Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2004 - Vol.06, No.02
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De l'universalisme au relativisme des droits de l'homme: quelle voie pour la construction de référentiels sociaux normatifs?


Philippe Robert-Demontrond

Professeur des Universités à l'IGR, IAE de l'Université de Rennes 1, directeur de l'IREIMAR, FR CNRS 07, directeur de l'équipe de recherche en marketing du CREREG, UMR CNRS 6585, responsable du DESS Marketing de l'Université de Rennes 1. Spécialités disciplinaires: marketing stratégique, comportement du consommateur. Domaines de recherche: développement soutenable et responsabilité sociale des entreprises, comportement du consommateur, marketing sensoriel. Philippe.Robert@univ-rennes1.fr.

Anne Joyeau

Maître de conférences à l'IGR, IAE de l'Université de Rennes 1, membre du CREREG, UMR CNRS 6585. Spécialité disciplinaire: gestion des ressources humaines. Domaines de recherche: développement soutenable et responsabilité sociale des entreprises, normes sociales, commerce éthique. Anne.Joyeau@univ-rennes1.fr.


Résumé

En réponse à une nouvelle demande de défense des droits sociaux et dans le but de légitimer leur responsabilité "sociale", les entreprises inventent, développent et mettent en place divers instruments tels que les chartes sociales, les codes de conduite ou les labels sociaux, et ce, de manière volontaire. Toutefois, parce que la diversité et l'hétérogénéité de ce type de pratiques posent un certain nombre de problèmes, notamment quant à leur applicabilité et à leur opérationnalité, la tendance actuelle est à l'universalisation des outils utilisés par les entreprises et ce, à travers la construction d'une norme sociale standard, de portée mondiale, prenant comme référentiel de base la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 (DUDH). Après avoir exposé les enjeux et l'aspect nécessaire liés à la création d'une telle norme "standard", l'objet de cet article est de discuter la pertinence de l'universalisme, induit par un tel instrument, en matière de Droits de l'Homme.

Mots-clés: mondialisation, développement durable, responsabilité sociale, normes sociales, droits de l'Homme.


Abstract

From the universalism to the relativism of the human rights: which way for the construction of normative social systems of reference

In response to a new request for defense of the social rights and with an aim of legitimating their "social" responsibility, the companies invent, develop and install various instruments such as the social charters, the codes of conduct or the social labels, and this, in a voluntary way. However, because the diversity and the heterogeneity of this type of practices pose a certain number of problems, in particular concerning their applicability and their operationnality, the current tendency is the universalization of the tools used by the companies and this, through the construction of a standard social norm, of world range, whose basic reference frame is the universal Declaration of the Human rights of 1948. After having exposed the stakes and the necessary aspect related to the creation of such a "standard" norm, the object of this article is to discuss the relevance of the universalism, induced by such an instrument, as regards Human Rights.

Key words: globalisation, sustainable development, social responsibility, social norms, Human rights.


Introduction

Les effets environnementaux et sociaux des systèmes de production sont de plus en plus souvent et violemment annoncés et dénoncés comme négatifs. Cela même fondant le déploiement, depuis quelques années, d'un vaste mouvement sociopolitique, mondial, qui milite pour l'adoption d'une logique de développement économique d'un nouveau genre: durable ou soutenable. Avec en réplique, au plan managérial, l'avènement du concept de responsabilité sociale des entreprises. Celles-ci, confrontées aux "risques" d'une réglementation plus sévère de leur activité et, en termes moins hypothétiques, aux attentes (plus ou moins) pressantes des marchés - des investisseurs et des consommateurs - ainsi qu'à l'activisme d'organisations non gouvernementales affectant leur réputation, s'efforcent de légitimer leurs actions en adoptant, en complément de la contrainte de profitabilité, de nouveaux critères de décision: écologiques et éthiques. Ces derniers critères s'étayent de standards qui, de plus en plus, prennent pour référentiel la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 (DUDH). Ce qui ne lasse pas de poser problème...

Il s'agit ici d'en dessiner quelques contours. Après avoir exposé les enjeux et le caractère nécessaire liés à la création d'une telle norme "standard" (1), l'objet de cet article est de discuter la pertinence de l'universalisme induit par un tel instrument en matière des droits de l'Homme, invitant dans un premier temps à penser ces derniers de manière relativiste (2), puis, dans un second temps, conduisant à s'orienter vers un mode de construction dialogique des référentiels normatifs (3).

1. Tendance vers une universalisation des droits de l'Homme

1.1. La diversité des pratiques d'entreprises en matière de responsabilité sociale

C'est en réponse à une nouvelle demande de défense des droits sociaux et dans le but de légitimer leur responsabilité "sociale" que les entreprises inventent, développent et mettent en place divers instruments dans le domaine des normes de travail.

Trois formes d'initiatives peuvent être distinguées:

  • les actions volontaires d'entreprises, aboutissant à la construction de chartes sociales ou de codes de conduite internes ou propres à un secteur d'activité donné et inventoriant des référentiels sociaux;
  • les actions menées par des organismes non-marchands pour la sensibilisation des consommateurs aux enjeux du commerce éthique, aboutissant à la création de labels sociaux apposés sur un produit;
  • les actions d'organismes indépendants visant à certifier les entreprises qui respectent des normes sociales dites "standards" - de type SA 8000 - qui seront présentées dans le point suivant.

Texte réunissant les engagements qu'une entreprise s'oblige à respecter en matière de conditions sociales de production, un code de conduite définit les limites dans lesquelles une entreprise considère devoir assumer sa responsabilité en matière sociale. De plus en plus d'entreprises présentes dans le commerce international, transnationales notamment, tendent à s'imposer volontairement de telles restrictions -ainsi par exemple Nike, Gap ou encore Levi's- souvent sous la pression d'ONG très actives et par voie de suite, des consommateurs.

