Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2004 - Vol.06, No.02
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Conservation, réforme et révolution comme concepts sociologiques


Jean Baechler

Professeur de sociologie historique à Paris IV, membre de l'Institut de France, Académie des sciences morales et politiques. A notamment publié Les phénomènes révolutionnaires (PUF, 1970), Démocraties (Calmann-Lévy, 1985), Nature et Histoire - Éléments de sociologie historique (PUF, 2000) et Esquisse d'une Histoire universelle (Fayard, 2002).


Résumé

L'hypothèse d'une nature humaine virtuelle et de ses actualisations culturelles produit une constellation conceptuelle, composée, dans une direction, de la rationalité, de la finalité et de la faillibilité; dans une autre, des fins de l'homme, de leurs régimes et des activités qu'ils ordonnent; dans une dernière, de l'indignation, de la révolte, de la conservation, de la réforme et de la révolution au service de la perfection. La constellation embrasse tant les développements conformes à la nature humaine et à la nature des choses que ceux qui leur sont contraires. Un ordre de l'humain se trouve ainsi fondé et offert aux enquêtes philosophiques, sociologiques et historiques d'une science humaine et sociale particulière, que l'on propose d'appeler la 'staséologie'.

Mots-clés: conservation, réforme, révolution, rationalité, finalité, faillibilité, révolte, staséologie.


Abstract

Conservation, Reform and Revolution as Sociological Concepts

The assumption of a virtual human nature and its cultural actualizations produces a conceptual constellation, made up, in a direction, of the rationality, finality and fallibility; in another, of the purposes of the man, their systems of government and activities which they order; in a last, of the indignation, revolt, conservation, reform and revolution in the service of the perfection. The constellation embraces as well the developments in conformity with the human nature and the nature of the things as those which are contrary for them. An order of the human element is thus founded and offered to the philosophical, sociological and historical investigations of a particular human and social science, that we propose to call the 'staseology'.

Key words: conservation, reform, revolution, rationality, finality, fallibility, revolt, staseology.


Le débat est ancien entre conservation, réforme et révolution. Pour lui éviter de paraître en plus suranné, on peut soumettre les mots à une première opération d'épuration, qui consiste à les dépouiller de toute connotation idéologique et à s'en interdire l'emploi à des fins partisanes. Une seconde opération est plus délicate, qui consisterait à transformer les trois notions désignées par les mots en 'catégories' ou en 'concepts'. Selon que l'on choisit l'une ou l'autre solution, les conclusions diffèrent grandement. 'Catégorie' tend à désigner, dans la tradition postkantienne, un outil de l'entendement, dont celui-ci se sert pour ordonner la confusion des phénomènes. On demande à un outil d'être économique et efficace. De ce point de vue, on peut décider d'entendre par:

  • 'conservation' le maintien dans son état inaltéré d'un objet du règne humain, un monument, un milieu naturel, une constitution politique, une organisation ecclésiastique, un musée..., ou, du moins, dans un état tel que les altérations inévitables n'en changent pas la nature,

  • 'réforme' la correction d'un état dans le sens d'une plus grande adéquation à sa nature,

  • et 'révolution' un changement d'état qui exprime ou conduise à une mutation de la nature,

et ne pas se montrer trop pointilleux sur les frontières entre catégories ni sur les cas litigieux. L'interprétation en termes de catégorie incline irrésistiblement au nominalisme, qui court toujours le risque d'échouer dans le relativisme.

Pour y échapper, on peut convenir, d'un côté, que les mots sont arbitraires et pourraient être utilement remplacés par des symboles, si les sciences sociales en supportaient l'usage, et considérer, de l'autre, que la réalité accessible à notre entendement n'est pas limitée à ce que celui-ci en reconstruit avec ses catégories, mais est composée d'objets distincts, auxquels notre entendement peut accéder, à condition de s'y prendre de la manière qui convienne, par exemple en décodant le langage mathématique et en s'en servant pour lire la nature physique écrite dans cette langue mathématique. Les 'concepts' sont des objets, dont on postule qu'ils ont à la fois une réalité mentale - à ce titre, ils ne se distinguent pas des catégories - et une réalité indépendante de l'entendement. De ce point de vue conceptuel, la conservation, la réforme et la révolution servent, au-delà du rangement des phénomènes en classes distinctes, à repérer dans les affaires humaines des objets actuellement distingués par des natures ou des essences différentes.

