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Revue professionnelle
« Défi jeunesse »

Chronique événement

Introduction à la pensée du Dr Maurice Berger


Alberto Elejalde, psychologue, DRD
en collaboration avec Lise Bouchard,
agente de formation, DRH








La présence du Dr Berger1 aux Centres jeunesse de Montréal (CJM) en octobre dernier nous a permis de faire la rencontre d’un grand clinicien. La teneur de ses propos nous a rappelé l’extraordinaire complexité du travail clinique que nous impose la grande détresse de l’enfant ou de l’adolescent que nous devons prendre en charge.

Par ces quelques lignes, nous tentons de résumer la pensée du Dr Berger ainsi que les faits saillants de ses enseignements. Cet effort de synthèse est loin de traduire entièrement la profondeur de sa pensée clinique, mais pour le lecteur désireux de s’imprégner véritablement de ses enseignements et d’en saisir toute la subtilité et les retombées possibles, nous lui suggérons de lire les documents cités en bibliographie et de visionner les vidéocassettes enregistrées lors des interventions du Dr Berger aux CJM durant les différents séminaires cliniques.2


La clef de toute réussite thérapeutique repose sur un engagement personnel soutenu auprès de ces enfants qui nous arrivent souvent en très grande détresse.


D’entrée de jeu, M. Berger nous indique que c’est à partir des situations cliniques concrètes qu’on arrive à mieux comprendre ce que l’enfant peut ressentir en vivant avec " des parents fous ou maltraitants " et que, c’est dans le cas par cas, qu’on peut véritablement saisir la complexité de la clinique infantile. Des soins attentifs apportés au psychisme de l’enfant constituent le pivot central de sa conception des soins. Il nous encourage à débusquer tout indice de discontinuité du lien affectif afin de ne pas perpétuer la psychopathologie de l’enfant. Continuité, stabilité, cohérence et cohésion d’équipe ressortiront comme les points saillants de toutes ses présentations. Alors la première question à se poser est la suivante : " Qui sera le garant du lien relationnel pendant la durée de l’intervention ? " La clé de toute réussite thérapeutique repose sur un engagement personnel soutenu auprès de ces enfants qui nous arrivent souvent en très grande détresse. Les jeunes dont on s’occupe ne sont pas toujours conscients de ce que nous appelons leurs détresses. Ils l’expriment de manières très différentes, souvent par des gestes ou des paroles que les parents ou les professeurs refusent et qui engendrent de nouvelles souffrances et de nouveaux rejets.

La tendance est de sous-estimer la psychopathologie des enfants que l’on découvre le plus souvent quand on leur propose un nouveau lien affectif. Il y aurait avantage à se donner des moyens rigoureux pour évaluer les troubles de personnalité de l’enfant.

L’équipe du Dr Berger s’est inspiré des travaux antérieurs de David (1989) et plus récemment de ceux de l’équipe de Rottman (1999) afin de penser un cadre d’intervention thérapeutique et une théorisation des soins à offrir à ces enfants. Il existe donc un corpus théorique et clinique fondé sur l’expérience et sur lequel, chacun d’entre nous pourrait s’appuyer.

Un des points marquants des idées du Dr Berger est la manière dont ces enfants " attaquent les liens ". Ce concept très précieux emprunté à Bion (1982) nous invite à nous demander comme cliniciens : " Pourquoi ces enfants attaquent-ils les liens ? ". Le Dr Berger nous parle du sentiment de culpabilité primaire et des mécanismes de provocation pour se faire rejeter ou se faire battre. En ce qui concerne le sentiment de culpabilité primaire, on pourrait dire que ces enfants se sentent " mauvais " et responsables du fait que leurs parents ne s’occupent pas d’eux. C’est un peu comme s’ils se disaient : " Je n’étais pas capable de me fabriquer des parents gentils, agréables… donc, c’est de ma faute ". Le mécanisme de provocation, par l’agressivité ou le mépris, nous est très familier et il est extrêmement important, pour tout intervenant, de faire en sorte de bien comprendre son contretransfert ou sa résonance affective afin d’éviter de se laisser envahir par la réaction de l’enfant. Selon Richelieu et al. (1994), cette compréhension est nécessaire afin d’observer objectivement ce qui se passe comme scénario relationnel entre l’intervenant et l’enfant. Combien de fois entendons-nous sans écouter véritablement ce que l’autre désire nous communiquer ? Il s’agit donc d’avoir une prédisposition affective intérieure et une attitude bienveillante afin de distinguer ce qui appartient à l’intervenant et ce qui appartient à l’autre.



