Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2004 - Vol.06, No.01
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Les Berbères à l'épreuve de la mondialisation: le cas du Maroc


Tim Hoogeboom

Etudiant à l'Université de Perpignan. DEA de sociologie année 2002-2003 sous la direction du Pr. Ahmed Ben Naoum. Prépare actuellement une thèse de sociologie à l'Université de Perpignan. Membre du groupe de chercheurs de l'Axe IV du VECT - SALAM, Sociologie et Anthropologie des Labilités, des Altérités et des Mobilités.


Résumé

Dans un monde qui tend vers l'uniformisation des cultures et des êtres humains, avec une économie mondiale dont l'objectif est d'étendre la société de consommation à l'ensemble des sociétés en faisant des individus de simples machines à consommer, on peut analyser la tendance au développement du communautarisme comme une réaction de la culture contre l'argent, de l'identité contre l'uniformité. Mais il faut bien voir que ce qui se joue dans cette tendance, ce n'est pas tant la perpétuation de l'ancien, du "traditionnel", comme résistance à l'envahissement de nos vies par l'économie mondiale, que la création du neuf à partir de l'ancien dans ce que qu'on peut considérer comme une réaction de la vie par rapport à ce qui la menace... Le cas des Berbères du Maroc entre bien dans ce cadre et, comme tel, il a le mérite de poser d'une manière renouvelée la vieille question de l'identité...

Abstract

The Berber people confronted to the globalization: the case of Morocco

In a world which tends towards standardization of the cultures and the human beings, with a global economy whose objective is to extend the consumer society to all the societies by making people automatons of consumption, one can analyze the tendency to the development of the communautarism as a reaction of culture against money, of identity against uniformity. But it should well be seen that what is played in this tendency, is not so much the perpetuation of the old, of "traditional", as a resistance to the invasion of our lives by the world economy, than the creation of the new starting from the old in what one can regard as a reaction of the life against what threatens it... the case of the Berber people of Morocco fall well into this framework and, like such, it has the merit to pose in a renewed manner the old question of identity.


"Nous savons que les choses doivent maintenir une certaine identité à travers le changement, sans quoi le monde serait véritablement une maison de fous." (Marshall Sahlins, in Firouzeh Nahavandi, 2000, p.19.)

L'"ethnie" est un concept forgé par les ethnologues pour rendre compte d'un type de configuration sociale qui a existé, et existe encore dans ce qu'on a appelé les "sociétés primitives". Mais on peut aussi appliquer ce concept aux "sociétés civilisées", comme nombre de chercheurs, ethnologues et anthropologues, s'appliquent à le faire depuis maintenant de nombreuses années. On forge des concepts pour rendre compte de la complexité, en oubliant souvent, jusqu'à l'origine des concepts que l'on utilise. Ce sont des étiquettes. Le problème, c'est qu'il n'y a pas identité entre le mot et la chose que le mot désigne, que les mots ne sont là que pour nous aider à comprendre, et non pour éluder la complexité du monde. Ce qui fait que le concept finit par avoir une existence propre, indépendante de tout contenu: il désigne alors une abstraction. C'est ainsi que l'on emprisonne la pensée et que l'on devient incapable de saisir le réel dans sa complexité. Pour pouvoir penser, il faut débarrasser le réel des mots. On peut comprendre - à travers la genèse du concept de clan ou d'ethnie - le danger de réification qu'il faut toujours avoir à l'esprit quand on 'fait' des sciences sociales: ce concept est né de la nécessité, pour des gens - les ethnographes, ethnologues et anthropologues, qui appartenaient à un certain type de configuration sociale, que l'on nomme "société" - de désigner un autre type de configuration sociale, beaucoup plus réduite. On a fait des typologies pour bien distinguer les différents types de regroupements humains (Jean-Loup Amselle adresse une magistrale critique à cette tendance de l'ethnologie classique à former des isolats culturels dans un but, certes louable, de conservation et de protection du patrimoine, Amselle, 1990). On se rappelle les concepts de gemeinschaft (communauté) et de Gesellschaft (société) de Ferdinand Tönnies, par exemple (on trouvera une très féconde réflexion sur communauté et société chez Robert A. Nisbet, 1984). Mais en fait, il y a un présupposé qui n'a pas été repéré - Tönnies l'avait fait, toutefois - dans cette approche: celui que nous vivons en "société" et pas en "clan".

En fait, nous vivons aussi en "clan" et la "société" est le cadre qui regroupe un ensemble de "clans". En effet, la plupart d'entre nous ont une "famille" et aussi des amis. Nous ne vivons pas avec nos proches de la même façon qu'en "société". Cette dernière suppose l'anonymat, alors que le groupe des proches suppose une inter-connaissance de chacun. Au Maroc, il existait, avant le protectorat français, un autre type de configuration sociale, que l'on appelle une "confédération de tribus": c'est une sorte de "société". Cela n'exclut pas qu'il puisse y avoir des différences, et il y en a, entre le type de société que l'on nomme "Occident" et celui que l'on a nommé "confédération de tribus". Il est clair que c'est un tout autre type d'organisation sociale qui est désignée par ce terme. La différence la plus significative à mon avis est que l' "Occident" a développé au maximum les relations de type impersonnel, dans lesquelles "on" intervient en tant qu'individu, alors que dans les "confédérations de tribus", les relations de type impersonnel n'existent pas: la personne est membre d'un groupe et interagit avec l'extérieur en tant que faisant partie d'un groupe. Ainsi, l'appartenance revêt un caractère très fort: il n'est pas question d'individus dans ce type de configuration sociale, alors que c'est en Occident que cette notion d'individu va émerger et prendre vraiment tout son sens (voir Dumont, 1983). Les individus deviennent interchangeables, et leur origine géographique, leur appartenance à tel ou tel groupe ne compte pas. Ce n'est évidemment pas le cas dans une organisation sociale à base de clans.

