Société civile internationale, un concept à réévaluer
Jean Charles Lagrée
Jean Charles Lagrée est chargé de recherche au CNRS, coordinateur du programme ULISS, secrétaire général de l'association européenne de sociologie (AES). lagree@ext.jussieu.fr.
Résumé
A l'heure de la globalisation, les transformations qui affectent les sociétés (post) modernes développées invitent à reconsidérer les concepts et outils d'analyse qui permettent de saisir et d'analyser les changements en cours. Cet article poursuit une réflexion entreprise ici même dans cette revue en automne 2002 - proposant de réévaluer certains des concepts clefs d'une sociologie que l'on qualifiera de conventionnelle. Le concept de "société civile", même s'il appartient plus à une tradition philosophique qu'à une sociologie empirique est l'un d'entre eux. La redécouverte et le regain d'intérêt porté à la société civile a sans doute à voir avec la remise en question de l'Etat, des institutions étatiques, du politique et plus précisément de la démocratie représentative. Mais n'est-ce pas s'adonner à une dérive laxiste que de réduire la société civile aux "organismes de la société", comme si les ONG, associations et mouvements - en fait, la face visible de la dynamique sociale informelle - épuisaient l'épaisseur sociologique de nos sociétés contemporaines.
Mots-clés: Etat, politique, démocratie, autorité, espace publique, normes, régulation.
Abstract
International Civil Society, a concept to reconsider
At the time of globalisation, transformations that affect the (post) modern societies invite to reconsider the concepts and tools of analysis that let us grasp the ongoing changes. This article lies in the wake of a thinking initiate in this journal in Autumn 2002, proposing a re-evaluation of some of the concept of the conventional sociology. The civil society concept - even though it belongs more to the Philosophical tradition than to a empirical sociology, is one of them. The re discovery and the renewal of interest for this concept has without any doubt, something to do with the questioning of the state, the state institutions, politics and more precisely the representative democracy. However, we will regard as a lax drift the reduction of the "civil society" concept to the organizations of the civil society, as if NGOs, associations, movements to exhaust the sociological thickness of our modern societies.
Key words: State, Politics, Democracy, Authority, Public Sphere, Norms, Regulation.
Nous voudrions ici, poursuivre une réflexion amorcée dans des articles antérieurs (Lagrée, 2002) sur l'impact de la globalisation et du passage d'une société industrielle à une société prenant une nouvelle forme, d'aucun avançant l'idée qu'elle se construit progressivement sur la base d'un nouveau paradigme.
Les termes pour qualifier ce changement se multiplient. Post modernité, société post industrielle, modernité tardive, ultra modernité, etc. Cette pléthore d'expressions peut apparaître comme le signe de la perplexité grandissante des experts de la chose sociale pour appréhender et donner sens aux changements en cours.
Or, constatons ou plutôt admettons que si nos yeux, nos statistiques, nos données enregistrent bien ce changement et s'en portent garants, la plus grande difficulté survient lorsqu'il s'agit de l'interpréter et d'en évaluer l'ampleur. Mais sans doute est-ce parce que les outils conceptuels dont nous nous servons, les cadres théoriques que nous utilisons sont l'objet d'un processus d'obsolescence accéléré et deviennent rapidement inappropriés pour rendre compte de la réalité émergente. La sociologie, pour remplir sa tâche, a besoin d'autres outils.
En fait, il semble difficile voire hasardeux d'analyser une société en réseaux, une société soumise à des processus de fragmentation, une société où l'autorité s'exerce horizontalement, une société où la légitimité procède de la négociation à la base et du principe d'utilité, avec les mêmes outils et les mêmes références que l'on utilisait pour examiner les processus de reproduction et de changement de la société industrielle, qui était fondée sur la tradition, des normes clairement définies, des configurations sociales aisément identifiables et faisant sens et fonctionnant sur la base d'une hiérarchie verticale.
La liste pléthorique des termes utilisés pour qualifier le changement en cours marque les hésitations des chercheurs et experts. Une telle incertitude est à la base des postures différentes voire opposées que les uns et les autres adoptent, lorsqu'il convient de se pencher sur cette réalité sociale en mouvement, qui ne répond plus aux cadres canoniques qui ont fait la sociologie ou les sciences sociales de l'ère précédente. Pour les uns, l'on s'en tiendra, envers et contre tout, à une approche holistique du fait social... total. Pour d'autres, au contraire, la sociologie est à réinventer de fond en comble, puisque ce dont il est question c'est de l'invention d'un nouveau mode de "vivre ensemble" et de "faire société".
Pour nous, il s'agirait plus modestement de lancer une invitation à réexaminer les principaux concepts qui sont au coeur de l'approche sociologique, pour tenter de les mettre en adéquation avec les transformations importantes dont nous sommes les témoins. (Lagrée, 2002)
Parmi la longue liste des concepts qui se doivent d'être revisités, nous voudrions ici nous attarder sur celui de "société civile", concept qui est travaillé par le procès de la mondialisation de telle sorte que l'on est en droit, comme l'ont fait de nombreux auteurs, tels Jan Aart Scholte, (1999), R.D. Lipschutz (1992), Béatrice Pouligny (2001), Jean-Claude Ruano-Borbalan (2002)... de s'interroger sur l'existence même d'une société civile internationale ou d'une société civile globale.
Société civile, un phénomène en expansion
L'actualité et plus encore les discours sur l'actualité, nous invitent à nous saisir de ce thème. En effet, un constat s'impose: celui de l'explosion des associations, des ONGs (organisations non gouvernementales), des mouvements.
Ainsi, selon Jean-Claude Ruano-Borbalan, "15000 ONGs internationales ont été recensées, dont 2000 accréditées auprès de l'ONU... En Europe, elles représentent 10% de l'activité culturelle, près de 30% de l'éducation, plus de 20% de la santé et 27% des services sociaux". Selon l'Union Internationale des Associations, (
www.uia.org), le nombre des ONG de tous types aurait été multiplié par 50 au cours de la seconde moitié du XXo siècle (1951 - 1999). Et il aurait doublé en 15 ans seulement entre 1985 et 1999. Entre 1994/1995 et 1999/2000, le nombre des organisations non gouvernementales recensées par l'Union internationale des Associations passe de 12 961 à 17 077 soit une croissance de 40%.
