Conseil multidisciplinaireRevue professionnelle
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Jacques Fafard, travailleur autonome |
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Dans la première partie de cet article paru dans la revue Défi jeunesse du mois de décembre 1997 (vol. IV, no 2), j’ai surtout abordé l’estime de soi dans son aspect théorique : ses dimensions cognitive, affective, sociale et motivationnelle. Phénomène à la fois simple et complexe, l’estime de soi se développe à travers les différentes étapes de la vie soit l’enfance, l’adolescence et la vie adulte. Ce développement implique le passage du regard des personnes significatives de notre entourage (soi public, support social, évaluation ou reconnaissance des autres) comme enfant, à la naissance d’un regard sur soi (soi privé, dimension personnelle, évaluation de soi) vers l’âge de 8 ans. Ce regard sur soi, tout en s’accroissant à l’adolescence, continuera à subir l’influence prédominante du regard des pairs sur celui des parents. À l’âge adulte, ce niveau global d’estime de soi consolidé à l’adolescence dans l’établissement de notre identité, tout en demeurant relativement stable, reste ouvert à des situations qui peuvent nous affecter positivement ou négativement. (Cotton 1993; L’Écuyer, 1994; Bednar et al. 1995; Mruk, 1995). Il continue à jouer un rôle important dans notre adaptation en participant au maintien, au développement ou à la protection de ce que " nous sommes " dans notre identité (concept de soi). L’estime de soi se définit par la capacité d’évaluer (cognitif) et de porter un jugement (affectif) sur ce que nous vivons face à nous-mêmes, face au monde extérieur et dans notre interaction avec celui-ci. Elle se traduit par cette voix intérieure, ce dialogue avec soi-même, qui se fait juge ou évalue positivement ou négativement un aspect de soi. Ce bref résumé nous présente l’estime de soi comme un phénomène à la fois inter et intrapersonnel dans un processus relationnel à travers nos contacts (valeur de soi) et nos réalisations (compétence). Pour inclure dans l’intervention l’estime de soi dans l’accompagnement des jeunes qui nous sont confiés, la première étape consiste à comprendre l’estime de soi dans sa base théorique (connaissance), comme quelque chose d’en dehors de soi. Dans un deuxième temps, il est tout aussi important, quoique plus difficile, de la saisir de l’intérieur. En d’autres termes, comme intervenant nous devons réaliser comment nous gérons au quotidien notre estime de soi, prendre conscience de son impact sur nos façons de nous évaluer et de composer avec l’évaluation des autres (savoir-faire et savoir-être). Tel est l’objectif du présent article qui se finalisera par l’élaboration de pistes qui peuvent permettre de faire des liens entre l’estime de soi et l’intervention.
COMMENT L’ESTIME DE SOI FAIT PARTIE DE NOTRE QUOTIDIEN ?
Pour prendre conscience de l’impact de l’estime de soi dans notre vécu quotidien, j’intégrerai à des événements " expérientiels ", les notions théoriques de l’estime de soi. Je m’attarderai surtout à quelques situations ou observations tant dans ma vie personnelle que dans ma vie professionnelle en lien avec des jeunes ou des éducateurs.
