Origines et incidences des nouveaux rapports de force dans la
gestion de l'éducation
Éducation et francophonie, Volume XXIX,
No 2, automne 2001.
Innovation, stratégies
identitaires et rapport de forces
Marie-Christine PRESSE, professeure
Centre Économie Éducation Permanente, Université de Lille
Laboratoire Trigone/Mégadipe, France.
Innovation, stratégies identitaires et rapport de
forces
Les modes de gestion de l'appareil éducatif
français sont en pleine restructuration. Innovation, gestion par
projets, identification des priorités locales, professionnalisation
des acteurs sont au coeur de la transformation des organisations
locales et des pratiques. L'analyse proposée dans la première
partie est relative au rapport entre innovation et institution.
Mais que signifie innover du point de vue de l'institution ? Si
innover est moteur de transformation, à quelles conditions ces
transformations peuvent-elles avoir lieu ? Suffit-il d'innover
pour transformer ou est-ce un moyen au service de valeurs et de
quelles valeurs ? L'analyse du projet comme innovation
structurelle nous confronte à ses limites implicites. La
proposition de mise en oeuvre repose sur un accord implicite entre
les acteurs. Mais quels sont les présupposés et qu'en est-il dans
la réalité ? Deux projets comparables dans des établissements
comparables ont été analysés. Cette analyse montre combien
l'accord ne va pas de soi. Chaque acteur est porté par des valeurs
qu'il défend, qui le conduisent à adopter une stratégie identitaire
de type professionnel ou de type règlementaire qui débouchent dans
tous les cas sur des conflits locaux. L'aboutissement du conflit
est dépendant du rapport de forces en présence. Derrière cette
décentralisation des modes de gestion n'y a-t-il pas une
décentralisation des rapports de pouvoir, un déplacement des
conflits et une responsabilisation accrue des acteurs au sein d'un
système de formation au service des enjeux économiques de la
société ?
Innovation, Identity Strategies and Power Relationships
The reorganization of management forms in the
French educational machine is in full swing. Innovation,
management through projects, identification of local priorities and
the professionalization of those concerned, are at the heart of the
transformation of local organizations and practices. The analysis
proposed in the first part is relative to the relationship between
innovation and institution. But what does innovation mean from the
institution's point of view? If innovation drives transformation,
under what conditions may these transformations take place? Will
mere innovation cause transformation to take place or is it a way
to serve values, and if so, which values? The analysis of a
project as a structural innovation confronts us with its implicit
limits. The implementation proposal rests on an implicit agreement
between the actors. But what are the presuppositions and what are
they in reality? Two comparable projects in two comparable
establishments were analyzed. This analysis shows how agreement
does not come automatically. Each actor is driven by the values he
defends, which lead him towards adopting a professional-type or a
regulation-type identity strategy, which in all cases result in
local conflicts. The outcome of the conflict depends on the power
relationship in effect. Behind this decentralization of management
forms, is there not a decentralization of power relationships, a
displacement of conflicts and increased accountability of the
actors within a training system at the service of the society's
economic stakes?
Innovación, estrategias identitarias y relación de fuerzas
Los modos de gestión del aparato educativo
francés están en plena restructuración. Innovación, gestión por
proyecto, identificación de la prioridades locales,
profesionalización de los actores, están en el centro de la
tranformación de las organizaciones locales y de las prácticas. El
análisis propuesto en la primera parte presenta la relación entre
innovación e institución. ¿Pero que signfica innovar desde el
punto de vista de la institución? Si innovar es el motor de la
transformación ¿en que condiciones pueden realizarse dichas
transformaciones? ¿Basta con innovar para transformar o la
innovación es un medio al servicio de los valores y de qué valores
se trata? El análisis del proyecto en tanto que innovación
estructural nos confronta a sus límites implícitos. Su ejecución
depende del acuerdo implícito entre los actores. ¿Pero cuales son
las intenciones latentes y qué es lo que sucede en realidad? Se
analizaron dos proyectos comparables en establecimientos
comparables. Este análisis muestra claramente que el acuerdo es
bastante incierto. Cada actor, influido por los valores que
defiende, adopta una estrategia identitaria de tipo profesional o
de tipo reglamentario que desemboca invariablement en conflictos
locales. El resultado del conflicto depende de la relación de las
fuerzas en presencia. Detrás de esta descentralización de modos de
gestión ¿no hay acaso una descentralización de las relaciones de
poder, un desplazamiento de los conflictos y una creciente
responsabilización de los actores al interior de un sistema de
formación al servicio de los intereses económicos de la sociedad?
Depuis les années 60-70, l'innovation est au coeur des débats de
l'Éducation Nationale, française. La création dernière d'un
conseil de l'innovation conduit à réinterroger cet intérêt de
l'administration centrale, pour ce sujet, alors que la politique
gestionnaire des établissements est de plus en plus décentralisée.
Quels sont les enjeux de l'innovation, quelles sont les pratiques,
comment sont-elles mises en oeuvre ?
Ces trois interrogations permettront dans une première partie de
développer une réflexion théorique sur la place de l'innovation
dans l'institution. Celle-ci est-elle moteur de changements et si
oui quel est le sens de ce changement ?