Les chiffres, en un tel domaine, sont incertains. Mais, malgré leur faible fiabilité, ils indiquent bien que la vie associative internationale devient de plus en plus dense, de plus en plus importante, laissant à penser qu'une part croissante de la population de la planète veut faire entendre sa voix et participer aux débats qui concernent l'avenir, que les problèmes soient locaux, par exemple ou qu'ils soient globaux comme l'environnement, l'eau, la maladie, la guerre, le racisme, etc.
Les chiffres fournis ici ne concernent que les ONGs. Il faudrait compléter le tableau en y ajoutant: (Tarrow, 2001)
- les acteurs non-étatiques qui se sont organisés de façon transnationale. (Porta et al, 1999), (Keck, 1999)
- les mouvements sociaux trans-nationaux, (Tilly, 1993) c'est-à-dire:
Des groupes socialement mobilisés ayant des membres dans au moins deux pays, engagés dans une interaction soutenue de contestation avec les détenteurs du pouvoir d'au moins un pays autre que le leur, ou contre une institution internationale ou un acteur économique multinational.
- les réseaux transnationaux de militants. (Tarrow, 2001)
De fait, si l'on s'en tient aux indications fournies dans la base de données de l'Union internationale des Associations, ce sont au total '31 086 organisations actives réparties dans à peu prés 300 pays et territoires' qui sont recensées dans le "Yearbook of International Organizations. 'Cela comporte 25 540 organisations internationales non gouvernementales et 5 546 organisations intergouvernementales. Ceci inclut tous les types d'organisations depuis les structures formelles jusqu'aux réseaux informels, depuis les regroupements professionnels jusqu'aux clubs de loisirs. Mais ceci n'inclut cependant pas les entreprises et les organismes à but lucratif." (Union of International Association, 2003)
De ce point de vue, la militance associative, l'engagement protestataire ou même encore la mobilisation des énergies pour la mise en place de services semblent bien être en recrudescence au plan international.
Mais qu'en est-il du concept de société civile?
L'actualité nous propose, donc, de nous interroger sur un tel bouillonnement que l'on enregistre aussi bien au niveau international et national, dans les sociétés développées ou parmi celles qui sont en voie de développement.
A côté des mouvements protestataires plus ou moins organisés, contre la mondialisation ou pour la promotion de revendications identitaires, l'on voit se renforcer la mobilisation et l'emploi d'associations et ONGs appelés à suppléer à l'action d'organismes officiels, qu'ils soient nationaux ou internationaux. Sans doute, une telle effervescence n'est-elle en rien nouvelle. La littérature sociologique concernant la vie associative a, de longue date, enregistré un tel clivage entre associations de défense et associations de service. Mais aujourd'hui c'est l'ampleur du phénomène qui interpelle aussi bien que son extension à la scène internationale. L'on est ainsi amené à s'interroger sur le sens et la portée d'un tel mouvement.
Or ici la sociologie semble bien mal armée pour investiguer ce que l'on range sous l'étiquette de société civile. Les dictionnaires de sociologies qu'ils soient français ou de langue anglaise méconnaissent superbement le terme. Il faut alors se tourner vers la philosophie politique en remontant peut-être jusqu'au XVIIème siècle, pour renouer avec la tradition de pensée dans laquelle s'enracine ce concept et redécouvrir ses fondements.
1) A lire ou à relire l'histoire de ce concept, l'on retiendra tout d'abord que c'est progressivement et, en fait, récemment, en 1821 avec la publication de F. Hegel "Principes de la philosophie du droit" que le concept de société civile se constitue en s'opposant à celui d'"Etat".
Car l'opposition société civile - Etat n'existe pas chez Hobbes. La société civile est l'Etat construit autour de l'accord de nombreux hommes qui doit être tenu pour la volonté de tous. Chez ce philosophe, la société civile poursuit une fin politique: sortir de l'état de nature qui est un état de guerre perpétuelle pour assurer la paix et la sécurité.
Chez Locke, elle revêt principalement une fonction économique, construite autour de deux droits naturels: le droit de disposer de soi et le droit de propriété. Chez Locke, elle revêt principalement une fonction économique, construite autour de deux droits naturels: le droit de disposer de soi et le droit de propriété. Ici, l'Etat n'a pas d'autre fonction que de protéger les "droits naturels", assurer la paix civile permettre aux individus-citoyens de produire des richesses et de transmettre leurs biens. Selon Locke, Le citoyen est légitimé à s'insurger contre tout état qui irait au-delà de ces missions.
Mais c'est véritablement Jean-Jacques Rousseau qui, en s'inspirant de John Locke, fonde la distinction entre la société civile et l'Etat. La société civile est le règne de la propriété privée. "Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire: 'ceci est à moi... fut le vrai fondateur de la société civile'". (Rousseau, 1986)
Chez les économistes (Ricardo, Smith), les essayistes (Mandeville), les philosophes (B. Constant, F. Hegel), la société civile devient le lieu des échanges commerciaux, la sphère d'expression des intérêts particuliers, le domaine de la concurrence mais également le domaine où se développent les réseaux des relations interindividuelles. Par tous ces traits, à l'aube du XIXème siècle, la société civile s'émancipe de l'Etat et se définit en opposition à lui.
Mais c'est F. Hegel qui, dans les Principes de la philosophie du droit (Hegel, 1821), donna la définition moderne la plus complète de société civile. Celle-ci y est présentée comme la sphère de la production et de la division du travail, commandée par un "système de besoins". C'est la sphère des institutions privées ce qui la prive d'une dimension universaliste dont, au contraire, l'Etat peut se prévaloir. Par le fait, la société civile se trouve placée sous la dépendance de l'Etat, lequel est chargé de par sa fonction universaliste de résoudre les contradictions internes qui s'y déploient et d'arbitrer les conflits et rivalités qui y prennent place.
