Canadian Journal of Educational Administration and Policy, Issue #39, April 30, 2005. © 2005 by CJEAP and the author(s).

Savoir-enseigner et approche constructiviste des apprentissages en formation initiale des maîtres: Les paramètres du développement professionnel dans les productions étudiantes des futurs enseignants Franco-Ontariens

Pounthioun Diallo
Université Laurentienne, Sudbury, Canada


PROBLÉMATIQUE ET BUTS DE L’ÉTUDE

En s’éloignant de la perception de l’enseignement comme un processus de traitement d’information (Charlier, 1988), les recherches et les nouvelles pratiques en formation des maîtres s’emploient à voir le métier d’enseignant comme une praxis (Roth, Lawless et Tobin, 2000), un processus de construction de sens (Richardson, 1997) ou de transformation identitaire (Holborn, Wideen et Andrews, 1992). La présente étude adhère à cette perspective. Elle repose sur l’idée que l’activité réflexive des futurs enseignants, par le biais de l’écriture, s’avère fort utile pour mieux comprendre le processus global de développement professionnel de ces derniers. L’usage à cet égard du portfolio et de ses variantes est aujourd’hui largement admis. Utilisé à l’intersection des différentes composantes du programme, celui-ci permet de cerner la construction de l’intégration des compétences à l’œuvre chez le futur enseignant. Dans certains de nos travaux antérieurs, nous avons déjà eu à témoigner de l’utilité du portfolio dans ce cadre particulier. Nous avons montré, par exemple, que celui-ci orientait la réflexion du futur maître vers sa professionnalité, la recherche du sens et la responsabilité individuelle (Lévesque, Diallo et Molina 1999). Nous avons également fait valoir que le portfolio, utilisé comme outil de réflexion, pouvait contribuer à documenter l’atteinte des objectifs du programme de formation auquel étaient soumis les futurs enseignants (Diallo et Lévesque 2000).

Toutefois, il s’avère que malgré sa fécondité, cet emploi du portfolio est plutôt limité. En effet, s’il peut rendre aisé la saisie de la nature intégrée de la formation à travers l’analyse de certains dispositifs, en revanche il ne permet pas véritablement de voir comment l’étudiant construit son savoir enseigner à l’intérieur des cours particuliers qui composent le programme. Le besoin se faisait donc sentir de voir en quoi le portfolio allait-il permettre de mieux comprendre les apprentissages que réalisent les étudiants dans le cadre des enseignements spécifiques qui leur sont donnés et l’interprétation qu’ils donnent à ces apprentissages.

La présente étude rend compte d’une recherche que nous avons menée dans un cours professionnel de planification pédagogique et d’évaluation des apprentissages de l’enseignement aménagé selon le paradigme constructiviste de la construction des connaissances (Jonnaert, 2002). Nous montrons que le portfolio demeure un outil qui peut favoriser chez les futurs maîtres un développement autonome du savoir enseigner dans les domaines visés par le cours. Il favorise une construction des connaissances où le futur maître se développe personnellement tout en élaborant un sens à l’intérieur des multiples actions que requiert sa formation.

QUESTIONS ET HYPOTHÈSES

Cette étude veut répondre à la question principale suivante: Comment, des futurs enseignants, prenant part à un cours professionnel universitaire consacré à la planification pédagogique et à l’évaluation des apprentissages développent-ils un savoir-enseigner autonome à propos de ces deux objets du curriculum? De manière plus spécifique les questions suivantes sont traitées: Quelle compréhension (le sens construit) les étudiants élaborent-ils à propos de l’objet d’apprentissage? Comment retraduisent-ils la prise de conscience savoir élaboré et du cheminement qui y mène? Quel rôle attribuent t-ils à la dynamique interactionnelle avec l’environnement humain et matériel dans l’élaboration du savoir? Comment s’exprime de son point de vue la mutation identitaire de l’apprenant, sa production comme sujet?