Vécu personnel et professionnel
Au cours des dernières années, je retiens deux événements marquants qui m’ont interpellé dans ma vie personnelle. Ils sont en lien direct avec l’estime de soi. Il y eu d’abord en 1990, la maladie invalidante de ma conjointe puis récemment la perte de mon emploi. De ces expériences difficiles mais enrichissantes sur le plan humain, je constate que des événements intenses et stressants, dans notre vie personnelle, nous remettent en contact avec un passé oublié ou que nous pensions avoir réglé. La nature de ces événements nous force à remettre en question les croyances ou les images que nous avons de nous-mêmes, notre façon de nous évaluer dans nos rôles ou nos attitudes. " Suis-je un bon conjoint ? " " ... un bon père de famille ? " " ... un bon chef de service ? " " ... une bonne personne (dans le sens existentiel du terme) ? " En me posant ces questions, je porte un jugement sur moi-même. Ce jugement repose sur la valeur en tant que personne et rejoint la dimension affective de l’estime de soi. Selon Ross (1992), la question " Qui êtes-vous ? " réfère au concept de soi alors que la question " Comment vous sentez-vous par rapport à vous-mêmes ? " relève de l’estime de soi. Cette dernière question réfère davantage à des sentiments ou à des éléments subjectifs. Face à ces deux situations, j’ai entrepris des démarches personnelles. Cependant, je n’avais pas conscience de travailler directement à rehausser mon estime personnelle. Comment ce cheminement est-il en lien avec l’estime de soi ? Pour Wegcheider-Cruse (1987), les problèmes de l’enfance refont constamment surface sous forme de conflit et ce, tout au long de notre vie. Il faut passer par un processus de résolution de problèmes émotifs. Afin de résoudre une situation difficile, il est nécessaire de vivre et de ressentir les étapes normales de la souffrance, de la colère et de la douleur. Selon cette auteure, la dimension motivationnelle de l’estime de soi se traduit par le besoin de se connaître et de faire attention à soi. De plus, elle considère que nous parvenons à une plus grande estime de soi, en prenant conscience de nos propres sentiments et en les exprimant d’une façon adéquate et directe. Son approche mise davantage sur le volet des émotions, en départageant le vécu passé et le présent. Cet aspect rejoint la notion de thème biographique (Mruk, 1995). Lorsque, d’une façon plus précise, j’en suis venu à me questionner sur mes compétences et sur le pouvoir que j’avais face à ces situations très confrontantes, je m’adressais davantage à la dimension cognitive et motivationnelle. Comme le rapporte Cotton (1983), l’estime de soi est plus élevée chez les personnes qui se voient capables de contrôler elles-mêmes ce qui leur arrive dans la vie. À l’inverse, elle est moins élevée chez ceux qui voient les sources de changement comme étant en dehors d’eux. Au cours des 18 dernières années, j’ai travaillé comme éducateur puis comme chef de service auprès d’une clientèle d’adolescents dont les problèmes importants d’adaptation tant sur le plan personnel, familial et social ont nécessité leur placement en milieu sécuritaire. À mes débuts comme éducateur et encore récemment, je notais lors de la consultation de dossier, qu’il est fréquemment fait mention, dans les évaluations, de problèmes d’estime de soi pour expliquer en partie l’inadaptation de ces jeunes. Il est évident dans nos observations quotidiennes " qu’ils ne s’aiment pas ". Très souvent, ils blâment les autres ou les événements extérieurs plutôt que de regarder leur part de responsabilité dans ce qui leur arrive. De plus, dans de rares situations où ils reçoivent un feed-back positif, la plupart du temps, ils en annulent rapidement les impacts. Grande méfiance envers les adultes, difficulté à se faire confiance, utilisation de l’agir (délits, consommation, troubles de comportement) plutôt que de la parole pour composer avec le stress et les conflits, voilà autant d’éléments auxquels les intervenants se confrontaient et se confrontent encore aujourd’hui. Le fait de référer à des problèmes d’estime de soi pour expliquer des symptômes ne nous donne pas pour autant une emprise lors de l’intervention. Cela ne nous permet pas de comprendre les causes profondes de ces symptômes afin de pouvoir intervenir de façon concrète à partir du vécu quotidien en lien avec les comportements et l’estime de soi. Je me rappelle d’une rencontre que j’ai eue avec un jeune que nous appellerons Luc. J’étais alors un jeune éducateur. Nous faisions le point sur ses résultats