Commission de la fonction publique
|
|
|
|
|
La réflexion stratégique
Document de travail
Eton Lawrence (1)
Groupe de perfectionnement et de
renouvellement du personnel
Direction de la recherche
Direction générale des politiques, de la recherche et des communications
Commission de la fonction publique du Canada
27 avril 1999
[ English Version ] [ Version
Acrobat ]
Table des matières
Si l'on n'arrive pas à une compréhension approfondie de la
réflexion stratégique comme celle que nous avons aujourd'hui de la
planification stratégique, nous risquons d'introduire dans le lexique de la
stratégie une autre notion attrayante sans grande pertinence pour les
gestionnaires. (Liedtka, 1998).
L'objet du présent document est de préciser certains des points saillants
entourant la notion de réflexion stratégique. Par exemple, qu'est-ce que la
réflexion stratégique? Comment la reconnaître? Diffère-t-elle de la
planification stratégique? Le cas échéant, remplace-t-elle la planification
stratégique? Est-ce que la réflexion stratégique et la planification
stratégique peuvent faire partie d'un même régime de gestion stratégique?
Les recherches actuelles révèlent que la planification stratégique et la
réflexion stratégique forment les deux côtés de la médaille, chacune étant
nécessaire en soi, mais insuffisante pour établir un cadre efficace de gestion
stratégique. Par conséquent, la réflexion et la planification stratégiques
doivent aller de pair pour fournir le plus d'avantages possible.
La notion de réflexion stratégique n'est pas très bien comprise, ce qui
entraîne une très grande confusion dans le domaine de la gestion stratégique.
Ainsi, on constate un besoin évident de définir avec précision la réflexion
stratégique, afin que ce paradigme de gestion puisse être adopté
objectivement et situé de manière appropriée dans le contexte de la gestion
stratégique (Liedtka, 1998).
Certains auteurs, dont Ian Wilson (1994), pensent que la réflexion
stratégique se résume à réfléchir au sujet de la stratégie. Selon
lui, la nécessité de la réflexion stratégique n'a jamais été aussi grande...
Cela signifie que l'amélioration continue (de la planification stratégique) a
profondément modifié le caractère de la planification stratégique, de sorte
qu'il devient maintenant mieux approprié de la désigner sous le vocable de
gestion stratégique ou de réflexion stratégique. Cette tentative de définir
la réflexion stratégique comme une sorte de version améliorée de la
planification stratégique crée énormément de confusion lorsqu'on tente de
préciser toute la portée de la réflexion stratégique dans son sens le plus
absolu.
Au contraire, Henry Mintzberg (1994), qui fait autorité dans le domaine de
la gestion stratégique, souligne clairement que la réflexion stratégique
n'est pas simplement une autre façon de désigner tout ce qu'englobe la gestion
stratégique. C'est une façon particulière de réfléchir, comportant
des caractéristiques précises et très évidentes. En expliquant la
différence entre planification stratégique et réflexion stratégique,
Mintzberg affirme que la planification stratégique correspond à la
programmation systématique de stratégies prédéterminées, à partir de
laquelle un plan d'action peut être établi. La réflexion stratégique, par
ailleurs, est un processus de synthèse qui a recours à l'intuition et à la
créativité, et dont le résultat est une perspective intégrée de
l'entreprise. Le problème, comme il le signale, est que la planification
traditionnelle tend à miner, plutôt qu'à intégrer de manière appropriée,
la réflexion stratégique, ce qui a tendance à nuire à une adaptation
fructueuse de l'organisation.
Ces sentiments sont partagés par deux autres théoriciens renommés dans ce
domaine, Prahalad et Hamel (1989), qui décrivent les approches traditionnelles
à la planification comme la simple capacité de remplir des formulaires. À
leur avis, la réflexion stratégique est en quelque sorte le façonnement de
l'architecture stratégique, mais ils insistent aussi sur les thèmes généraux
de Mintzberg que sont la créativité, l'exploration et la discontinuité de la
compréhension.