L'entreprise est délicate pour deux raisons. D'un côté, elle risque de tourner en rond, en devenant auto référentielle et en tenant pour réels des objets en fait construits par l'entendement. De l'autre, elle est menacée de retomber dans le piège idéologique, car, si des objets humains relèvent, de nature, de la conservation, de la réforme ou de la révolution, il en résulte, par une consécution directe, qu'ils sont aussi à révolutionner, à réformer et à conserver. Une vision conceptuelle de la connaissance humaine ne se réclame pas seulement du réalisme - 'critique', bien entendu, en ce que le réel ne devient transparent dans la conscience humaine qu'à terme, à la fin d'une exploration conduite par essais, échecs, tris, cumulations et consolidations par des communautés de pairs de génération en génération -, mais elle tend à abolir aussi la distinction entre jugements de fait et jugements de valeur.

Pour éviter les deux pièges de l'autoréférentiel et de l'idéologique, il faut repérer un point d'Archimède, qui permette de démontrer que X soit à conserver, Y à réformer et Z à révolutionner, démontrer au sens où l'entend la connaissance rationnelle scientifique, à savoir la déduction de propositions à partir d'une hypothèse et leur confrontation à des expérimentations. Notre point d'Archimède et notre hypothèse seront qu'il y a une nature humaine, qu'il faut conserver ce qui lui est approprié, réformer les appropriations défectueuses et révolutionner les discordances vicieuses. L'hypothèse exige que soit vérifiée l'inscription anthropologique des concepts, avant qu'il devienne possible de tester leur usage sociologique.

L'inscription anthropologie des concepts

La liberté

Il ne suffit pas de poser qu'il y a une nature humaine, au même titre que les abeilles, les lions et les papillons ont, eux aussi, leur nature. Il faut la définir, au sens d'Aristote, de telle manière que la définition désigne l'essentiel, au sens étymologique de 'l'essence de'. Une manière prudente de procéder est de rechercher un ou plusieurs caractères que l'espèce aurait en propre, soit au titre d'exclusivité soit en en poussant l'expression assez loin, pour que le reste du règne vivant n'en présente, au mieux, que des esquisses à peine perceptibles. L'exclusivité humaine saute aux yeux: l'espèce est la seule à pouvoir exciper d'une historicité, qui affecte toutes les dimensions de l'existence humaine, si bien qu'il n'y a jamais une manière universelle et perpétuelle d'être humain. Le propre de l'espèce humaine est d'être distribuée en populations culturellement définies et en cultures soumises à transformations dans le temps. Le constat exprime cette particularité humaine de n'être pas programmée. Plus précisément, sa nature programmée est virtuelle - l'espèce est dotée génétiquement de la capacité du langage, par exemple - et ses actualisations culturelles - les représentants de l'espèce font l'apprentissage d'une langue dans un cercle social langagièrement particularisé. La nature humaine est libre, en ce sens précis et repérable expérimentalement qu'elle est virtuelle et ses actualisations culturelles.