scolaires. Il avait mis beaucoup d’énergie à étudier. Je l’avais d’ailleurs beaucoup supporté dans ce sens. Il avait obtenu de bons résultats et c’était la première fois depuis longtemps qu’il vivait un succès à ce niveau. Pendant que nous en discutions, je lui ai dit que j’étais fier de lui. Il continuait de parler comme si rien n’était. Je l’ai interrompu et lui ai demandé s’il était content de lui. Il répondit par l’affirmative mais sans expression. Je lui ai alors demandé s’il voulait faire un jeu avec moi. Hésitant au début, il accepta après avoir eu quelques explications. L’exercice consistait à ce qu’il dise en exagérant l’expression : " Je suis fier de moi ". J’ai commencé à le dire et il le répéta à plusieurs reprises en augmentant l’intensité de sa voix. Au début, il riait et manifestait une certaine gêne. Cependant, voyant que je m’engageais avec lui, il s’impliqua progressivement dans l’exercice. Il répétait à voix haute : " Je suis fier de moi ". Il se mit à vivre du plaisir à le répéter. Puis, à un moment donné, il est devenu triste. Ses yeux se sont remplis d’eau. Il a cessé de parler, son visage s’est durci et les larmes ont commencé à couler. En un an, c’était la première fois qu’il me donnait accès avec autant d’intensité à son monde émotif. Désemparé, il passait des larmes au rire. Puis j’ai senti dans ses yeux de la peur, voyant qu’il contrôlait de moins en moins ses émotions. Je lui ai demandé de me dire les pensées qui lui venaient à l’esprit. Après un silence (qui m’a paru très long), il m’a répondu : " Je pense à mon père. Il ne m’a jamais dit qu’il était fier de moi. Il a toujours dit que j’étais un bon à rien, un tout croche ". Il est devenu triste mais rapidement la colère ou plutôt la rage a pris le dessus. Il s’est mis à respirer rapidement. En serrant les poings, il a lâché un " tabarnaque "... Je cesse ici mon récit, en vous rassurant sur le fait qu’il s’est calmé progressivement. Après un certain temps, il a accepté d’en reparler mais avec beaucoup de prudence. Nous avons partiellement abordé sa relation avec son père. Par contre, il n’a plus jamais voulu refaire ce genre d’exercice avec moi. Quel lien peut-on faire entre cette situation et l’estime de soi de Luc ? Il est à noter que le seul fait de reconnaître à Luc qu’il démontre une compétence réelle et observable qui se traduit par sa persévérance (habileté) et sa performance scolaire (réalisation) ne permet pas qu’il s’approprie celle-ci. Un blocage émotif refait surface et l’empêche de recevoir ou de reconnaître son succès. À cette époque, âgé de 32 ans, j’avais entrepris une thérapie au cours de laquelle j’avais vécu une expérience similaire. Que ce soit comme adolescent placé en centre d’accueil ou comme adulte travaillant comme éducateur, une dimension humaine nous rejoignait : la reconnaissance des autres qui est la dimension sociale de l’estime de soi. D’ailleurs, l’étude de McCurdy et Scherman (1996), sur l’impact de la structure familiale sur le processus de séparation-individualisation, va dans ce sens. Ces chercheurs observent, entre autres, que l’estime de soi est significativement associée à la qualité de la relation père-adolescent. Rappelons-nous l’importance sur le plan développement de l’estime de soi, du regard positif des parents au stage de l’enfance. Pour Luc, cette absence traduit par un noeud émotif (rage, tristesse et peur), toujours présent, résulte d’un besoin non comblé dans le passé. Il y a la présence d’un thème biographique non résolu (Mruk, 1995) ou des complexes parentaux négatifs (Cordeau, 1996), avec des lacunes importantes au niveau de la valeur de soi. Il importe donc de considérer l’estime de soi comme un processus continu d’évaluation interne (de soi) et externe (des autres) en lien avec notre présent et notre passé. En effet, nous avons développé des styles d’estime de soi (Mruk, 1995) qui permettent un équilibre entre les blessures du passé non résolues et une protection pour éviter l’impact de ces souffrances dans le présent. Ces styles vont traduire les combinaisons possibles des compétences et de la valeur de soi et ce, en fonction des réponses en vue de composer avec les situations ou les exigences de la vie1. Comme responsable de service, lors de rencontres formelles (supervision) ou informelles (mises au point face à des problématiques), il m’est arrivé fréquemment d’observer que les remises en question se faisaient plus souvent du côté de l’intervenant que de celui du jeune. Cela devient plus évident lorsqu’une récidive ou une régression importante du jeune qu’il