C'est un peu comme s'ils se disaient: « je n'étais pas capable de me fabriquer des parents gentils, «gréables ...donc, c'est ma faute »



Il est intéressant de noter que, selon lui, ces enfants ont, par moments, un mode de fonctionnement " hallucinatoire " où ils vont taper, fuguer, vouloir se suicider. Ils sont alors hors d’eux, hors réalité avec les sentiments de rage ou d’impuissance qu’ils ont déjà ressentis ou vécus étant très petits. Il n’y a rien à faire durant ces moments : ça ne donne rien de leur parler mais il faut surtout être capables de tolérer à l’intérieur de nous-mêmes la haine qu’ils nous font vivre. Nous voyons, comme le souligne Winnicott (1969) que ce qu’il y a de plus remarquable chez une mère, c’est que d’une part, elle soit capable d’être si maltraitée par son enfant et de le haïr tellement et d’autre part, qu’elle ne s’en prenne pas à l’enfant et puisse attendre la récompense qui s’offrira peut-être à une date ultérieure. En tant qu’intervenants, nous sommes parfois placés dans la même situation désagréable où il nous faut tolérer à l’intérieur de nous-mêmes tous les sentiments négatifs que nous éprouvons à l’égard de l’enfant. Voilà un premier fondement de la nécessité d’une supervision clinique adéquate : permettre à l’intervenant de prendre du recul pour mieux comprendre ce qui se passe entre lui et le jeune ou les adultes qu’il accompagne.

L’autre aspect important soulevé par le Dr Berger est le " destin sacrificiel ". On observe très souvent des parents qui présentent un fond dépressif important, quasiment mélancolique. Par moments, nous remarquons seulement les aspects violents et paranoïaques des parents sans regarder qu’il se cache là une dépression profonde. Cette partie d’eux est projetée massivement sur l’enfant qui amplifie ses mouvements d’autodestruction en attaquant les soins qu’on lui propose, l’enfant s’étant identifié à la partie dépressive et désespérée du psychisme parental. C’est un peu comme s’il se disait : " Si j’étais mort, tout irait mieux ".



Étant donné les mouvements passionnels qui entourent la question du placement, il (l'intervenant) doit être soutenu par un groupe qui prendra des décisions réfléchies.



La crainte ou l’angoisse d’abandon est très présente chez ces enfants. Un jeune garçon déclare qu’il ne veut pas retourner chez sa mère mais qu’il refusera de le dire en présence du juge, car il a peur que sa mère ne se fâche contre lui et ne vienne plus le voir. Il suffit d’observer les réactions de l’enfant avant, pendant et après les visites médiatisées pour se rendre compte du vécu affectif et de la souffrance qui l’habitent.


PLACEMENT DE L’ENFANT ET VISITES MÉDIATISÉES


Dans un article concernant la prise en charge des enfants maltraités (1997), Dr Berger se demande à partir de quel niveau de détérioration du quotient intellectuel (QI) ou du quotient de développement (QD) faut-il retirer un enfant de sa famille ? Il nous décrit le cas d’un enfant suivi à domicile pendant quelques années et qui avait évolué malgré cela vers une débilité psychogène moyen, avec un QI à 65. Cet enfant souffrait d’une négligence intellectuelle importante. C’est pour cela qu’il est d’intérêt, autant pour l’enfant que pour les juges qui prendront des décisions importantes à leur égard, d’avoir un élément objectif d’évaluation, soit un test d’intelligence (QI) ou un test de développement (QD) afin de voir la progression ou la régression de ces mesures quantitatives.