Nous faisons l’hypothèse que chaque futur maître développe une certaine autonomie dans l’appropriation de l’objet d’étude du cours. L’autonomie, entendue ici au sens de Legendre (1993:104), se traduit par sa capacité à se fixer des objectifs personnels, à trouver sa propre démarche et à apprécier son progrès. Ce processus est sous-tendu par une recherche constante de la manière de relier aux nécessités de la pratique les concepts à l’usage dans le cours. La construction du savoir enseigner se déroule au milieu d’une série d’interactions par lesquelles le futur enseignant transige avec l’objet du cours, ses pairs et le professeur en même temps qu’il a l’occasion de mettre à profit diverses autres ressources accumulées dans les milieux de pratique qu’il fréquente à l’occasion des stages. Nous estimons que ce modèle ouvert, qui repose sur l’usage du portfolio, permet de comprendre le processus de construction des savoirs mis en œuvre par les futurs maîtres dans les domaines spécifiques visés par la planification de l’enseignement et l’évaluation des apprentissages. Il autorise également un développement de connaissances pédagogiques qui respecte le rythme, l’expérience et les stratégies d’études de chaque futur enseignant.

CADRE DE RÉFÉRENCE

Le constructivisme sert de cadre de référence à l’interprétation des productions effectuées par les étudiants dans le cadre de leur portfolio. Quatre postulats du constructivisme sont ici mis de l’avant. Le premier est lié à l’idée selon laquelle, c’est «l’être humain, et l’être humain seulement, [qui] est responsable de sa pensée, de sa connaissance, et donc de ce qu’il fait» (Glasersfeld, 2004:13; Maturana, 1988). Ainsi, d’après Lorsbach et Tobin (1992), le savoir réside en premier lieu dans l’individu. On ne peut donc transférer un savoir de la tête d’un sujet vers celle d’un autre. L’apprenant tente constamment, d’une part, de donner du sens à ce qui lui est enseigné et, d’autre part, de relier ceci à son expérience. Le deuxième réfère au fait que, selon Lorsbach et Tobin (1992) et Roth et Masciottra (2002), les objets mis à la disposition de l’apprenant (dans notre cas le contenu du cours entre autres) sont porteurs de sens pour lui. C’est par eux que l’apprenant interagit avec son monde. Le troisième se rapporte à l’idée de Jonnaert (2002: 66), et qu’on retrouve aussi chez Maturana et Varela (1980), selon laquelle le sujet crée son monde tout en se créant lui-même. Le quatrième postulat affirme que l’interaction avec d’autres personnes est une composante essentielle de l’expérience du monde de l’apprenant et, de ce fait, les autres humains occupent une place importante dans la construction par celui-ci d’un certain sens de son expérience (Lorsbach et Tobin, 1997). La construction de son monde par le sujet est d’abord une question d’«une organisation d’action» (Glasersfeld, cité par Roth et Masciotra, 2002: 227). Il s’agit aussi d’une «débrouillardise» voire d’une émergence réciproque entre le sujet et l’objet (Roth et Masciotra, 2002). Il s’agit aussi d’un processus d’«énaction» où le sujet s’actualise, se produit à travers sa disposition d’esprit, sa réflexion dans l’action et son savoir agir (Masciottra, 2002).

CONTEXTE DE LA RECHERCHE, CONSTITUTION ET ANALYSE DES DONNÉES

Le cadre de cette recherche est un cours universitaire de 2 crédits portant sur la planification et l’évaluation des apprentissages. Il s’agit d’un cours annuel faisant partie d’un programme de baccalauréat en formation initiale des maîtres qui ouvre la voie à l’enseignement dans les écoles francophones de l’Ontario. Le cours est suivi par des personnes se destinant d’une part à l’enseignement moyen et intermédiaire (4ème à10ème année) et, d’autre part, à l’enseignement intermédiaire et supérieur (7ème à 12 ème année). Le but officiel du cours est essentiellement d’assurer le développement des compétences en planification et dans la création et l’utilisation d’une variété de stratégies d’évaluation. L’opérationnalisation de cet objectif a donné lieu à une visée du cours centrée sur trois compétences spécifiques: la planification pédagogique, la régulation des apprentissages par le biais de l’évaluation formative, l’évaluation sommative et l’actualisation des connaissances dans une perspective de développement professionnel continu.