Dans une deuxième partie, on s'intéressera à un innovation
structurelle qui s'intègre dans la culture actuelle
(Boutinet (1993);
Perrenoud (1999)): le
projet, sa méthodologie, les implicites qu'il recouvre et le
rapport dialectique entre système de valeur et engagement personnel
dans le projet.
L'étude de l'engagement d'acteurs dans l'élaboration d'un projet
innovant et dans sa mise la mise en oeuvre fera apparaître dans la
troisième partie le poids déterminant des rapports de forces
contradictoires à l'oeuvre dans le champ de la formation, compris
comme une configuration de positions sociales déterminées
dialectiquement les unes par rapport aux autres, insérée dans un
contexte socio-économique au service duquel elle se trouve.
L'éducation, qu'elle soit initiale ou permanente est donc une
pratique sociale liée aux phénomènes de base de la société telle
que la production, la reproduction et la transformation sociale.
Bien qu'étant, depuis longtemps, considérée par les innovateurs,
comme obstacle à l'innovation, l'institution scolaire française
crée le conseil de l'innovation pour la réussite scolaire. La
réflexion de ce conseil porte dans un premier temps sur l'état des
lieux des innovations
(http://www.education.gouv.fr/discours/2000/.
L'un de ses objectifs est de trouver « les moyens pour irriguer
l'ensemble du système éducatif ». Cet intérêt de l'institution
centrale pour des pratiques qui ont toujours eu cours au sein de
l'institution, n'est pas nouveau. En effet, toujours présentes au
sein de l'institution, ces innovations insufflent des changements,
à dose homéopathique, dans la grand machine nationale. Celles qui
font parler d'elles sont souvent limitées un contexte précis,
considérées comme expérimentales. L'existence de sites pilotes,
créés après soixante-huit, tels que les lycées expérimentaux de
St-Nazaire, de Paris, le collège expérimental, et la création du
statut d'écoles expérimentales, dont l'école de la Villeneuve de
Grenoble bénéficie, en sont des témoignages (1993, 2000). Elles
sont portées, depuis plus longtemps, par des mouvements
pédagogiques militants officiellement reconnus (Freinet, Decroly,
Montessori, Groupe Français pour l'Éducation Nouvelle, Cercle de
Recherche et d'Action Pédagogique / Cahiers Pédagogiques).
L'institution Éducation Nationale n'a donc jamais ignoré
l'innovation.
La problématique de l'innovation est marquée par une longue
histoire, qui renvoie à des traditions philosophiques et
disciplinaires hétérogènes. D'une part, l'innovation est moteur
économique (Schumpeter
(1946)) et ne peut être « élucidée sans revenir sur le rapport
social qui la fonde » (Dubar
(1996);
Alter (1996)), elle
s'enracine d'autre part dans une théorie de l'action et de sa
compréhension par les acteurs eux-mêmes : « l'expérience sociale
est l'activité par laquelle chacune de nous construit le sens et la
cohérence d'une action »
(Dubet (1994);
Dubet & Martucelli (1998);
Ricoeur (1983)). C'est
donc dans l'articulation dialectique rapports sociaux / choix des
acteurs que l'on peut comprendre l'innovation comme processus de
transformation : transformation des structures, transformation des
pratiques
(Cros (1997, 2000 a)).
Louis Legrand (1996)
opère une distinction très nette entre les innovations sur les
structures et les innovations sur les contenus et méthodes, lorsque
celles-ci sont impulsées par l'institution. « Les premières ne
peuvent pas ne pas avoir d'effets sur le système éducatif... pour
les secondes, on a affaire à un domaine beaucoup plus flou dont les
résultats ne sont pas assurés et qui, peut-être, à la limite,
n'aboutissent à aucun résultat ».
Cette impulsion des innovations, par l'institution, est le
résultat de négociations, de pressions de groupes locaux :
syndicats, parents et mouvements pédagogiques
(Avanzini (1975),
(1991)).
La question de l'innovation soulève différentes questions :
comment considérer qu'une action est innovante ou non, quels sont
les critères retenus pour décider qu'une innovation vaut la peine
d'être développée à grande échelle, qui évalue les effets ?
(Obin (2000)). De fait
derrière toutes ces questions se pose la question des valeurs dont
l'innovation est porteuse. En effet, valoriser l'innovation sans
l'articuler avec une réflexion sur les valeurs qu'elle véhicule
n'est pas sans risques. Comme le dit F. Cros, « l'innovation en
formation est porteuse d'avenir, si on sait l'adosser aux valeurs
démocratiques, au respect des principes fondamentaux des droits de
l'homme » (Cros (2000a)).
Différentes tensions existent entre la notion d'innovation «comme
valeur», en elle-même, et la notion de l'innovation «comme
instrument», au service de valeurs qui la dépassent. Pour les
partisans de la première position, l'innovation est porteuse de
valeurs spécifiques, par exemple parce qu'elle met en avant la
notion de projet, de créativité, d'autonomie. Pour les
autres, le rapport entre l'innovation et ce type de démarche n'est
pas de l'ordre de la nécessité. Si aujourd'hui la notion
d'innovation est généralement associée à la notion de projet, cela
ne tient pas à la nature de l'innovation, cela tient à une
situation historique, à un moment où l'on a besoin de redonner du
sens aux dispositifs d'enseignement-apprentissage. L'innovation
pédagogique, dans ces conditions ne serait qu'un moyen permettant
d'atteindre des finalités souvent perdues de vue dans le système
scolaire, un moyen de restaurer des valeurs. Mais quelles
sont-elles ?