Ainsi avec Frederik Hegel se trouve définitivement fondée une claire et nette séparation, initiée avec Jean-Jacques Rousseau, en deux sphères: celle de l'intérêt privé et celle de la volonté générale, le domaine privé et le domaine public, l'économique, la production et la circulation des biens d'une part, le politique qui régit le bien commun, d'autre part. Et face à la bureaucratie d'Etat, la société civile tend à devenir la "norme au nom de quoi sont jugées les pratiques des Etats contemporains". (CURAPP - Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, 1986).
2) Avec Hegel se met donc en place une représentation dichotomique du système social qui va s'imposer au cours des 150 dernières années en véhiculant dans les discours dominants une opposition paradigmatique entre "l'instituant (novateur, créatif, neuf, la base, le vécu)" qui serait du côté de la société civile et "l'institué (le normatif, le figé, le passé)" qui serait du côté de l'Etat et de ses appareils. (Arcy et al, 1996, p.99). Se façonne ainsi un modèle qui fait de la société civile la force de contestation de l'Etat, le lieu de la dynamique sociale et du changement tandis que l'Etat fait office de régulateur et de garant d'un ordre des choses hérités du passé.
Qui ne verra dans certains discours laudateurs ayant cours à la fin des années 1970 en France qui louaient sans réticence aucune les vertus "démocratiques" de la vie associative, l'impact d'un tel modèle constitutif de notre conception du social et du politique?
3) Rappelons toutefois, avec Jacques Ion que, pour être dominante et pour avoir été prévalente sur plus d'un siècle et demi, cette représentation n'en fut pas moins contestée par certains auteurs, tels par exemple Gramsci pour qui "l'Etat est à la fois Etat et Société Civile", (Arcy et al, 1996).
Aujourd'hui, semble-t-il à la suite de la baisse de régime des Etats-nation et la perte d'efficience des gouvernements dans la gestion de la chose publique, cette contestation du modèle change de registre. Elle quitte le domaine de la philosophie politique pour se constituer et se développer avec la montée en puissance des discours de valorisation sur le local, le terrain, le quotidien. On peut, en effet, voir dans ce mouvement, l'amorce d'une transformation significative du modèle paradigmatique qui a gouverné l'action de la puissance publique d'une part et d'autre part une modification du rapport de soumission ou de sujétion des individus - citoyens à l'Etat. Car comme le souligne Jacques Ion, cette transformation accompagne un changement radical de la conception de l'individu.
"Au XIXème et jusqu'en 1950, l'individu est pensé comme l'incarnation d'un universel caractère humain, posé comme global et réalisé à travers des expressions particulières. Aujourd'hui l'individu doit exprimer ses propres potentialités afin de se réaliser. L'individu est ainsi posé comme le créateur de son propre caractère, ce qui suppose là aussi une transformation de la notion de citoyenneté, la remise en question des rapports du civil et du politique." (Arcy et al, 1996, p.105).
4) Cette affirmation fait écho à nombre de thèses qui s'inscrivent dans le ou les courants de pensée de la Post ou Ultra modernité ou encore de la modernité tardive. L'affaiblissement de l'Etat-nation et la remise en cause de la conception du politique héritée du siècle des Lumières provoque une requalification de l'individu qui, libéré des chaînes de la tradition et de la pensée républicaine universaliste, redevient ou revendique le droit de devenir acteur - responsable de sa propre destinée. Et dans le domaine politique, l'individu tend à rejoindre le citoyen en développant ses propres espaces de compétences dans le domaine de "l'espace public", cher à J. Habermas. Dans cette perspective, les associations, les regroupements d'intérêts, les organisations non gouvernementales, les communautés religieuses ou laïques, les mouvements sociaux mêmes ne sont qu'un élément parmi d'autres de "l'espace public" lequel devient le creuset où se fondent le privé et le public, le particulier et l'universel, le quotidien et le politique. Expression d'intérêts particuliers ou parcellaires, les mouvements sociaux fussent-ils protestataires et/ou les associations deviennent partie prenante d'une politique du quotidien réunifiant l'individu et le citoyen.
5) Mais une autre conception existe qui fait de la société civile "un espace où les discours contre-hégémoniques sont possibles... la société est alors un champ de concurrence entre différents groupes". (Fischer, 2001). Elle est le domaine des "petites gens". Ou même, pour renouer avec ces philosophes cités précédemment, on peut encore y voir "l'agrégat des individus, civilisés par l'histoire", le processus de civilisation décrit par Norbert Elias (1994) ou même par l'Etat. Avec Benjamin Constant, elle est un réseau de relations interindividuelles, une société de communication. Et pour citer certains de nos contemporains, elle comprend pour Anthony Giddens (1998), les communautés locales, le voisinage, les groupes d'initiatives locaux, les réseaux d'entre aides et de protection. Les associations ne sont alors qu'un élément parmi d'autres de ce qui apparaît comme un immense foisonnement de ce qui ressort de la sphère privé.
Le concept de société civile a été au coeur d'un débat intellectuel éminemment productif au cours des XVIIème et XVIIIème siècle, alors que les Etats et les peuples d'Europe se trouvaient confronter directement à la question politique. Au cours du XIXème siècle, il est peu à peu entré en léthargie, après que F Hegel lui eut donné sa forme la plus élaborée. Il ressurgit aujourd'hui, dans un contexte nouveau, véhiculant avec lui les acquis de la tradition ou plus exactement des traditions philosophiques dont il est issu. A cet égard le débat qui s'est déployé dans le champ de la philosophie politique peut sans aucun doute être repris avec profit par les sociologues ou les spécialistes des sciences humaines et sociales, en ce qu'il souligne certains points d'achoppements fondamentaux sur lesquels la pensée bute toujours. En premier lieu, l'on signalera le distinguo originel: Etat - société. Déjà ce premier trait, ce premier acte n'est pas sans poser de problème. On l'a vu, de Hobbes à Gramsci, une école de pensée s'est maintenue en refusant un tel clivage. A la séparation, devenue traditionnelle, privé-public, quotidien-politique, s'oppose une autre vision du social qui maintient l'imbrication permanente de ces deux sphères.