Au cours de l’année 2003-2004, nous avons implanté auprès des étudiants le portfolio comme support général au processus de leur apprentissage dans le cours. Chaque étudiant avait à tenir cet outil en y regroupant ses réalisations personnelles effectuées dans le cadre des exigences du cours. Chaque réalisation nécessitait d’être appuyée d’une réflexion qui en donne la signification. L’essentiel des productions était articulé aux trois compétences spécifiques du cours. Chaque étudiant avait à planifier une activité d’enseignement, une activité d’évaluation formative, une stratégie d’évaluation sommative et, en dernier lieu, une entrevue avec un enseignant, accédant par ce biais à l’expérience racontée des praticiens qui demeure une des sources du développement professionnel continu chez les personnels scolaires. Dans sa démarche, chaque étudiant bénéficiait du support d’un «ami critique» (Richardson et Heckman, 1996; Costa et Kallick, 1993; Ehman, 1999) qu’il a choisi et qui lisait et commentait ses travaux. La rétroaction du professeur était aussi disponible à toutes les étapes. L’évaluation du portfolio se faisait à la fin au moyen d’une grille globale qualitative adaptée au processus et à la nature du produit. Chaque étudiant aussi était invité à s’auto-évaluer en utilisant la même grille. En tout le portfolio comportait seize entrées y compris le métatexte de synthèse qui devait couronner l’ensemble du travail en explicitant la signification qu’il représentait pour chacun par rapport aux apprentissages prévus dans le cours. Les réalisations étaient accompagnées de directives d’ordre intellectuelles et pratiques, par exemple concernant les limites de pages. Mais chaque étudiant y allait de sa propre liberté, de ses propres défis et de sa créativité personnelle. Les ressources à leur portée n’étaient pas limitées à celles définies dans le syllabus. Le cours était conçu selon un modèle ouvert où nous le voyions au carrefour de toutes les expériences, formelles ou informelles, qu’ont vécu et vivent les étudiants pendant leur année de formation. Il débordait sur les stages et les autres cours qu’ils suivaient dans le programme et dont ils pouvaient recycler les apports dans leur portfolio.

Les portfolios étudiés sont ceux des étudiants se destinant à enseigner de la 4ème à la dixième année. Seuls les étudiants qui ont volontairement cédé leur production au projet de recherche sont concernés, soit 48 % du groupe. Parmi les 21 dossiers collectés en tout 14 sont analysées ici (soit 67 %). Il s’agit d’un corpus d’environ 480 pages soit 30 pages par portfolio. Les dossiers étudiés ont été tirés au hasard. Pour respecter l’anonymat, chaque portfolio a reçu un code. Le symbole général est constitué des lettres « ET », toujours en majuscules, suivis d’un chiffre allant de 1 à 14. Les lettres «ET» réfère à «étudiant» tandis que le chiffre qui les accompagne rappelle un simple rang établi au hasard au sein des dossiers.

L’analyse adoptée est une analyse exploratoire. En dépit de la présence explicite d’un cadre théorique, l’idée est d’abord de privilégier le point de vue qui émane du corpus, selon la perspective de Huberman et Miles (1994). Nous avons procédé à une analyse de contenu par une lecture directe du corpus afin d’identifier des unités de sens relatives à l’élaboration du savoir-enseigner chez les étudiants. Ces dernières sont toujours un passage du portfolio à l’étendue très variable, allant de la simple phrase au paragraphe. Les écrits des étudiants sont vus ici dans le sens de ce que L’Hostie, Anadon et Boucher (2000:109) avaient observé à propos de certaines représentations du métier d’enseignant chez des finissants du secondaire. Il s’agit de «discours cohérents et argumentés [qui] permettent d’analyser l’activité du sujet…et donc des représentations qu’il fait circuler…». Dans la présentation des résultats, ces unités de sens sont utilisées soit de façon illustrative ou simplement descriptive.

L’élaboration du savoir pédagogique est examinée sous trois dimensions qui correspondent aux compétences visées dans le cours, à savoir la planification pédagogique, l’évaluation des apprentissages et la perspective du développement professionnel continu. Pour chacune de ses dimensions, sauf la dimension du développement professionnel, l’attention est portée sur les cinq compétences spécifiques ci-après: La compréhension élaborée à propos de l’objet d’apprentissage, l’objectivation (appréciation) du savoir élaboré, la compétence interactionnelle avec l’environnement matériel dans l’élaboration du savoir, la compétence relationnelle humaine dans l’élaboration du savoir et, enfin, l’expression objectivée de la mutation identitaire de l’apprenant, de sa production comme sujet. La dimension du développement professionnel elle sera analysée spécifiquement du point de vue des leçons apprises par les étudiants dans le cadre des entrevues qu’ils avaient à effecteur avec des enseignants en exercice.