S'agit-il d'apprendre à s'adapter au monde ou à le transformer?
L'école apparaît bien aujourd'hui comme un lieu d'adaptation des
jeunes au monde, c'est-à-dire à la société telle qu'elle est. Dans
ces conditions, quel est le rôle des «pratiques innovantes» : aider
le système scolaire à survivre dans sa fonction d'adaptation à la
société telle qu'elle est ou bien donner à ces jeunes les moyens de
s'attaquer à une transformation du monde et de la société ? Du
choix qui sera fait dépendent non seulement les pratiques
pédagogiques, mais aussi l'inscription de chacun dans le rapport au
savoir. Le savoir doit-il être «transmis» dans une relation
dogmatique aux «sciences»; ou doit-il être «construit», dans une
démarche de constant questionnement ? Et la mise en question des
savoirs n'est-elle pas en même temps mise en question des
pouvoirs ? À partir de cette interrogation, on comprend le sens
d'un certain nombre de résistances à un certain nombre
d'innovations... (Atelier de travail : valeurs et innovations,
2000)
Malgré ces difficultés à la cerner, l'innovation est cependant
encouragée dans le domaine de la formation initiale et continue,
depuis les années soixante-dix. Cela conduit à une situation
paradoxale. « Lorsqu'elle s'intègre effectivement à la culture et
aux pratiques professionnelles communes, ses promoteurs estiment
souvent qu'elle est trahie par les dispositions prises par
l'institution. Lorsqu'elle garde à leurs yeux sa pureté
originelle, elle ne parvient pas à dépasser les étroites limites
des militants de la cause pédagogique »
(Clerc (2000))
Si l'innovation est moteur de changements, ces changements sont
contrôlés au sein d'un subtile articulation entre un pouvoir
centralisé et des marges de manoeuvre localisées, changements qui
témoignent d'un rapport de forces contradictoires existant au sein
même de l'institution. S'affrontent dans un rapport de forces
contradictoires l'innovation structurelle, correspondant à la
culture dominante et donc chargée de normes, de valeurs et
d'idéologie, et l'innovation dans l'action qui supposerait une
autonomie suffisante des acteurs pour produire et développer des
innovations transformatrices des praxis.
L'analyse du projet comme innovation impulsée
institutionnellement tout d'abord, puis comme moyen pour permettre
l'innovation pédagogique va permettre d'éclairer ces propos.
Devenue un moyen « utile » institutionnellement pour développer
sur le plan local la mise en oeuvre de nouvelles pratiques,
l'innovation s'inscrit dans un contexte de changement : changement
organisationnel et changement de pratiques comme réponse à
l'accueil d'un public élargi. Pièce maîtresse du changement
organisationnel, « le projet d'établissement est une mise en oeuvre
concrète de valeurs choisies par la communauté qui y travaille, de
manière délibérée, volontaire et déclarée publiquement »
(Cros (1997)).
Né en 1982, période où les valeurs démocratiques étaient
officiellement affichées politiquement, le projet a pour objectif
de rendre cohérent l'ensemble des activités d'un établissement et
nécessite d'avoir identifié préalablement les objectifs
prioritaires adaptés au contexte (Réforme des collèges : 1982).
Étendu à l'ensemble des établissements en 1989, avec la loi
d'orientation de Lionnel Jospin, (Ministre de l'Éducation Nationale
en France de l'époque), il devient la pièce incontournable du
changement, par laquelle s'obtiennent des moyens supplémentaires.
L'hypothèse qui a présidé à la mise en place des projets était la
suivante :
« Si tous les principes » éducatifs sont de même valeurs, « tous
ne sont pas également adaptés à une situation. La méthodologie
d'élaboration du projet d'établissement repose donc sur un
programme en trois temps :
- analyse des besoins qui nécessite une vaste concertation sans
contrainte...
- classement des objectifs et dégagement des priorités...
-
choix des moyens » (Derouet (2000)).
Cette méthodologie, construite afin de pouvoir élaborer un projet
adapté à la situation (Figari
(1991)), est issue d'une analyse de pratiques innovantes
conduites par des acteurs engagés dans des pratiques perçues comme
« des réussites remarquables »
(Obin (2000)).
Quelques remarques sont cependant à émettre. En effet, cette
méthodologie peut être utilisée quel que soit l'objectif politique
de l'établissement : qu'il tente de s'inscrire dans le panel des
meilleurs établissements, ayant le taux de réussite aux examens ou
qu'il tente de trouver une réponse, pour arrêter l'injustice et
l'élitisme, en pratiquant une politique pédagogique de
discrimination positive
(Dupuis (1998);
Demeuze (2000)).
Elle fait, par ailleurs, abstraction des conditions nécessaires à
la mise en oeuvre, à savoir l'adhésion des acteurs au projet et aux
valeurs qu'il véhicule
(Ranjard (1997)).
La mise en place des projets repose sur deux implicites :
-
les directives nationales n'étant plus efficientes, car perçues
sur le terrain comme étant trop éloignées des préoccupations
locales, il est supposé qu'un accord, sur le projet prioritaire à
conduire au sein d'un établissement en fonction de ses besoins
spécifiques, soit réalisable. La somme des projets locaux
pouvant à terme redonner une certaine cohérence à cette grande
machine qu'est l'éducation nationale.