Selon le Dr Berger, le placement de l’enfant doit poursuivre quatre buts à savoir le développement cognitif, c’est-à-dire que l’enfant arrive à lire, écrire, compter ; la capacité de vivre en groupe, c’est-à-dire celle de s’insérer dans un groupe scolaire et un peu plus tard dans la communauté ; la capacité de ne pas détruire l’autre ou de ne pas se laisser détruire par autrui et finalement, rendre l’enfant suffisamment aimable pour lui-même et pour les autres.

Un autre point important du dispositif thérapeutique est qu’un intervenant ne doit jamais travailler seul. Étant donné les mouvements passionnels qui entourent la question du placement, il doit être soutenu par un groupe qui prendra des décisions réfléchies. Sinon, l’intervenant risque d’être piégé dans l’idéologie du lien biologique et ne peut que s’identifier à la souffrance des parents séparés de leur enfant au détriment de l’identification à la souffrance ressentie par l’enfant en leur présence.

Il est toutefois fondamental que l’intervenant ait des moments où il est seul avec l’enfant. De plus, il est extrêmement important de bien écouter l’enfant, de l’écouter avec naïveté, sans idées préconçues. Il faut se laisser surprendre par sa souffrance et ne rien dire pour tenter de l’atténuer, et ce, sans avoir peur des moments régressifs. Il s’agit donc d’être simplement témoin de sa souffrance, de l’accueillir et de lui offrir une écoute bienveillante.

La séparation ne soigne pas, elle protège l’enfant. Ce qui soigne c’est le cadre continu, l’environnement et l’attention apportée aux détails. En fait, nous devrions réfléchir sur les détails de la vie quotidienne de la même façon que nous réfléchissons à la vie de nos propres enfants, d’autant plus que ces enfants sont très vulnérables. L’important est d’expliquer aux parents que l’on veut que leurs enfants aient une vie meilleure que la leur, ce que la partie saine du parent peut comprendre à certains moments. Et il y a des moments où on devrait dire que certaines de leur attitudes sont traumatisantes pour leur enfant. Il est également essentiel de tenir compte du parent dans la prise en charge de l’enfant. Ce dernier doit ressentir qu’on aime son parent et qu’on s’occupe de lui.



La séparation ne soigne pas, elle protège l'enfant. Ce qui soigne c'est le cadre continu, l'environnement et l'attention apportée aux détails.



Suite à la séparation de l’enfant de son milieu pathogène, que ce soit des parents " fous, maltraitants ou négligents ", il nous faut réfléchir soigneusement à ce que le Dr Berger appelle " les visites médiatisées ". Il lui est apparu que plus les parents sont dysfonctionnels, plus le cadre de ces visites prend de l’importance. Le but de ces visites est simple : la non-ingérence de la partie nocive des parents dans la vie de l’enfant afin de ne pas contaminer les progrès qu’il réalise. D’autre part, le dispositif des visites médiatisées vise à protéger l’enfant de la toxicité de ses parents tout en lui permettant de constater qu’il a laissé une trace dans l’esprit de ces derniers. Les visites médiatisées représentent le meilleur lieu d’observation de la relation parents-enfant, elles permettent d’évaluer la fragilité persistante de l’enfant face à ses parents et elles peuvent être le lieu où l’enfant met en place un jeu important en présence de ses parents.

Ces enfants sont souvent pris dans ce que M. Berger appelle une séduction narcissique de la part de leurs parents. Au cours des visites médiatisées, il est facile d’observer le phénomène suivant des promesses comme : " Je vais te reprendre " faites par des parents qui savent pertinemment qu’ils ne le pourront pas, certains allant même jusqu’à invoquer la décision du juge pour appuyer leur décision. En même temps, on peut observer pendant la rencontre comment ces parents affirment le contraire : " Je ne te reprendrai pas " et l’enfant devient prisonnier d’une relation paradoxale. En fait, ils lui communiquent de façon sous-jacente : " Tu dois rester coller à moi " et ils le maintiennent dans une relation de dépendance absolue.