La conception traditionnelle, elle-même n'est pas exempte de débats. Certes la société civile est le lieu de l'innovation, de la création, de l'imagination. C'est le domaine du contre-pouvoir par rapport à l'Etat à ses appareils, à l'institution. Mais faut-il que la société civile "se réduise" à être composé d'acteurs, de forces, de mouvements ou d'organisations visibles et identifiables. En référence à Granovetter (1973), il faudra bien encore prendre en compte la force des liens faibles, ceux qui se tissent dans les réseaux, et pas seulement les réseaux de militants, mais dans les communautés, les voisinages, etc. A l'heure de la circulation non contrôlée de l'information, il faudra prendre en compte la force de l'opinion publique faite de ces personnes qui existent en pleine méconnaissance de ce qu'ils sont, mais parce qu'ils ont un effet réel sur l'existence collective...
Enfin, les différentes écoles de pensées se heurtent à une véritable question sur le domaine de la production et du marché. La question de la société civile se ramène -t-il à une simple antinomie société - Etat ou bien s'inscrit-elle dans un triangle Etat-marché-société civile. Elle apparaît ou apparaîtrait alors comme tout ce qui n'est pas l'Etat et tout ce qui n'est pas le marché ou le domaine marchand. On le voit, on le devine, ces questions importantes qui se sont construites au fil du temps sont aujourd'hui encore au coeur du débat. Une conception dominante: la société civile comme collectif d'action.
Il existe donc, bien différentes conceptions philosophiques de la société civile. Des conceptions qui s'avèrent même quelque peu antinomiques. Leur opposition peut être résumée par une alternative:
- une société civile "faite des gens d'en bas dans leur quotidien",
- une société civile d'acteurs mobilisés ou organisés qui s'érigent en force d'action.
C'est cette dernière option qui prévaut dans la littérature contemporaine. Celle qui est hégémonique dans la presse, dans les revues, dans les travaux de sciences politiques également. La société civile y est présentée comme le domaine réservé des ONGs, des associations ou des collectifs d'action. C'est ainsi le point de départ d'un article récent de la revue "Sciences humaines." (Ruano-Borbalan, 2002).
"Selon les définitions les plus couramment admises, la société civile qu'elle soit nationale ou internationale est le regroupement des organisations non gouvernementales, églises et autres 'Non Profit Organisations' qui se sont développées de manière spectaculaire depuis une trentaine d'année particulièrement dans les secteurs de l'aide au développement, de l'humanitaire ou de la protestation (droits de l'homme, démocratie, etc.)".
Le Courrier de la Planète reprend une définition fort proche pour s'interroger sur l'existence d'une société civile mondiale: "la société civile existe quand les gens mènent des efforts concertés visant à transformer les règles par le biais d'associations bénévoles". (Scholte, 2001). C'est encore l'un des trois concepts de société civile retenus par le Conseil de l'Europe qui voit dans le développement de la vie associative, des communautés religieuses, des réseaux de citoyens le préliminaire au développement économique. (Guidikova, Lauritzen, 2002).
Cette approche qui renvoie la "société civile" aux "organisations de la société civile" a pour implication et en quelque sorte pour fondement de considérer qu'il s'agit là d'un acteur social, économique, voire selon certaines acceptions, politique à part entière. La société civile est un collectif susceptible d'intervenir dans le jeu social, dans les rapports de forces ou même dans la définition des règles qui régissent ces rapports. Et c'est par là même le lieu de l'imagination, de la création, de l'invention - l'endroit où se génèrent les dynamiques innovatrices. En ce sens, la société civile existe en contre point clair, manifeste, explicite à l'Etat et aux appareils qui le composent. Elle est un corps intermédiaire, un médiateur entre l'individu et le pouvoir étatique. L'ouvrage de Dominique Reynié (1998) Le Triomphe de l'opinion publique. L'espace public français du XVIème au XXème siècle est, à cet égard, un exemple tout à fait remarquable. Au fil d'une investigation minutieuse, couvrant près de quatre siècles, l'auteur y défend la thèse de la constitution progressive d'un espace public de l'imprimé comme opération de neutralisation de l'espace social, où l'opinion des masses peut trouver à s'accomplir dans l'action politique.
"L'espace social est séparé de l'espace public, mais en tant que l'espace public est institué pour retirer la politique de l'espace social, c'est-à-dire pour ne pas exposer la puissance publique à la proximité d'un grand nombre de gouvernés." (Reynié, 1998, p.161).
La constitution de cet espace public passe par l'octroi du droit d'association, lequel permet de faire émerger des interlocuteurs - partenaires aux pouvoirs en place.
Mais l'histoire, à tout le moins l'histoire française, indique que cette opération s'effectue dans un combat. Quand bien même répond-t-elle à un besoin ou à une nécessité, la reconnaissance du droit d'association ainsi que du droit d'expression des groupes d'opinion constitués pour la défense de leurs intérêts ou de leurs convictions est toujours le résultat d'un rapport de force qui se traduit par une lutte et une négociation. Les clercs, les intellectuels, les leaders d'opinion, les journalistes, les personnes instruites ont ici un rôle central. Mais, au final, les masses se trouvent dessaisies de leur capacité d'intervention dans le jeu social et politique. L'ordre public qui s'applique à un grand nombre de gouvernés s'obtient au prix de la dépolitisation des masses et de leur réclusion dans une participation passive.
En somme, cet exemple historique traité par Dominique Reynié indique que la société civile - qui est ici l'addition et la mise en synergie de groupements, mouvements, associations - se constitue comme "condition de praticabilité de l'autorité", par la neutralisation de la capacité d'action, d'intervention, d'expression des individus qui composent les masses. Dans cette société civile, les élites qui animent la vie associative jouent contre les individus-citoyens. Ici la société civile se définit comme action ou plus précisément comme champ de rapport de forces mais, d'une certaine façon oeuvre en symbiose avec l'autorité étatique, en neutralisant le plus grand nombre des individus.