RÉSULTATS

Nous présentons successivement les résultats liés à la planification, à l’évaluation des apprentissages et au développement professionnel continu tels que perçus dans la production écrite étudiante qui a été analysée:

LA PLANIFICATION PÉDAGOGIQUE

La compréhension élaborée à propos de la planification comme objet d’action et de connaissance pédagogique

Les écrits des étudiants réfèrent de manière explicite à la planification pédagogique en tant qu’objet de connaissance dans le cadre du cours étudié. La compréhension qu’ils élaborent à leur niveau à propos de cet objet est loin d’être univoque. On peut mieux rendre compte des idées développées en nous aidant des trois catégories de connaissances mises de l’avant par la psychologie cognitive, à savoir les connaissances déclaratives, procédurales et conditionnelles. Ainsi d’un point de vue déclaratif, certains étudiants rapportent ce que la planification pédagogique représente à leurs yeux. Ils nous éclairent autour de cette catégorie en tant qu’objet inscrit dans leur expérience abstraite ou concrète. Elle apparaît alors soit comme une série d’actions soit comme une sorte de trésor à la portée du praticien qu’ils s’apprêtent à devenir: «C’est une ressource pour moi, car je peux y retourner des jours ou des années plus tard» affirme un des étudiants (ET 8). Un autre étudiant, (ET 11), qui enseigne la chimie mentionne son expérience de travail dans l’industrie comme source de sa motivation et de son habileté à planifier ses actions. La planification est aussi déclinée sous le mode des connaissances procédurales. Une étudiante explique, par exemple, ce que planifier signifie pour le débutant et décrit les conditions du succès d’une telle action:


Il faut revoir la matière à l’étude, planifier en fonction du temps, préparer le matériel nécessaire, confectionner le matériel s’il n’est pas disponible et ce pour toutes les matières qu’il ou elle doit enseigner» dit-elle. Il faut en plus faire face aux imprévus et à la discipline. Elle établit un lien entre ces gestes techniques apparemment autonomes et les qualités personnelles de l’enseignant qui sont censées les favoriser. Ces qualités jugées «essentielles» sont « la patience, un bon sens de l’humour et la flexibilité. (ET 10).


Les étudiants évoquent enfin la planification en termes de conditions inhérentes aux situations pédagogiques. Sous cet angle, la question du moment de la planification et des objets à planifier revient clairement dans les propos de certains. En clair, ils comprennent qu’on ne planifie pas comme on veut et quand on veut. À ce sujet une étudiante (ET 10) affirme qu’il faut planifier «d’avance». Elle précise, par exemple, que le matériel annoncé dans le plan doit être trouvé à temps pour favoriser les illustrations prévues devant les élèves. La planification est vue ici du point de vue du lien complexe qu’elle permet d’établir entre le temps, les objets de la planification et les finalités pédagogiques.

L’objectivation de la démarche de planification pédagogique comme savoir élaboré en contexte

Les étudiants montrent qu’ils élaborent aussi une compréhension à propos de la nature de la planification pédagogique et des contraintes liées à cette dernière.

Ils insistent alors sur les difficultés et les facilités qu’ils rencontrent en s’exerçant à la tâche. Ici, comme ailleurs, l’expérience directe se révèle riche d’enseignements. Une étudiante (ET6) évoque ainsi comment elle s’est construite une compréhension de la complexité de la prévision du temps. Elle écrit: «J’ai pu constater lors de mon premier stage que des activités que je croyais prendre à peine 10 minutes, pouvaient durer 30 minutes, dépendamment du groupe en question». Par ailleurs, la planification se révèle aux yeux des étudiants comme une action qui est loin d’être abstraite. Elle est éminemment située et est inséparable de leur expérience personnelle, dans le domaine de pratique que se trouve être l’activité pédagogique en classe. Une étudiante affirme ceci:


J’aime mieux utiliser mon propre plan de leçon…Je crois qu’il y a beaucoup de facteurs à considérer avant d’effectuer un plan de leçon. Par exemple, la force intellectuelle des élèves et leur comportement (ET 14).


Enfin, le temps et la personnalité du futur enseignant se présentent comme des variables importantes dans le processus d’apprentissage de la planification. Dans son portfolio, une étudiante donne à cet égard le point de vue suivant:


Les défis dans le métier enseignant sont nombreux et variés. Celui de la planification est, je pense, de l’ordre de ceux que l’on peut apprendre et améliorer avec le temps, à condition d’avoir un esprit ouvert et de ne pas se prendre trop au sérieux (ET 11).


Ces extraits illustrent bien le caractère contextualisé, interactif et progressif de l’apprentissage de la planification pédagogique chez les étudiants.