Pour Ralph Stacey (1992), la réflexion stratégique consiste à utiliser des
analogies et des similitudes qualitatives afin d'élaborer de nouvelles idées
créatives et de concevoir des interventions basées sur de nouveaux
apprentissages. Elle est donc différente de la planification stratégique qui
est axée sur des règles préprogrammées. Raimond (1996) adopte un
raisonnement semblable, en divisant la réflexion stratégique en deux modes :
la stratégie comme machine intelligente (approche du traitement de
l'information guidée par les données) et la stratégie comme imagination
créative. La première serait ce que nous considérons généralement comme la
planification stratégique, tandis que la seconde correspondrait à la
réflexion stratégique. La dichotomie entre le côté créatif et le côté
analytique est évidente dans les discussions sur le sujet de la réflexion
stratégique et de la planification stratégique.
En général, on peut donc conclure que la réflexion stratégique consiste
à réfléchir et agir en fonction d'un certain nombre d'hypothèses et de
possibilités d'intervention, de même qu'à remettre en question les
hypothèses et les possibilités d'intervention existantes, ce qui pourrait
mener à d'autres mieux appropriés.
Le modèle de Liedtka
des éléments de la réflexion stratégique
À partir du modèle de Mintzberg, Liedtka (1998) a élaboré un modèle qui
définit la réflexion stratégique comme un mode de pensée particulier,
comportant des caractéristiques très précises et très évidentes. La figure 1
illustre les cinq éléments de la réflexion stratégique.
Le premier élément est la perspective systémique.
L'adepte de la réflexion stratégique se fait un modèle mental du système
complet de création de valeurs, à partir du début jusqu'à la fin, et
comprend les interrelations au fil de la chaîne. Peter Senge (1990) souligne
également l'importance des modèles mentaux pour influencer notre comportement.
Selon lui :
Les nouvelles connaissances ne sont pas mises en pratique parce qu'elles
entrent en conflit avec des images intérieures profondément ancrées quant
à la façon dont le monde fonctionne, des images qui nous limitent à des
modes de réflexion et d'intervention connus. C'est pourquoi la discipline de
la gestion des modèles mentaux - apparition, essai et amélioration de nos
images intérieures du fonctionnement du monde - promet d'être une percée
importante....
Le modèle mental du fonctionnement du monde doit englober une compréhension
du contexte extérieur et intérieur de l'organisation. Selon James Moore
(1993), ces modèles mentaux doivent mener à la perception d'une entreprise
dans un contexte plus grand que celui de l'industrie, afin de faciliter
l'innovation. Comme il le dit lui-même :
Je propose de considérer l'entreprise non pas comme le membre d'une
industrie unique, mais comme faisant partie d'un écosystème commercial
qui englobe différentes industries. Dans un écosystème commercial, les
entreprises évoluent en acquérant ensemble des capacités liées à une
innovation : elles travaillent en coopération et de façon concurrente
à soutenir de nouveaux produits, à satisfaire les besoins des clients et, en
fin de compte, à intégrer les nouvelles innovations.
Ainsi, pour être en mesure de gérer dans ces secteurs convergents, nous
devons réfléchir de manière stratégique aux alliances que nous concluons à
l'intérieur de ces réseaux concurrentiels et à la façon de nous situer par
rapport à l'écosystème.
Outre l'écosystème commercial extérieur dans lequel une entreprise
fonctionne, les adeptes de la réflexion stratégique doivent aussi comprendre
les interrelations des parties internes qui, réunies, forment l'ensemble, ainsi
que le fait que l'ensemble est plus grand que la somme de ses parties.
Senge (1990) utilise l'expression pensée systémique pour décrire
le même phénomène et considère qu'il s'agit probablement de la plus
importante des cinq disciplines de l'organisation intelligente. Selon lui, la
pensée systémique est celle qui fait en sorte que tous les autres travaux
d'apprentissage sont en harmonie et un des problèmes fondamentaux des
organisations commerciales est l'incapacité de considérer les problèmes comme
des éléments de l'échec du système parce que la plupart des problèmes
des organisations ne sont pas des erreurs uniques, mais des problèmes
systémiques.