Dans cette perspective que reprend William F. Fischer, la société civile est ici "le moyen par lequel les individus sont disciplinés ou contrôlés. C'est la gouvernementalité de Foucault." (Fischer, 2001).
Mais en lieu et place d'une "société civile", ce sont des "organisations de la société civile" dont il s'agit. Elles sont des intermédiaires, des relais, qui inévitablement, d'une manière ou d'une autre sont en relation avec le pouvoir. Elles bénéficient de sa reconnaissance et tirent avantage de la légitimité que leur confère toute négociation avec lui.
De la société civile à la société civile internationale
C'est sur cette base, selon cette approche que dans la littérature de la sociologie politique est posée la question de l'existence d'une "société civile internationale". A titre d'illustration, regardons l'article de Jean-Claude Ruano Borbalan précédemment cité. Mentionnons encore, Béatrice Pouligny qui, dans le numéro de Critique Internationale, où un dossier est consacré à ce thème, définit "la société civile internationale comme un ensemble hétéroclite d'organisations, de mouvements, de mobilisation, voire d'enjeux et de thématiques." (Pouligny, 2001). Certes, ici l'on change d'échelle. Mais le cadre conceptuel reste identique. Il se compose de trois sphères en interaction: l'Etat, le marché et la société civile des mouvements et organisations. Comme pour la société civile nationale, la société civile internationale est tout ce qui n'est pas l'Etat et tout ce qui n'est pas le marché. Au-delà de cette définition négativiste, la société civile internationale se présente là encore comme mouvements, associations, NGOs c'est-à-dire l'ensemble des forces mobilisées ou mobilisables qui adressent des questions et problèmes à l'échelle globale.
En ce domaine, comme en bien d'autres, toute taxinomie est une affaire extrêmement risquée. Nous ne nous y hasarderons pas, signalant seulement deux cas de figures, les plus fréquemment rencontrés dans les articles qui traitent de ces questions. En schématisant à l'extrême, l'on pourrait en effet avancer la thèse que cet ensemble "international" des "organisations de la société civile" se compose:
- des associations et des mouvements qui pour répondre à des problèmes inscrits dans le local, le régional, le national s'interconnectent sur une échelle plus vaste qui dépasse les frontières où ils se sont originellement développés;
- des associations qui adressent des problèmes, des enjeux, des risques qui se situent à l'échelle de la planète et qui, pour atteindre leurs objectifs, font face aux Etats et organismes du pouvoir international. Ainsi en est-il des associations et des mouvements de protestation qui concernent la mondialisation néo-libérale de l'économie, la pollution et l'environnement, la santé (HIV/Aids), la faim dans le monde, les droits de l'homme, le travail des enfants, etc.
En somme, se rencontrent dans une sorte de division du travail spontanée, les associations qui traitant du local se doivent de retrouver le global et celles qui traitant de questions globales sont amenées à rencontrer, pour les aider et leur servir de relais les associations ancrées dans le local. Double mouvement donc, top down et bottom up qui se rencontre pour un maillage serré de réseaux d'associations ou selon l'expression utilisée plus haut, un réseaux de militants couvrant les différents niveaux d'intervention: local, régional national et international. L'accent est souvent mis sur la première dimension de ce mouvement: le terrain.
Ainsi François Houtart (2001) écrit-il dans le Courrier de la Planète:
La société civile d'en bas ne pourra être mondialisée que dans la mesure où elle existe localement. Car les convergences supposent une existence préalable.
C'est donc à la rencontre de réseaux que vont les militants de terrain. Telle est la démarche adoptée, par exemple, par le Helsinki Citizen Assembly (HCA), lors de sa récente refondation. Ainsi son président signale-t-il la voie à suivre:
L'organisation d'une société civile mondiale passe en partie par la constitution de réseaux de réseaux. HCA recherche une plus grande interconnexion de réseaux. (Dreano, 2001).
Mais il reste à penser les interconnections entre ces associations aux formes diverses et aux niveaux d'intervention disparates. Car, à la société civile d'en bas, pour reprendre le mot de François Houtard devrait correspondre une société civile d'en haut. Celle qui traite avec les pouvoirs nationaux et internationaux établis. Surtout, cette société civile "en réseau" exclut. Sans doute s'agit-il là d'un ensemble. Les problèmes sont locaux, les réponses sont globales. Les associations locales de terrain coopèrent, collaborent, dialoguent, communiquent avec les associations et organisations internationales qui représentent le global, formant ainsi "un gigantesque système de gouvernementalité qui englobe l'Etat, les ONG et les organisations internationales." (Dreano, 2001). Mais cet ensemble est d'abord et avant tout hétérogène, composite et marqué par la pluralité des situations locales, régionales ou nationales. Elle est surtout inégale pour ce qui touche à l'accès à la scène internationale, les prises de position dans le champ médiatique international, la capacité à intervenir dans la formation d'une opinion publique internationale et donc à peser sur l'élaboration des politiques et des modes de gouvernances mondiaux. Et dans tous ces domaines, l'inégalité se traduit par l'exclusion des uns, au profit des autres. La société civile internationale se présente à cet égard non seulement comme une sphère éclatée, fragmentée, sans guère de densité mais aussi et surtout comme un champ de forces, le lieu d'exercice de rapports de concurrence dans la promotion de programmes, d'idées, de solutions comme dans l'énoncé des priorités qui seraient susceptibles de guider les politiques de la gouvernance. Car en définitive, la structuration de cette forme de société civile mondiale se réalise dans le rapport d'opposition et /ou de partenariat avec les organisations et instances internationales majeures. C'est par leur intermédiaire, c'est en les influençant, c'est lorsqu'elles reprennent leurs idées et priorités que les associations et ONGs gagnent la légitimité que leur défaut de "représentativité" leur interdirait d'atteindre. En fait, la légitimité des organisations de la société civile internationale se conquiert, dans l'action, dans leur capacité à faire passer leurs idées, priorités et objectifs. Composées le plus souvent de minorités de militants cooptés qui s'instituant en représentant d'une population ou d'une famille de pensée attachée à une cause, les associations et ONGs ont à prendre place dans le concert des média pour faire entendre leur voix jusque et y compris dans les bastions des officines internationales qui régulent ou prétendent réguler le monde, tels le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale, la Communauté Européenne, le G7 ou le G8, les pays signataires des accords gouvernementaux régionaux (ASEAN, MERCOSUR, ALENA, etc.). Participer à la formation d'une opinion publique internationale est donc plus qu'un moyen d'action c'est surtout le moyen d'exister et de survivre en toute légitimité dans le débat public international et s'instituant comme intermédiaire, relais, médiateur ou porte parole des tenants d'une cause et les pouvoirs en place.