La compétence interactionnelle avec l’environnement matériel dans l’élaboration du savoir planifier

Les textes des étudiants indiquent qu’ils développent leurs habiletés en planification en faisant feu de tous bois. Certains montrent une connaissance aigue du matériel lié au programme tandis que d’autres révèlent un sens assez marqué d’exploration du contexte. Voici ce qu’un étudiant, diplômé en sciences, explique à propos de la préparation de son cours en 8ème année portant sur les systèmes vivants:


J’ai consulté la série Sciences et technologie publiée par Beauchemin international afin de me ressources sur les thèmes et la profondeur avec laquelle la matière doit être présentée. En consultant le manuel, j’ai vu que le sujet des microorganismes était abordé en 8ème année, un sujet sur lequel une bonne partie de mon baccalauréat a reposé (ET 7).


Une autre étudiante (ET 6) raconte comment elle a pu combiner le programme-cadre et des ressources extrascolaires pour enseigner son cours de français de 9ème année portant sur le conte. Elle écrit:


Il était très facile de trouver les ressources nécessaires. Les outils pédagogiques du programme cadre de français sont très bien élaborés. En plus, il y a la banque de données que contient la bibliothèque municipale de Sudbury… Il est possible de retrouver plusieurs témoignages de gens qui ont vécu lorsque les contes n’étaient pas racontés.


Ces exemples montrent clairement comment les étudiants se «débrouillent» pour atteindre les objectifs du cours en allant au-delà des ressources immédiates proposées dans les limites de ce dernier.

La compétence relationnelle humaine dans l’élaboration du savoir planifier

En plus de l’interaction avec les ressources matérielles du contexte, les étudiants laissent penser que leurs compétences en planification se développent grâce à l’apport des membres de leur environnement d’apprentissage. Le personnage du maître de stage ou enseignant associé est celui qui est le plus souvent mentionné. Dans la relation avec l’enseignant du milieu, les étudiants reçoivent de celui-ci directement des avis qu’ils s’empressent d’ajouter à leur répertoire d’actions. Voici comment une étudiante décrit la manière dont elle a appris en contexte un mode de planification qui tient compte des nécessités de l’évaluation. Elle écrit:


Lors de mon stage, mon enseignante m’avait suggéré de faire ma planification à rebours. Si je dois donner une évaluation sommative dans trois semaines, je dois diviser le contenu de l’unité pour les trois semaines afin de m’assurer que je touche à toute la matière. Ainsi, je pars de la date de l’évaluation sommative et je recule afin de m’assurer que j’ai adéquatement de temps pour couvrir le tout (ET 6).


Toutefois, l’apprentissage du métier peut découler d’un contexte d’observation où les actions de l’enseignante servent indirectement à la construction des compétences essentielles. Parlant de son enseignante, une étudiante affirme:


J’ai remarqué qu’elle accorde beaucoup d’importance à l’acquisition de la matière par les élèves. D’après ses réponses, elle ne fait pas seulement que donner la matière en se disant: «les élèves s’arrangeront»! Elle prend le temps de changer sa stratégie d’enseignement et en plus elle comprend qu’elle peut faire des erreurs et se questionne au sujet de son enseignement. Pour moi, c’est un enseignant modèle (ET 1).


Les étudiants mentionnent, par ailleurs, le rôle de l’ami critique dans le développement de leur savoir planifier. «Mon ami critique m’a aidé à formuler un plan complet…Il m’a aussi encouragé à formuler un plan qui s’adapte facilement à diverses situations d’actualité ...» dira ET 9, en parlant de son plan de leçon de français en 8ème année.

L’ÉVALUATION DES APPRENTISSAGES

La compréhension élaborée à propos de l’évaluation comme objet d’action et de connaissance pédagogique

Les propos des étudiants concernant l’évaluation des apprentissages comme objet d’action et de connaissance pédagogique peuvent se ramener à trois préoccupations: À quoi me sert-elle? À qui s’adresse t-elle? Quand la faire intervenir? Qu’est-ce qui m’a aidé à l’élaborer? À propos de l’utilité, les étudiants assignent à l’évaluation la fonction de vérifier les connaissances et les habiletés des élèves. Elle leur permet aussi de voir, comme l’écrit ET 5, «qui a besoin des explications de plus ou des devoirs pratiques de plus». En ce qui concerne les destinataires, on observe une tendance à s’adresser «à toute la classe». Par ailleurs, à propos du moment de l’évaluation, on note un souci chez certains étudiants d’assurer une préparation préalable des élèves. «Les élèves auront déjà fait quelques exemples avec l’enseignant ainsi qu’un petit laboratoire avec les indicateurs…» dira ET 5, par exemple. Enfin, en ce qui concerne les ressources utilisées, on remarque que plusieurs étudiants mentionnent les manuels disponibles alors que d’autres mettent à profit les notes et autres ressources qu’ils ont eux-mêmes développées.