La rationalité et la finalité

De cette hypothèse fondatrice, on tire directement une thèse, à savoir qu'une espèce animale libre est inévitablement problématique, au sens où se posent à elle des problèmes de survie et de destination. Ces problèmes doivent être résolus par les représentants de l'espèce d'une manière assez satisfaisante, pour qu'elle soit perpétuée dans le règne vivant. Cette déduction à partir de la liberté adjoint à celle-ci deux caractères corollaires de l'espèce. Elle doit être 'rationnelle', au sens modeste où elle doit être capable de résoudre les problèmes que sa nature lui pose, sinon elle ne serait jamais apparue sur l'arbre du vivant, ou bien ce rameau eût bientôt péri. Par exemple, le langage virtuel exige la capacité à produire des langues actuelles et à en réussir l'apprentissage. D'autre part, cette espèce libre et rationnelle est aussi finalisée, si l'on entend par 'fin' la solution d'un problème de survie ou de destination de l'espèce. Celle-ci est conflictuelle et grégaire, mais sa liberté la prive de tout dispositif inné de contrôle spontané de la violence, ce qui lui pose un problème de survie: "comment vivre ensemble sans s'entre-tuer?". Un examen du problème conduit à la conclusion que la seule issue est, non pas de chercher à abolir les conflits, ce qui est impossible, mais à chercher à les résoudre sans recourir à la violence, ce qui ne peut se faire qu'en observant des principes de justice. "La pacification ou la paix par la justice" est la solution du problème. On peut convenir d'appeler fin une telle solution, qui a valeur pour l'espèce, de même que le problème se pose à l'espèce entière. Dont il résulte, si on tient compte de la liberté, que les problèmes et les solutions doivent recevoir des transcriptions culturelles particularisées. Quant à la rationalité, elle s'applique plus précisément à la résolution de tous les problèmes d'effectivité que posent les fins, car il ne suffit pas de poser la paix par la justice comme une fin de l'homme, il faut encore entreprendre de les rendre effectives entre humains.

Pour ce faire, la rationalité humaine met en oeuvre les moyens du bord humain, qui consistent, en substance, en trois transcriptions plus précises du binôme problème / solution. On retrouve, par ce biais, les distinctions classiques entre l'agir, le faire et le connaître. Connaître, c'est poser de bonnes questions et leur trouver les bonnes réponses, sous le contrôle de la réalité. Le critère propre du connaître est le vrai et le faux, qui n'échappent au relativisme et à l'autoréférentiel qu'en se réservant des ouvertures sur la réalité. Faire, c'est donner forme à une matière ou matérialiser une forme, en se guidant sur les critères de l'utile et du nuisible, qui évitent l'arbitraire et le n'importe quoi en se définissant par rapport aux fins de l'homme. Agir, enfin, c'est réunir des moyens pour atteindre des fins, dont l'ensemble ordonné assigne à l'agir les critères du bien et du mal. L'espèce humaine et ses représentants résolvent les problèmes posés par la liberté, la virtualité et l'actualité, en recourant à des actions, à des factions et à des cognitions. Plus spécifiquement, les fins de l'homme exigent la mobilisation de celles-ci et leur mise en oeuvre aussi effective que possible, en se conformant le mieux possible au vrai, à l'utile et au bien. La paix par la justice, par exemple, est une fin et un élément du bien, qu'il convient de poursuivre en sachant précisément ce qu'il faut entendre par paix et par justice et en mettant au point les dispositifs et les procédures appropriés pour les obtenir. On peut soutenir, à la suite d'Aristote, que la justice se décompose en règles du jeu ou lois et en droits, ce qui revient à chacun dans les échanges, les partages et les punitions. De là, on peut s'attacher à définir les procédures appropriées au partage équitable du pouvoir, des richesses et du prestige. L'enquête cognitive conduit à la conclusion que le partage du pouvoir est équitable et légitime au regard de la justice exigée par la paix, s'il est distribué par les obéissants à ceux qu'ils jugent compétents, pour conduire à bonne fin des entreprises collectives; que celui des richesses exige, pour être juste, qu'elles soient réparties en proportion à la contribution de chacun à leur production; que celui du prestige repose sur les suffrages des admirateurs des performances accomplies par les admirés dans des activités reçues comme admirables par les uns et les autres. Dans une étape ultérieure, les acteurs doivent recourir au faire, pour façonner les institutions et les organisations susceptibles de rendre les partages effectués les plus conformes à la justice dont ils relèvent.