Dès 1973, Samuel P. Huntington soulignait l'augmentation considérable des interactions privées internationales, des individus et des groupes qui s'y engageaient, parlant à leur propos d'organisations transnationales. Depuis lors, la littérature consacrée à ce thème de réflexion a multiplié les termes pour traiter de cette caractéristique essentielle. L'on parle ainsi d'action ou rayonnement global, de trans-nationalité, de supra territorialité, d'action ou intervention "au-delà des frontières", l'on évoquera même la fin du territorialisme ou encore de la fin de la géographie. Parallèlement, que les associations ou NGOs mobilisent les énergies à partir de problèmes locaux, elles participent à l'élaboration d'une société civile internationale en se situant à un niveau de réflexion ou de réflexivité globale voire, disent certains, universelle. Mais ce qui caractérise par-dessus tout, ces réseaux "transnationaux" de militance, c'est leur capacité à communiquer et à faire circuler l'information d'un bout à l'autre de la planète. La liste est quasiment infinie des sites web qui consignent l'information qui viendra nourrir l'activité et l'existence de ce réseau de réseaux. Citons parmi les plus connus, le fameux site "Forum social mondial" qui réunit les activités des anti-mondialisations. (
http://www.forumsocialmundial.org.br/home.asp).
L'on citera également le site IMC - Independant Media Center qui collecte les informations relatives aux mouvements de protestations qui se déploient sur l'ensemble de la planète:
The Independent Media Center is a network of collectively run media outlets for the creation of radical, accurate, and passionate telling of the truth. We work out of a love and inspiration for people who continue to work for a better world, despite corporate media's distortions and unwillingness to cover the efforts to free humanity. (
www.indymedia.org).
L'on citera encore le site mis en place par le mouvement "Action Globale des Peuples". (
www.agp.org). Les ONGs de la société civile internationale se présentent ainsi comme des véhicules de l'information plutôt que comme des instances représentatives. Mais en tant que tels, leur premier objectif est de s'imposer dans les médias pour façonner l'opinion publique mondiale. Comme un exemple parmi tant d'autres, l'on soulignera la stratégie de l'association Médecins du monde qui a choisi délibérément d'interpeller l'opinion publique pour engager une campagne de lutte contre la misère. (http://www.medecinsdumonde.org/).
C'est également l'objectif avéré du South East Asia Defense Group qui, sur son site web, (
http://oscise.tripod.com/protestationfrench.html) se propose de "sensibiliser l'opinion publique internationale".
Sensibiliser l'opinion publique internationale
Cette rubrique est destinée à protéger les valeurs traditionnelles des peuples d'Asie du Sud, leurs droits et coutumes, leurs cultures et intérêts. Il s'agit de sensibiliser l'opinion publique sur un problème global de toute nature, relatif à l'Asie du Sud. Votre plainte doit être sérieuse et non diffamatoire. Toute plainte illégale ou préjudiciable sera retirée du site.
Citons encore, pour en finir avec ce point, l'une des dernières recommandations du Livre blanc de la Coopération et de la Solidarité internationale - qui là encore se proposer d'adopter une stratégie claire et explicite aux fins d'intervenir sur l'opinion publique nationale et internationale. (
http://www.globenet.org/assises/livre-blanc/livre.html)
La mobilisation de l'opinion publique française constitue un enjeu clé. Il faut un discours renouvelé, mettant l'accent notamment sur les notions de lutte contre le racisme, de construction de la paix, de développement durable ainsi que de transparence des coopérations publiques et privées et des messages actualisés. Il faut aussi l'appui des médias, dans l'objectif de faire de la solidarité internationale un élément central des préoccupations citoyennes. Tous les relais de l'opinion doivent y contribuer dans des cadres militants, territoriaux ou socioprofessionnels. En particulier, un effort renouvelé est indispensable en direction de la jeunesse, dans le cadre de l'Education nationale avec l'appui des mouvements de jeunesse et d'éducation populaire.
La société civile internationale se développe à la suite de l'éparpillement du pouvoir, notamment du pouvoir des Etats-nations. En fait, à l'instar de la société civile nationale, la société civile internationale est le compagnon de route de l'autorité. Elle répond à un besoin de gouvernance, qui désormais devrait pouvoir s'exercer à l'échelle de la planète. Comme ce fut le cas pour la France au XVIIème, XVIIIème, XIXème, XXème siècle, elle offre le moyen de réguler les masses grandissantes réparties sur l'ensemble des continents. Elle est un acteur du pouvoir planétaire. Enfin, l'internationalisation de la société civile est partie prenante du mouvement de réflexivité qui caractérise le processus de mondialisation. L'internationalisation de la société civile - comprise comme extension de l'intervention des ONGs, associations, mouvements, etc. - correspond ainsi à la prise de conscience collective que toutes les actions ont des répercussions sur l'ensemble de la planète, qu'elles s'entrecroisent et surtout que cette mondialisation est un phénomène "global et dévastateur".
La prise de conscience de la menace, du risque, de l'incertitude que génère la mondialisation "libérale ou néo-libérale" des échanges est l'une des caractéristiques majeures de la constitution d'une société civile internationale. Cette conscientisation constitue le "bien commun", le système de valeurs, la norme commune sur lesquels la société civile peut s'édifier.
