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Gabrielle Roy et l'institutrice passionnée

par Gilles Marcotte

Ce livre, le onzième de Gabrielle Roy, commence, mine de rien:

“En repassant, comme il m’arrive souvent, ces temps-ci, par mes années de jeune institutrice, dans une école de garçons, en ville, je revis, toujours aussi chargée d’émotion, le matin de la rentrée. J’avais la classe des tout-petits. C’était leur premier pas dans un monde inconnu. À la peur qu’ils en avaient tous plus ou moins, s’ajoutait, chez quelques-uns de mes petits immigrants, le désarroi, en y arrivant, de s’entendre parler dans une langue qui leur était étrangère.”

Ces enfants de ma vie serait donc un livre de souvenirs personnels, un autre morceau de l’autobiographie que Gabrielle Roy poursuit de livre en livre, de Rue Deschambault à La Route d’Altamont. On sait qu’elle fut institutrice dans sa province natale, le Manitoba, avant de s’établir au Québec. On sait également l’intérêt profond qu’elle porte à la “mosaïque canadienne”, à ces immigrants venus des horizons les plus lointains qui viennent tenter chez nous de se faire une vie nouvelle. Les cinq premiers récits du livre sont centrés sur des enfants d’origines différentes: Vincento, l’Italien, terrifié d’avoir à quitter la serre chaude familiale pour un milieu scolaire où personne d’autre que lui ne parle sa langue maternelle; Clair, l'Irlandais, désespéré par une pauvreté qui l’empêche de donner à l’institutrice le cadeau de Noël dont il rêve; Nil, l’Ukrainien, dont le chant bouleverse les coeurs; le Russe Demetrioff, dernier rejeton d’une abondante lignée de petites brutes, et qui tout à coup se met à dessiner des lettres comme si se pressait en lui tout l’héritage calligraphique de sa race; André, le Français, qui doit quitter l’école pour remplacer à la maison, sur une pauvre ferme, le père absent...

Sont-ce là des souvenirs, rien que des souvenirs? Il suffit de lire quelques pages de Ces enfants de ma vie pour s’apercevoir qu’il s’agit de tout autre chose; et non pas seulement de portraits, mais d’une série de petits drames où le personnage de l’institutrice joue un rôle déterminant. Je dis bien personnage, car si, en première instance, la signature du livre et l’emploi de la première personne permettent d’identifier l’institutrice à telle personne réelle qui se nomme Gabrielle Roy, la lecture nous convainc rapidement du peu de pertinence de cette association. La narratrice, ici, est un personnage de plein droit. Peu détaillé, peu décrit dans les cisconstances ordinaires de sa vie: famille, études, logement, intérêts extérieurs au monde de l’enseignement. Mais nous savons d’elle l’essentiel, cette passion qui transforme les marmots de sa classe en êtres de légende, et les porte aux limites extrêmes d’une exaltation partagée. Ce sont bien des histoires d’amour que raconte Gabrielle Roy. Cet amour s’appelle compassion, conviction d’avoir à aider les écoliers à s’armer, comme on dit, pour la vie; mais au-delà de la figure particulière de chaque enfant, au-delà de l’enfant même, il manifeste, chez la jeune institutrice, la puissance d’un désir qui “prenait le coeur, le tournait et retournait, comme l’aurait fait une main, avant de le lâcher, pour un instant, avec ménagement, à l’air libre.”

Les enjeux deviennent plus lourds dans le dernier récit du livre, le plus long aussi, qui s’intitule curieusement “De la truite dans l’eau glacée”. L’institutrice a dix-huit ans; l’écolier, quatorze. C’est une sorte de jeune sauvage qui arrive à l’école à dos de cheval, et dont on raconte qu’il a déjà tenu en échec l’institutrice précédente, à la pointe de son canif. Riche d’ailleurs, à l’opposé des enfants des précédents récits, habitant avec un père oisif et brutal (jeté dans le désespoir par le départ de sa femme, une Indienne) une sorte de château sinistre dans la grande plaine. Comme toujours, la jeune institutrice se lance à l'assaut de cette vie fermée, mais une phrase de son récit nous avertit du sens particulièrement grave qu’elle donne à l’aventure: “Telle était alors ma fièvre, dit-elle, impérieuse comme l’amour, en fait c’était de l’amour, ce passionné besoin que j’eus toute ma vie, que j’ai encore de lutter pour obtenir le meilleur en chacun.” Elle gagne moins Médéric Martin à l’étude, que celui-ci ne la gagne elle-même à son rêve de vie libre, et l’excursion qu’ils font ensemble aux collines du Babcock - oh montagnes secrètes!... - ressemble fort à une ascension initiatique où l’un et l’autre découvriraient le secret d’un amour purifié de toutes contingences. Ne nous attardons pas aux symboles; ils sont nombreux, d’une singulière éloquence, faciles à décrypter. Cette aventure aura son envers: un dîner à la maison du père, où celui-ci fera grossièrement état des relations plus poussées qui pourraient exister entre l’institutrice et son fils. Le retour au village, dans une tempête de neige où les deux jeunes gens se purifient en quelque sorte de la souillure de la maison paternelle, marque la fin de leurs relations. Purifiés, séparés: comme Tristan et Iseult l’étaient, dans la forêt, par l’épée.

Jamais, me semble-t-il, Gabrielle Roy n’a jamais rien écrit d’aussi passionné, d’aussi troublant, que ces récits de la vie apparemment toute sage d’une institutrice manitobaine. De Bonheur d’occasion à Ces enfants de ma vie, que de chemin parcouru, vers le plus secret du coeur!... Il m’est arrivé, autrefois, de regretter que Gabrielle Roy ait quitté la voie du grand réalisme social; elle seule avait pu, dans ce premier roman, mettre en scène, avec l’ampleur exigée, les mouvements essentiels de notre histoire collective. Mais il paraît bien que le temps de cette sorte de réalisme soit définitivement révolu dans notre littérature. Parmi les livres subséquents de Gabrielle Roy, d’une inspiration plus intime, j’accorde une des premières places à Ces enfants de ma vie: c’est un beau livre, chargé d’émotion, qui devrait recevoir du grand public le plus chaleureux accueil.

Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie, Montréal, Stanké.

Source : Le Devoir, 24 septembre 1977.

Avec la permission du journal Le Devoir.


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