Les régimes

On peut convenir d'appeler 'régime' d'une fin les dispositifs et les procédures mis au point au service de sa poursuite. Les critères de la rationalité imposent de distinguer entre au moins deux régimes d'une fin, un 'bon', qui réserve des chances raisonnables de l'approcher, et un 'mauvais', qui en tient éloigné. Il peut aussi se faire qu'il y ait plusieurs bons et plus d'un mauvais régimes, il importe peu dans le présent contexte, où il est exclusivement question de déduire des concepts de l'hypothèse première et fondatrice de la liberté humaine comme non programmation et comme virtualité. Dans l'exemple de la paix par la justice, le ou les bons régimes instaurent une paix effective entre humains vivant en société, en assurant de bonnes lois et en faisant en sorte que chacun ait le sentiment d'y trouver le sien. Au contraire, un ou des mauvais régimes ou bien imposent la paix par l'étouffement contraint des conflits, ou bien la compromettent par des résultats injustes dans tout ce qui relève du droit. On peut encore convenir d'appeler 'naturels' le ou les bons régimes d'une fin, et 'dénaturés' son ou ses mauvais régimes. 'Naturel' signifie que les régimes sont appropriés à la nature d'une fin, ce qui revient à poser aussi, par transitivité, qu'ils conviennent aussi à la nature humaine, puisque les fins sont les solutions de problèmes posés par la nature humaine virtuelle. Naturel ne signifie pas que le régime naturel soit naturellement réalisé en toutes circonstances. L'hypothèse, outre qu'elle contredirait toutes les données empiriques, entrerait aussi en contradiction avec l'hypothèse initiale, puisque ce serait admettre la programmation des régimes naturels. L'hypothèse impose un corollaire aux régimes, à savoir que, pour qu'ils soient conformes aux exigences de la nature de l'espèce et de ses fins, il ne suffit pas qu'ils aient été conçus dans le respect des critères du bien, de l'utile et du vrai, il faut encore que soient réunies des 'conditions d'effectivité ou de possibilité', dont aucune raison a priori n'impose de supposer qu'elles soient toujours ou même le plus souvent réunies dans les différents contextes culturels d'actualisation de la nature humaine et de ses fins.

Les ordres

Une dernière déduction s'impose. Convenons d'appeler 'ordre' le domaine ou l'espace défini par une fin. C'est un espace à dimensions multiples, puisqu'il est défini par une fin, des actions, des factions, des cognitions, des régimes, des actualisations culturelles, des développements historiques. Mais il demeure que la fin propose le principe de la dimensionalité, si bien qu'il convient de définir les ordres par les fins. Nous convenons, par exemple, d'appeler 'politique', l'ordre consacré à la pacification par la justice; 'économique', celui voué à la prospérité et à la réunion des ressources exigées par les besoins humains; 'hygiénique', celui dévoué à l'entretien de la santé; 'démographique', celui en charge d'assurer la perpétuation biologique de l'espèce; 'éthique', celui qui s'attache aux fins dernières, que ce soit le bonheur ou la béatitude. Et ainsi de suite. En visant le dénombrement le plus économique, on parvient à distinguer une douzaine de fins et d'ordres, qui paraissent nécessaires et suffisants, pour inclure dans une problématique unique et unifiée l'intégralité et la totalité du règne humain et des matières qui le composent.

La faillibilité

Les concepts de fin, de régime et d'ordre font émerger, à leur tour, les concepts de conservation, de réforme et de révolution et, qui plus est, permettent de fondre en eux des jugements de fait et de valeur. La conservation désigne à la fois ce qui peut et doit être conservé, la réforme ce qui peut et doit être réformé, et la révolution ce qui peut et doit être révolutionné. Pour réussir cette nouvelle déduction, il faut retenir un quatrième et dernier caractère de la nature humaine, à côté de la liberté, de la rationalité et de la finalité: la 'faillibilité'. La faillibilité est incluse analytiquement dans le concept de liberté comme non programmation, car une espèce incapable d'irrationalité, de contre finalité et d'illiberté serait programmée, à la manière dont des systèmes mécaniques ou organiques peuvent, sans doute, tomber en panne et se dérégler, mais ne peuvent pas errer et se tromper. La faillibilité humaine exploite et la capacité des contraires impliquée par la liberté et la probabilité presque infinie que les représentants de l'espèce choisissent les mauvais contraires, ceux qui compromettent et lèsent la liberté, la finalité et la rationalité.