Les labels sociaux sont quant à eux conçus par des organismes indépendants, offrant la garantie que les produits les arborant ont été fabriqués en respectant les normes de travail retenues par l'organisme en question. Dans son Livre vert visant à "promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises", publié en 2001, la Commission des communautés européennes définit le label social comme des "mots ou symboles apposés sur un produit dont le but est d'influer sur la décision d'achat des consommateurs en apportant une garantie sur l'impact social et éthique d'un processus commercial sur les autres parties prenantes concernées". A cet effet, le label social doit présenter deux qualités fondamentales: i) la fiabilité, afin de permettre aux consommateurs de faire aisément la différence entre les produits respectant les critères sociaux et ceux qui supposés ne pas les respecter; et ii) l'efficacité, ce qui implique d'être immédiatement reconnaissable à l'intérieur des points de vente.

1.2. Des limites considérables liées à l'hétérogénéité des pratiques d'entreprises

La diversité et l'hétérogénéité de ce type de pratiques posent un certain nombre de problèmes, notamment quant à leur applicabilité et à leur opérationnalité.

Tout d'abord, les codes de conduite sont unilatéralement produits par les entreprises, et sont fondés sur leur volontariat. Volontariat qui, lui-même, relève significativement plus du calcul stratégique, d'une logique économique de rapports coûts-bénéfices - que d'un raisonnement déontologique kantien. En conséquence, peu des codes écrits reprennent dans leurs engagements publics les droits sociaux fondamentaux reconnus par l'OIT; la plupart ne retiennent souvent guère que les principaux thèmes auxquels le public est sensible: travail des enfants, discrimination raciale, sexuelle, etc.

Ensuite, les labels sociaux sont souvent appréhendés par les firmes comme des instruments de différenciation de l'offre commerciale permettant de construire un positionnement attractif, également valorisant en terme de communication institutionnelle, et autorisant une montée en gamme, en termes de prix. De là l'engouement des entreprises transnationales pour une telle forme de commerce dit "éthique". Ce qui pose alors problème en ce que les possibilités de certification (très coûteuses) et de communication sur la certification ne sont pas également réparties entre toutes les entreprises: les PME risquent de subir une forte distorsion de concurrence.

Enfin, le risque est élevé d'un "Babel des labels", tel donc que les industriels se voient confrontés à des acheteurs venant à eux avec des exigences par trop diverses. De là donc la nécessité d'une consolidation du marché - l'intérêt notamment des codes sectoriels, auxquels les entreprises peuvent adhérer.

En outre, si l'octroi d'un label social implique que l'ensemble de la chaîne de production remplisse les critères exigés, ce qui s'avère être le plus souvent le cas, l'idée que chaque entreprise ayant participé au processus de production soit certifiée pour que le produit final obtienne un label garantissant le respect des normes sociales est d'applicabilité très limitée, les contraintes imposées aux fournisseurs et sous-traitants étant, de fait, hétérogènes.

Ainsi, pour l'ensemble de ces raisons, la tendance actuelle est à l'universalisation des outils utilisés par les entreprises et ce, à travers la construction d'une norme sociale standard, de portée mondiale, prenant comme référentiel de base la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 (DUDH).

1.3. La création d'un référentiel normatif standard et universel

Sur le modèle des normes ISO 9000 et ISO 14000 respectivement destinées à contrôler la qualité des produits et les pratiques environnementales, des organismes de certification sociale ont vu le jour, visant à contrôler la responsabilité sociale d'une entreprise (et de ses fournisseurs, sous-traitants éventuels) dans ses pratiques commerciales. Permettant de réduire la diversité de codes de conduite, l'adoption de telles normes éditées par des tiers vise à définir des standards universels en matière de gestion des ressources humaines et ce, en se fondant explicitement sur les conventions signées par l'Organisation internationale du travail (OIT) et la Déclaration universelle des droits de l'Homme.

Ainsi le SAI (Social Accountability International), anciennement CEPAA (Council on Economic Priorities Accreditation Agency) qui a mis en place, en octobre 1997, la norme sociale standard internationale SA 8000, ainsi que le système d'accréditation qui l'accompagne. Exclusivement basée sur les résolutions de l'OIT, la norme SA 8000 fait l'objet d'un processus régulier de réévaluation: c'est aujourd'hui la norme SA 8000 version 2001 qui sert de référence. Une cinquantaine d'entreprises au monde sont actuellement certifiées SA 8000, et parmi elles Honda, Avon, Reebok ou encore Toys R Us. Ainsi encore le code ESC 2000 élaboré au Japon ou la norme AccountAbility 1000 ou AA1000, standard d'accréditation développé par un organisme basé à Londres. Encore plus récemment, le Global Compact a vu le jour: proposée en 1999 par Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, l'idée de constituer ce pacte mondial s'est concrétisée grâce à l'appui de la Chambre internationale de commerce (CIC). Ce "pacte mondial" repose sur l'idée de faire émerger des valeurs communes et fondamentales, puis de les imposer par la force de l'exemple et de la discussion sur la base d'un partenariat entre les Nations unies et le système privé - les entreprises.

Malgré les enjeux qui entourent la construction de telles normes sociales à l'échelle mondiale, malgré la nécessité d'uniformiser des pratiques d'entreprises dont la diversité actuelle nuit à leur opérationnalité, la portée universelle de ces référentiels standards, induisant un universalisme des droits de l'Homme, pose un certain nombre de problèmes d'ordre conceptuel.

