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Identification fédérale pour la Bibliothèque nationale du Canada

Silhouette littéraire

par Alice Parizeau

Selon les statistiques, les habitudes de lecture des Québécois changent. On lit plus, on s’intéresse aux écrivains d’ici et les romanciers québécois rejoignent un public. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de lancer cette chronique où on va vous les présenter, ceux qui sont devenus célèbres, comme ceux qui débutent. Il n’y a pas longtemps encore une pareille entreprise était impossible. Plusieurs romans, livres de poésie, biographies et mémoires, ne survivaient pas au-delà d’une saison, d’un lancement, souvent fort discret d’ailleurs, puis cessaient d’être disponibles en librairie. Faute de place, ils disparaissaient tout simplement des rayons, chassés par les nouveautés littéraires et il était difficile de se les procurer. Désormais, grâce ou réseau des bibliothèques publiques, cela n’est plus vrai. Les auteurs dont nous allons vous tracer une image aussi fidèle que possible sont accessibles, on peut trouver leurs ouvrages dans les bibliothèques publiques, ou y demander qu’on les fasse venir. Le travail des écrivains du Québec cesse ainsi d’être une «denrée périssable» pour devenir comme c’est le cas en France et dans bien d’autres pays, une des plus grandes et des plus importantes richesses culturelles, facile à découvrir, à s’approprier et à aimer...

Silhouettes d’auteurs, images de vies, parfois tumultueuses et parfois calmes et simples, chronique d’une littérature québécoise qui s’écrit d’un livre à l’autre, chronique qui commence sous le signe d’un hommage à la romancière qui n’est plus, mais dont on retrouve la voix à travers ses oeuvres:

Gabrielle Roy

À force d’être mince, elle paraissait plus grande. Silhouette frêle, visage à l’ossature slave bien fait pour supporter allégrement l’âge puisque les rides n’altéraient en rien le charme du sourire et une expression très particulière des yeux. Gabrielle Roy avait pourtant peur de son image, de ses photos et de tout contact direct avec son public. Enfermée dans son appartement, ou dans sa maison de campagne proche de la petite rivière Saint-François, elle sortait peu et se glissait alors dans la foule, un fichu ou un chapeau sur la tête de façon à ne pas être reconnue. Discrets, les gens de Québec évitaient de l’importuner; elle refusait les entrevues sollicitées par les journalistes et en dehors de quelques amis, rares étaient ceux qui pouvaient se considérer comme ses intimes. Pour travailler, elle avait besoin de paix et de silence, pour retrouver le monde extérieur, elle avait besoin, comme elle disait, de la nature, du souffle du vent qui vient du fleuve, de longues promenades sur les voies ferrées où il est facile d’imaginer des voyages sans fin et de mieux se souvenir de ceux qu’on a déjà fait dans le passé. En somme, cette romancière née à Saint-Boniface, au Manitoba, devenue québécoise par choix et célèbre par la grâce de Paris, où on lui donna en 1947 le prix Fémina pour son roman Bonheur d’occasion, ne cherchait pas l’inspiration en dehors de sa propre vérité.
Était-elle heureuse ?

Dotée d’un sens trop aigu de responsabilité, elle avait aussi un sentiment de culpabilité dont elle n’a pas su se départir tout au long de son existence de femme. En fait, on la découvre pleinement dans son dernier livre. La détresse et l’enchantement, publié à titre posthume, en 1984, aux éditions Boréal Express, qui jette un éclairage nouveau sur l’ensemble de son oeuvre. Cette autobiographie de Gabrielle Roy est particulièrement importante parce qu’elle permet de comprendre la romancière et en même temps de mieux situer les personnages qu’elle avait créés.

Famille pauvre
Tout d’abord des études à l’Académie Saint-Joseph auxquelles il n’est pas facile d’accéder parce qu’elles coûtent cher et que la famille est pauvre. Ce n’est pas la misère étalée au grand jour, reproche vivant face aux bien nantis, mais des tentatives désespérées de cacher aux autres la gêne qui sans cesse rend l’avenir incertain. Le père, « fonctionnaire du gouvernement fédéral, pour n’avoir pas caché sa loyauté politique, s’est trouvé en butte à une sournoise persécution et, pour finir, s’est vu mis à la porte, congédié six mois seulement avant l’âge de la retraite dont il a été frustré ». Autres temps, autres moeurs ! La mère travaille comme elle peut. Elle fait de la couture à domicile. La famille est nombreuse, les ainés partent, les plus jeunes usent vêtements et chaussures. Il faut manger, il faut préserver la maison, payer l’hypothèque et le chauffage, et payer aussi les honoraires des médecins quant à l’occasion un enfant tombe malade.

