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“Ces enfants de ma vie”
Gabrielle Roy dans la plénitude de son art

par Thuong Vuong Riddick

Dernier-né de Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie, présenté comme un livre d’histoires d'enfants (la couverture même peut inciter à cette interprétation), risque d'être considéré comme un simple recueil de portraits “charmants” auquel il convient d'accorder l'intérêt respectueux qui sied à “la grande dame de la littérature québécoise”. Mais pour celui qui suit attentivement l'évolution de l'oeuvre de la romancière, ce dernier livre se présente comme l'un de ses textes les plus achevés. Pour moi, à choisir entre le chef-d'oeuvre consacré (Bonheur d'occasion) si riche et ce dernier, si simple d'apparence, c'est ce dernier que je serais tentée de retenir. Car aux qualités humaines et à la richesse d'observation présentes dans le premier s'ajoute encore, dans le dernier, toute l'expérience acquise depuis, qui permet de filtrer les éléments de l'univers encore “réaliste” et parfois “naturaliste” du début, pour aboutir à la stylisation qui fait l'oeuvre d'art. Mais heureusement les livres d'un écrivain ne s'excluent guère mais se complètent.

D'une composition soignée le livre se présente en chapitres indépendants, détachables au besoin (LE DEVOIR en a publié un extrait), courts d'abord puis de plus en plus longs, créant un rythme qui permet de jouer sur un registre d'émotions variées allant du léger au grave, de l'observation amusée à la joie; puis la douleur de la découverte des êtres. I1 sera même possible de partager le livre en deux versants, l'un “rose” puis l'autre, plus “noir”, parfois tragique. Ces deux aspects se combattent et s'équilibrent en une tension qui maintient l'intensité du récit. Parlant de ces textes, Réginald Martel dans La Presse les décrit déjà en termes de “morceaux choisis”, sans ironie. II s'agit en effet de récits d'une coulée limpide, dans la veine heureuse de La route d'Altamont et La Rivière sans repos où le style de l'auteur semble épouser le récit sans effort, tant à force de maîtrise il a su atteindre le naturel. Ici l'art de Gabrielle Roy s'élève au niveau d'un “classique”, tant dans la construction du récit, le choix des “angles de vue”, les dialogues, les descriptions, les “fondus” des fins de nouvelles... Pour ma part, après avoir suivi les subtilités et les contorsions du “Nouveau Roman” et du “Nouveau Nouveau Roman”, j'ai fini par trouver extraordinaire un écrivain qui ose encore “raconter des histoires” bien construites et absolument compréhensibles, en toute innocence.

Loin d'être un livre de “bibliothèque rose” Ces enfants de ma vie fait retrouver la réalité économique et sociale des premières années de la Grande Dépression, dure pour tous, plus dure encore pour les immigrants italiens, russes, ukrainiens et autres précairement campés dans ces nouveaux territoires de l'Ouest. Immigrante moi-même, j'ai déjà été sensible à cette dimension particulière des romans de Gabrielle Roy qui a toujours su faire vivre dans son univers des êtres venus de tous les coins de l'horizon et leur apporter une sympathie attentive, les enveloppant de cette compassion qui la caractérise. En ceci nous retrouvons les qualités qui font de la romancière un auteur universel. C'est aussi un plaisir de voir évoquer dans ses romans l'est avec Montréal, son “nord” encore chargé de mythe, la région de Charlevoix, le Grand Nord des Esquimaux et des Indiens, l’Ouest et sa grande plaine, le lac Winnipeg, les petites collines, l'île de la petite poule d'eau... Dans le dernier recueil nous retrouvons de nouveau l'étrange beauté de la plaine évoquée au rythme des quatre saisons de ce pays.