2. Non pas universalité mais pluralité des référentiels axiologiques

La mondialisation n'a en effet jusqu'à présent aucunement correspondu à une uniformisation des comportements et des mentalités. De façon plus nuancée, elle s'est traduite à la fois par la progression de certaines tendances à l'homogénéisation et par un mouvement inverse de résistance - sous la forme d'une résurgence des particularismes culturels et des revendications identitaires. Avec, notamment, l'émergence de contestations en matière de droits de l'homme.

L'examen des référentiels axiologiques s'inscrit ici dans le prolongement des travaux d'Alliot (1983), selon qui, "s'il y a un trait commun entre toutes les sociétés, c'est bien que chacune construit son propre univers mental, porteur de modèles fondamentaux et dispensateur de sens, que révèlent à la fois la vision du monde visible et invisible de chacun de ses membres (...) Qui veut comprendre la forme et les institutions juridiques d'une société a donc intérêt à les rapporter non aux institutions de sa propre société - le rapprochement serait superficiel - mais à l'univers de celle dans laquelle il les observe". Dans cette perspective, il s'agit en ce qui suit à présent d'analyser deux des principales formes civilisationnelles, en examinant respectivement: i) leurs archétypes; ii) l'incidence de ces archétypes sur leurs conceptions du droit; iii) l'incidence de ces archétypes sur leurs conceptions des droits de l'homme.

Les deux formes civilisationnelles retenues ici sont celles respectivement assises sur l'hindouisme et l'animisme, sans qu'il soit question d'opposition entre elles. Ce choix résulte essentiellement, pour la première, de ce qu'elle coïncide avec une puissance géopolitique de première importance, tant en termes démographiques qu'économiques, avec qui plus est une dynamique assurant de considérables perspectives de croissance et un élargissement continu, sur le siècle, du potentiel d'influence. Pour la seconde forme civilisationnelle, le choix résulte de ce qu'elle correspond à un système culturel actuellement partagé par des centaines de millions d'hommes, que l'on ne peut oublier sous prétexte de leur pauvreté - du caractère marginal de leur contribution à l'économie mondiale...

2.1. Les droits de l'homme au regard de l'hindouisme

2.1.1. L'hindouisme est tout entièrement fondé sur le concept, issu de la tradition védique, de dharma - terme polysémique renvoyant, par sa structure étymologique même, à un principe de cohésion cosmique, comme "ce qui soutient". Le dharma est, fondamentalement, ce qui préserve du chaos, ce qui tient, ce qui maintient le monde, et le dharma lui-même se maintient par des rites. De là donc son acception, également, comme l'ensemble des valeurs éthiques. Et de là le fait que l'hindouisme définit un cadre civilisationnel qui, par essence, "n'a rien à faire de la mise en évidence du "droit" d'un individu contre un autre ou de l'individu vis-à-vis de la société, mais se préoccupe plutôt d'établir le caractère dharmique (juste, vrai, consistant,...) ou adharmique d'une chose ou d'une action" (Panikkar, 1984). Quant à l'action, justement, l'homme n'est pas conçu, dans l'hindouisme, comme un être de besoins et de désirs à assouvir, mais comme un être ayant pour obligation de se libérer de ses besoins, d'éteindre ses désirs. L'idéal de l'existence n'est alors pas d'apprendre à accumuler des richesses, mais à savoir s'en départir - d'où l'accent donné dans toute la formation hindoue à l'aparigraha: la non-possession (Vachon, 2000), Ainsi donc, si le respect des devoirs du dharma, la poursuite des profits matériels (artha) et du plaisir sensuel, l'accomplissement du désir (kama), sont les buts premiers (purushârtha) de l'homme, selon la tradition védique, la quête de la délivrance (moksha) leur est supérieure, car elle nie leurs finalités mondaines.

2.1.2. Droit et dharma présupposent des philosophies, reposent sur des conceptions du monde et de la place de l'homme dans le monde dont les différences sont significatives, et ne sont pas superficielles (Alam, 1999). L'homme lui-même n'est jamais, dans la perspective de l'hindouisme, "qu'un noeud formant partie intrinsèque du réseau de relations qui constitue l'étoffe du réel" (Panikkar, 1984). Chaque existence est un réseau de relations - "dans la réciprocité, la mutualité, la communauté" (Kumar, 2000). Relations qui inscrivent constamment l'individu en situation de débiteur, devant gratitude: i) aux sages (rishi-rina), ii) aux ancêtres (pitry-rina), iii) aux divinités et forces de la nature (diva-rina) - ainsi est constitué le sva-dharma, c'est-à-dire, le dharma propre à la situation humaine (Vachon, 2000). Plus encore, dans le prolongement immédiat de la religion védique, la continuité et la prospérité du monde sont figurées dans l'hindouisme reposer sur un processus sacrificiel - dont la principale victime est l'homme. Le mythe du sacrifice de l'homme cosmique (Purusha), définissant la société comme un tout organique, est ainsi essentiel qui: énonce les principes d'une division sociale du travail; insiste sur l'aspect profondément relationnel de l'existence; et prononce la primauté de l'essence sur existence. Le dharma apparaît en conséquence comme un système de "devoirs" - n'ayant cependant rien d'une obligation exogène, et ne requérant aucunement quelque espèce de pression ou de coercition, parce que s'agissant, fondamentalement, de l'ordre naturel des choses (Vachon, 2000).