La perspective systémique permet à la personne de préciser son rôle dans
l'ensemble du système, ainsi que les effets de son comportement sur d'autres
parties du système, ainsi que sur les résultats finals. Cette démarche vise,
par conséquent, non seulement l'interrelation entre les niveaux de stratégie
organisationnel, commercial et fonctionnel, mais surtout le niveau personnel.
Selon Liedtka (1998) :
Il est impossible d'optimiser les résultats du système pour le client
final, sans une telle compréhension. Les dommages que risquent d'entraîner
des gestionnaires bien intentionnés mais à l'esprit étroit en optimisant
leur partie du système aux dépens de l'ensemble sont substantiels.
Ainsi, d'un point de vue vertical, les adeptes de la réflexion stratégique
voient les liens à l'intérieur du système sous des angles multiples et
comprennent les liens entre les niveaux de stratégie organisationnel,
commercial et fonctionnel et le contexte extérieur, ainsi qu'avec les choix
quotidiens personnels qu'ils font. D'un point de vue horizontal, ils comprennent
aussi les liens entre ministères et fonctions, et entre fournisseurs et
acheteurs.
Le deuxième élément de la réflexion stratégique est qu'elle est axée
sur l'intention et guidée par l'intention. Hamel
et Prahalad (1994) :
L'intention stratégique est une expression que nous avons choisie qui
suppose un point de vue particulier au sujet de la position qu'une entreprise
espère atteindre à long terme, sur le marché ou par rapport à la
concurrence, en une dizaine d'années environ. Ainsi, elle confère un sens
d'orientation. L'intention stratégique se distingue par le point de vue
concurrentiel unique qu'elle donne de l'avenir. Elle offre aux employés la
promesse de l'exploration d'un nouveau territoire concurrentiel. Ainsi, elle
confère un sens de la découverte. L'intention stratégique a aussi
un côté émotionnel; c'est un but que l'employé perçoit comme étant
valable. Elle suppose donc un sens de la destinée. La direction, la
découverte et la destinée. Ce sont les attributs de l'intention stratégique.
Liedtka (1998) l'explique ainsi :
L'intention stratégique donne une orientation qui permet aux membres d'une
organisation de rassembler et de mettre à profit leurs énergies, d'axer leur
attention, de résister à la distraction et de se concentrer aussi longtemps
qu'il le faut pour atteindre un objectif. Dans le tourbillon désorientant du
changement, cette énergie psychique est parfois la ressource la plus rare
dont disposent les organisations et seules celles qui l'utilisent pourront
réussir.
Par conséquent, la réflexion stratégique est fondamentalement préoccupée
et stimulée par la capacité continue de modeler et de remodeler l'intention.
Le troisième élément de la réflexion stratégique est l'opportunisme
intelligent. L'essence même de cette notion est l'idée
d'ouverture à une nouvelle expérience qui permet de tirer parti des autres
stratégies qui pourraient apparaître comme étant plus pertinentes dans un
milieu commercial changeant. Mintzberg (1999) voit cette approche comme un moyen
de souligner la différence entre stratégie émergente et stratégie
délibérée.
Toute organisation qui désire pratiquer l'opportunisme intelligent, doit
considérer sérieusement l'apport des employés subalternes ou des employés
innovateurs qui peuvent contribuer à l'adoption ou à la détermination des
nouvelles stratégies qui seraient plus appropriées pour l'environnement. Par
exemple, le rôle prédominant d'Intel dans le monde des microprocesseurs a
été en grande partie le résultat des activités d'une bande de renégats qui
ont défié les objectifs stratégiques établis de la haute direction. Ceci dit,
on peut bien imaginer la perte pour l'industrie si l'accent est mis uniquement
sur des stratégies descendantes rigides et autorisées à l'exclusion de toute
autre nouvelle stratégie et des opinions dissidentes!
Selon Hamel (1997) :
Si vous voulez créer un point de vue à propos de l'avenir, si vous voulez
créer une stratégie valable, vous devez susciter au sein de votre entreprise
une hiérarchie de l'imagination. Cela signifie donner une part
disproportionnée des voix au chapitre aux personnes qui, jusqu'alors,
étaient totalement dissociées du processus d'établissement de stratégies.