Le mérite de la définition d'Eric B. Hobsbawm que Jean-Louis Olive cite dans son éditorial (Hobsbawm, 1993, p52) est qu'elle permet d'échapper au biais ethnocentriste. Entendu selon l'acception de Hobsbawm, le terme d'ethnie peut tout aussi bien être appliqué à un groupe de militants écologistes aux Etats-Unis qu'aux Nambikwara chers à Claude Lévi-Strauss. Peut-on prendre les mots "ethnie" et "groupe" comme synonymes? La définition de Hobsbawm le permet. A partir d'elle, je vais essayer d'analyser une configuration sociale que l'on appelle "les Berbères".

Je m'appuie ici sur une recherche menée dans le cadre de mon DEA (Diplôme d'études approfondies) sur "les Berbères du Maroc" (Hoogeboom, 2003), enquête menée dans le Moyen Atlas marocain, dans la région rurale d'Itzer, village situé à soixante-dix kilomètres au sud d'Azrou, et au nord de Khenifra. Dans cette recherche, je privilégie l'approche dialogique et centre mon analyse sur la relation que j'ai instaurée avec mon informateur privilégié, Lahcene, étudiant à Meknès, militant berbériste, originaire de la région où se situent mes investigations. Il n'est donc pas question d'échantillon de population, et encore moins de scientificité: j'essaie, en rentrant dans la singularité, dans le particulier, de dévoiler la complexité de la recherche ethnologique, qui se situe dans le dialogue entre le chercheur (qui est en même temps un homme, avec des émotions, une histoire) et d'autres individualités (avec leur histoire, leurs affects, leurs failles).

Mais, disons quelques mots des Berbères. Il faut savoir que "les Berbères" constituent un peuple que l'on retrouve dans toute l'Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte) et dont l'existence au Maghreb est attestée par les scientifiques depuis au moins quatre mille ans (voir Camps, 1996). Saint Augustin (IVème siècle), Procope (Vième siècle), et l'illustre Ibn Khaldun lui-même (XIVème siècle) avaient déjà formulé des hypothèses sur leur origine géographique. Sont-ils originaires du Moyen Orient?, du Maghreb?, est-ce un mélange des deux (thèse de Camps)?: la question est loin d'être tranchée encore actuellement, si tant est qu'elle puisse l'être...

La question qui servira de fil directeur à la réflexion que je vais engager ici est la suivante: l'identité existe-elle à travers une forme (une configuration socio-historique déterminée) ou alors est-elle une donnée non matérielle qui peut exister à travers plusieurs formes (plusieurs configurations socio-historiques)? J'essaierai de montrer, à travers l'exemple des Berbères du Maroc, et plus spécifiquement du cas des militants berbéristes du Maroc, que l'identité n'est pas liée à une configuration socio-historique déterminée, que l'identité des Berbères se maintient dans le changement. Je montrerai par là-même que l'approche historique (représentée par exemple par les travaux de Gabriel Camps, 1996) est basée sur le présupposé que l'identité est indissociable d'une forme socio-historique donnée: elle ne peut alors que nous donner l'image d'une identité en voie de disparition, parce que le type de configuration socio-historique qui est supposé être l'identité même des Berbères - mais qui n'en est qu'une expression singulière et historique - a tendance à disparaître dans des États-nations modernes. C'est un fait, mais les Berbères continuent à exister... d'une autre façon. J'essaierai ainsi d'apporter une contribution à la thèse selon laquelle ce sont les idées qui créent la réalité, comme le pensent les idéalistes, et que la matière n'en est que l'expression (ne dit-on pas "matérialisation"?).

J'ai pu constater lors de mon enquête, menée durant l'année 2002-2003, dans la région du Moyen Atlas, que pour les militants des associations de revendication de la culture Berbère, il est évident que les Berbères sont un groupe qui a été discriminé et minorisé, et ce pendant des siècles de domination politique, d'abord romaine puis arabe; domination qui se perpétue aujourd'hui, de façon peut-être moins directe mais tout aussi effective. On sait aujourd'hui que ceux qu'on appelle les Arabes, venus de l'actuel Moyen Orient, ont commencé à s'installer dans toute l'Afrique du Nord à partir du septième siècle après J.-C., date à laquelle les armées Arabes vainquirent la dernière armée Berbère. Ceux qu'on appelle "les Berbères" étaient déjà installés depuis plus de 2000 ans. Mais l'Afrique du Nord ne fut pas pour autant envahie; il y eut durant des siècles une cohabitation entre nomades arabes, nomades et sédentaires berbères. Jusqu'au treizième siècle, le Maghreb vit éclore des empires berbères islamisés. Ce n'est qu'à partir du treizième siècle que commença l'islamisation progressive des Berbères, qui intervint sans doute avant leur arabisation, cette dernière s'étant poursuivie durant des siècles jusqu'à aujourd'hui. Au Maroc, on trouve encore des berbères qui ne connaissent que des dialectes, et ne parlent, et encore moins n'écrivent, une autre langue. L'islamisation elle-même a été un processus très progressif, qui n'est pas achevé aujourd'hui. L'installation des Arabes sur le sol du Maghreb a été très progressive. Bref, il s'agit beaucoup plus d'une cohabitation que d'une invasion. Il y a bien eu une domination politique arabe, mais il est clair qu'elle n'avait une influence réelle que sur une petite partie de l'Afrique du Nord, celle des villes et des grands axes de communication, essentiellement liés au commerce (voir Camps, 1996).