2.1.3. En conséquence de cet archétype culturel, vient l'insistance sur:

  • l'idée que "les droits de l'homme ne sont pas seulement des droits de l'homme individuels";
  • l'idée que "les droits de l'homme ne sont pas des droits de l'homme seulement" - les créatures animées comme celles supposées inanimées étant aussi impliquées dans le dharma;
  • l'idée que "les droits de l'homme ne sont pas seulement des droits" - mais sont aussi des devoirs, ces deux aspects étant interdépendants. C'est l'harmonie du cosmos qui prime (Panikkar, 1984). Idée qui, il convient ici de le souligner, conjoint d'emblée les problématiques, différenciées dans la pensée occidentale, de la soutenabilité écologique, ou environnementale, et de la soutenabilité éthique, ou sociale, des systèmes de production. Finalement, la notion même d'ordre et de "mise en ordre" apparaît comme un archétype et un mythe essentiellement occidental, liée aux notions d'unité, d'intelligibilité, de logique, de synthèse, et basée sur le principe de non-contradiction. L'hindou ne cherche pas, traditionnellement, "une synthèse des opposés mais se contente de garder chacun tel qu'il est. (...) Les éléments conflictuels sont résolus dans une suspension plutôt que dans une solution. La satisfaction du mythe hindou consiste à savourer pleinement les deux extrêmes plutôt que de chercher une synthèse" (Sudhir Kakar, 1985).

2.2. Les droits de l'homme au regard de l'animisme

2.2.1. Dans la perspective de la pensée animiste, dominante en Afrique, l'univers est doué d'un principe vital, l'anima, régulé par le mouvement, la circulation continue d'énergies, qui cherchent à se compléter mutuellement, harmonieusement. Et ce, en termes d'auto-organisation: il n'y a pas, dans les cosmogonies des sociétés animistes, de Dieu créateur qui soit extérieur à sa création. Le monde émerge progressivement du chaos qui, indistinct, contenait déjà tout l'avenir en puissance. Le monde se crée et se maintient à chaque moment et l'homme y joue un rôle primordial, pour aider à préserver l'harmonie de l'univers. Dans cette vision du monde, ce n'est pas un ordre imposé, extérieur et uniforme qui est à l'origine de l'unité de la société, mais au contraire l'affirmation de groupes divers, fondamentalement complémentaires et solidaires. La cohérence de la société, son unité, ne passe pas par l'uniformité, au contraire. La différence est conçue comme le fondement de l'unité, les législations uniformisantes, comme les législations occidentales, sont perçues comme destructrices de l'unité. De plus ce rejet de lois supérieures immuables auxquels ils pourraient se soumettre, rend les hommes responsables eux-mêmes de leur propre futur et mène à une valorisation de la conciliation et d'un esprit unanimiste (Alliot, 1983). La coutume aussi reflète cet idéal sociétal, car loin d'être un recueil de normes intangibles, comme on l'a longtemps conçue, elle correspond bien plutôt à une manière ancestrale de faire, interpellée pour trouver des solutions à des situations particulières (Le Roy, 1995). Elle est donc moins norme ou procédure que processus, et est conforme à l'idéal du règlement des conflits en interne, plutôt que par le recours à une instance extérieure.

2.2.2. Ce cadre conceptuel exerce une considérable influence sur le droit et la pensée du politique, avec d'une part des économies plus axées sur la redistribution (prévalence de l'espace public) que sur l'acquisition (prévalence de l'espace privé); et d'autre part des politiques s'enracinant plus dans le consensus, dans la palabre (prévalence de l'espace public), que dans l'opposition conflictuelle des idées (prévalence de l'espace privé). De même que dans l'hindouisme, l'essence l'emporte sur l'existence - de sorte encore que, contrairement à l'Occident où l'individu conserve, sa vie durant, un statut juridique identique, des droits invariables, et où tout individu se voit reconnu des droits identiques, le statut individuel, le régime de droits individuels, est déterminé par les fonctions exercées (Alliot, 1989).

2.2.3. Cet archétype culturel a évidemment de très fortes incidences sur l'acception des droits de l'homme, qui se traduisent pas une insistance toute particulière sur:

  • une notion de devoirs, liés à l'appartenance individuelle à un groupe social;
  • une définition de la dignité individuelle par le statut social, à assumer, par le rôle social, à accomplir;
  • une conception de la revendication de droits individuels telle que dévalorisant la dignité liée à l'appartenance sociale;
  • une conception de la primauté du groupe social telle qu'inclinant à accorder la priorité à la préservation du tissu social, et à une obligation de solidarité à l'égard du groupe social (Mbaye, 1992).

Ainsi la Charte de Banjul, adoptée par l'Organisation de l'unité africaine en 1981, reprend les principes de la DUDH pour ce qui est des libertés fondamentales, reconnues sans aucune dérogation, et pour ce qui est des droits économiques, sociaux et culturels, mais pose également des principes originaux: i) en donnant une place importante au droit des peuples, inscrivant ce principe, nouveau, dans l'intitulé même de la Charte; ii) en équilibrant les droits de l'homme par des devoirs, par une valorisation du concept de personne (dont la dimension sociale est essentielle) face au concept d'individu; et iii) en insistant sur l'obligation de veiller "à la préservation et au renforcement des valeurs culturelles africaines positives, dans un esprit de tolérance, de dialogue et de concertation et d'une façon générale de contribuer à la promotion de la santé morale de la société" (art. 29), affirmant ainsi l'existence d'un devoir à la différence, tant que celle-ci est positive - et non pas uniquement d'un droit à la différence. Le fait que soit également préconisé de résoudre les litiges par la conciliation est typique de l'archétype culturel animiste.

3. Nécessité d'une construction dialogique des référentiels normatifs

S'il apparaît indispensable de tenir compte de la pluralité des référentiels axiologiques, il convient aussi de souligner que poussé à l'extrême, le relativisme présente un risque élevé de déstabilisation du système de régulation international de l'activité économique.