Cela signifie donner une part disproportionnée des voix au chapitre aux
jeunes et aux groupes de la périphérie géographique de votre organisation -
parce que, généralement, plus vous vous éloignez du siège social, plus les
gens sont créatifs : ils ne sont pas aussi fermement assujettis à la
bureaucratie et au côté orthodoxe de l'administration. Et cela signifie
aussi donner une part disproportionnée des voix au chapitre aux nouveaux
venus.
De même, Mintzberg (1999) croit qu'il est très difficile pour un PDG ou un
futur PDG de dire à son conseil d'administration : « Eh bien, notre
stratégie évolue. Elle est en préparation. » Le conseil veut une
stratégie claire et précise, tout comme les analystes des marchés boursiers,
qui contribuent au même problème. Mais « claire et précise »
signifie souvent :
Vous avez privé 99 p. 100 des gens de l'organisation de la capacité
d'avoir d'influer sur la stratégie... Ainsi, un système de stratégie sain
dans n'importe quelle entreprise comporte une quantité importante de
communications et d'interactions à propos des idées et des possibilités -
à partir du bas, de la haute direction, de la gestion intermédiaire - tout
cela dans un sens et dans l'autre, vers l'intérieur et vers l'extérieur.
Le cinquième élément de la réflexion stratégique est celui qu'on appelle
la réflexion dans le temps. Selon Hamel
et Prahalad (1994), la stratégie n'est pas seulement stimulée par l'avenir,
mais aussi par l'écart entre la réalité actuelle et l'intention de l'avenir.
Selon eux :
L'intention stratégique suppose un pas important pour l'organisation. Les
capacités actuelles des ressources ne sont pas suffisantes, ce qui oblige
l'organisation à devenir plus inventive, à tirer le meilleur parti possible
de ressources limitées. Tandis que la perspective traditionnelle de la
stratégie est orientée vers la coordination des ressources existantes avec
les perspectives actuelles, l'intention stratégique crée un écart extrême
entre les ressources et les ambitions.
Ainsi, en reliant le passé avec le présent et en faisant un lien avec
l'avenir, la réflexion stratégique est toujours une « réflexion
dans le temps ».
Neustadt (1986) précise ce qui suit :
La réflexion dans le temps comporte trois éléments. L'un est la
reconnaissance du fait que l'avenir ne peut venir que du passé; donc le
passé a une certaine valeur de prédiction. Le second est la reconnaissance
de ce qui est important pour l'avenir en ce moment est l'écart par rapport au
passé, les modifications, les changements qui sont susceptibles de faire
dévier ou qui font réellement dévier des voies habituelles les processus
familiers... Le troisième élément est une comparaison continue, une
oscillation presque constante entre le présent et l'avenir, entre le présent
et le passé pour revenir de nouveau au présent, à l'affût des changements
prospectifs, cherchant à les accélérer, à les limiter, à les guider, à
les contrecarrer ou à les accepter comme l'exigent les résultats d'une telle
comparaison.
Sommairement, la réflexion stratégique établit le lien entre le passé, le
présent et l'avenir et, ainsi, fait appel à la fois à la mémoire
institutionnelle et à son vaste contexte historique comme éléments critiques
de la création de l'avenir. Cette oscillation entre le passé, le présent et
l'avenir est essentielle à la formulation de la stratégie et à son exécution.
Charles Handy (1994) croit que nous avons besoin à la fois d'un sentiment de
continuité par rapport au passé et d'un sens de l'orientation par rapport à
l'avenir afin de maintenir une impression de maîtrise au milieu du changement.
De ce point de vue, la véritable question à poser n'est pas à quoi
ressemblera l'avenir que nous tentons de créer, mais plutôt, ayant considéré
l'avenir que nous voulons créer, que devons-nous conserver du passé, laisser
de côté et créer dans le présent, pour y arriver.