-
l'implication des acteurs, dans un travail de concertation est
indispensable et c'est à la même période que se développe en
France, la problématique de la professionnalisation.
En effet parallèlement à ce développement de la gestion locale,
les fonctions de formateurs sont sur la voie de la
professionnalisation. Émerge pendant la même période que celle des
projets, la loi sur la formation continue des adultes (1971), et se
développe la formation continue du corps des formateurs
(Perrenoud (1994);
Trousson (1992))
La professionnalisation est cependant mal définie
(Bourdoncle (1991),
(1993)) et ses différents usages confortent le flou qui se
dégage.
Dans le domaine de la formation, la professionnalisation est
appliquée au moins à cinq types d'objets : l'activité, le groupe de
personnes qui met en oeuvre cette activité, les connaissances et
compétences exigées, l'individu et enfin la formation
(Hédoux & Bourdoncle
(1996)).
La professionnalisation des acteurs s'entend d'une part, comme la
capacité à « construire des stratégies, mettre en oeuvre des
savoirs d'action, analyser leurs pratiques, construire une pratique
réfléchie, adaptée aux nouvelles conditions d'exercice du métier »
(Altet (1997)), variables
constituant préalablement les composantes du profil militant
(Demailly (1987)) et
d'autre part comme la mise en oeuvre de stratégies pour se faire
reconnaître comme groupe professionnel.
Malgré ces imprécisions et ces implicites, on assiste donc à une
double transformation des pratiques professionnelles dans le champ
de la formation : prise en charge de la définition des objectifs
locaux et implication collective des acteurs dans la gestion du
projet. Selon l'idéal du modèle professionnel ainsi défini,
l'élaboration de ces projets devrait conduire les acteurs à
s'impliquer, établir des partenariats, négocier, décider et
pourrait peut-être à terme permettre l'extension, après une analyse
les conditions qui conduisent à sa réalisation, et celles qui en
permettraient la reproduction
(Cros (1997)). La mise en
oeuvre du projet résulte d'une dynamique interne dont il constitue
un élément, cet élément ne peut donc être analysé indépendamment
d'un tout structuré dans lequel il est inséré et qui est constitué
par une organisation en trois niveaux simultanés : l'établissement,
l'académie, l'administration centrale
(Obin (1993)).
C'est en effet le lieu de concrétisation des rapports de forces
entre différentes logiques : celles des acteurs qui peuvent être
différentes entre elles, celles des acteurs face à celle de
l'institution qui peuvent être complémentaire ou contradictoire.
L'organisation locale s'inscrit, par ailleurs, dans un jeu de
rapport de forces au sein de l'académie et des priorités définies
par celle-ci en fonction du contexte régional et des orientations
générales prise par l'administration centrale et dépendante des
enjeux économiques de la société. Il revient à dire que si la
professionnalisation des acteurs est souhaitée (versus
développement des compétences) ce modèle conjugue adroitement
l'idéal de la conduite professionnelle et l'idéal de l'organisation
professionnelle qui repose sur un idéal de service à rendre à la
société, et s'appuie selon un présupposé selon lequel les
professionnels sont neutres vis-à-vis des classes sociales
auxquelles elles offrent leurs services
(Chapoulie (1973)).
La seule volonté politique, impulsant innovation et
professionnalisation ne peut suffire à engager ce processus. Les
textes officiels légitiment l'instauration de nouvelles pratiques.
Mais celles-ci sont mises en oeuvre par les acteurs de terrain. Le
projet local établi au niveau de chaque établissement est donc le
lieu de cristallisation, de confrontation de ce double processus,
les acteurs de terrain décidant en dernière instance de leur
implication. Penser que tout établissement pourrait ainsi
construire un projet relève d'un leurre, qui s'appuierait sur
l'idée que les acteurs constituent un bloc monolithique.
On sait, cependant, que les situations pédagogiques dépendent,
pour partie, des éléments institutionnels tels que le programme, le
règlement intérieur, la structuration de l'espace scolaire, le
temps de travail hebdomadaire, et pour partie de la pratique
pédagogique, pratique qui prend en compte l'ensemble des
contraintes, mais présente des variations d'un formateur à l'autre,
pour une situation institutionnellement définie.
Des recherches conduites sur les pratiques font apparaître les
liens entres celles-ci et les valeurs des formateurs. Celles de
Viviane Isambert-Jamati
(1984) ont permis dans un premier temps d'opposer les
pratiques à l'égard des enfants d'origine populaire aux pratiques à
l'égard des enfants d'origine bourgeoise. Son analyse démontre que
les variations de pratiques jouent un rôle sur la genèse du
processus d'échec et de réussite scolaire et identifie « au sein de
pratiques courantes, le caractère socialement sélectif des modèles
apparemment destinés à l'épanouissement de tous »
(Isambert-Jamati &
Grospiron (1985)). Cette analyse montre, qu'en fonction de la
position sociale des enseignants, les aspects de l'enseignement du
français au lycée varient. Ces variations sont à mettre en
relation avec la conception du savoir, du rôle de l'enseignant, de
l'orientation éducative globale. Cette analyse fait apparaître les
enseignants, non comme un bloc monolithique mais comme des acteurs
sociaux partagés par des valeurs qu'ils défendent en mettant en
oeuvre des moyens pédagogiques appropriés.
