Conseil multidisciplinaire

Revue professionnelle
« Défi jeunesse »

L’abus physique


Dr. Gilles Fortin, chef de service
Programme santé enfance-jeunesse






L’abus physique au Québec, comme presque partout dans le monde d’ailleurs, fut la raison première de la mise sur pied de systèmes en vue de protéger les enfants victimes. L’abus physique a donc presque toujours été la première forme reconnue de maltraitance à l’égard des enfants. Nous savons, malheureusement aujourd’hui, qu’il en existe bien d’autres et que si l’abus physique se retrouve encore dans une bonne proportion des cas, il n’est pas la cause la plus fréquente de maltraitance. Au fil des années, l’attention portée à l’abus physique a été occultée par des préoccupations grandissantes à l’égard des autres formes d’abus et de maltraitance, comme la négligence, l’abandon, l’abus sexuel. Cette dernière problématique, dont l’incidence est à peu près semblable à celle de l’abus physique, draine souvent plus que son lot d’attention et d’énergie, dans les médias à tout le moins.

L’abus physique reste néanmoins, encore aujourd’hui, présent dans 20 % environ des cas de maltraitance signalés au Québec. Et l’incidence est souvent d’autant plus élevée que les enfants sont jeunes.


LA DÉTECTION


En principe, l’abus physique devrait être la forme de maltraitance la plus facile à diagnostiquer et à établir, étant donné qu’elle est censée laisser des marques et des traces.

L’équipe médicale de pédiatrie sociojuridique de Sainte-Justine s’est d’ailleurs donnée à cet égard une définition assez opérationnelle de l’abus physique, dont les éléments importants sont les suivants : l’abus physique correspond à toutes blessures infligées à un enfant pour quelque raison que ce soit; la notion de blessures étant donc incluse dans la notion d’abus physique signifiant tous dommages tissulaires qui dépassent le stade de rougeur. Par ailleurs, on entend par dommages tissulaires les ecchymoses, les brûlures, les déchirures, les piqûres, les fractures, les ruptures de viscères, la perte de fonction d’un membre ou d’un organe.

L’identification des cas d’abus physique devrait donc être fort simple et facile. Toutefois, il en est souvent tout autrement dans la réalité. Comme chacun le sait en effet, les enfants, surtout les petits entre deux et dix ans, ont toujours beaucoup d’ecchymoses. Distinguer les lésions traumatiques accidentelles de celles délibérées ou infligées de façon malveillante nécessite une certaine expertise. C’est au médecin d’abord qu’il appartient d’interpréter la signification des lésions physiques et de tenter d’en identifier les origines. Ce travail parfois simple pourra nécessiter, dans d’autres cas, une connaissance spécialisée de ces questions, connaissances que ne possèdent pas nécessairement tous les médecins. S’il appartient aux milieux sociaux d’évaluer la sécurité de l’enfant au sein d’un milieu donné, c’est par contre au médecin que revient la responsabilité d’instruire les responsables de la protection de l’enfance sur la signification des lésions physiques et leurs conséquences possibles. Aussi, est-il nécessaire que le milieu médical pédiatrique maintienne une telle expertise à laquelle les responsables de la protection de la jeunesse pourront au besoin se référer.


QUAND LES LÉSIONS PARLENT PAR ELLES-MÊMES


L’expérience médicale nous a enseigné qu’il existe un certain nombre de lésions passablement typiques de mauvais traitements. Des lésions qui, lorsqu’on les retrouve, signent le diagnostic d’abus physique jusqu’à preuve du contraire un peu comme une forte fièvre, en présence d’une douleur intense à l’oreille, signe le diagnostic d’otite. Certaines de ces lésions se retrouvent sur la peau, d’autres au niveau des os, enfin d’autres au niveau du cerveau.

Au niveau de la peau, il s’agira, le plus souvent, de lésions dites à l’emporte-pièce. C’est-à-dire, des lésions dont la forme et les contours permettent d’établir un lien avec l’objet qui les a causées. À titre d’exemple, des brûlures infligées par un allumeur de cigarette de voiture, des lacérations causées par une fourchette ou une brosse à cheveux ou encore des stries linéaires ou curvilignes témoignant d’une flagellation avec une verge ou un cordeau. Pensons également aux lésions circulaires entourant chevilles et poignets, montrant que l’enfant a été attaché. On peut également parler ici des traces de morsures où la mesure du diamètre de l’arc nous permet de distinguer s’il s’agit d’une morsure infligée par un autre enfant ou par un adulte. Finalement, mentionnons la trace de gifle, qui pour l’oeil exercé, laisse une empreinte dont l’origine apparaît indiscutable.