Le cinquième élément de la réflexion stratégique reconnaît que
les hypothèses sont l'élément moteur des processus. Tout comme
la « méthode scientifique », ses activités principales comportent
la formulation d'hypothèses et la réalisation d'essais. Selon Liedtka (1998),
cette approche est assez étrangère à la plupart des gestionnaires :
Pourtant, dans un environnement où la disponibilité de l'information est
de plus en plus grande et où le temps de réflexion est de plus en plus
restreint, la capacité d'élaborer de bonnes hypothèses et de les évaluer
avec efficacité est cruciale... la capacité de bien travailler avec des
hypothèses est la compétence primordiale des meilleures entreprises de
consultation en stratégie.
Étant donné que la réflexion stratégique est axée sur les hypothèses,
elle se soustrait à la dichotomie intuition-analyse qui a dominé une grande
partie du débat sur la valeur de la planification formelle. La réflexion
stratégique est à la fois créative et critique, bien qu'il soit difficile
d'accomplir simultanément les deux sortes de réflexions, à cause de la
nécessité de suspendre son jugement critique pour pouvoir penser d'une
manière plus créative.
Néanmoins, la méthode scientifique peut s'adapter à la réflexion
analytique et créative, de manière séquentielle, grâce à l'utilisation de
cycles itératifs de production et d'évaluation d'hypothèses. La production
d'hypothèses pose la question créative « Et si...? » La
vérification de l'hypothèse suit avec la question critique « Si... alors »
et évalue les données pertinentes à l'analyse. Pris globalement et répété
de façon longitudinale, ce processus permet à l'organisation de poser
différentes hypothèses sans nuire à sa capacité d'examiner des idées et des
démarches nouvelles. Il en résulte une organisation qui peut transcender des
notions simplistes de cause à effet et entreprendre une acquisition continue du
savoir.
Liedtka (1998) précise que « Pris globalement, ces cinq éléments
décrivent un adepte de la réflexion stratégique ayant un point de vue étendu
et capable de voir l'ensemble ainsi que les liens entre les éléments, tant aux
quatre niveaux verticaux de la stratégie qu'au niveau des éléments
horizontaux du système de valeur d'une extrémité à l'autre. »
En résumé, Leidtka (1998) affirme ce qui suit :
L'adepte de la réflexion stratégique demeure toujours ouvert aux
possibilités nouvelles, à la fois sur le plan de l'exécution de l'intention
définie et de la remise en question de la pertinence continue de cette
intention... Les entreprises qui réussissent à intégrer une capacité de
réflexion stratégique à l'ensemble de leur organisation auront créé une
nouvelle source d'avantages concurrentiels. Leur perspective systémique
d'ensemble (holistique) devrait leur permettre de reconcevoir leurs processus
en vue d'arriver à une plus grande efficacité et une plus grande efficience.
L'accent mis sur l'intention leur permettra d'être mieux déterminés et
moins distraits que leurs rivaux. Cette capacité de penser dans le temps
améliorera la qualité des décisions qu'elles prennent et accélérera leur
mise en oeuvre. La capacité de produire des hypothèses et de les vérifier
intégrera la réflexion créative et critique aux processus. L'opportunisme
intelligent les rendra plus sensibles aux perspectives locales.
Les effets combinés de ces aspects sont la création d'une capacité de
réflexion stratégique qui correspond à ce que Day (1994) appelle les trois
vérifications fondamentales d'une capacité stratégique valable :
- ils créent une valeur supérieure pour les clients
- ils sont difficiles à imiter par la concurrence
- ils rendent l'organisation plus adaptable aux changements
Liedtka (1998) affirme que ces éléments distincts, mais interreliés,
lorsqu'ils sont pris globalement, mènent à des résultats positifs importants
au sein de l'organisation, à condition qu'il existe parallèlement un contexte
de planification stratégique qui favorise et facilite la mise en oeuvre des
résultats de ce genre de réflexion.
La réflexion
stratégique est-elle compatible avec la planification stratégique?