accompagne le confronte. Cette confrontation est d’autant plus grande qu’il a investi beaucoup de temps, d’énergie et surtout d’espoir dans cette relation. C’est comme si dans leur interaction, le jeune projetait la faible estime qu’il a de lui-même sur l’estime de soi de l’intervenant. Par sa grande méfiance, ses résistances et surtout ses peurs à se regarder tel qu’il est, il verbalise à l’intervenant les messages suivants : " Je n’en vaux pas la peine, tu ne me comprends pas, je ne veux rien savoir de personne etc. ". Pour sa part, l’intervenant se voit confronté quotidiennement par ces résistances. Il reçoit plusieurs messages : " Tu es le seul à faire ça avec moi... Tu es payé pour ça... c’est toi qui as les clés. Tu n’es pas là pour m’aider mais pour me caler... " Souvent ces messages sont transmis avec intensité, avec hostilité. Ils ont en commun de faire porter à l’autre l’odieux ou la responsabilité du problème. En d’autres mots, le jeune, par peur du rejet ou de l’échec, remet le pouvoir entre les mains de l’intervenant. De plus, il arrive souvent à ce dernier de se faire dire par les autres membres de l’équipe : " Tu devrais rencontrer ton filleul, il ne va pas bien du tout ces temps-ci ". Il devient alors difficile mais vital de départager les vécus respectifs. L’intervenant vit une atteinte personnelle à l’estime qu’il a de lui-même aussi bien dans l’évaluation de ses compétences que dans sa valeur comme intervenant et comme personne. De fait, il est son propre outil de travail compte tenu de ses connaissances, de son savoir-faire et de son savoir-être. Conséquemment, l’intervenant a besoin de prendre une distance face à son vécu, sinon il vit l’échec du jeune comme étant le sien. Il importe de se remettre en question car, dans ces moments d’envahissement, son questionnement n’est pas constructif, son jugement devient global : " Je ne suis pas un bon éducateur ". Il se met à douter de ses compétences d’intervenant. Il vit ses efforts et ses attentes en fusion avec les comportements du jeune. Il est piégé par la croyance suivante à savoir si le jeune va bien, c’est parce qu’il est un bon intervenant et à l’inverse, il est mauvais intervenant si le jeune ne fonctionne pas bien. Il s’évalue donc à partir d’indices qui sont en dehors de lui. Il a donc peu de contrôle sur ces indices, même si parfois il cherche à garder l’illusion d’en avoir. En plus du jugement sévère qu’il porte sur lui-même, il est aussi aux prises avec une charge émotive négative (culpabilité, impuissance, colère...). Selon Burns (1992), des distorsions cognitives engendrant des sentiments négatifs sur l’évaluation qu’une personne porte sur elle-même, affectent l’estime de soi. Si certains intervenants font preuve d’une trop grande proximité dans l’accompagnement d’un jeune, d’autres, au contraire, montrent trop de distance. Ils ne portent rien. Au lieu de se juger, ils jugent le jeune dans sa motivation à vouloir changer ou à accepter de l’aide. C’est une autre manière de protéger son estime de soi en projetant la charge émotive sur l’autre. Ces deux types de position nous montrent l’importance du jugement dans le processus d’interaction entre le jeune et l’éducateur d’accompagnement, le jugement porté sur soi ou sur l’autre. Il y a aussi des enjeux émotifs reliés à ce jugement, des enjeux de pouvoir et d’influence, des besoins et des attentes. Tous ces éléments sont en lien avec l’estime de soi dans ses dimensions cognitive, affective, motivationnelle ou sociale. Afin de mieux saisir au quotidien la place que prend l’estime de soi, face aux perceptions que nous avons de nous-mêmes et de notre entourage comme intervenant, il importe de prendre de plus en plus conscience des moments où notre estime de soi est sollicitée. Elle est éveillée, au rythme de nos relations et de nos réalisations, toutes les fois que nous serons confrontés positivement ou négativement en ce qui a trait à nos compétences et/ou à la valeur que nous nous attribuons comme personne. De même, le jugement que nous porterons impliquera souvent à la fois notre passé et notre présent. Il est donc primordial, pour travailler l’estime de soi des jeunes, de trouver un équilibre dans l’accompagnement en s’appropriant ce qui nous appartient et en aidant l’autre à s’approprier ce qui lui appartient. Ceci est le propre de toute intervention. Cependant, compte tenu de cette nécessité de départager, et après avoir défini brièvement l’intervention, je ciblerai certains éléments clés qui font ressortir des implications pratiques en lien avec l’estime de soi.