D'autres recherches sur les valeurs enseignantes, synthétisées
par
Jean Houssaye
(1991),(1992), renforcent ces apports. On ne peut considérer
les enseignants comme un tout quant à leurs valeurs et à leurs
attitudes. Ainsi le travail de
Jacques Hédoux (1988),
portant sur les valeurs des enseignants du secondaire, aboutit à
une catégorisation en deux grands types constitués chacun de deux
catégories : réactionnaire conservateur et conservateur
traditionnel ayant toutes deux des caractéristiques sélectives, les
réformistes novateurs et les critiques novateurs étant centrés sur
les apprenants, exigeant sur les apprentissages et refusant tout
fatalisme sociologique.
Si le projet peut être considéré comme une innovation
structurelle, il ne conduira pas les acteurs à s'engager de la même
manière s'il est vécu comme prescription ou perçu « comme
opportunité pour réinterroger ses pratiques routinières de manière
collective » (Cros (1997))
ou encore comme moyen pour engager un changement dans les pratiques
(Blin (1997)). Tout dépend
du rapport de forces et du choix des acteurs. Les résultats de la
recherche présentée dans la troisième partie montrent comment le
rapport de forces à l'intérieur de l'établissement est déterminant
en dernière instance toutes choses étant comparables par ailleurs :
administration centrale, académie, zone géographique, zone
violence, objectifs des projets.
Les conflits antérieurs qui pouvaient se manifester entre les
directives nationales et le terrain se manifestent plus
explicitement sur le terrain entre les acteurs : certains accordent
la priorité à la réussite de tous les formés; d'autres vont
privilégier la qualité du savoir et l'accès de chacun en fonction
de ses possibilités; une troisième catégorie peut se pencher sur la
difficulté liée à l'hétérogénéité des publics et les moyens à
envisager pour la réduire; une autre peut s'intéresser à la
préservation des privilèges acquis. La diversification des
priorités, dont la liste présentée ici n'est nullement exhaustive
met en avant un principe commun, celui qui préside au choix des
pratiques, celui d'un système de valeurs que chaque personne défend
implicitement (Presse
(2000)), d'autres parlent d'intérêts propres
(Derouet (2000)).
La défense de ceux-ci peut conduire à des conflits locaux,
lorsqu'il s'agit d'élaborer des projets. On retrouve donc à
l'échelon local un rapport de forces contradictoires, certes source
de débat démocratique, mais qui ne converge pas toujours vers un
compromis ou un équilibre.
Quelles sont alors les stratégies à l'oeuvre, chez les acteurs
institutionnels, dans la l'élaboration et la mise en oeuvre d'un
projet d'établissement ? Dans le cadre du développement des
projets locaux, et dans cette période de crise (malaise des
enseignants, décrochage des élèves), le recours aux notions de
citoyenneté se présente, actuellement comme une réponse innovante à
ce qui est socialement perceptible : une crise sociale qui
s'amplifie.
Il s'agissait de valider ou invalider l'hypothèse selon laquelle
l'implication dans ces pratiques innovantes démocratiques
dépendaient des valeurs des acteurs, et la mise en oeuvre du
rapport de forces dans l'organisation. En effet, toute pratique
mobilise des composantes identitaires. Les valeurs se donnent à
voir à travers les pratiques, les attitudes, les choix et les
discours. Identité et pratique sont en interaction. Les pratiques
sont des activités de transformation du monde, à partir de
positions définies. Les acteurs tentent de transformer, avec une
volonté plus ou moins explicite, une situation pour aboutir à
l'effectuation, dans un moment socio-historique déterminé, de
pratiques définies. Toute personne est un acteur social « qui agit
sur et dans les situations » en fonction de son histoire, de sa
trajectoire et qui n'est ni entièrement déterminé, ni entièrement
libre. Par ailleurs, l'analyse de différents travaux sur
l'identité permet d'affirmer qu'elle est le résultat d'une double
transaction entre l'identité pour soi et l'identité pour autrui.
Cette identité est par essence dynamique, se construisant et se
manifestant dans l'interaction, elle est structurée, structure dont
le sujet a une certaine conscience qui lui confère une unité et qui
le conduit à inscrire ses choix dans la continuité de cette unité.
« Ainsi les stratégies identitaires apparaissent comme le résultat
de l'élaboration individuelle et collective des acteurs et
expriment dans leur mouvance, les ajustements opérés au jour le
jour, en fonction de la variation des situations et des enjeux
qu'elles suscitent - c'est-à-dire des finalités exprimées par les
acteurs - et des ressources de ceux-ci »
(Camilleri (1990)).
Mais comme chacun sait, l'institution scolaire n'a pas pour
unique objectif de transmettre des savoirs, il s'agit d'un
dispositif qui socialise, qualifie et contrôle le devenir des
citoyens (Dubet & Martucelli
(1996)). En s'interrogeant sur le « faire vivre la démocratie
à l'école », on questionne donc les capacités de l'institution et
de ses acteurs à s'organiser de manière propice à engendrer
l'appropriation de savoirs qui s'oriente vers une transformation de
la société. On interroge les actions de formation comme pratique
transformatrice et critique, dans une institution qui limite et
contrôle les marges d'autonomie des acteurs.