Ces années-là marquent Gabrielle Roy d’une façon indélébile. Très tôt, elle est consciente des sacrifices de sa mère et se sent moralement obligée de la « venger » en quelque sorte en réussissant. Mais le terme de la réussite a des significations multiples et elle va chercher longtemps sa voie. Elle fait du théâtre. Oh, il s’agit d’une troupe bien modeste, le Cercle Molière, qui voyage d’un village à l’autre et joue en français des pièces du répertoire classique. Le succès est garanti. Les salles paroissiales sont pleines. On est avide de ces soirées au Manitoba dans cette population francophone qui applaudit à tout rompre. De là à se considérer comme une future star il y a une grande marge et Gabrielle Roy, dotée d’un solide sens de l’humour, n’est pas et ne sera jamais prétentieuse. Bien au contraire, même plus tard quand elle obtiendra en France, comme au Canada, des prix prestigieux, quand on traduira ses oeuvres en plusieurs langues, elle saura toujours douter...

Complexes d’infériorité
A-t-elle acquis à cette époque de son adolescence et de sa première jeunesse des complexes d’infériorité ?

C’est encore dans La détresse et l’enchantement qu’elle avoue certaines réalités qu’elle n’a pas voulu admettre de son vivant. « Tout à coup, nous étions moins sûres de nos moyens, notre argent avait diminué, nos désirs prenaient peur », écrit-elle en racontant comment elle quittait avec sa mère Saint-Boniface pour aller faire des courses dans la grande ville de Winnipeg. « Nous continuions à parler français, bien entendu, mais peut-être à voix moins haute déjà, surtout après que deux ou trois passants se furent retournés sur nous avec une expression de curiosité. Cette humiliation de voir quelqu’un se retourner sur moi qui parlais français dans une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation. »

À l’opposé aucune révolte face à l’enseignement reçu dans des institutions religieuses. Au contraire, une sorte de reconnaissance lumineuse pour ceux qui tant bien que mal se sont sacrifiés pour maintenir l’enseignement en français et à l’égard de l’Académie où elle a obtenu à l’âge de vingt ans son diplôme d’institutrice.

Ensuite, pendant huit ans, elle sera enseignante à son tour, expérience dans laquelle elle va puiser ce qui deviendra plus tard un beau livre : La Petite Poule d’eau, ou encore Ces enfants de ma vie. Gabrielle Roy n’aura pas d’enfants de son mariage avec le docteur Carbotte et pour elle l’image de l’enfance ce sont justement ses élèves de cette époque-là.

Le problème de l’argent
Mais au-delà du métier d’institutrice il y a le problème inévitable, lancinant, continuel et lourd à porter : l’argent ! Ce qu’elle gagne aide sa mère, devenue veuve et sa plus jeune soeur qui ne sera jamais bien portante, à vivre. À trois, elles s’appliquent à sauver la maison. ou on parvient encore parfois à réunir la famille; le frère fantaisiste et dépensier, les soeurs, l’oncle qui a une exploitation rurale dans les environs et les cousins. Alors comment rompre le lien ? Comment céder à l’envie de partir ?

En 1937, à vingt-six ans, Gabrielle Roy ose enfin, tout en se sentant coupable à l’égard de sa mère surtout, car il faut vendre la maison, l’installer dans un petit appartement, l’abandonner en quelque sorte, pour pouvoir s’en aller à la découverte du vieux continent. En Angleterre, elle étudiera l’art dramatique, en France elle vivra la liberté joyeuse et sans attaches. Des rencontres, un homme, un nationaliste ukrainien qui se bat pour la libération des siens et qui n’ose pas aimer une femme ayant décidé de consacrer son existenee à une grande cause. Le retour est d’autant plus pénible !

« Mon enfant, te voilà donc de retour à Montréal », écrivait sa mère, « plus tellement loin maintenant de la maison ». C’est-à-dire nous n’avons plus de maison. Mais avec les quelques sous que j’ai encore et ce que tu gagneras, nous nous ferons une assez bonne vie, tu verras, et je tâcherai, toi qui es indépendante et moi peut-être trop possessive, d’apprendre à te laisser vivre à ta guise... Je peux attendre ton retour pour bientôt, j’imagine... La Commission scolaire de Saint-Boniface. me rappelant qu’elle m’avait gardé mon poste sans solde pour une deuxième année d’absence mais ne pouvait me renouveler ce privilège, note Gabrielle Roy, je savais que l’heure était venue de prendre une décision irrévocable...