Que la liberté implique la capacité des contraires n'exige pas de plus ample explication, car la capacité est une explicitation positive de la non programmation. Les contraires concernés sont les critères des trois activités: le vrai / faux, l'utile / nuisible, le bien / mal. Il serait évidemment absurde de soutenir qu'il est indifférent de choisir l'un ou l'autre contraire. Il est donc tout aussi absurde d'avancer que la liberté s'exprime et s'actualise dans l'indifférence aux contraires ou, pire encore, dans le choix des contraires négatifs. La liberté humaine est définie non seulement par le choix autonome et délibéré, mais aussi par la rectitude, définie par les activités et les fins de l'homme. Il demeure que la liberté fonde la faillibilité par la capacité des contraires. Il resterait à montrer pourquoi l'espèce et ses représentants ne manquent jamais de saisir la possibilité qui leur est offerte de faillir et de choisir les mauvais contraires. Un examen de la question serait déplacé. Il suffira d'évoquer le statut d'idéal inaccessible des fins, la prééminence de l'agir et son confinement dans la singularité incertaine, les moyens très limités à la disposition des acteurs individuels, la pression des passions, et ainsi de suite. Les occasions de faillir sont si nombreuses et irrésistibles que l'espèce humaine ne devrait pas exister ou aurait dû périr depuis longtemps. Si, en effet, l'espèce est libre et ses représentants faillibles du fait de la liberté, la liberté interdit la résolution des problèmes humains de survie et de destination. Donc l'espèce ne peut survivre, ce qui est empiriquement faux, et elle n'a pas de sens, ce qui est peu plausible et même faux du point de vue du vivant, car l'espèce humaine trouve un sens minimal, en démontrant qu'une espèce vivante libre peut survivre!

La seule issue hors de l'impasse et de la contradiction est de suppléer la faillibilité individuelle par des correctifs reposant sur le mécanisme des essais et des échecs. L'espèce est sauvée, dès lors que ses représentants peuvent multiplier les tentatives, trier celles qui sont un peu moins manquées, les ajouter les unes aux autres et finir par bâtir des dispositifs qui limitent les conséquences de la faillibilité. Mais ce sauvetage en appel ne doit pas être interprété en termes évolutionnistes, au sens où l'histoire de l'espèce conduirait infailliblement à l'émergence toujours plus assurée de prothèses collectives, garantissant le succès des entreprises humaines. Deux contraintes interdisent cet optimisme. D'une part, les dispositifs exigent la réunion de conditions de possibilité, qui résultent elles-mêmes de développements indépendants et dont la rencontre est, par conséquent, aléatoire. D'autre part, les acteurs demeurent toujours aussi faillibles dans tous les contextes, et leur faillibilité peut aller jusqu'à détruire les dispositifs les mieux conçus. En un mot, les conséquences délétères de la liberté peuvent être palliées localement et temporairement, mais jamais de manière définitive. L'optimisme évolutionniste appliqué à l'espèce humaine est victime d'une contradiction logique, puisqu'il repose sur l'hypothèse que la non programmation conduit irrésistiblement à la programmation. Le rejet de cette hypothèse en impose une autre tout à fait différente, où la non programmation compromet la survie sauf palliatifs, dont il est impossible de tirer de leur efficacité passée la certitude de leur efficacité future.