PISTES D’INTERVENTION EN LIEN AVEC L’ESTIME DE SOI
Je définis l’intervention dans son sens large. C’est tout moment d’interaction entre un intervenant et un jeune, peu importe le cadre de référence, que ce soit au cours d’une activité, d’une rencontre formelle ou informelle. Cela implique donc à la base un processus relationnel dans lequel chacun cherche à influencer l’autre par des feed-back (verbaux ou non verbaux) qui peuvent être confrontants ou supportants. De plus, étant donné la durée des ordonnances, la nature des mandats et la nécessité de travailler davantage avec le jeune dans son milieu naturel, je ne crois plus que ce contexte permette de développer un lien significatif. Ce lien était possible dans un contexte où l’on accompagnait des jeunes pendant de longues périodes s’étalant de une à deux années de séjour. Je parlerai plus de moment significatif où le contact favorise, à partir de certaines conditions, le vécu d’une brève période au cours de laquelle les défenses sont moindres, la complicité positive et le respect réciproque permettant ainsi d’aller au-delà des comportements. À la longue, c’est en additionnant ces moment significatifs en fréquence, en durée et en intensité que va s’établir la qualité de l’intervention. C’est lors de ces moments significatifs que l’estime de soi devient un point de repère important. En effet, ce n’est pas juste en reflétant au jeune des éléments positifs à son sujet que je vais contribuer à améliorer son estime de lui-même. Pour qu’un feed-back dénote un impact à ce niveau, la personne qui le donne doit avoir une certaine importance relationnelle pour le jeune. De plus, ce feed-back doit porter sur des éléments qui sont perçus comme importants pour le jeune. De même, toute intervention portant sur l’estime de soi doit tenir compte de l’interaction entre la compétence et la valeur de soi2. Dans le cas de Luc, par exemple, c’est la valeur de soi qui pose problème malgré la présence de compétence (compétence +, valeur de soi -). Ce déficit conduit Luc à se percevoir comme n’ayant ni compétence ni valeur. Dans le cas d’un jeune présentant une estime de soi défensive narcissique (valeur +, compétence -), celui-ci se sent et agit comme ayant de la valeur. Il se voit comme compétent même s’il n’y a pas d’évidence dans ses réalisations. Il va gonfler son estime de lui-même sans que les autres ne partagent cette perception. Il possède le sens que tout lui est dû et dénote une sensibilité extrême à toute critique. Chez les jeunes plus carencés, nous retrouverons davantage une double déficience (compétence -, valeur -). Ceux-ci ont le sentiment de ne pas valoir grand chose et seront enclins à vivre des expériences interpersonnelles peu supportantes et dévalorisantes. Ces types d’estime de soi révèlent la présence de thèmes biographiques non résolus, d’où l’importance de l’aspect émotif. Ainsi dans le cas de Luc, j’aurais pu mettre davantage l’accent sur sa relation avec son père pour l’amener progressivement à parler plutôt qu’à agir ces manques. Nous nous heurtons souvent dans nos interventions à des impasses relationnelles reliées à une grande méfiance du jeune à notre égard. La plupart des jeunes que nous accompagnons en milieu d’internat ou en milieu naturel, sont en voie de développer à divers degrés une identité de soi négative. Cette dernière se traduit par un discours intérieur contaminé par une évaluation négative de soi. Que ce soit par peur de l’échec (réalisation, compétence) ou du rejet (relation) nous avons mis en place pour survivre et nous adapter tout un système de croyances ou de points de repère à partir desquels nous nous évaluons et nous évaluons ceux qui nous entourent. L’objectif premier de cette fonction est de protéger, de maintenir et