Deux éléments, participant certes à la définition du modèle
professionnel idéal mais constitutifs du professionnel militant,
ont présidé au choix des terrains. Travailler en équipe dans le
monde de la formation est un choix qui s'oppose aux fondements des
modèles traditionnels individualistes. Paradoxalement peut-être,
travailler en équipe relève désormais des nouvelles organisations
du travail. Mode d'organisation qui a fait ses premiers pas dans
l'entreprise et qui maintenant s'inscrit dans le noyau dur des
nouvelles compétences professionnelles attendues et s'articulant à
d'autres : autonomie, responsabilité, initiative, sens de la
communication.
Et comme cela a été dit dans la première partie, on ne peut
interroger l'innovation sans la mettre en regard avec des valeurs
démocratiques. Le choix des projets d'équipes s'est donc effectué
sur des terrains professionnels où il est question d'« exclusion »,
au sein desquels « faciliter l'accès aux savoirs » prend tout son
sens. Les valeurs sont ainsi affichées.
Les deux établissements au sein desquels s'est effectuée la
recherche sont, préalablement à l'arrivée des chefs d'établissement
actuels en situation de crise interne dont les manifestations les
plus visibles sont caractérisées par des situations de violence
physique quotidienne et un taux d'absentéisme (formateurs et
formés) important.
Ces deux établissement sont depuis lors situés en zone
expérimentale de lutte contre la violence, avec à leur tête un chef
d'établissement nommé après sollicitation personnelle du recteur
d'académie (Les procédures d'affectation habituelles dépendent du
barème et des demandes des personnes).
L'un des projets apparaît comme une somme de petits projets :
partenariat avec les parents, réorganisation de la gestion interne,
accueil, occupation de l'espace.
L'autre se présente comme un projet global : le lycée de toutes
les chances, au sein duquel les différentes composantes
s'articulent entre elles : image de soi, tutorat des élèves,
réseaux d'échanges avec les parents...
Les actions observées, au sein de ces projets, sont mises en
oeuvre par des équipes : d'une part une équipe administrative,
d'autre part une équipe médico-sociale et une équipe d'ouvriers.
Ces équipes ne sont pas statutairement « des formateurs » mais
elles font partie de l'équipe éducative.
Décrire, analyser, comprendre selon les situations de travail
décrites par les acteurs et selon les contraintes objectives, et
donc selon les rapports de forces liés aux différentes positions
sociales occupées ont été les lignes directrices de ce travail.
Un premier mode de recueil et d'analyse des pratiques est opéré
par les acteurs eux-mêmes.
Il s'agit de récits de pratiques que les acteurs font, à partir
d'un événement particulier qui pose problème de leur point de vue,
à d'autres acteurs, engagés dans des pratiques similaires. Les
membres du groupe se livrent alors, selon des règles établies au
départ, à un travail d'analyse et éventuellement d'élaboration
d'hypothèse pour permettre au « récitant » d'avancer dans la
compréhension de la situation décrite et de la faire avancer.
Mais il s'agit d'un point de vue, au sein d'une action, elle-même
incluse dans un projet plus large. Mais cette conscience immédiate
n'est qu'un élément de la connaissance de la réalité sociale. Si
connaissance de la réalité et conscience se superposaient cette
recherche comme d'autres serait alors inutile. Si l'on cherche à
comprendre et à expliquer c'est parce que la conscience immédiate
est un aspect de la réalité, qu'elle y participe et est un moment
de la praxis. Dans le cas du travail d'équipe, celui-ci ne peut
être donc réduit à la somme des pratiques individuelles. L'équipe
est considérée comme une petite organisation sociale où
s'articulent, se conjuguent et se cristallisent les rapports
sociaux. L'analyse ne peut se limiter au point de vue des acteurs
reflet de leur histoire individuelle. Cette histoire individuelle
est articulée avec la réalité sociale, l'analyse doit donc
articuler dialectiquement analyse des histoires individuelles et
analyse sociologique des identités professionnelles et
personnelles.
Afin de décrire, expliquer et comprendre les différentes
stratégies à l'oeuvre, des acteurs impliqués et de ceux qui ne
l'étaient pas, dans le déroulement du projet, le mode de recueil de
données apparaissant comme étant le plus pertinent est
l'observation participante. Pourquoi l'observation participante ?
Cette posture de type ethnologique, limite les effets de réserve
liés à la présence d'un observateur. Elle permet de respecter les
étapes d'une démarche scientifique
(Dubet (1994)) :
-
décrire les logiques de l'action présente, du déroulement du
travail d'équipe, (observation et description)
-
comprendre la manière dont les acteurs articulent et combinent
différentes logiques, comment et pourquoi ils s'investissent
volontairement dans une action d'équipe (entretiens
compréhensifs, récits de pratiques par les acteurs et analyses
des valeurs identitaires sous-jacentes)
-
dégager les relations qui unissent ces différentes logiques, en
se dégageant de la situation immédiate, pour atteindre le niveau
des généralités (analyse des données : analyse stratégique,
analyse des représentations identitaires des acteurs dans
l'équipe et dans l'institution, analyse des rapports de forces).
À l'issue de ces travaux, deux éléments déterminant le
déroulement d'un projet démocratique sont identifiés : la
nécessaire cohérence entre l'identité personnelle et
professionnelle chez chacun des acteurs, le poids déterminant du
rapport de forces entre les acteurs.