Destinée à régler définitivement la question, la position officielle de l'ONU, transcrite en 2001 par la Déclaration de Vienne - qui affirme en son premier paragraphe que le caractère universel des droits de l'homme est "incontestable" -, masque très abusivement la réalité du problème. Il paraît nécessaire, au contraire de l'adoption d'une telle position de principe, factuellement contredite, de prendre acte de ce que les référentiels axiologiques (et cosmologiques, ontologiques) ne sont pas unanimement partagés, et de ce que cela n'est pas sans incidence quant à la façon dont est pensable la soutenabilité du développement économique. Il est nécessaire, dès alors, de penser une construction dialogique des référentiels normatifs.

3.1. Premier cas pratique: le travail des enfants

Par construction dialogique des référentiels normatifs, on entend un mode d'élaboration n'obéissant pas à une "mono-logique" de l'émetteur des normes, mais à une production partagée, avec une extension de la participation à tous les acteurs, selon leurs valeurs. Ceci, afin de glisser d'une conception essentialiste des valeurs, d'un raisonnement en terme de transcendance, vers une conception existentialiste, un raisonnement en terme d'émergence.

Pour illustrer la complexité du problème à penser, un premier cas pratique est abordé: celui du drame que constitue le travail des enfants - drame absolu, "mal le plus hideux et le plus insupportable au coeur des hommes", selon l'expression d'Albert Thomas, premier directeur du BIT, en 1919.

3.1.1. Le cadre axiologique et juridique international

Pour la prévention de ce mal, sa condamnation par les instances internationales, il fallut cependant attendre longtemps. Essentiellement jusqu'à la rédaction de la convention no182 de l'OIT, en juin 1999, convention qui, interdisant les pires formes de travail des enfants - dont notamment l'esclavage, le travail forcé, la servitude pour dette et le servage -, intéresse actuellement de nombreux initiateurs de codes de conduite, envisageant sa prise en compte afin de réduire le champ de la convention no138, qui ne concerne que l'âge minimum au travail. En conséquence de ce nouveau cadre de référence, il est à présent instamment demandé aux sociétés, nationales et internationales ou transnationales, d'adopter des codes de conduite garantissant que ni elles, ni leurs sous-traitants, n'emploieront d'enfants dans des conditions susceptibles de violer leurs droits fondamentaux. En d'autres termes, les entreprises sont contraintes à l'élaboration de politiques d'achats prenant en considération les intérêts supérieurs de l'enfant et comportant, très explicitement, des mesures de protection de ces intérêts.

3.1.2. Le cadre économique et social régional

Ce qui d'emblée paraît fort bien. Le phénomène que vise cette convention n'est de fait aucunement marginal. C'est ainsi qu'en Inde, des millions d'enfants sont actuellement en situation de servitude pour paiement des dettes familiales - quoique ce système d'usure soit normalement interdit. Des millions d'enfants sont soumis, dans des ateliers de confection, à un travail forcé, dans des conditions d'une dureté extrême: un labeur de très grande pénibilité, jusqu'à vingt heures par jour, avec parfois même l'enchaînement aux métiers à tisser, pendant la nuit, passée donc sur place, afin de prévenir toute possibilité de fuite. Des enfants de trois ans, selon l'UNICEF (United nations children's fund), sont contraints au travail dans des usines de production d'allumettes... Cette main d'oeuvre est de fait d'autant plus attractive qu'elle peut être soumise avec docilité à des conditions de travail et de rémunération du travail "indécentes", pour reprendre l'expression de l'actuel président du BIT (Somavia, 2001). Et plus encore que le sous-continent indien, le continent africain est affecté par ce phénomène, avec, selon les estimations des ONG, plus de 40% d'enfants économiquement actifs, actuellement - proportion la plus élevée au niveau mondial - engagés dans les travaux des champs et les travaux domestiques, les corvées d'eau. La scolarisation, finalement, est très largement dévalorisée au profit de la mise en apprentissage précoce auprès d'artisans.

3.1.3. Les risques liés à l'application des conventions

Paradoxalement, au sens étymologique du terme, de nombreux syndicats défendent actuellement le droit au travail pour les enfants - ne revendiquant pour l'instant qu'un aménagement de ce droit (Bonnet, 1998). Les risques sont effectivement conséquents de réactions excessives des employeurs, déstabilisés par la pression résultant de la volonté d'une application des normes sociales, et déstabilisant brutalement par leur comportement tout l'actuel système socio-économique, provoquant en conséquence une nouvelle aggravation de la situation des enfants - avec, notamment, des risques élevés de prostitution pour les filles expulsées du marché du travail. Ce qui s'est typiquement produit en 1993, lorsque de nombreuses usines textiles du Bangladesh, anticipant le risque d'une brutale chute de leurs commandes, consécutive aux débats engagés aux Etats-Unis sur une éventuelle interdiction législative des biens manufacturés produits par des enfants, ont procédé au débauchage de quelques 50 000 enfants - essentiellement des filles. En réaction à de tels risques, et pour leur prévention, les enfants travailleurs ont formellement demandé, dans la déclaration de Kundapur, du 8 décembre 1996: i) la reconnaissance de leurs problèmes, mais aussi de leurs initiatives, de leurs propositions de solution; ii) la cessation des politiques de boycotts organisés en Occident à l'encontre de leur production; iii) le respect de leur travail et l'amélioration de la sécurité dans leur travail; iv) la mise en place d'un système éducatif adapté à leur situation; v) la mise en place d'un système de formation professionnelle adapté à leur situation; vi) l'accès à de bonnes conditions de soins de santé; vii) leur consultation pour toutes les décisions les concernant - au plan local, national, et international; viii) l'engagement de mesures d'éradication de la pauvreté, et plus généralement de mesures contre les causes socio-économiques de leur situation; ix) le développement d'activités dans les zones rurales; et finalement, x) les enfants travailleurs se sont déclarés contre l'exploitation économique de leur travail, mais pour un travail digne, selon des horaires adaptés à leurs besoins en éducation et loisirs.