parfois d’améliorer ce que nous sommes. Donc un jeune qui est en voie de développer une identité de soi négative, le fait dans le but de survivre et de rendre son monde prévisible pour se sécuriser. On doit donc aider le jeune à faire le deuil d’anciennes perceptions de soi (self-views) qui même lorsqu’elles sont négatives, ont un sens de survie. Ces façons de se voir doivent donc passer par un processus de remplacement en mettant l’emphase davantage sur les forces latentes plutôt que sur les faiblesses. C’est tout un défi pour l’intervenant, puisque le jeune va tout faire pour le convaincre par ses attitudes et ses comportements qu’il est vraiment " un pourri " et qu’il n’y a rien à faire avec lui. Il va mettre tout en oeuvre pour maintenir l’attention des intervenants sur ses limites ou ses vulnérabilités. De plus, il importe pour intervenir sur l’estime de soi de nos jeunes de travailler aussi avec les personnes significatives de son milieu naturel, en vue d’améliorer le support social (parents et pairs). En effet, la connaissance de soi grandit et se maintient à partir de nos expériences avec les autres. Comme le rapporte Swann (1996), les vues négatives de soi ont des composantes interpersonnelles aussi bien que personnelles. Donc nous avons besoin de faire confirmer par les autres les perceptions de soi, qu’elles soient positives ou négatives. Tout ce volet de l’importance et du rôle des parents dans le développement de l’estime de soi pourrait faire à lui seul l’objet d’un article ultérieur. En dernier lieu, il convient d’insister sur la notion d’attente qui est primordiale dans l’estime de soi. En effet, d’une part, tout adolescent est en quête d’une autonomie, d’une identité. D’autre part, les jeunes que nous accompagnons doivent en plus surmonter des problèmes importants d’inadaptation qui vont affecter leur niveau de maturité. Tous ont des attentes, tant le jeune, l’éducateur que les parents. " Ce qui nuit le plus à l’estime de soi des jeunes, ce sont les attentes irréalistes des parents et des adultes qui les entourent ! "3 Dans ce sens, Harter (1993) parle du support social conditionnel. Ce support sera donné soit par les pairs ou les parents, selon les secteurs qu’ils trouvent importants, dans la mesure où l’adolescent répond au standard élevé de ces deux groupes. Ainsi, il importe à l’intervenant d’être conscient de ses attentes à l’égard des jeunes qu’il accompagne. Il se doit d’être le plus réaliste possible dans la perception qu’il a du jeune concernant ses forces et ses vulnérabilités. Considérant que les stratégies défensives du jeune rendent difficiles de le percevoir tel qu’il est, au-delà de la manipulation, le piège qui nous guette consiste à l’évaluer plus en fonction de ce qu’on voudrait qu’il soit. En guise de conclusion, rappelons que pour Duclos et al. (1995), l’estime de soi est un processus, processus de prise de conscience de ses forces et de ses limites d’une part et processus de conservation d’un sentiment de valeur personnelle, d’autre part. Ainsi les jeunes, pour se protéger de leur propre vulnérabilité, vont essayer de pousser l’intervenant vers ses propres vulnérabilités, le confronter à ses limites comme intervenant et comme personne. Toutefois, nous pouvons travailler à développer l’estime de soi de ces jeunes comme intervenant ou d’adolescent comme parent, sans favoriser le développement et la prise de conscience de notre estime de soi comme adulte.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
1. Voir le tableau " Matrice des problèmes de l’estime de soi " in FAFARD, Jacques " L’estime de soi et l’intervention ". Défi jeunesse, décembre 1997, Vol. IV, no 2, p. 20. 2. Idem 3. DUCLOS et al., 1995, p. 95.
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