Pour les individus qui ne sont pas militants, la question de la domination politique est beaucoup moins importante, et on répondra que les Berbères et les Arabes cohabitent sans problème au sein d'une société tolérante. Sans vouloir prendre parti, il semble que la deuxième option est beaucoup plus proche de la réalité contemporaine du Maroc. Il est clair aussi que le vingtième siècle aura apporté énormément de changements dans ce pays, avec le protectorat français de 1912 à 1956. Ce qui frappe avant tout quand on est au Maroc, c'est la grande diversité des langues parlées: on ne parle pas seulement arabe (dialectal) ou berbère, mais aussi, très couramment, le français et, dans une moindre mesure, l'espagnol. Cela donne l'image d'un pays très ouvert, et c'est sans doute ce que le Maroc est devenu. La France a marqué le pays d'une empreinte indélébile: l'architecture le rappelle constamment. Pays d'ouverture, pays des extrêmes, où cohabitent l'ancien et le moderne, la très grande richesse et la plus extrême pauvreté.

Cela n'empêche pas que l'histoire des rapports entre Berbères et Arabes ait été moins pacifique qu'aujourd'hui, tout comme, d'ailleurs, en France, avec les Bretons et autres. Il ne s'agit pas de comparer des histoires et des situations qui n'ont rien à voir entre elles, mais il y a sans doute un rapprochement qui peut être fait du point de vue de l'histoire de la constitution d'Etats-Nations et de leur rapport avec les minorités qui les ont fondés. De ce point de vue, des analogies peuvent être établies, qui ne prétendent pas être autre chose, et qui servent à penser. Quant à cette question du rapport entre les Arabes, minorité dominante au niveau politique, et Berbères, majorité silencieuse, il s'est agi pour moi de la saisir dans le discours en tant qu'expression d'un positionnement identitaire de la part des militants berbéristes. Je n'ai pas fait d'échantillon de population des militants, mais il me semble avoir saisi, dans mon rapport avec Lahcene, et avec d'autres militants, quelque chose du sens que cette opposition aux Arabes exprime de la construction identitaire des militants berbéristes. Ainsi, on peut se demander s'il ne s'agit pas surtout de la part des militants d'une tentative de construction d'un sens nouveau à leur histoire, qui passe par l'élaboration d'un mythe des origines. Comme on le verra, je pense que les Berbères du Maroc ne sont pas les victimes d'un pouvoir national, comme le suggèrent les militants, mais bien plutôt d'une tendance naturelle de changement, qui prend la forme contemporaine d'une uniformisation des modes de vie, qui est mondiale, et qui touche tout autant les Arabes que les Berbères... et nous tous. Cette tendance se note dans le développement des grandes villes, qui correspond à une nécessité d'adaptation aux conditions de la vie économique mondiale. Il y a bien eu, comme en France, comme dans la plupart des pays, un exode rural au Maroc: les villes ont constitué un centre attracteur très fort, qui a amené les gens à se regrouper dans ces grands centres économiques (voir par exemple l'article de A. El Maliki, 1994). Cela a bouleversé les anciens modes de vie et le monde rural a connu le déclin. Dans un sens, on peut dire que le mouvement des militants berbéristes est la conséquence de ces changements de la structure même de la société marocaine. Les militants sont en quelque sorte les enfants de ces paysans qui ont dû quitter leur terre pour aller chercher un avenir meilleur dans les villes en pleine expansion.

J'ai pu constater à travers mon enquête, qui se veut une réflexion critique sur la situation contemporaine de l'identité berbère dans un contexte mondialisé, et par rapport à la marchandisation de la culture dans le tourisme, qu'au fond il y avait dans les représentations une identification de la culture berbère avec la vie rurale. La tradition berbère, celle-là même que viennent consommer en masse les touristes français (le Maroc est la deuxième destination touristique des français, après l'Espagne) et tous les autres, celle-là même que le gouvernement marocain met aujourd'hui en avant pour promouvoir le tourisme, est un moment de l'histoire du Maroc. Il y a là-dedans l'idée que la culture des Berbères a toujours été la même, qu'elle n'a pas connu de changements, qu'elle est permanente et éternelle. On oublie que cette "tradition" est comme un instantané photographique: c'est la vie sociale des Berbères telle qu'elle a pu se présenter à un instant t, au bout d'un processus historique. Je retrouve exactement la même tendance quand je visite un de ces villages pyrénéens que l'on conserve comme une pièce de musée: c'est comme une négation de l'histoire, un déni de l'incessant changement des choses. Tout se passe comme si les français, descendants de paysans venus vivre en ville y chercher un avenir meilleur, voulaient conjurer les bouleversements qui ont affecté cette société locale durant tout le vingtième siècle: quand ils viennent en vacances dans leur maison pyrénéenne, ils retrouvent l'habitat tel qu'il était "dans le temps". Bien sûr, le mode de vie qui allait avec s'est perdu. C'est un peu comme s'ils jouaient au "paysan pyrénéen", mais un paysan qui va faire ses courses au supermarché. Et c'est l'attitude la plus rationnelle qui soit!, qui s'exprime bien par la sentence populaire: "il faut faire avec son temps".

Au fil de mon enquête au Maroc, je me suis aperçu qu'au fond la question berbère était la même que celle des Corses, des Basques, des Catalans, des Bretons, pour prendre des exemples auxquels nous sommes confrontés quasi quotidiennement en France. Peut-on dire que ces peuples sont discriminés aujourd'hui? (en sachant que pour répondre à la question, il faudrait au préalable savoir comment identifier les limites de leur groupe). Il y aurait au Maroc une histoire sociale, notamment depuis le protectorat, qui aurait relégué les Berbères à un stade de sous-développement, réfractaire à l'instruction. Mais le fait est que les Berbères n'ont pas été relégués à un stade de sous-développement: leur histoire et leur culture, leur mode d'organisation tribal, les ont éloigné des sphères d'un pouvoir politique, d'origine occidentale, auquel les Arabes ont su s'adapter beaucoup plus rapidement. Ils ont continué à mener leur vie comme ils l'avaient toujours fait. Quant à la question du "sous-développement", c'est peut-être avant tout une question de représentation, ethnocentriste cela va sans dire: j'ai côtoyé durant mon enquête ce Maroc "sous-développé", exclu de la richesse (du mode de vie occidental): ce n'est pas la misère et la relégation que j'ai rencontrés, mais un peuple qui vit 'bien', et, qu'on me passe la teneur peu scientifique de l'expression, le ventre plein.