3.1.4. Extensions du mode de régulation

Sur le plan micro-économique, il importe donc, si l'on veut intégrer intelligemment les normes fondamentales du travail dans les procédures et les accords commerciaux, de distinguer le travail moralement acceptable, qui apporte à l'enfant un statut social et lui procure une formation professionnelle, et le travail moralement intolérable, définitivement insoutenable: celui qui entrave le développement physique et psychique de l'enfant, qui l'affecte dans sa maturation émotionnelle et intellectuelle, et le marque à vie. Par simplification, ou par ethnocentrisme, les chartes, normes et clauses sociales font encore trop souvent l'impasse sur ce type de distinction. Et il en est de même des premiers systèmes de régulation juridique mis en place. C'est ainsi, pour illustration, que le "Parlement des enfants", en France, a adopté en 1998 un texte proposé par une classe de Sarcelles, demandant aux collectivités publiques de veiller à réguler l'achat de fournitures scolaires en fonction du travail des enfants. Adopté définitivement en mai 1999, ce texte juridique, présenté comme un progrès, incitant les collectivités publiques à consommer en fonction de critères éthiques, néglige typiquement le point de vue de ceux les plus directement concernés - la déclaration de Kundapur, de 1996, ayant justement visé à prévenir cette forme de régulation aveugle...

Sur le plan macro-économique, il s'agit de tendre vers un nouveau mode de développement - plus autocentré, visant plus à la construction et à la satisfaction de la demande interne qu'à l'organisation d'un système d'exportations à outrance. Système qui, très souvent, a été imposé par le FMI à travers ses programmes d'ajustement structurel. Autrement dit, typiquement, la seule référence à des clauses sociales ne suffit pas. Il faut, au préalable, les insérer dans un ensemble de propositions qui donne des garanties aux pays pauvres, et qui fonde quelque espèce de contrat social mondial autour des éléments suivants:

  • une annulation, partielle ou non, de la dette publique;
  • une revalorisation du cours des matières premières;
  • une suppression, partielle ou non, des mécanismes d'aides directes et indirectes aux exportations agricoles et alimentaires, tels qu'actuellement pratiqués par les pays industrialisés; une organisation de transferts de technologie, notamment en matière d'eau et de production d'énergie;
  • un rétablissement de l'aide au développement pour la construction d'infrastructures.

Sur le fond, c'est bien cette démarche qu'ont adopté les centrales syndicales internationales telles la CISL (Confédération internationale des syndicats libres), la CMT (Confédération mondiale du travail) et la CES (Confédération européenne des syndicats) dans leur déclaration du 10 février 1994 où elles affirment que, si les clauses sociales désignent autant "de principes que l'on s'attend légitimement à voir respectés par les gouvernements de tous les pays, quelque soit leur degré de développement", leur application requiert "une croissance accélérée des pays en développement, par l'éradication du problème de la dette extérieure, l'amélioration du système de fixation du prix des matières premières, et la suppression des obstacles à leurs exportation". Surtout, il importe, afin de promouvoir efficacement le développement des normes fondamentales du travail, de raisonner en termes incitatifs: non pas en sanctionnant les entreprises (et par extension, les pays en voie de développement ne les respectant pas), mais en permettant à celles (et par extension, à ceux) les respectant de bénéficier de traitements de faveur.

La campagne Clean Clothes, réalisée à l'encontre de l'entreprise Triumph illustre très bien les difficultés d'application d'une politique de "pression limitée" - sans appel au boycott des produits, ou au retrait d'un pays: "la campagne Clean Clothes, menée en Suisse par l'Action de Carême, la Déclaration de Berne et Pain pour le prochain, a pour but le respect des droits fondamentaux des travailleurs et travailleuses et l'amélioration de leurs conditions de travail. Jusqu'ici, elle n'a jamais appelé les entreprises du secteur textile à se retirer de tel ou tel pays. Au contraire, Clean Clothes a toujours insisté pour que les marques et distributeurs assument leur responsabilité pour les conditions de travail partout où sont fabriqués leurs articles et s'engagent à les améliorer. Cependant, aujourd'hui, la campagne a décidé de relayer l'appel de la fédération des syndicats birmans en exil (FTUB): Triumph doit cesser dans les plus brefs délais toute production en Birmanie. Cette décision s'explique par le fait qu'au-delà des conditions de travail, la seule présence de Triumph dans ce pays implique un soutien effectif à la junte au pouvoir, responsable de l'oppression de toute la population birmane. La campagne Clean Clothes appelle donc les consommatrices et consommateurs à écrire massivement à la direction de Triumph pour que l'entreprise se retire de Birmanie". Ce qu'elle a finalement consenti en 2002...

3.2. Second cas pratique: les politiques managériales

Alors que le premier cas traité correspond à un problème factuel très particulier - quoique exemplaire des difficultés que l'on peut rencontrer dans la fixation de normes du travail à visée universelle -, le second cas pratique abordé est de plus grande généralité, s'agissant de questionner plus largement la place des traditions philosophiques et des religions dans la définition des politiques managériales.