Tout se résume à la capacité de monter et de descendre
l'échelle de l'abstraction et d'être en mesure de se faire une image globale
tout en voyant les répercussions opérationnelles, qualités qui dénotent
des leaders et des stratèges exceptionnels (Heracleous, 1998)
Les notions traditionnelles de planification stratégique ont été fortement
critiquées par beaucoup de membres du milieu des affaires. La planification
stratégique prend souvent une orientation stratégique déjà convenue et
aide les stratèges à décider de la façon dont il faut configuer l'organisation
et attribuer les ressources pour réaliser cette orientation. Cela étant,
une des critiques les plus fréquentes envers la planification stratégique
est le souci exagéré de l'extrapolation du présent et du passé, plutôt
que la recherche des moyens de réinventer l'avenir (qu'on appelle aussi
« intention stratégique » ou « stratégie en révolution »
(Hamel et Prahalad, 1994). Fahey et Prusak (1998) par exemple ont défini
cette prédisposition à mettre l'accent sur le passé et le présent plutôt
que sur l'avenir comme un des onze péchés capitaux de la gestion
du savoir. De plus, en étant exagérément axée vers l'analyse et l'extrapolation
plutôt que vers la créativité et l'invention, la planification stratégique
tend à créer l'illusion d'une certitude dans un monde où tout n'est qu'incertitude.
La planification stratégique est normalement utilisée pour désigner un
processus de réflexion analytique, programmé, exécuté dans les limites
des paramètres de ce qu'il faut atteindre, mais qui ne remet pas explicitement
en question ces paramètres et qui est par conséquent analogue à « l'apprentissage
en simple boucle ».
La réflexion stratégique, par contre, s'applique à un processus de pensée
divergent, créatif. C'est un mode d'élaboration de stratégie qui est associé
à la réinvention de l'avenir, à la création d'un nouvel espace concurrentiel,
par opposition à la lutte constante contre la lenteur de la croissance ou des
marchés de plus en plus restreints, par exemple. Différence importante par
rapport à la planification stratégique : la réflexion stratégique remet
en question les paramètres stratégiques eux-mêmes et, ainsi, est analogue à l'apprentissage
en double boucle. Les éléments de chacune des démarches stratégiques
sont résumés à la figure 2. Selon Heracleous (1998) :
Découvrir et adopter des stratégies nouvelles qui permettent de
réinventer les règles de la concurrence, nécessite l'assouplissement ou
l'élimination d'une partie tout au moins des stéréotypes et des hypothèses
à propos de l'industrie, des recettes de l'industrie, ainsi que des cadres
psychologiques dans lesquels ces recettes sont représentées, la
configuration d'un certain nombre d'avenirs possibles et la remise en question
des hypothèses de fonctionnement existantes dans lesquelles les stratégies
actuelles sont établies.
Cette profonde dichotomie fréquemment établie entre les aspects analytiques
de l'établissement d'une stratégie (planification stratégique) et ses aspects
créatifs (réflexion stratégique) dans la littérature nous donne l'impression
que ces deux démarches sont incompatibles. Cependant, pour bon nombre des
théoriciens et praticiens éminents, les deux sont nécessaires à tout
processus d'établissement de stratégies sensées. Par exemple, dans la mesure
où la réflexion à propos de l'avenir peut être importante, il ne fait aucun
doute que des processus doivent être mis en place pour permettre aux
gestionnaires de faire face aux problèmes stratégiques dans le cadre des
crises quotidiennes. Par conséquent, nous ne pouvons tout simplement laisser de
côté toute l'attention portée au processus de la formulation des stratégies.
Après tout, les stratégies créatives innovatrices découlent de la réflexion
stratégique et doivent encore être concrétisées par une pensée convergente
et analytique (planification stratégique). En même temps, la planification est
essentielle mais ne peut, par elle-même, produire des stratégies uniques qui
remettront en question et redéfiniront les limites des industries, à moins que,
ce faisant, elle stimule la pensée créative comme le fait l'utilisation de
nouveaux scénarios pour l'avenir.