A titre d'analogie, j'ai entendu dernièrement un militant corse parler de la colonisation de son peuple par la France, en la condamnant. Si l'on interroge l'histoire, on ne peut que lui donner raison, à cette nuance près que les Corses d'aujourd'hui sont les enfants de ceux qui furent colonisés, et non les colonisés eux-mêmes. La preuve en est que ses propos, le militant corse ne les a pas tenus en corse, mais en français. Le discours des militants berbéristes ressort de la même logique, condamnant l'invasion Arabe, l'asservissement et l'acculturation des populations berbères. Ils n'ont au fond pas tort mais il y a là-dedans une logique extrême, qui exclue d'emblée toute nuance, et qui est avant tout du domaine de la politique. C'est un discours idéologique, militant, qui exacerbe les faits historiques pour donner raison à une vision, ce qui n'a bien sûr rien à voir avec l'utilisation scientifique de l'histoire. Je ferai remarquer qu'il ne s'agit pas pour le militant corse de condamner le mode de vie occidental, le capitalisme et la société de consommation, ce qui pourtant serait dans la logique de son discours de rejet du colon. C'est exactement la même chose pour les militants berbéristes: en focalisant leur attention sur le "colon arabe", ils oublient le reste, le colon français et espagnol, dont l'influence sur le Maroc a pourtant été considérable, entraînant des changements autrement plus importants...

Les militants berbéristes marocains peuvent tous, en simplifiant quelque peu la réalité mais sans la tronquer non plus, être compris dans la même catégorie: celle de 'purs produits' de la culture universitaire exportée par la France. Ils s'expriment dans un français très soutenu, qui n'existe que dans les livres. Ils pensent comme des intellectuels français (on pourrait presque dire qu'ils pensent en français), sont imprégnés de notre culture classique. Et pourtant, leur référence idéale, c'est le paysan berbère. Cela donne un discours qui pourrait rappeler la schizophrénie: combien de fois me suis-je retrouvé en pleine campagne, dans un village perdu des montagnes du Moyen Atlas, avec un guide habillé impeccablement, ses petits souliers vernis maculés de la boue qui jonche les rues, qui me disait: "voilà la culture berbère". Lui, qu'avait-il en commun avec ces gens-là, pour la plupart illettrés, habillés de guenilles, avec leurs mulets et leurs troupeaux de brebis? Rien d'autre qu'une origine commune, qu'un sentiment d'appartenance, mais certainement pas le même mode de vie. Qu'est-ce qu'il reste? Une langue, sans doute un peu plus, de ces choses subtiles qui ne se voient pas, mais que l'on devine. Finalement, ce qui fait la culture est indépendant des formes qu'elle peut prendre dans le temps. C'est quelque chose d'ineffable, d'indicible. Et c'est justement cela qui fait qu'on peut se sentir Berbère ou Corse ou Nambikwara ou Catalan. Et c'est précisément cela qui manque aux militants berbéristes: l'idée que leur peuple ne peut pas rester le même éternellement, qu'il doit s'adapter au changement. En effet, le mode de vie agro-pastoral qui était certes celui des Berbères dans un passé récent ne correspond plus aux exigences économiques. Les Berbères doivent trouver d'autres solutions, migrer vers les villes, apprendre à lire et à écrire, etc. C'est ce que font les militants berbéristes au fond. C'est donc je crois une phase nécessaire que celle du militantisme, pour des gens qui avaient perdu le contact avec leurs racines, de retrouver ce qu'étaient leurs ancêtres - ce que sont encore parfois leurs parents - dans ce que le présent en montre. D'où cette "impression" (je ne peux pas parler d'autre chose, même si ce n'est pas très scientifique: mais l'ethnologie est-elle une science au même titre que les mathématiques?), qui m'a souvent envahi quand j'étais avec mon principal informateur, d'être avec un touriste marocain qui découvrait en même temps que moi son pays.

Pour revenir à mes militants Berbères, il est intéressant de se pencher sur une question qui est au centre de leurs préoccupations, et aussi, comme on va le voir, au centre du sujet, celle de la désignation du peuple berbère. On sait que "Berbère" est un terme exogène, donné par des personnes extérieures à leur groupe, qui vient sans doute du mot "barbara" gréco-latin, repris par les Arabes, qui disaient "brabers". A travers l'histoire, toutes sortes de nominations exogènes ont été données aux Berbères (Camps, 1996).

Les militants ont depuis une vingtaine d'années choisi d'utiliser pour désigner leur peuple le mot d'imazighen (au pluriel: "les hommes libres", masculin singulier: amazigh: "homme libre", féminin singulier: tamazight: "femme libre"; je note que tamazight veut dire aussi la langue berbère). On comprend la démarche: c'est un terme endogène - ou censé l'être - qui a une grande valeur symbolique dans le cadre du militantisme identitaire: il s'agit de se donner un nom qui ne soit pas choisi par des étrangers au groupe, et surtout, qui soit reconnu par les imazighen eux-mêmes (qui ne sont donc pas imazighen avant cela). En fait, le terme a été choisi consciemment par les militants pour désigner l'ensemble des Berbères du Maghreb, en le prenant des Touaregs, qui se désignaient ainsi (leur langue se nomme tamachek). C'est donc un terme qui fait partie d'une volonté générale de construction identitaire, qui va chercher dans le passé, et pas n'importe lequel, mais celui des fiers nomades touaregs, une espèce d'identité "pure", une source historique (mythique) du peuple berbère; le problème est que c'est un terme qui est utilisé par un groupe donné et qui est repris pour désigner un ensemble d'individus qui ne se nomment pas ainsi.