L’objectivation du savoir évaluer comme savoir élaboré en contexte

L’expérience de la pratique de l’évaluation que rapportent les étudiants indique un certain nombre de contraintes auxquelles ils ont dû faire face. Deux de ces contraintes concernent le choix des questions à poser aux élèves et la définition du temps nécessaire pour chaque question. D’autres étudiants mentionnent la difficulté à établir une cohérence effective entre les compétences visées par le programme et les questions à mettre dans une tâche d’évaluation. Une étudiante (ET 8) formule bien cette préoccupation lorsqu’elle se pose la question suivante: «Ai-je une bonne variété de questions?».

La compétence interactionnelle avec l’environnement matériel dans l’élaboration du savoir évaluer

En décrivant leur expérience, les étudiants montrent, comme dans le cas de la planification, que c’est au moyen d’une combinaison de plusieurs ressources matérielles que s’élabore leur compétence en évaluation. Une étudiante (ET 13) mentionne, à cet égard, le recours au matériel préparé par le conseil scolaire de son école de stage pour l’évaluation des cours de français en 8ème année, alors qu’une autre (ET 5) rapporte l’aide qu’elle a trouvée dans le manuel et les guides de la Série Omnisciences. La ressource mentionnée par ET 13 revêt ici une grande importance puis qu’il s’agit de matériel localement élaboré, de faible diffusion, et donc qu’on ne retrouve pas généralement dans le lieu de formation à l’université.

La compétence relationnelle humaine dans l’élaboration en contexte du savoir évaluer

Un des éléments clés dans le développement du savoir évaluer chez l’étudiant réside dans son interaction avec le maître de stage. Cette observation avait déjà été faite plus haut en ce qui concerne le savoir planifier. Le maître de stage introduit l’étudiant à la manière de relever certains défis pratiques liés à la pratique de l’évaluation en contexte. Il est celui par qui l’étudiant apprend les clés du succès. ET 8 témoigne de la situation suivante:


Comment déterminer la durée d’une évaluation? Pour moi la réponse [n’était pas] simple. J’ai demandé à mon prof associé de l’aide et ensemble nous avons déterminé la durée. Avec le temps et l’expérience, je serai capable de déterminer la durée des travaux avec plus de facilité.


En dehors du maître associé, un grand nombre d’étudiants évoque le rôle de l’ami critique avec lequel ils font équipe au sein du cours. Celui-ci alerte, questionne, s’étonne, suggère apprécie ou met en cause les choix de son vis-à-vis. «Elle [l’amie critique] m’a permis de valider mon approche du point de vue pédagogique» déclare ET 11 avant d’ajouter:


Le choix de la compétence choisie [la compétence communication] l’a d’abord surprise. Je m’attendais à [cette] réaction car les enseignants de mathématiques ne considèrent pas la communication comme étant aussi importante que les autres compétences.


ET 13 va dans le même sens lorsqu’elle écrit ce qui suit: «Après les commentaires de mon amie-critique, j’ai ajouté la grille d’évaluation ainsi que le corrigé».

Qu’il s’agisse de la dimension de la planification ou de l’évaluation, le rôle de l’ami critique s’est surtout matérialisé dans cette recherche sous l’aspect d’une connivence à tout prix entre associés. On ne peut s’empêcher de voir dans cette attitude une démarche par laquelle les étudiants élaborent et renforcent mutuellement leur position comme individu et comme groupe dans le rapport de pouvoir qui les lient au responsable du cours qui est censé leur attribuer la note qui sanctionne le succès ou l’échec. L’ami critique typique dans cette recherche est davantage apparu comme quelqu’un qui caresse «dans le sens des poils». Les critiques se limitent alors à relever des fautes de langue ou à signaler la longueur inappropriée de telle ou telle production dans le portfolio. Nous avons noté cependant quelques exceptions qui témoignent d’une critique constructive. Voici, par exemple, ce que l’ami critique de ET 9 dit de ses réalisations dans le domaine de l’évaluation: «L’évaluation formative me semble être un peu vague. D’après moi, il serait bien d’inclure les connaissances et les habiletés que tu veux évaluer». Sur un autre plan, on lit ceci dans un portfolio: «Essaye de poser des questions qui permettent plus de liberté de réponses dans tes évaluations sommatives» (ET9). Ces extraits montre bien le dialogue constructif qui peut se nouer entre deux partenaires où chacun peut apprendre de l’autre tout en apprenant davantage sur soi.