Ainsi, le point essentiel, dans le cas qui nous occupe, est que la réflexion
stratégique et la planification stratégique sont toutes deux nécessaires et
qu'aucune n'est appropriée sans l'autre, dans un régime d'établissement de
stratégies efficaces. Le défi réel consiste à trouver la manière de
transformer le processus de planification d'aujourd'hui en un processus qui
englobe la réflexion stratégique, plutôt qu'il ne l'entrave.
Selon Heracleous (1998) :
. . . la réflexion stratégique et la planification stratégique sont
interreliées dans un processus dialectique, où toutes deux sont nécessaires
à une gestion stratégique efficace, chacune d'entre elles étant par
elle-même nécessaire, mais insuffisante. Les outils utilisés à chacun des
stades de la gestion stratégique ne sont pas importants en soi, mais comme un
moyen d'encourager la réflexion créative et analytique. Idéalement, il faut
un processus de pensée dialectique qui permette la divergence et la
convergence, la créativité et la capacité de voir les répercussions sur le
monde réel, tout en étant capable de synthèse, mais aussi d'analyse.
Leidtka (1998) appuie fermement cette position et utilise un modèle (indiqué
à la figure 3) basé sur la perturbation et la création de la capacité
de conciliation pour illustrer son point. Selon elle :
Une vue d'ensemble du processus d'établissement de stratégie permettrait
d'intégrer la réflexion stratégique et la programmation stratégique comme
des activités connexes, chacune ayant sa valeur de plein droit dans un
processus continu de création et de perturbation de la capacité de concilier
le présent et l'avenir de l'organisation.
En outre, selon Leidtka (1998), la conciliation est alors à la fois
nécessaire et limitative. Elle souligne que les universitaires et les
praticiens ont adopté le modèle des sept facteurs (7S) de McKinsey qui
concilie stratégie, structure, systèmes, objectifs prioritaires, personnel,
compétences et valeurs partagées, parce qu'il est bien connu qu'une
intervention organisationnelle efficace et valable est impossible si ces
facteurs travaillent à contre-courant. Ironiquement, toutefois, une fois
conciliés, ils deviennent un puissant obstacle au changement. Si nous acceptons
alors l'avertissement croissant à l'effet que la « seule source durable
d'avantage concurrentiel est la capacité d'apprendre plus rapidement que la
concurrence », le désir d'acquérir la capacité d'apprendre, de changer
de façon continue, de faire preuve de flexibilité et d'opportunisme, vient se
heurter de plein fouet à notre désir de concilier les sept facteurs. Le
dilemne est que ces facteurs, non conciliés, travaillent en concurrence; une
fois conciliés, ils nuisent au changement potentiellement nécessaire.
Par conséquent, selon Liedtka, un cadre adéquatement reconstitué pour
l'établissement de stratégies permettrait d'intégrer la possibilité de
concrétiser un processus donnant la possibilité d'examiner continuellement
la tension entre la création de la capacité de conciliation nécessaire
pour soutenir l'efficacité et l'efficience et la perturbation de la capacité
de conciliation nécessaire pour favoriser le changement et l'adaptation.
La réflexion stratégique, tout au mieux, perturbe la conciliation en créant
un écart dans l'esprit des gestionnaires entre la réalité d'aujourd'hui
et ce qui serait souhaitable pour l'avenir. Cet écart, à son tour, élargit
l'écart qui est le facteur moteur de l'établissement de stratégies du
changement. Traduire l'intention stratégique en de nouveaux comportements
institutionnels, cependant, nécessite une programmation stratégique (c.-à-d.
la conciliation des structures, des systèmes, des processus et des compétences
en fonction d'une nouvelle intention, de manière à refermer l'écart que
la réflexion stratégique a créé. Une fois refermé, un nouvel écart se
produit dans un cycle itératif et continu de réflexion stratégique et
de programmation stratégique. Ce point de vue élargi du processus d'établissement
des stratégies est illustré à la figure 3.
Cette notion est admirablement résumée par Heracleous (1998) :
Tout se résume à la capacité de monter et de descendre l'échelle de
l'abstraction et d'être en mesure de se faire une image globale tout en
voyant les répercussions opérationnelles, qualités qui dénotent des
leaders et des stratèges exceptionnels.