Étant donné la " terreur émotionnelle " de ces contacts, il est important qu’ils soient médiatisés par un intervenant connu de l’enfant avec lequel il a développé un lien de confiance significatif. L’enfant a non seulement besoin de protection physique, mais également de protection psychique pour ne pas être envahi par la pathologie de ses parents. La médiatisation est plus qu’un acte social. C’est un acte thérapeutique.

Nous pouvons conclure en décrivant que le modèle thérapeutique proposé par le Dr Berger n’est certainement pas importable intégralement. Il y a des éléments de réalité propres à notre organisation de services qui le rendent partiellement inapplicable ici. Ce qui est important, ce sont les questions que l’on devrait se poser comme cliniciens. Il devrait toujours y avoir une attitude de chercheur soucieux de valider les résultats obtenus. Qu’est-ce qui a fonctionné réellement pour cet enfant et n’a pas fonctionné pour quelqu’un d’autre ? Il demeurera toujours la possibilité que certains enfants et certains parents ne puissent pas être soignés compte tenu des traumatismes psychiques vécus dès leur enfance respective.



Ce qui est important, ce sont les questions que l'on devrait se poser comme clinitiens. Il devrait toujours y avoir une attitude de chercheur soucieux de valider les résultats obtenus.



Cependant, le Dr Berger nous a donné des balises et des points de repère qui devraient toujours soutenir et orienter nos actions cliniques. Ainsi, la centration sur l’évaluation psychique de l’enfant, la reconnaissance de la toxicité de certains parents, l’importance d’une évaluation clinique rigoureuse particulièrement lors du placement en famille d’accueil et les visites médiatisées, enfin, l’importance de la continuité et de l’intensité relationnelle sont des éléments qui devraient rallier l’ensemble de la communauté du personnel clinique.

Finalement, nous aimerons dire que peu importent nos théories sur la nature du lien parents-enfants et sur la manière dont l’enfant peut arriver à se représenter ce lien, une fois que l’enfant est séparé de sa famille, l’important est le lien affectif qui existe entre l’intervenant et l’enfant et c’est justement à cela que le Dr Berger nous invite à réfléchir.


RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES


Berger, M. (1992). Les troubles du développement cognitif, Toulouse, Privat.

Berger, M. (1992). Les séparations à but thérapeutique, Toulouse, Privat.

Berger, M. (1995). Le travail thérapeutique avec la famille, Paris, Dunod.

Berger, M. (1997). L’enfant et la souffrance de la séparation, Paris, Dunod.

Berger, M. (1997). ColloqueL’enfance maltraitée ", Saint-Etienne, France.

Berger, M. (1999). " Les visites médiatisées ", Le journal des psychologues, novembre, no 172.

Bion, D. (1982). " Attaques contre les liens ", Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 25.

David, M. (1989). Le placement familial. De la pratique à la théorie, Paris, ESF.

Richelieu, G. et al. (1994). Pour une conception clinique des rencontres d’accompagnement, Les Éditions du C.O.R.M.

Rottman, H. (1999). " Le suivi des parents dans le cadre du placement familial thérapeutique ", Groupal, no 5, 223-237.

Winnicott, D. (1969). De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 48-58.


NOTES


1 Maurice Berger est psychiatre et psychanalyste. Il est professeur associé de psychologie clinique en psychopathologie de l’enfant à l’Université Lyon II en France.

2 Il s’agit de séminaires cliniques impliquant la participation de différents intervenants des CJM. Les vidéocassettes de ces séminaires sont disponibles sur demande à la bibliothèque des CJM.


BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE


Pour les lecteurs désireux de connaître davantage la pensée du Dr Berger, l’auteur les réfère aux ouvrages suivants :

Berger, M. (1974). Mourir à l’hôpital, Paris, Centurion.

Berger, M. (1956). Entretiens familiaux et champ transitionnel, Paris, P.U.F, collection Le fil rouge.

Berger, M. (1987). Pratique des entretiens familiaux, Paris, P.U.F., collection Le fil rouge.

Berger, M. (1990). Des entretiens familiaux à la représentation de soi, Paris, Apsygée.