LE DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL CONTINU: L’APPRENTISSAGE DE LA CONSTRUCTION DU MÉTIER D’ENSEIGNANT PAR LA SOLLICITATION DE L’EXPÉRIENCE RACONTÉE DES PRATICIENS

Des entrevues qu’ils ont eu à effectuer auprès d’enseignants, les étudiants ont tiré deux types de leçons. Le premier est en rapport avec l’évaluation des apprentissages. Le deuxième a trait à la position de l’enseignant rencontré par rapport aux orientations et aux pratiques recommandées dans le nouveau curriculum de l’Ontario. Trois observations se dégagent ici: La première concerne les enseignants qui oeuvrent dans les perspectives de la réforme. Ici l’attitude de ceux qui rendent leurs élèves «confortables» avec les évaluations est soulignée (ET 5; ET 7) de même que la tendance chez d’autres à appliquer les formes diagnostique, formative et sommative de l’évaluation (ET 13). La deuxième observation a trait aux enseignants qui tout en oeuvrant dans l’esprit de la réforme en finissent par percevoir certaines limites pratiques. D’un enseignant, l’étudiant ET 11 dit par exemple ceci:


C’est un enseignant qui est désemparé devant la question suivante: Que doit- on faire quand on enseigne une matière qui utilise le français comme vecteur d’expression et dont la maîtrise souvent approximative limite la compréhension de cette matière et l’expression des idées qui y sont reliées?


La dernière observation porte sur les enseignants qui ne partagent pas l’esprit de la réforme. Voici comment cette réalité est apparue aux yeux de l’étudiante ET 10:


Mme L.L. avoue, écrit-elle, avoir eu de la difficulté à s’habituer aux changements qui sont survenus suite à la réforme. L’enseignement est devenu, selon elle, plus compliqué. Elle a dû apprendre de nouvelles façons d’évaluer ses élèves et de s’habituer au nouveau curriculum et aux nouvelles philosophies. L’enseignante dit préférer l’ancien système, cependant, elle s’habitue aux changements.


CONCLUSION

Nous posions au départ l’hypothèse que le portfolio des étudiants peut servir de lieu de cristallisation du processus par lequel ces derniers construisent des compétences relatives à la planification pédagogique, à l’évaluation des apprentissages et au développement professionnel continu. Le paradigme constructiviste du développement des connaissances ainsi que la perspective sociale de la cognition se sont avérées comme des cadres féconds d’analyse de la problématique formulée. Les écrits des étudiants ont montré qu’ils ont, chacun à sa manière, essayé de répondre aux exigences du cours à travers des expériences différentes et une manière tout aussi différente de retraduire celles-ci du point de vue de la planification, de l’évaluation et du développement professionnel. Toutefois, la démonstration ne semble pas avoir été égale pour les différents paramètres de la construction du savoir. Une restitution plus étendue des extraits des portfolios aurait été nécessaire à bien des endroits, ce que ne permettaient pas malheureusement les limites de cet article. Par ailleurs, l’aspect lié au développement identitaire de l’étudiant n’a pu être explicitement documenté. Il sera intéressant de revenir sur cette dimension pour cerner au moins comment elle s’inscrit de manière implicite dans le corpus étudié. Enfin, nous avons indiqué plus haut que l’usage du «dispositif» de l’ami critique a été globalement interprétée par les étudiants comme l’instauration entre eux d’une connivence qui tairait les faiblesses du travail de chacun de manière à éviter de se fragiliser mutuellement devant l’autorité du responsable du cours censé les évaluer. Toutefois, nous avons montré que cette partition n’a pas été jouée de la même manière par tous les étudiants, certains ayant pris leur rôle plus au sérieux. Il serait utile d’approfondir cette thématique de l’amitié critique en lien d’une part à la co-construction des compétences et d’autre part à la question du rapport de pouvoir dans l’apprentissage.

RÉFÉRENCES

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