La réflexion stratégique a acquis une popularité croissante dans la
documentation sur la planification organisationnelle. Cependant, le manque
d'articulation précise de la nature et des répercussions de cette notion
entraîne une confusion considérable. Par exemple, la réflexion stratégique a
été présentée comme un ordre assez élevé de planification stratégique,
comme une solution de rechange à la planification stratégique et comme une
démarche tout à fait incompatible avec la planification stratégique. la
délimitation inappropriée des caractéristiques précises de ce concept nuit
aussi à sa mise en oeuvre par les praticiens et à son développement par les
éducateurs.
Un examen approfondi des nouvelles études sur le sujet, cependant, montre
que la réflexion stratégique, bien définie, n'est pas seulement cruciale pour
la survie de l'organisation en cette période de changement rapide et
accélérée, mais, mieux encore, peut être adaptée efficacement dans un
régime d'établissement de stratégie constructif, afin de soutenir la
planification stratégique. Par conséquent, ce qui est proposé en grande
mesure dans le présent document est un cadre dialectique dans lequel la
planification stratégique et la réflexion stratégique travailleraient de
conserve, plutôt que de façon antagoniste, empêchant la réflexion
stratégique de s'épanouir. Deux modèles différents ont été présentés
pour illustrer la faisabilité de cette proposition, en vue d'aider à la fois
les stratèges et les chercheurs.
- Argyris, C., & Schon, D. (1978). Organizational learning: a theory
of action perspective. Reading, MA: Addison-Wesley Publishing Co.
- Day, G. (1994) The capabilities of market-driven organizations, Journal
of Marketing, October, pp. 37-52.
- Fahey, L., & Prusak, L. (1998). The eleven deadliest sins of knowledge
management, California Management Review , 40, (3), Spring.
- Hamel, G., & Prahalad, C. K. (1989). Strategy intent, Harvard
Business Review, May-June, 63-76.
- Hamel, G., & Prahalad, C. K. (1994). Competing for the future.
Boston: Harvard School Press.
- Hamel, G. (1996). Strategy as revolution, Harvard Business Review,
July-August, 69-82.
- Hamel, G. in Gibson, Rowan, ed. (1997). Rethinking the future:
business, principles, competition, control, leadership, markets and the world.
London: Nicholas Brealey Publishing.
- Heracleous, L. (1998). Strategic thinking or strategic planning, Long
Range Planning, 31, (3), 481-487.
- Liedtka, J. (1998). Strategic thinking; can it be taught?, Long Range
Planning, 31, (1), 120-129.
- Liedtka, J. (1998). Linking strategic thinking with strategic planning, Strategy
and Leadership, October, (1), 120-129.
- Mintzberg, Henry (1994). Grandeur et décadence de la planification.
Paris : Dunod.
- Mintzberg, Henry (1999). "Bees, flies, and CEOs; do we have too many
bees making strategy and not enough flies?," Across The Board, January.
- Moore, James (1993). Predators and prey: a new ecology of competition, Harvard
Business Review, May/June, 76.
- Neustadt, R., & May, E. (1986). Thinking in time: the uses of
history for decision-makers. New York: Free Press, p.251.
- Raimond, P. (1996). Two styles of foresight, Long Range Planning, April,
pp 208-214.
- Senge, P. (1991). La cinquième discipline. Paris : First.
- Senge, P. (1992). Mental models, Planning Review, Vol. 44, March -
April, pp. 4-10.
- Senge, P. (1997). Through the eye of the needle in Gibson, Rowan ed.
(1997) Rethinking the future: business, principles, competition, control,
leadership, markets and the world, Nicholas Brealey Publishing, London.
- Stacy, R. (1992). Managing the Unknowable, Jossey-Bass, San
Francisco.
- Wilson, Ian (1994) "Strategic Planning Isn't Dead - It Changed",
Long Range Planning, 27 (4).
Note:
1. Les opinions exprimées dans le présent document
sont celles de l'auteur et ne correspondent pas nécessairement à celles de
la Commission de la fonction publique du Canada
|