La réalité économique et sociale, âpre pour l'homme, l'est doublement pour la femme qui est décrite ici comme assumant, outre le travail extérieur ou à domicile, l'entretien de la maison et des enfants, et ce durant les grossesses innombrables et les accouchements douloureux. Certes Gabrielle Roy n'est pas aussi radicalement “fëministe” que l'auraient souhaité les femmes d'aujourd'hui, et une lecture “moderne”, dans cette perspective, montre qu'elle associe encore trop exclusivement la femme au rôle de la mère qui occupe la place centrale dans son oeuvre. Mais déjà la mère est, dans cet univers, celle qui travaille pour apporter l'instruction (La Petite poule d'eau), et dans le dernier livre le rôle principal est accordé à la narratrice institutrice, cette autre vierge mère, dispensatrice du Savoir, seul moyen de salut dans le contexte, et donc instrument de changement dans la société. Oeuvre privilégiée, Ces enfants de ma vie met en communication les multiples mondes présentés successivement et séparément dans les livres qui ont précédé. En effet. jusqu'ici la critique a pu constater un certain fossé entre les grandes oeuvres à préoccupations sociales (Bonheur d'occasion), morales, philosophiques (Alexandre Chenevert), esthétiques (La Montagne secrète) et les récits à saveur “autobiographique” (La Petite poule d'eau, La Route d’Altamont, Rue Deschambault) et les autres récits divers où se manifeste l'intérêt pour les différentes ethnies (La rivière sans repos, Un jardin au bout du monde) ou la pure célébration lyrique de la nature et des bêtes (Cet été qui chantait). Ici il sera possible de constater que la réalité sociale et économique du monde extérieur fait irruption dans l'univers particulier de la mère et de l'enfance. Réalisme et poésie se conjuguent dans ces pages où au détour des épisodes parfois dramatiques jaillissent souvent des étincelles de beauté: beauté des enfants au sourire si doux, aux yeux encore hantés de rêves, beauté des échanges de regards et des gestes. La dernière nouvelle pourrait se décrire comme un ballet, étrange pas de deux...

Quant à la passion pour l'art, la hantise pour une certaine perfection, elle s'incarne, non plus abstraite comme dans La Montagne secrète, mais concrètement dans le personnage de l'institutrice qui cherche à obtenir le meilleur de chacun. Faisant la part du bien et du mal, l'artiste restitue ici êtres et choses dans leur dimension “innocente”. Je parle ici de l'innocence du poète telle que le conçoit Giraudoux, pour qui l'innocent est celui qui ne condamne point, pour qui la vie est à la fois un mystère et une clarté totale. Et la vision de la vie que nous offre Gabrielle Roy est une vision préservée par la tendresse.

II ne s'agit pas ici simplement de “bons” sentiments faciles et mièvres. Jusqu'ici les oeuvres de Gabrielle Roy décrivent au contraire la difficulté d'aimer ou l'absence d'amour. Bonheur d'occasion n'est-il pas construit sur une aventure de passage, la résignation; Alexandre Chenevert montre l'envers de la passion, la Montagne secrète, le renoncement au bonheur. Même l'une des dernières nouvelles, Un jardin au bout du monde, montre la solitude au seuil de la mort. Or dans le dernier livre apparaît un phénomène qui me paraît nouveau, une plénitude heureuse à la fois dans l'expression et dans la vision, dans ce sentiment de tendresse qui anime tout le livre. La dernière, l'une des plus belles, n'est-elle pas consacrée à la description de la naissance du premier amour, même avec une certaine dimension érotique? Jusqu'ici Gabrielle Roy se sent surtout à l'aise avec les enfants et c'est surtout avec eux que “l'amour s'exprime en toute liberté.” Dans la nouvelle concernant Médéric, aux ascendances peut-être symboliques, partagé entre l'amour de la nature et de la liberté hérité de la mère “sauvagesse” et les tares léguées par le père “civilisé”, nous assistons à la métamarphose de l'enfant en l'homme ainsi que cette naissance douloureuse à l'âge adulte. Beaucoup plus qu'un simple assemblage de souvenirs touchants, ces enfants constituent les jalons signifiants d'une vie et d'une vision du monde.

Installée au Canada depuis huit ans, Mme Thuong Vuong Riddick, qui est d'origine vietnamienne, a été professeur de littérature à I'Université de Montréal.

Source : Le Devoir, 20 octobre 1977.

Avec la permission du journal Le Devoir.


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