Les stratégies identitaires
L'analyse des stratégies identitaires des différents personnels a
conduit à mettre en évidence deux stratégies distinctes que l'on
retrouve au sein des deux établissements : l'implication ou la non
implication des acteurs dans le projet.
Les acteurs de la formation qui s'impliquent volontairement dans
une pratique collective à visée démocratique utilisent
stratégiquement cet engagement pour s'inscrire dans un rapport de
place qui leur assure reconnaissance et cohérence identitaire.
Cette implication leur permet d'affirmer leurs valeurs et de
construire un sens à leur expérience. Sainseaulieu parle à ce
propos d'identité négociatoire
(Sainseaulieu (1977),
(1985)) et Dubar de forme identitaire
(Dubar (1991). L'analyse
des données recueillies permet de dégager trois composantes
essentielles à l'oeuvre dans cette stratégie :
- la négociation de sa place dans le projet
- la (ré-)appropriation du pouvoir de parole
- une position éthique : le rapport à autrui fondé sur la
compréhension comme valeur essentielle
L'engagement des acteurs dans des pratiques démocratiques ne peut
se faire indépendamment de valeurs personnelles. Ces valeurs
impliquent l'adoption d'un fonctionnement démocratique préalable à
la mise en oeuvre même de l'action. Cette implication facilite
l'émergence, l'apparition d'une identité qui est le résultat d'un
processus de construction négocié entre ceux qui en sont porteurs
et ceux qui les attribuent. Cet engagement peut donc être
considéré comme une stratégie identitaire, qui s'inscrit dans la
dynamique de négociation identitaire. Cet investissement peut
permettre simultanément réalisation et reconnaissance personnelle
et professionnelle.
Cet engagement ne peut être spontané et immédiat. Il présuppose
le partage de valeurs qui constituent le moteur des
transformations, conduisent à adopter une attitude constructive
dans l'organisme.
À l'inverse, donc, le non engagement des autres personnes est tout
aussi cohérent. Souhaitant préserver leurs acquis statutaires et
ou professionnels les acteurs développent une stratégie de
résistance à l'implication qui peut se décrire en trois points :
- refus d'être relais informatif vis-à-vis du projet au sein de
l'établissement
- refus de s'investir en dehors des heures statutaires (définies
réglementairement en fonction du statut occupé)
- recherche d'appuis extérieurs, ou usage de ses propres
implications extérieures afin d'empêcher le développement du
projet (réseaux politiques, réseaux associatifs), implications
extérieures qui sont, par ailleurs, sources de reconnaissance pour
ces acteurs.
L'enjeu central de ces stratégies, sous-tendues par un ensemble
de valeurs qui se manifestent dans les attitudes, les normes, les
discours et les représentations constitutives de l'identité
personnelle et professionnelle, est bien de construire une
cohérence identitaire entre l'identité personnelle, et
professionnelle et ce quel que soit le système de valeurs
défendues. Mais ces différentes stratégies se développent sur un
même terrain professionnel et ne sont pas sans poser de réels
problèmes.
Le poids des rapports de forces
« On peut avec Sainseaulieu, faire l'hypothèse que
l'investissement privilégié dans un espace de reconnaissance
identitaire dépend étroitement de la nature des relations de
pouvoir dans cet espace et de la place qu'occupent l'individu et
son groupe d'appartenance »
(Dubar (1991)).
L'implication dans des pratiques démocratiques comprend de forts
enjeux identitaires et s'accompagne donc de prise de risque liée au
dévoilement d'identités, d'explication sur ses pratiques
susceptibles. Elle peut être formatrice en permettant d'entrer
dans un processus de construction collective mais également être
source de conflits qui ne conduisent pas à une construction.
Engagement et non-engagement sont donc les deux postures possibles
au sein d'un rapport de forces.
Lorsque celui-ci est favorable au développement du projet, les
individus qui développent une stratégie de non implication, se
voient plus ou moins contraints, par désintérêt, de quitter
l'établissement (lycée de toutes les chances). Le rapport de
forces leur est défavorable et cela les conduit à avoir une image
professionnelle déstabilisée
(Sainseaulieu
(1995)), incohérente avec celle qu'ils ont d'eux-mêmes. Ces
acteurs développeront des stratégies de fuite : arrêt de travail,
mutation etc. Cependant cela n'a aucun poids sur les pratiques
elles-mêmes, puisque l'administration centrale aura toujours une
« solution » à proposer.
À l'inverse lorsque le rapport de forces est défavorable au
projet innovant et donc à l'équipe qui s'engage, les alliances
internes créées conduisent à mettre en péril le projet même et vont
jusqu'à la déstabilisation totale de l'établissement.
L'une des actions sabotée de l'intérieur de l'établissement
conduit à une forme d'essoufflement des acteurs engagés malgré
toute leur volonté. Il ne suffit donc pas de « vouloir » pour que
ces pratiques puissent atteindre les objectifs démocratiques
poursuivis, encore faut-il que le rapport de forces soit favorable.
Bien que le projet ait été accepté par vote au sein du conseil
d'administration l'équipe rencontre des résistances à l'intérieur
même de l'établissement qui renvoie à l'analyse de l'organisation
comme totalité, au sein de laquelle les positions sociales sont
déterminées dialectiquement les unes par rapport aux autres.
