle d'un milieu ouvert sur seulement la plaine infinie, plus généralement enfermé dans la lutte quotidienne pour la survie. La narratrice a dix-huit ans, elle s'occupe surtout des plus petits, quoique dans certaines écoles il n'y ait qu'une seule classe, où sont réunis les écoliers de la première à la huitième années: Dans ces classes, dans ces écoles, pas de techniques d'enseignement révolutionnaires et surtout pas de gadgets électroniques! Que le rapport si difficile à définir entre une personne et trente personnes. C'est ce rapport humain qu'a retenu Gabrielle Roy, dont elle entretient le lecteur avec une émotion qui ne prétend pas se contenir.
De males magies
Après la liherté de la petite enfance, l'école peut être perçue comme une prison et il est peu sûr qu'après la prison s'ouvrent les chemins de la liberté: toutes les contraintes de la vie adulte, responsabilités morales et matérielles, obligation de gagner sa vie d'une façon qui tue la vie... On devine tout au long de ces pages l'inquiétude de cette très jeune femme, pas tout à fait adulte et qui devine confusément que le passage à la vie adulte est embarrassé de males magies. La narratrice se demande souvent si elle va passer toute sa vie auprès d'enfants qu'elle sait ne pas pouvoir guider toujours; d'enfants qui n'en sont pas vraiment parfois, tellement requis par les travaux de la ferme ou de l'atelier que l'école n'est pour bien des parents qu'un lieu de transit: bref, d'enfants qui n'auront que des miettes d'enfance. Le thème qui traverse tous ces récits, c'est celui de la fragilité: « Je voyais poindre ces minuscules silhouettes dans l'ampleur de la plaine vide et je ressentais profondément la vulnérabilité, la fragilité de l'enfance en ce monde, et que c'est pourtant sur ces frêles épaules que nous faisons porter le poids de nos espoirs déçus et de nos éternels recommencements.» Et quelques lignes plus loin: «... ce qu'il y a sur la terre de plus neuf, de plus délicat, de plus façile aussi à briser. »
Un fossé culturel Est-ce franchise ou est-ce naïveté? La narratrice, décrivant des personnages, adultes ou enfants, si elle hésite à les juger dans leur humanité même, ne manque pas d'attacher une certaine importance à des signes tout extérieurs, propreté, odeurs, comme si la pauvreté n'était digne que vécue dans des vêtements bien javellisés. Je ne dis pas qu'il y a du mépris pour ces Immigrants venus de partout et de nulle part et qui n'ont pas encore acquis l'hygiène obsessive des Américains du Nord; je dis seulement que ces allusions, sans être franchement discriminatoires, sont agaçantes. En sommes-nous exempts nous-mêmes. ici et maintenant? Cet agacement est peu de chose comparé aux richesses contenues dans ces six récits et surtout dans le dernier, De la truite dans l'eau glacée, qui est l'histoire d'un étrange amour, d'où l'érotisme est loin d'être absent, entre l'institutrice et un enfant de treize ans qui devient amoureux d'elle, toujours indompté et peu à peu c'est elle qui doit se conformer aux exigences du garçon, faisant d'anodines folies avec lui dans l'espoir de comprendre ce monde qui est étranger à ce qu'on enseigne dans les écoles normales, monde où des truites dans l'eau froide se laissent caresser, ô mystère, et voici que monte en soi « le plaisir de sentir une sauvage vie confiante au bout de ses doigts. » Ces truites sauvages et libres, cet enfant sauvage et libre, quel puissant parallèle! Où est la vraie vie, dans les livres ou dans la nature et quelle ivresse choisir sans rien perdre de toutes les passions offertes?
La transparence Source : La Presse, 10 septembre 1977. Avec la permission du journal La Presse. | ||||||
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