On se rappelle de la polémique qui a eu lieu en France il y a quelques années autour de la question des origines gauloises des Français, raccourci fantaisiste de notre extrême droite - et, plus loin dans le passé, du Pétainisme - à la recherche d'une origine mythique satisfaisante de la race, qui donne un sentiment de pureté du sang et de continuité historique d'un peuple... Cela me fait penser à une projection d'un film à l'Université de Perpignan, sur le Gabon. Dans la salle, il n'y avait que des étudiants noirs, d'origine gabonaise pour la plupart... et moi. La caméra nous montre un petit village de huttes, perdu dans la forêt, puis elle entre dans une salle de classe et nous montre un professeur blanc enseignant à des petits gabonais que leur ancêtres étaient gaulois. Rires dans la salle de classe et fou rire général dans la salle de projection... cette histoire, relatée à titre d'exemple, a aussi été expérimentée par d'autres...

Pierre Clastres nous a bien montré que le rire est une arme politique contre le pouvoir coercitif; le rire est quelque chose de très sérieux (Clastres, 1974). Nous aussi nous devrions rire de ceux qui nous disent que nos ancêtres sont gaulois. D'autres références viennent bien sûr à l'esprit, comme celle des Nazis ou des Chemises Noires, de triste mémoire...celles-là font moins rire.

Or, et c'est à mon sens très significatif, les Berbères que j'ai rencontrés au cours de mon enquête, et qui sont ceux-là mêmes qui sont censés être les purs représentants du peuple berbère, de sa tradition, de sa culture et de son histoire, ces gens qui continuent à vivre selon le mode de vie de leurs ancêtres, d'agriculture et d'élevage, n'ont que faire des discussions d'intellectuels des militants berbéristes sur la désignation de leur peuple. Pour la plupart, ils ne savent même pas qu'ils sont des imazighen, continuant à utiliser des dénominations plus locales, sans doute liées à un contexte identitaire plus étroit dans lequel elles suffisent à établir des distinctions entre les différents groupes. En fait, le peuple des Imazighen est pluriel, du moins dans ses auto-nominations. A Azrou, Moyen Atlas, la plupart des gens avec qui j'ai parlé se disent Chleuha; dans le Rif, ils se nomment Rif'ia, dans le Souss (région d'Agadir), Souss'ia, dans le sud Tachlehit'ia. De même, pour beaucoup, le terme de tamazight désigne le dialecte berbère du Moyen Atlas et non la langue et le peuple des Berbères.

On trouve une expression significative du processus de construction identitaire des militants berbéristes dans l'officialisation du Tifinagh comme écriture des Berbères, qui a été décrétée par le Roi Mohammed VI au mois de février 2003. Le Maroc suit l'Algérie dans cette reconnaissance politique de l'existence du peuple berbère. La plupart des Berbères n'avaient pas jusque-là d'écriture propre, du moins du point de vue occidental: il faut noter qu'il existe bien chez les Berbères une forme d'écriture à base de symboles, sur les tapis. Mais disons qu'il n'existe pas d'écriture au sens moderne du terme, de celle dont on a besoin pour remplir les formulaires administratifs. Ceux qui ont été scolarisés écrivent en français ou en arabe; les autres sont illettrés. Le Tifinagh est une très ancienne écriture appartenant au peuple Touareg (encore une désignation exogène), qui l'utilise encore, mais qui n'est connue, en dehors de ce peuple, que d'une élite intellectuelle, utilisée par une minorité, et que l'on prétend étendre à un peuple dont la culture est orale, et qui ne connaît d'autre écriture que l'arabe, ou le français!

Bref, qui a raison? - les militants berbères? les non-militants? Est-ce une question de raison? Finalement, il n'y a rien de rationnel là-dedans et les arguments ne sont que des excuses: l'identité est une conception de soi qui est indépendante de tout contenu effectif. Soumise à un questionnement critique, elle explose. Désignations endogènes ou exogènes reviennent finalement à la même chose: constructions artificielles, elles ne correspondent pas à un réel dont la complexité échappe à la raison. Car, si l'on réfléchit un peu à la question, le terme d'Imazighen est un terme certes endogène mais extrait de son contexte ethno-historique: repris par les militants, il est censé s'étendre à l'ensemble des groupes qui constituent ce qu'on appelle les "Berbères". J'ai même vu au cours de mon enquête des gens qui découvraient qu'ils étaient Imazighen! Pour les militants, la question est réglée: paysans, incultes, illettrés, ils ne pouvaient pas savoir qui ils étaient vraiment puisqu'ils n'avaient pas la culture nécessaire pour connaître l'histoire de leur peuple... ayant appris cela, leur vie a-t-elle changé? On peut en douter. En même temps, quand nous nous obligeons à nous rappeler l'Holocauste, avec toute la douleur que cela représente, nous le faisons pour éviter que l'histoire ne se répète... Nous vivons dans un monde où l'information est un enjeu de pouvoir; la détenir ouvre toutes les portes; ne pas y avoir accès, c'est perdre sa liberté. On peut même ne pas l'avoir du tout dès le départ, en être privé, ce qui est finalement aujourd'hui le plus sûr moyen de domination d'un groupe sur un autre.

La stratégie des militants est donc cohérente: pour être partie prenante, agissante et non agie, dans une société de l'information, il faut maîtriser l'écrit (lecture et écriture). Dans le cas contraire, c'est la relégation dans les coulisses de l'histoire, la condamnation à subir passivement les changements globaux de la société. Mais cette stratégie fait en même temps des militants les porte-parole auto-désignés de l'ensemble des Berbères. 'Auto-désignés' car personne n'a voté pour eux: ils ont choisi de défendre une cause qu'ils ont eux-même définie.