Cette deuxième stratégie a conduit concrètement à mettre une
équipe en marge, à solliciter son départ auprès de
l'administration. Cette même administration, ayant répondu par la
mise en place d'ateliers devant conduire à l'analyse des pratiques,
se retrouve devant les mêmes impasses que celle du projet
démocratique. Le rapport de forces au sein de l'établissement, est
en faveur du non investissement. Elle se heurte donc au refus
d'une partie des acteurs, dominants, de s'investir dans toutes
analyses des pratiques.
C'est la fonction de l'enseignant non éducateur qui est ici
défendue. Elle correspond à une représentation si ce n'est
dominante, en tout cas occupant une bonne place dans les
représentations sociales de cette fonction et compromise ici par
une action conduite de surcroît par des non-enseignants. Ce danger
conduit les acteurs concernés à développer des actions qui visent à
préserver les acquis.
L'analyse des données recueillies permet de dire à l'issue de ce
travail de recherche que la mise en oeuvre d'un projet innovant qui
se donne pour objectif de transformer l'accès au savoir pour les
apprenants et la pratique pour les formateurs a des implications
sur l'ensemble de l'organisation et des acteurs, qu'ils soient
impliqués ou non dans le projet. Ces projets peuvent conduire les
acteurs de la communauté éducative ( professionnels et non
professionnels comme les parents) à modifier leurs fonctions,
telles qu'elles sont habituellement définies, à introduire des
recouvrements possibles entre acteurs habituellement séparés et à
introduire ainsi des conflits de territoire et donc des conflits de
pouvoir. L'aboutissement de ces conflits est dépendant du rapport
de forces favorables ou non au projet. Mais dans tous les cas ils
se concluent par un départ des personnes déstabilisées.
L'innovation comme moteur du changement au sein de l'appareil de
formation n'est pas sans ambiguïtés. De tout temps, l'innovation a
été portée par les mouvements pédagogiques.
L'institutionnalisation et l'élargissement de celle-ci conduisent à
une transformation de l'innovation en technique nouvelle de gestion
indépendante du contexte dans lequel elle s'exerce. Présentée
ainsi l'innovation perd son sens, qui ne peut se construire qu'en
référence aux valeurs démocratiques qui ont toujours été défendues
dans les mouvements pédagogiques. Le projet est un exemple parmi
d'autres de la transposition d'une innovation locale en innovation
structurelle, se réduisant en une suite d'injonctions ordonnées
faisant l'impasse sur tout ce qui peut séparer des acteurs exerçant
une même activité professionnelle. Elaborée à partir de l'analyse
de projets réels dans des contextes bien définis, la méthodologie
est expurgée de toutes les difficultés susceptibles de se trouver
sur le terrain. L'application d'une technique comme toute
technique est liée aux interprétations des acteurs en situation :
que signifie priorité, priorité pour qui au nom de quels enjeux ?
Sous couvert de décentralisation et de professionnalisation les
acteurs de terrain doivent avoir des capacités de réflexion
critique sur leurs pratiques et sur la pratique de l'établissement,
et des capacités à s'investir dans une activité commune qui fait fi
de toutes les analyses faites à ce jour sur les valeurs
contradictoires des acteurs exerçant une même activité
professionnelle comme innovation. Or le projet ne peut prendre
forme qu'au sein d'une organisation structurée et structurante dans
laquelle le rapport de forces entre les acteurs joue un rôle
déterminant. L'analyse du projet comme innovation structurelle et
comme innovation pédagogique permet donc de mettre en lumière les
enjeux, les valeurs et les intérêts qui sous-tendent les
différentes conceptions de la fonction de formateur. L'accord
éthique présupposé ne va pas de soi. Les acteurs semblent se
diviser en deux grandes catégories, les impliqués et les non
impliqués, qui correspondent aux catégories des identités
professionnelles décrites par ailleurs. Chaque acteur est porté
par des valeurs qu'il défend, qui le conduisent à adopter une
stratégie identitaire de type professionnel ou de type
règlementaire. Ces deux stratégies s'opposent et conduisent, dans
un contexte de responsabilisation des acteurs, à l'émergence de
conflits locaux. L'aboutissement de ces conflits est dépendant du
rapport de forces en présence. Derrière cette décentralisation des
modes de gestion n'y a-t-il pas une décentralisation des rapports
de pouvoir, un déplacement des conflits et une responsabilisation
accrue des acteurs au sein d'un système de formation au service des
enjeux économiques de la société ? N'est-on pas alors confronté à
la nécessité de ne jamais perdre de vue, dans l'analyse des
transformations d'un système éducatif, les enjeux de pouvoir
sous-jacents ? Le rôle des acteurs de la formation, leur choix est
sans aucun doute étroitement dépendant des positions sociales
occupées, mais aussi des systèmes de valeurs de ces acteurs. Les
personnes qui sont prêtes à défendre des modes de gestion au sein
desquels leur participation est souhaitée ne sont-ils pas ceux pour
qui le droit de parole, jusqu'à aujourd'hui, a été dénié,
c'est-à-dire à ceux qui occupent les positions sociales les moins
élevées. Penser qu'il est possible de recomposer la culture
professionnelle et organisationnelle, en se basant sur une
rationalité construite collectivement, se développant au fil des
interactions sociales, ne serait-il pas ignorer le poids des
rapports sociaux contradictoires, moteur de l'histoire ?
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