Replacée dans le cadre de la mondialisation, la question de l'émergence d'une société civile internationale est donc approchée, dans cette perspective, comme un phénomène plausible. Les enquêtes empiriques sur la composition des associations internationales anti-mondialisation, viennent à l'appui de ces analyses pour conforter la conjecture.
Elles montrent clairement les clivages et disparités existant entre leurs membres et la (ou les) population(s) qu'ils sont censés représenter ou servir.
Citons, à cet égard, Maxime Haubert (2000):
"En tout état de cause, les organisations de la société civile sont loin d'être représentatives de l'ensemble de la société. C'est le cas même pour les organisations communautaires de base qui ont tendance à ne regrouper que ceux qui ont à la fois la nécessité et la capacité de s'unir pour tenter d'améliorer leur situation. Quant à leurs leaders et à leurs cadres, ils se distinguent généralement par leur niveau culturel, le capital d'expériences qu'ils ont accumulé, la densité du réseau de relations qu'ils peuvent mobiliser et parfois même leur appartenance aux catégories sociales traditionnellement dominantes.
Cette composition sociale biaisée est encore beaucoup plus nette en ce qui concerne les organisations "non gouvernementales" puisqu'elles sont dans leur quasi-totalité formées d'élites urbaines, masculines, ayant un haut niveau d'éducation et de formation et appartenant aux classes moyennes et supérieures. Au total, organisations communautaires de base et organisations 'non gouvernementales" ne correspondent ensemble qu'à une très faible partie de la population (un dixième ou un peu plus dans le meilleur des cas) et cette partie a des caractéristiques socio-économiques et culturelles assez sensiblement différentes de l'ensemble.
Une récente étude portant sur le mouvement anti-mondialisation Attac, montre que cette association est composée en majorité de personnes "à qualification reconnue" susceptibles d'être des leaders d'opinion.
Si la société civile internationale se développe, elle se développe inégalitairement, renforçant le fossé entre les pays riches et les pays pauvres, d'une part, mais accentuant également la distance séparant les élites militantes ou plus généralement les classes moyennes du reste de la population.
En outre, ces mouvements et associations répondent à des intérêts fondamentalement divergents. L'éclectisme est ici la règle, non seulement parce que les contextes culturels, sociaux et politiques dans lesquels ils prennent naissance sont à l'évidence éminemment contrastés mais parce qu'ils répondent à des intérêts inscrits dans le local. Ici, c'est de la défense du Roquefort dont il est question. Là, ce sont les forêts qui sont au centre du débat.
C'est ce type d'approche qui prévaut dans l'analyse des mouvements anti-mondialisation où l'accent est mis sur des organisations et associations comme Attac, etc. C'est ce type d'approche qui prévaut également dans le domaine des sciences politiques ou de la sociologie politique dès lors que l'on s'interroge sur la possible émergence d'une société civile internationale.
Trois éléments caractérisent cette société civile "re-découverte".
- Tout d'abord, elle est le lieu, la sphère où se déploie l'action collective. Jan Aart Scholt dans un sémillant article intitulé "Qu'est ce que la société civile mondiale?" (Scholt, 2001) attire l'attention sur ce point, même si à la suite de bien d'autres, il réfère l'exercice de cette action aux associations. "La société civile existe quand des gens mènent des efforts concertés visant à transformer les règles par le biais des associations" écrit-il. La société civile est action, action qui passe par des associations ou des ONGs mais qui peut également être portée par des groupements ou des mouvements protestataires. Les mouvements anti-mondialisation sont à cet égard, tout à fait significatifs en ce qu'ils tentent de faire valoir à l'échelon "global", à l'échelon de la planète, des revendications particulières voire corporatistes. C'est là, sans doute, l'une des caractéristiques importantes de cette société civile redécouverte que de promouvoir sinon les corps intermédiaires du moins les instances intermédiaires entre l'individu et l'Etat que la Révolution française s'était ingéniée à faire disparaître.
- La re-découverte de la société civile contribue ainsi à réévaluer le rapport du citoyen à l'Etat, du pouvoir politique à l'homme ordinaire. En fait, dans la veine des réflexions conduites par J. Habermas (Habermas, 1988), l'on peut penser que l'émergence de ce nouveau mode de "faire société au quotidien" correspond à une nouvelle forme de citoyenneté et à un nouveau régime de démocratie, basé sans doute moins sur le principe de la représentation et beaucoup plus sur la délibération d'une part, la participation et la responsabilisation individuelle d'autre part. Dans ce cadre, en voie de rénovation significative, la société civile est baignée par le politique et le politique est imprégné par la poussée des revendications et expressions d'intérêts qui prennent naissance dans la société civile.
- Parallèlement, les revendications identitaires, la résurgence des particularismes, la montée en puissance de l'individu conduisent à la réévaluation des manières de penser l'institution, qui ne peut plus être représentée comme un cadre rigide et figé mais doit être analysé comme un lieu de tensions entre l'instituant et l'institué, entre la puissance conservatrice et les dynamiques du changement. Le développement de la société civile interpelle ainsi ce que les (post-) modernistes énoncent comme étant une tendance à la fragmentation et au démantèlement des institutions ou encore ce qu'Anthony Giddens (1999) entrevoie comme étant un processus de dé-traditionnalisation.
La société civile au quotidien
Ces dernières remarques nous amènent tout naturellement à porter une attention beaucoup plus soutenue à cette composante de la société civile qui est, au mieux, négligée et passée sous silence et qui, au pire, se voit dénier toute importance, à savoir le domaine de l'action dans la vie quotidienne.
Paradoxalement, pour tenter de réintroduire ce thème dans l'analyse de la société, il n'est peut-être pas tout à fait incongru de recourir à la pensée de F. W Hegel dans son ouvrage paru en Français sous le titre Principes de la philosophie du droit. (1821). On l'a vu, la focale est placée sur ce que les gens font consciemment en se mobilisant volontairement pour une cause ou en fonction d'un certain intérêt. Ils engagent ainsi un rapport de forces qui oblige l'autorité à prendre en compte leur démarche. Ils peuvent également rendre service aux tutelles politico-administratives et politiques, obtenant ainsi la reconnaissance de leur existence.