Quoiqu'il en soit, on voit bien qu'en réalité la question de l'identité, et celle du nom, qui est censé refléter l'identité, est du domaine de l'arbitraire: on choisit un nom, parce qu'il sonne bien, mais surtout parce qu'il permet de se poser en s'opposant. Il faut donc répéter, une fois encore, ce lieu devenu commun que l'identité est une construction symbolique, qu'elle n'existe pas en soi, mais en référence à un groupe, dominant ou non, autre en tout cas, duquel on se distingue par différents moyens, dont le nom... (voir Becker, 1985 et aussi Augé, 1993). Maintenant, il faut bien voir que, tout comme le rire, le symbole est une affaire sérieuse. Arbitraire, la notion d'identité l'est sans aucun doute possible, mais on en a besoin pour vivre. Le mythe non plus n'est pas du domaine de la raison, mais il nous est indispensable. Tout groupe social a besoin pour exister d'une origine mythique, l'Italie de Mussolini comme les Berbères du Maghreb, la France de Pétain comme les Navajos, les Nazis comme les Aborigènes d'Australie.

Comme on le voit, il y a donc dans ce grand mouvement de construction (re-construction plutôt) identitaire de la "berbéritude" (comme on dit "négritude") une volonté de conjuration de l'histoire du vingtième siècle: l'introduction forcée de notre modernité française, celle de la modernité espagnole, variantes locales toutes deux du capitalisme, a profondément bouleversé le Maroc. L'intrusion des puissances européennes dans la vie politique et économique du Maroc est intervenue en fait bien avant, dès le dix-septième siècle (voir Geertz, 1992). Economique d'abord, les Français et les Espagnols cherchant à se procurer des biens de consommation, cette intrusion s'accentua avec la recherche de matériaux bruts pour l'industrie, au dix-neuvième siècle. Il fallait développer des infrastructures, ce qui favorisa la mise en place des bases d'une économie moderne. Puis les Français et les Espagnols cherchèrent à diriger le Maroc par le biais de "marionnettes" indigènes.

Jusque-là, le pouvoir au Maroc (le sultanat) reposait sur l'autorité religieuse du Sultan, qui était descendant du Prophète, et "commandeur des croyants". C'était l'aboutissement d'un long processus de plusieurs centaines d'années qui avait vu s'affronter deux conceptions de la sainteté, le "charisme héréditaire" - la sainteté héritée par descendance du prophète - et le "charisme personnel" - qui se juge à la capacité à réaliser des prodiges (Geertz, 1992). Les deux conceptions parvinrent à se fondre en une seule, à base généalogique - le "maraboutisme". La "sainteté" (terme impropre pour traduire le mot "baraka") finit par sortir du champ strictement religieux, pour gagner celui du politique. Ainsi, les Sultans, des hommes politiques et des membres du makhzen (gouvernement) pouvaient posséder la "baraka". Telle était la situation jusqu'au vingtième siècle...

Mais une élite de privilégiés fut créée de toutes pièces par les Français pour gouverner le Maroc, dont la constitution était faite sur des bases laïques (celles de la France). Pour le peuple marocain, cette élite n'avait aucune légitimité religieuse. Cela eut deux conséquences: cela entraîna une fracture nette entre dirigeants et dirigés, et, en même temps, les cadres d'une identité nationale étaient constitués. Se forme au Maroc un islam politique; ne se reconnaissant pas dans leurs dirigeants, les marocains deviennent "musulmans par opposition" (Geertz, 1992, p80). La colonisation a donc accéléré la création d'un islam nouveau, qui est l'aboutissement de plusieurs siècles d'histoire, qui voit, pour aller vite, le passage d'un islam populaire, marqué par le culte des saints, à un islam littéraire, marqué par un retour au Texte. Avant le protectorat, ces deux conceptions de l'islam s'affrontaient depuis des siècles.

Le mouvement Salafiste, qui naît à la fin du dix-neuvième siècle, représente cette tendance de retour aux Textes, dans le souci de fonder une religion débarrassée de ses scories superstitieuses. Il est à l'origine du mouvement nationaliste marocain qui est créé aux alentours de 1930. Celui-ci allie nationalisme et fondamentalisme (retour au Texte). L'éviction et le bannissement du Sultan Mohamed V, de 1953 à 1956, conjuguée avec la promulgation du Dahir Berbère, texte de loi qui faisait dépendre les Berbères non plus de la loi musulmane mais de leur propre régime juridique, dit "Al 'Urf", ont provoqué l'union de toutes les forces divergentes qui s'affrontaient jusque-là, et facilité l'accès du Maroc à l'indépendance. Comme le dit Geertz (1992, p94-95):

"On aurait pu croire difficile d'imaginer une politique capable de provoquer tout à la fois maraboutistes, scripturialistes, royalistes et nationalistes, les jetant dans les bras les uns des autres; pourtant les Français parvinrent à ce résultat avec le Dahir berbère."

Cette union contre le colonisateur se fit autour du personnage du Sultan, qui, en tant que "commandeur des croyants", devenait en quelque sorte l'emblème du Maroc, cristallisant autour de sa personne tout ce que les marocains, de quelque bord qu'ils soient, souhaitaient défendre de leur identité. Il devint un véritable héros populaire. On aboutit à l'indépendance en 1956.