Elle réfléchit
Elle rôde dans les rues de Montréal et essaie de réfléchir. « Car si c’était déjà une sorte de malheur » , avoue-t-elle dans son livre de souvenirs, « d’être née au Québec, de souche française, combien plus ce l’était, je le voyais maintenant, en dehors du Québec, dans nos petites colonies de l’Ouest canadien ! Ici, du moins, en marchant, toute solitaire comme je l’étais, j’avais sans cesse à droite et à gauche recueilli le son de voix parlant français avec un accent qui m’avait peut-être paru un peu lourd après celui de Paris, mais c’étaient paroles, c’étaient expressions des miens, de ma mère, de ma grand-mère, et je m’en sentais réconfortée. »

Message posthume de Gabrielle Roy qui était en fait celui de tous les écrivains du Québec qui savent qu’en dehors de leur coin du pays ils ne peuvent écrire et être lus dans leur langue, à moins de s’expatrier et d’aller ailleurs, de l’autre coté de l’Atlantique, où on ne les attend pas...

Gabrielle Roy, pour sa part, s’installe à Montréal, à Saint-Henri, près de la voie ferrée, où les loyers ne sont pas chers et loin du Manitoba, loin de sa mère ! Elle vient de faire son choix. Elle vivra dans un milieu pauvre, où on parle français et elle écrira. C’est cela sa voie. À force de collaborer aux diverses revues de l’époque, elle gagnera sa pitance, mais ne pourra pas aider sa famille et le remord ne cessera pas de la poursuivre. Toute l’oeuvre de Gabrielle Roy prend sa source dans l’époque de son enfance et de sa jeunesse. Ce qui viendra à l’âge adulte et plus tard encore nourrira son style, mais guère son inspiration.

Dans son premier roman Bonheur d’occasion, publié en l945, elle racontera, inconsciemment sans doute, l’histoire qui est un peu celle de sa mère, de son père et aussi de son frère fantaisiste qui venait autrefois à la maison pour en repartir en emportant l’argent durement gagné et péniblement économisé. En même temps, cependant, il s’agit de sentiments qui sont éternels et qui hantent tous et chacun à des degrés divers. Rue Deschambault, c’est la maison de l’enfance, La Montagne secrète, c’est la quête d’une voie, d’un destin, qui justifie le refus d’assumer le fardeau commun à une famille ou à un groupe minoritaire auquel on appartient par le hasard de la naissance. C’est cela le secret de la réussite de la romancière !

Traduits dans plusieurs langues
Les livres de Gabrielle Roy ont été traduits en plusieurs langues. Dans certains pays, ils font partie de lectures proposées, ou imposées dans les écoles, dans d’autres on les trouve uniquement sur les rayons des librairies, mais partout ils rejoignent beaucoup de lecteurs. Gabrielle Roy est morte à l’âge de soixante-quatorze ans, en été, en 1983, mais son oeuvre est celle d’une étrange jeunesse qui ne vieillira pas. Ce n’est pas un auteur engagé. Bien au contraire, dans son oeuvre, comme dans sa vie quotidienne, elle est restée une femme discrète qui se voulait effacée et n’était le porte-parole d’aucune cause. Pourtant, il suffit d’aller à Québec et d’interroger les gens pour retrouver sa trace. À la librairie Garneau, au 47, rue Buade, vitrine du livre qui s’ouvre sur la merveilleuse petite place, on vous parlera encore de la belle jeune femme qui lors de la publication de son premier roman, Bonheur d’occasion, était très inquiète. Elle s’informait des ventes puis disparaissait pour revenir quelques jours plus tard. Par la suite, cependant elle cessa de s’en préoccuper. « Madame Roy avait pris l’habitude de commander ses livres par téléphone », vous dira-t-on. « Des nouveautés, des classiques, peu importe ! Elle lisait beaucoup, autant quand elle était à Québec que pendant ses vacances à sa maison de campagne, mais jamais elle ne s’informait des ventes de ses propres oeuvres. Parfois, on lui disait à l’occasion qu’ils ont tous du succès. Il est vrai que dans plusieurs écoles il s’agit désormais de textes proposés aux élèves, mais il y a aussi le public, il y a les lecteurs qui partent d’ici un roman de Gabrielle Roy sous le bras. »

Sur la Grande Allée, les feuilles jaunes, brunes et or tombent sur les trottoirs. C’est l’été des Indiens, la saison magnifique qu’elle aimait tant, le vent du fleuve est doux encore et les gens se promènent devant le château Saint-Louis où elle habitait. Comme disait son éditeur italien qui avait publié Rue Descharnbault sous le titre de La Strada di Casa Mia, l’oeuvre de Gabrielle Roy survivra au-delà du rythme des saisons littéraires et des modes et c’est sans doute un des plus grands hommages qu’on puisse rendre à une romancière.

Alice Parizeau, journaliste et romancière, est membre du Conseil Consultatif du Livre du Québec.

Source : La Press-Plus, Montréal, 2 novembre 1985.

Avec la permission du journal La Presse.


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