Mais en quoi peut-il être intéressant voire intellectuellement productif de porter son attention sur ce que les gens, les individus, le peuple d'en bas peuvent faire au quotidien sans visée explicite ou implicite de servir un quelconque bien commun?
En quoi les pratiques et les actions des individus sont-elles d'un quelconque apport pour la compréhension du fait politique? Peuvent-elles, même, être considérées comme des éléments de la dynamique de transformation sociopolitique?
La réponse de Hegel à ces questions est, semble-t-il, sans ambiguïté. Et c'est avec le plus grand profit que l'on relira ses écrits pour éclairer le débat actuel et peut-être le faire sortir du "cul de sac" dans lequel il s'est laissé prendre en réduisant la société civile à ses organisations, associations et regroupements volontaires et formalisés et en limitant en même temps le potentiel de transformation de la sphère sociopolitique aux seuls acteurs qui sont ou qui se rendent visibles. Traduit dans le langage de la sociologie, ses écrits portent sur l'idée centrale de la production de normes. La société civile invisible ou la société civile au quotidien est le lieu, l'instance, le domaine de la production de normes. Sous la contrainte de la nécessité, les hommes sont placés en interaction. Pour produire leur existence et leur survie, pour satisfaire à leurs besoins et répondre aux nécessités de leur existence, dans la poursuite de leurs intérêts particuliers, dans le travail et dans leur velléité à améliorer la production de leur existence les hommes échangent, coopèrent, interagissent. Et de par la seule vertu de ces interactions, ils sont amenés à partager le seul bien qu'ils ont en commun: les contraintes de la nécessité. La coopération est le moyen sinon l'unique moyen de répondre à la nécessité et de satisfaire aux besoins de l'existence individuelle et collective. En découle une nécessaire solidarité sociale qui se fonde et ne peut se fonder que sur une identité collective, le sentiment d'appartenir à une communauté, le sens de l'obligation de vivre ensemble qui conduit à l'acceptation de normes communes par ajustement réciproque à l'autre.
Les échanges générés par la nécessité conduisent "naturellement", inexorablement, inévitablement à faire germer un sens d'appartenance à un tout, que soude et conforte le sentiment de partager un intérêt commun. Il est, certes, de la compétence et du devoir de l'autorité publique de veiller sur lui et d'en prendre soin. Mais c'est d'abord dans les interactions quotidiennes que se génèrent, se développent, s'ajustent et évoluent les normes qui permettent de vivre ensemble.
La conception hégélienne de la société civile ne met pas seulement en relation les actions de la vie quotidienne avec la sphère politique par la médiation de l'intérêt commun, elle pointe également la question centrale de la production "informelle" de la norme et donc la régulation de la vie sociale.
Par delà l'explosion de la participation à la vie sociale par le biais des organisations, des associations, des mouvements revendicatifs que nous rappelions en introduction de ce papier, c'est peut-être en considérant cet autre aspect de la société civile, à savoir l'invention et la réinvention perpétuelle de normes quotidiennes que l'on peut rendre compte du regain d'intérêt porté à ce concept. Compris dans le sens énoncé dans les lignes précédentes, le concept de société civile correspond bien à l'invitation d'Ulrich Beck (2001) à nous préoccuper de ce qu'il appelle la sphère du "sub politique". Mais en un temps de fragmentation, de dé traditionalisation, d'affaiblissement des institutions et des repères, c'est également une invite à considérer et à porter attention au mouvement de recomposition des modèles de régulation normatifs, qui s'opèrent sous nos yeux.
Dans ce court article, il serait inapproprié et inopportun d'essayer de développer ce dernier point. Essayons seulement de fixer le cadre de futurs développements.
L'on remarquera tout d'abord qu'en un sens la thèse de la "sub culture" nous renvoie à un avant Hegel, voir même si l'on ose s'aventurer à une telle approximation, elle nous renvoie au XVIIème, le temps des premiers penseurs du Contrat social alors que la séparation entre la société civile et le politique n'est pas encore clairement établie. Si l'on s'en tient à la thèse ou l'hypothèse contenue dans le concept de "sub politique", les développements des sociétés contemporaines génèrent un retour sur image dans notre manière d'aborder la question du rapport entre la vie quotidienne des gens ordinaires et les modalités de leur organisation pour faire société. La déconnection entre le quotidien et le politique oblige à changer la perspective d'analyse de ce qui nous était proposé comme deux pôles distincts.
Les théoriciens du contrat social ont pour point d'entrée l'individu, un sujet qui accepte l'assujettissement au prix de sa sécurité et de la préservation de ses biens. Quand bien même la perspective des pères fondateurs de la sociologie est dans nombre de cas holistique, le point d'entrée est fort voisin. Comment l'individu s'intègre-t-il à la société? Comment la société intègre-t-elle l'acteur social et maintient-elle un haut degré de cohésion sociale? Tout semble indiquer que les développements actuels de nos modernes sociétés, notamment en ce qui touche à la montée des différences, aux revendications et symétriquement en ce qui touche à ce qu'il est "convenu" d'appeler la panne de la machine à intégrer invitent à faire des interactions entre acteurs sociaux - le point d'entrée de l'analyse de la régénérescence ou de la réinvention des modèles de régulation sociale. Les temps changent et les modèles hérités des sociétés industrielles ont fait leur preuve de leur obsolescence. Le recours à l'Etat pour apporter les solutions adéquates à ce qui se joue au coeur de la société civile se révèle tout aussi inopérant que les incantations et invites à une "participation citoyenne" mise à distance du pouvoir de régulation.
Dans ce cadre, posons une remarque et une question:
- les interactions entre acteurs sont productrices de normes qui viennent réguler le rapport à l'autre, qui viennent réguler la dynamique sociale au niveau le plus essentiel, là où se forme les modalités du vivre ensemble.
- La question est alors: dans quelle mesure, par quel canal, selon quelles modalités ces normes, toujours en recomposition et en évolution, sont-elles effectivement ou peuvent-elles être effectivement prises en compte dans le politique?
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