L'alliance du nationalisme politique et du fondamentalisme religieux, qui avait été la caractéristique du nationalisme marocain jusqu'en 1956, ne résista pas à l'indépendance. Les fondamentalistes furent évincés des partis nationalistes et de la vie politique. Le nationalisme marocain devient alors essentiellement politique. Mais le Maroc n'était pas sorti de son dilemme entre l'islam populaire et l'islam fondamentaliste, entre son passé maraboutique et les nécessités de l'adaptation à la vie économique moderne. Toujours selon Geertz (1992, p95-97), cette tension entre deux pôles, l'un populaire et passéiste et l'autre, élitiste et moderniste, ne disparaîtra jamais.

Pour en revenir à la situation actuelle, tout se passe comme si les militants berbéristes voulaient revenir dans le temps, avant l'invasion, et reconstruire à partir de là. C'est bien sûr impossible. Mais il y a là-dedans une volonté à laquelle on ne peut rester insensible: celle d'une réconciliation avec le passé. Je pense pouvoir dire que cette réconciliation a déjà réussi, et que la société marocaine est à même de tirer son épingle dans le jeu de la mondialisation. Les traumatismes des protectorats français et espagnol sont certes toujours là et demandent à être guéris. Mais quand on voit les problèmes auxquels l'Algérie voisine est confrontée (sans parler de ceux de l'Afrique noire), qui a encore plus souffert de l'introduction du capitalisme par sa variante française - le développement du fondamentalisme musulman et de son expression la plus violente, le terrorisme, l'ont clairement dévoilé - on peut se dire que le Maroc est en bonne voie. La constitution du Maroc le montre bien, qui fait du système politique marocain un modèle de souplesse. C'est en effet une monarchie constitutionnelle multipartite (Mouhtadi, 1999).

Pour répondre maintenant - ou tout au moins tenter d'apporter une réponse - à la question de savoir si les Berbères (ou les Imazighen) constituent ou non un groupe discriminé, je me permettrai de faire remarquer que les Juifs, durant la seconde guerre mondiale, ou les Noirs d'Amérique, ont été des êtres humains - sinon des groupes - discriminés, sans aucun doute possible. Je dis cela parce qu'une ethnie existe au sein d'un territoire donné, du moins la plupart du temps (le cas des nomades étant une exception forte). La dispersion géographique est souvent un facteur désagrégeant, du moins dans l'ancien monde, le monde non mondialisé. Pour que se forme une conscience collective au sein d'un groupe qui s'est dispersé, dissous, il faut que quelque chose fasse prendre conscience aux individus de leur origine commune. Il est certain que la discrimination "raciale" a joué un rôle déterminant dans ce qu'on appelle la "prise de conscience" de leur identité: mieux, elle a été constituante d'une identité qui avant cela n'existait pas?! même si ne pas dire ne signifie pas absence, du moins au niveau d'une conscience collective...

On le voit: il existe un point commun entre les cas que je viens de citer, inscrits dans une situation historique qui crée les conditions de l'émergence d'un groupe social; il est certain qu'à côté des ces exemples tragiques - il y en a malheureusement beaucoup d'autres - le cas des Berbères du Maroc revêt un caractère moins dramatique. Il reflète toutefois une réalité bien significative de notre monde contemporain, qui est la montée du communautarisme, que l'on peut analyser comme une réaction collective à l'uniformisation des modes de vie que réclame la mondialisation de l'économie (baisse du pouvoir des Etats, montée de celui des multinationales, disparition du "welfare state" [Etat-providence], toute-puissance de l'économie marchande). Il y a sans doute toujours eu, depuis que les hommes existent, des créations d'identités à partir des cendres des anciennes, mais la situation contemporaine présente ceci d'original qu'elle est mondiale. Elle l'a peut-être toujours été, mais les conditions d'une conscience mondiale n'étaient pas réunies. Aujourd'hui, avec la mondialisation, elles le sont. Et nous pouvons tous assister tous les jours devant nos écrans de télévision aux conséquences, directes ou non, de la propagation de l'économie capitaliste à l'ensemble du monde. C'est la colonisation, au sens large, qui a été l'agent propagateur du pouvoir capitaliste à l'ensemble du monde, comme si cela avait fait partie d'un plan: d'abord, la conquête des Amériques et l'extermination des populations autochtones, ensuite l'esclavage des noirs et la colonisation de l'Afrique, partout dans le monde une gigantesque entreprise de déculturation des populations locales et d'endoctrinement par les missionnaires chrétiens, l'exploitation sans vergogne par les multinationales d'une main-d'oeuvre à bas prix, et maintenant que le terrain est préparé, voilà de gigantesques marchés qui s'ouvrent à un capitalisme qui a commencé à s'essouffler en "Occident" - il faudrait trouver un autre terme tant celui-ci est chargé d'anciennes conceptions. On trouvera chez James Clifford (1996, p268-271), une très intéressante réflexion sur cette invention du concept d'Occident, et qui a besoin de nouveaux consommateurs pour trouver son second souffle (voir Nahavandi, 2000, p9-28).

Certains, comme Francis Fukuyama (1992), veulent voir dans la mondialisation la fin de l'histoire prévue par Hegel, avec l'avènement de la démocratie libérale comme le régime politique qui est, non pas le meilleur, mais le moins mauvais, permettant l'établissement sur des bases rationnelles de l'égalité et de la liberté, et avec elles l'avènement de l'homme libre par excellence, le citoyen (Fukuyama, 1992). Ces conditions sont peut-être réalisées, disons dans les pays du G8 (et encore, rien ne permet de le dire) mais on en est loin pour le reste du monde. On apporterait la démocratie à tous les peuples du monde, comme jadis les missionnaires chrétiens ont été chargés de répandre la civilisation chez les sauvages.

"...sans tirer les leçons possibles de l'échec du processus de développement, avec la toute puissance de l'idée de globalisation, fonctionnant comme une croyance, la nécessité de poursuivre et même d'aller au-delà des voies suivies jusqu'ici est encouragée: primauté de la croissance économique, encouragement d'une consommation à l'occidentale et, de plus en plus, le désengagement de l'État." (Nahavandi, 2000, p17).