En ce qui concerne les lésions osseuses, il existe, je dirais, deux grands syndromes classiques de fractures infligées. Le premier consiste en des fractures de côtes, le plus souvent multiples et d’âges différents, retrouvées à la partie arrière des côtes chez des nourrissons de moins d’un an d’âge. Le deuxième, consiste en la présence de fractures multiples d’âges différents retrouvées au niveau des os longs, mais le plus souvent au niveau des extrémités de ceux-ci. Il s’agit de petits fragments osseux détachés par opposition aux fractures traumatiques qui apparaissent le plus souvent comme des cassures transversales en dehors des extrémités de l’os. Finalement, mentionnons également que des fractures de la cuisse, même en plein centre de celle-ci, chez des enfants qui n’ont pas encore acquis la marche autonome, s’avérera dans plus de 90 % des cas, être le résultat de mauvais traitements et non pas d’accidents.

Quant aux lésions retrouvées au niveau de la tête, il existe un syndrome bien connu dit de l’enfant secoué ou en anglais : shaken baby syndrom. Ce syndrome consiste en la présence d’un saignement à l’intérieur de la boîte crânienne, au pourtour du cerveau, dans l’espace dit sous-dural. Cette hémorragie s’accompagne d’autres points hémorragiques retrouvés à l’intérieur des yeux. Cliniquement, on a tendance à croire que l’enfant, qui présente de telles lésions, aura toujours un tableau clinique très sévère, caractérisé par des arrêts respiratoires, des pertes de conscience, des convulsions et le coma. Effectivement, certains de ces enfants se présenteront dans cet état et beaucoup en décéderont. Cependant, on réalise de plus en plus que bien des enfants peuvent être affectés de ce syndrome, mais lorsque les hémorragies sont peu étendues, ils présenteront une symptomatologie beaucoup moins dramatique sur le plan neurologique. Il n’y aura qu’une perturbation légère de l’état de conscience sous forme de somnolence, perte d’appétit, petite perte de conscience prenant l’allure soit de pauses respiratoires soit de légères convulsions.

Le syndrome de l’enfant secoué se retrouve le plus souvent chez des enfants de moins d’un an. Ceux qui récupèrent de leur état aigu, donnent l’impression d’avoir peu de séquelles dans l’immédiat. Cette impression risque d’être d’autant plus trompeuse que l’enfant est jeune. Cependant, l’évolution à long terme de ces enfants révèle qu’ils sont toujours atteints de façon irréversible et le plus souvent de façon importante au plan neurologique. On retrouve très souvent de la microcéphalie avec déficience mentale, si ce n’est une atteinte motrice semblable à celle que peut donner une paralysie cérébrale.

Évidemment, tel que mentionné précédemment, il n’y a pas de lésions qui médicalement, ne peuvent qu’être exclusivement infligées à l’enfant. La plupart du temps, il y aura donc un diagnostic différentiel à faire. C’est-à-dire, que le médecin devra considérer d’autres alternatives et procéder à un certain nombre d’examens : radiographies, prises de sang ou autres de façon à déterminer le diagnostic étiologique, c’est-à-dire la cause de la blessure la plus probable.

Donc, bien que certaines lésions, en raison de leur aspect, soient plus probablement infligées, la confirmation définitive hors de tout doute reposera toujours, soit sur l’aveu de l’agresseur, soit sur la confirmation par un témoin oculaire fiable. Aussi, en l’absence de telles confirmations, le diagnostic d’abus physique reposera sur l’ensemble des évidences biomédicales au sein d’une histoire psychosociale complète.

Outre l’aspect des lésions elles-mêmes, le médecin dispose par ailleurs de quelques autres indices qui lui permettront de soupçonner la nature abusive des lésions qu’il visualise. Les plus importants sont le délai de consultation, l’invraisemblance des explications ainsi que l’attitude parentale.