3.2.1. Proposition d'une indigénisation des politiques managériales

La prise de conscience de l'existence de particularismes civilisationnels, et non pas seulement culturels - superficiels - aboutit à l'affirmation de la nécessité de penser nouvellement le management des ressources humaines, selon des ontologies et des axiologies idiosyncrasiques et non pas universelles. Il en est ainsi, notamment, du projet d'un "management hindou" - progressivement développé par Chakraborty (1995, 1999). Partant de l'idée que les pratiques occidentales sous-estiment ou mésestiment nombre de dimensions essentielles du travail, dont la spiritualité, celui-ci s'est engagé dans l'élaboration de fondements conceptuels du management alternatifs à ceux actuels. Fondements dérivés d'une culture traditionnelle holistique, pour reprendre l'expression de Dumont (1979), opposée à l'individualisme, à une appréhension des rapports humains de type utilitariste, hédoniste, et contractualiste - non pas relationnelle mais transactionnelle, et égalitaire.

Du Rig-Veda à la Bhagavad-Gita, épisode le plus connu du Mahabharata et, avec les Upanishad et les Brahmasutra, l'un des trois principaux textes canoniques de l'hindouisme, est effectivement dessinée une conception sacrificielle de ces rapports humains: le travail est yajna, sacrifice (Khare, 1998). Le sens du travail, dans la perspective de l'hindouisme, tient essentiellement à des renforcements intrinsèques et non pas extrinsèques, selon la taxinomie usuelle des théories de la motivation: "ne laisse pas les fruits de ton travail devenir ta motivation" prescrit Khrishna dans l'un des distiques de la Bhagavad-Gita les plus étudiés, et discutés. Le sens du travail tient également à l'idée que les rapports sociaux sont régis par une logique de dette, de devoirs et d'obligations sociales. De sorte, notamment, que les réseaux de sous-traitance, les rapports inter-entreprises, sont couramment régis en Inde, par un impératif de loyauté - le donneur d'ordre étant souvent appelé annadata: celui qui nourrit, et à qui l'on doit. Autant d'éléments justifiant l'indigénisation du management, sa définition locale, selon des conventions, des règles idiosyncrasiques, historiquement déterminées et toujours agissantes - et, surtout, souvent contraires à celles rédigées dans les manuels occidentaux...

3.2.2. Contestation de l'indigénisation des politiques managériales

La pertinence d'un management indigénisé, non pas universel mais fondé sur la prise en compte de spécificités civilisationnelles, n'est pas universellement admise. Elle est notamment contestée par les tenants d'une approche dite "rationnelle" (sinon "scientifique") des organisations, pour lesquels il existe des méthodes de management dont l'efficacité (la portée universelle) peut être objectivement démontrée, pour peu que l'on prévienne à cet effet l'irruption de tout "biais émotionnel" dans leur protocole d'évaluation - autrement dit, pour peu que l'on ne raisonne et ne juge jamais qu'en termes de faits, et non pas de valeurs, que l'on se détache de toute référence subjective à un quelconque système d'a priori culturels.

Typique de cette approche, un compte rendu du "Financial Times" délivrait récemment les conclusions d'une étude menée par le cabinet McKinsey sur le coût d'opportunité des mesures réglementaires - évaluant l'impact sur la croissance britannique d'une série de réglementations dont l'abolition permettrait aux entreprises d'enfin adopter des pratiques de management conformes à des normes d'efficience reconnues ("world class business practices"). Approche qui s'étaye d'hypothèses plus ou moins implicites, plus ou moins tacites, sur l'existence d'un universel anthropologique, transcendant les différences culturelles, jugées superficielles.

4. En conclusion apéritive: critique de la critique

Dans cette perspective, le coût induit par l'abolition des règles jugées contre-productives est très régulièrement négligé, s'il est jamais pensé. Et l'on peut craindre qu'il ne soit souvent pas même pensé, avant que d'être négligé: les Américains, qui produisent près de 90% des articles de recherche en économie et gestion et sont pour l'essentiel au fondement de la rédaction des clauses et des normes sociales, des codes de conduite des transnationales, ne "consomment" effectivement pas plus de 2% de films de cinématographies étrangères. Et il ne se traduit pas plus de 200 à 250 livres étrangers par an aux États-Unis - alors que, pour comparaison, 1 636 droits de traduction étaient acquis, en France, en 1998 (Schiller, 1999)... En d'autres termes, ceux-là mêmes qui sont au fondement de l'essentiel des règles du management d'application figurée universelle se tiennent massivement à l'écart des grands courants mondiaux de pensée. Ceux-là mêmes qui sont au fondement de la rédaction de l'essentiel des chartes et normes sociales, d'application mondiale pour les multinationales et les transnationales, se tiennent massivement en dehors des agitations des grands champs civilisationnels.

L'idée d'un management universel, d'un management utopique, sans référentiel territorial, est pourtant une utopie managériale. Une utopie à toujours dénoncer. Le coût induit par l'abolition des règles jugées contre-productives n'est de fait pas nul, et souvent les attachements culturels, quand ce n'est évidemment ceux civilisationnels, sont surprenants: tel ce cas que rapporte Bernoux (1995: 186), d'une multinationale acquérant une firme britannique et constatant, comme facteur de l'insuffisante productivité observée, l'existence d'un temps de pause thé de 45 mn... Proposant une réduction de ce temps à 15 mn, avec 15 mn de travail supplémentaire et une réduction de la journée de travail de 15 mn, la direction se vit opposer un refus ferme, 6 semaines de grève, et l'acceptation par les salariés d'une diminution des effectifs de plus du tiers contre la préservation du tea break... L'homo sapiens n'est pas economicus. Sa sapience est une rationalité imprégnée de valeurs, formatée par un ensemble d'attachements imprescriptibles, agissant comme autant de scripts, de règles de vie, stylisant les comportements, ciselant l'acceptable et l'inacceptable, définissant variablement, infiniment diversement, ce qui est et ce qui n'est pas raisonnable.