Le problème, si tant est que la démocratie soit ce système politique-là, c'est qu'elle n'est souvent qu'une façade. Elle ne sert qu'à une chose: faciliter la constitution d'une économie de type libéral. Fukuyama le dit lui-même, démocratie et économie libérale sont indissociables; elles sont même aujourd'hui quasi-synonymes (c'est en tout le cas le point de vue qu'il défend dans son livre).

L'économie mondiale a désormais atteint un degré d'autonomie tel qu'elle dicte ses lois aux gouvernements et fixe elle-même les règles du jeu...

"Selon les principes sous-jacents à la globalisation, la nouvelle réorganisation de la production devrait entraîner un développement tous azimuts y compris du tiers-monde et en conséquence faire de la grande majorité de la population du monde des consommateurs de biens et de services procurés par les multinationales. Ce n'est pas l'homo islamicus ni l'homo sovieticus mais l'image de l'homo occidentalis, consommateur de valeurs et de culture occidentale qui est l'objectif." (Nahavandi, 2000, p20).

Et il ne s'agit pas seulement de problèmes économiques ou sociaux, mais aussi d'écologie: la planète ne pourrait pas supporter une consommation à l'occidentale, de plus de cinq ou six milliards de personnes (Nahavandi, 2000, p20).

Ce qui s'affronte en fait, ce sont deux modèles: l'un, le modèle libéral, au sein duquel c'est l'économie qui constitue le moteur du changement social, l'autre, que l'on pourrait nommer "le modèle religieux", dans lequel ce sont les valeurs qui sont au centre (voir par exemple Dumont, 1983). On a coutume de rejeter aujourd'hui cette idée d'un choc des civilisations, mais c'est bien pourtant ce qui est en jeu: les démocraties - les systèmes sociaux à économie libérale - ont basé leur modèle sur cette idée que le but de l'existence est le confort matériel et que tous peuvent y avoir accès par le travail. Les sociétés "religieuses", non laïques, ont mis la religion au centre même de la société, avec cette idée que le but de l'existence c'est d'être en accord avec les principes de la Morale (définie par la religion).

Depuis les années 1970, et Mai 68 en est l'expression la plus emblématique - ou le prémisse si l'on veut -, on assiste au sein de nos démocraties à une quête du sens qui s'exprime par le rejet du fondement matérialiste de la société capitaliste, par une ouverture vers les spiritualités autres, par un retour à la nature. Mouvement de fond, le "mouvement de mai" s'est éparpillé dans de multiples voies; il y a eu beaucoup d'espoirs en un changement de notre monde, puis le mouvement est retombé. On aurait pu croire à un échec, mais ce n'était en fait qu'un début, et aujourd'hui, on voit la continuation de ce qui n'était alors qu'en germes.

Depuis maintenant plusieurs années, de plus en plus en plus de voix s'élèvent pour dénoncer les ravages de l'économie libérale, à l'intérieur même de nos douillettes démocraties: d'anti-mondialistes, elles sont maintenant devenues alter-mondialistes - dont Naomi Klein est devenu une des figures emblématiques.

Ce sont ces réponses-là, plus positives, tout comme celle des militants de la cause berbère, qui montrent qu'il est possible de résister: en proposant des alternatives à l'uniformisation des modes de vie, à l'asservissement du monde par une minorité.

Il ne s'agit donc pas de voir dans ce qu'on pourrait appeler "le nationalisme berbère" la lutte d'un peuple pour la préservation de son identité, mais bien plutôt un processus de création d'une identité berbère moderne à partir d'une situation de crise, dont les origines sont beaucoup moins locales qu'on pourrait le croire de premier abord. En effet, c'est le même processus que l'on voit à l'oeuvre aujourd'hui partout dans le monde, en réaction à la marchandisation du monde. C'est donc en même temps une formidable bouffée d'air frais qui vient - aussi - du Maroc.

Tim Hoogeboom

Références bibliographiques:

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Augé Marc, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris 1993.

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Clastres Pierre, La société contre l'État: recherches d'anthropologie politique, Editions de Minuit, Paris, 1974.

Clifford James, Malaise dans la culture, l'ethnographie, la littérature et l'art au XXe siècle, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, Collection Espaces de l'Art, 1996.

Dumont Louis, Essais sur l'individualisme, une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Seuil, 1983.

El Maliki Abderrahman, "L'exode rural au Maroc (étude sociologique de l'exode du Tafilalet vers la ville de Fès)", dans La ville maghrébine, revue de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Dhar El Mahraz, Fès, numéro spécial, 9, 1994.

Fukuyama Francis, La fin de l'histoire et le dernier homme, Champs Flammarion, 1992.

Geertz Clifford, Observer l'islam: changements religieux au Maroc et en Indonésie, Editions La Découverte, 1992.

Hobsbawm Eric B., "Qu'est-ce qu'un conflit ethnique?", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 100, 1993, p. 51-64

Hoogeboom Tim, Des Pyrénées-Orientales au Moyen Atlas marocain, dérive à l'autre, mémoire de DEA de sociologie/anthropologie, soutenu en septembre 2003 à l'Université de Perpignan.

Nahavandi Firouzeh, Développement et globalisation, article paru dans l'ouvrage collectif Globalisation et néolibéralisme dans le tiers-monde, L'Harmattan, bibliothèque du développement, 2000.

Nisbet Robert A., La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984.

Mouhtadi Najib, Pouvoir et religion au Maroc: essai d'histoire politique de la zaouïa, EDDIF, Casablanca, 1999.


Notice:
Hoogeboom, Tim. "Les Berbères à l'épreuve de la mondialisation: le cas du Maroc", Esprit critique, Hiver 2004, Vol.06, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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