LE DÉLAI DE CONSULTATION


Le délai de consultation est un élément très significatif au plan biomédical. En effet, l’on sait que la plupart des parents, particulièrement face à de jeunes enfants, sont facilement anxieux et inquiets de tout ce qui peut survenir à leur petit. Ils ont donc tendance à consulter rapidement et pour peu de chose. Une attitude inverse, c’est-à-dire la présence d’une blessure sévère ou encore douloureuse et des parents qui tardent à consulter, doit évoquer la possibilité de mauvais traitements ou à tout le moins de négligence. Le délai de consultation peut être dû au fait que les parents ont peur d’être démasqués et surtout parce que habituellement les parents abuseurs sont peu sensibles aux besoins et au bien-être de leurs enfants victimes.


L’INVRAISEMBLANCE DES EXPLICATIONS


Le médecin, face à une histoire qui lui apparaît un peu tordue, ou encore à des lésions qui lui apparaissent inhabituelles pour le type de traumatisme rapporté, doit toujours soupçonner la possibilité d’abus physique. Il doit toujours s’interroger sur la vraisemblance de ce qui lui est rapporté. À titre d’exemple, des parents amènent un enfant de trois mois, chez qui l’on trouve une hémorragie cérébrale, et rapportent que l’enfant est tombé en bas de sa bassinette. Avant de commencer à débattre s’il est possible qu’une telle chute produise une telle fracture, il faut s’interroger sur la vraisemblance de la situation. En effet, il suffit de se rappeler ici que les côtés d’une bassinette ne peuvent se baisser plus bas ou être à égalité du matelas, chose qui peut être vérifiée dans chaque cas, et que d’autre part, l’enfant de cet âge est incapable physiquement d’enjamber ce côté protecteur du lit.

L’incohérence des histoires est une chose également importante à noter. Il est toujours intéressant dans des situations suspectes, d’interroger séparément les personnes adultes qui auraient pu être témoins des événements. Cette technique permet souvent de relever des contradictions qui pourront être fort significatives quant à l’origine des lésions.

Finalement un autre aspect de l’histoire peut être extrêmement suggestif de mauvais traitements à savoir la situation où les parents informés, par exemple d’une fracture à l’épaule, fournissent une première explication plausible. Ils n’ont par ailleurs aucun souvenir d’autres événements traumatisants. Mais lorsqu’on leur révèle la présence d’une ancienne fracture au niveau de la jambe droite, par exemple, il leur revient en mémoire alors un autre événement qui, à son tour, pourrait expliquer cette fracture. En d’autres termes, au fur et à mesure que les parents sont informés de la présence de lésions, ils refont l’histoire de façon à les expliquer.


L’ATTITUDE DES PARENTS


Le médecin clinicien a l’habitude des attitudes des parents face à l’enfant malade ou blessé. La plupart du temps il sont inquiets de la douleur, de la durée des traitements, des séquelles possibles. Ils cherchent à consoler, à rassurer l’enfant et cette attitude est d’autant plus présente que les lésions sont importantes. À l’inverse, des parents en colère contre l’enfant ou qui lui souhaitent des séquelles dont il se rappellera, sont des attitudes qui doivent faire soupçonner un problème d’abus ou de négligence. Nous avons remarqué chez les parents de nos enfants sévèrement atteints, comme ceux admis aux soins intensifs, que ceux qui ne réussissent pas avec l’assistance du personnel à redévelopper une certaine intimité avec leur enfant s’avèrent souvent être des parents abuseurs. Il est effectivement normal d’être impressionné par l’atmosphère des soins intensifs et de craindre de toucher son enfant branché de toute part, ne serait-ce que par peur de lui causer préjudice en déplaçant quelque chose. Cependant, les parents aidés apprennent habituellement rapidement à circuler dans cette univers étrange et trouvent les moyens de rétablir un contact chaleureux avec leur petit malade; n’y arrivent pas, la plupart du temps, ceux qui finiront par se révéler être des parents négligents ou abuseurs.

En conclusion, le médecin par l’approche clinique qui lui est propre et spécifique, peut être en mesure d’identifier comme étant d’origine infligée certaines blessures présentées par l’enfant. Il utilisera, pour établir son diagnostic, des critères médicaux qui relèvent de son art et qui n’ont rien à voir avec le contexte psychosocial de l’enfant. Malheureusement, dans beaucoup de cas, le médecin ne pourra déterminer dans quelle mesure une blessure origine plutôt d’un accident que de maltraitance. L’histoire psychosociale devra établir la balance des probabilités.