4.1. Relativité de la relativité

La pensée des valeurs, et plus précisément, comme ici, des mouvements de convergences/divergences des divers systèmes axiologiques au fondement des clauses, chartes et normes sociales, est toujours au risque de la caricature. Non seulement les différences civilisationnelles ne sont souvent pas pensées, délaissées au profit exclusif des différences culturelles - quand la question des différences est traitée -, mais qui plus est, le risque est grand d'une insistance excessive sur les différences, quand ce problème est abordé. L'altérité est alors radicalisée dans une présentation mythique des systèmes axiologiques, toute en oppositions. Entre autres: opposition de l'Occident vertueux à l'Orient, à discipliner - terres de toutes les violences, de toutes les souffrances...; opposition de l'Occident à l'Orient, terres de l'Autre absolu....

4.2. Le mythe de l'Occident vertueux

Est mythique, en première instance, l'opposition entre un Occident vertueux et un Orient enfreignant régulièrement les droits de l'homme. L'Occident n'est en la matière aucunement vertueux. Il s'en faut de beaucoup. Les États-Unis, défenseurs les plus puissants du principe de la clause sociale, sont aussi largement réfractaires à la ratification d'instruments juridiques internationaux à caractère contraignant et n'ont concrètement ratifié que 11 des conventions de l'OIT. Plus largement, et pour comparaison, la moyenne des ratifications par pays est d'environ 50 conventions en Europe, 25 en Afrique et 17 en Asie...

Certes, la ratification ne signifie pas de facto le respect scrupuleux de l'engagement pris. Il n'en reste pas moins que la représentation américaine de la libéralisation des échanges correspond essentiellement à la prise de garanties sur des conditions de "concurrence loyale" et non pas de protection des droits de l'homme. Ainsi, l'accord parallèle sur le travail de l'ALENA (Accord de libre échange nord-américain) a "d'abord et avant tout pour objectif de permettre à l'ALENA de produire pleinement ses effets sans irritants sociaux susceptibles de fausser les règles du jeu de la libre rivalité économique. Dès que les relations commerciales inter-étatiques peuvent s'exprimer sans concurrence indue, les droits sociaux malmenés ne peuvent alors appeler en renfort les mécanismes de régulation et de sanction de l'ANACT (...). Cet aménagement juridique n'a donc pas pour objet de réglementer la question sociale in se, mais plutôt de permettre que celle-ci ne soit pas utilisée pour fausser la juste et loyale concurrence prônée par le libre-échange" (Blouin et Morpaw, 1998).

Plus profondément, et pour reprendre seulement le cas examiné plus avant du travail des enfants, de nombreux indices laissent deviner, actuellement, une activité infantile non marginale dans les nations occidentales les plus engagées dans la rédaction et la prescription des normes et clauses sociales - activité impliquant: i) aux États-Unis, probablement plus de cinq millions d'enfants; ii) au Royaume-Uni, quelque deux millions d'enfants... La Confédération internationale des syndicats libres (CISL) estime de son côté qu'à douze ans un jeune Britannique sur quatre travaille - et ce, pour couvrir une part des besoins économiques familiaux.

4.3. Le mythe de l'Occident

Plus profondément encore, est mythique l'opposition entre un Occident pensant exclusivement la notion de droits de l'homme individuels, et un Orient insistant sur la notion de devoirs. L'accent régulièrement mis sur celle-ci par les gouvernants orientaux relève effectivement souvent plus d'un agenda politique et économique, et de visées géostratégiques, que de réelles convictions philosophiques (Ghai, 1998). L'accent mis dans de nombreux écrits d'anthropologie culturelle sur le sens et l'importance existentielle de la collectivité, de la communauté en Afrique relève également parfois plus de l'aspiration romantique, nostalgique, à un vécu fusionnel qu'à de réels faits (Marie, 1997).

De même, la caractérisation usuelle de la civilisation occidentale par l'individualisme est caricaturale: le devoir de fraternité, inscrit dans la devise républicaine française, est placé en tête de la Déclaration universelle - "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité". Et l'article 29 souligne les "devoirs de l'individu envers la communauté". Dans cette ligne d'idées, les travaux anthropologiques sur le monde méditerranéen sont de grand intérêt, qui insistent sur l'existence de traits civilisationnels communs entre régions que l'on catégorise usuellement comme étant d'Occident et d'Orient. "Sous le décor disparate des religions (...), les diverses populations qui vivent autour de la Méditerranée ont entre elles une certaine affinité de tempérament et de moeurs. Il y a une unité méditerranéenne", notait dès 1942 Benoît. "Car, en vérité, il n'y a ni Orient ni Occident mais simplement des régions plus ou moins évoluées, disposées autour d'une mer intérieure qui est une entité plus forte que ces tendances et qui fit la synthèse de l'Orient et de l'Occident". Propos qu'il convient de ne jamais oublier. Où, autrement que géographiquement, commence l'Occident, où, culturellement, commence l'Orient?

Le terme de "créolisation" que propose Hannerz (1992) - terme désignant initialement les langues apparues aux Caraïbes sur le fond de celles coloniales et africaines - s'impose pour cerner l'actualité des cultures et des civilisations. Celles-ci doivent plus être pensées en terme d'amalgames que d'autonomie et d'hypothétiques formes pures. Dès lors que l'on parle de valeurs, de champs de valeurs, de cultures, de civilisations, il faut oublier toute idée, toute idéologie de pureté. Les civilisations se fractionnent en cultures et les cultures en sous-cultures, selon des variations et sous-variations ethniques, historiques, s'enchevêtrant géographiquement.

Philippe Robert-Demontrond
Anne Joyeau

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Notice:
Robert-Demontrond, Philippe et Joyeau, Anne. "De l'universalisme au relativisme des droits de l'homme: quelle voie pour la construction de référentiels sociaux normatifs?", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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