La révolte

Telle étant la situation, la 'révolte' doit être un trait dominant de l'espèce. Cette affirmation est une manière de théorème tiré des prémisses. C'est aussi une donnée empirique, massive et universelle: les humains ne cessent de déplorer leur sort et de s'en indigner. La protestation perpétuelle n'est pas une manie, c'est l'expression psychique et sociale d'une contrainte conceptuelle puissante. Résumée à l'essentiel, elle résulte de ce que la faillibilité contredit la nature, de ce que la contradiction excite la révolte et de ce que celle-ci nourrit la nostalgie de la perfection, qui s'exprime dans les concepts de conservation, de réforme et de révolution. Pour s'assurer de la justesse de l'enchaînement, il faut examiner chaque étape du raisonnement.

"La faillibilité contredit la nature". Contrairement aux apparences, l'inclusion de la faillibilité dans la liberté n'infirme pas cette proposition. Une espèce libre a la capacité des contraires et a toutes chances de saisir plutôt les mauvais contraires. Cette disgrâce ne contredit pas le fait que sa nature aspire spontanément aux bons contraires. L'aspiration est l'expression de la finalité, qui s'identifie à la résolution des problèmes humains. Il serait absurde, du point de vue de la rationalité du vivant, que celui-ci ait pu sélectionner une espèce, dont la pente naturelle serait inclinée aux mauvaises solutions de ses problèmes de survie, car ce serait avancer que la rationalité biologique peut s'accomplir dans l'irrationalité humaine. L'absurdité frapperait n'importe quelle espèce, dont on soutiendrait qu'elle est naturellement et biologiquement équipée pour périr! Ce n'est pas succomber à l'angélisme que d'affirmer, avec Aristote, que les humains aspirent naturellement au bien, au vrai et à l'utile, c'est faire preuve de bon sens et accepter les enseignements des sciences de la vie.

Les humains y aspirent, mais échouent à les atteindre, ce qui doit "exciter leur révolte". Si l'on courbe une branche dans le sens opposé à sa courbure naturelle et spontanée, elle oppose une résistance à la contrainte et se redresse à la première détente, à condition de n'avoir pas été brisée. De même, les humains plient sous les contraintes dans le sens des mauvais contraires, certains ou la plupart sont peut-être brisés, mais pas tous et encore moins ceux qui ne sont pas encore nés, ce qui fait que certains cherchent à lever les contraintes et que la plupart sinon tous sont disposés à se redresser à mesure qu'elles s'allègent, et à rejoindre leur stature naturelle. Derechef, ce n'est pas de l'angélisme, mais du bon sens conforté par les meilleurs raisonnements et par les expériences les plus constantes. Si les fins de l'homme sont les solutions des problèmes humains de survie et de destination et que les solutions ne peuvent être trouvées qu'en mobilisant conjointement l'agir, le faire et le connaître, la réussite compatible avec la survie impose de s'attacher au bien, à l'utile et au vrai et à fuir le mal, le nuisible et le faux. Comme toutes les espèces du vivant, l'humanité est équipée pour survivre, avec cette particularité et même singularité remarquables que, sa liberté comme non programmation impliquant la faillibilité, elle doit pallier celle-ci par le recours à des dispositifs et à des procédures d'essais et d'échecs.

D'où le troisième moment du raisonnement: "la révolte humaine est une nostalgie de la perfection". La conclusion est obvie. Si la révolte réagit contre les résultats de la faillibilité, elle ne peut réussir qu'en se dressant contre celle-ci. La réussite dans la correction de la faillibilité bénéficie aux bons contraires et, par leur entremise, à l'actualisation des fins. Mais les bons contraires, à leur tour, ne peuvent s'effectuer que par l'entremise des bons régimes. Ainsi, pour être effective, la révolte, née de l'indignation au constat de la faillibilité humaine, doit s'appliquer à deux tâches distinctes. D'une part, elle doit s'attacher à améliorer le fonctionnement des bons régimes, s'ils sont déjà en place, quitte à se battre pour remplacer les mauvais régimes par les bons, quand il y a lieu. D'autre part, elle doit veiller, dans le cadre même des bons régimes les plus perfectionnés, à corriger les échecs inévitables. En effet, la faillibilité constitutive de la liberté maintient sa contrainte et retient la perfection dans un effort de perfectionnement à renouveler perpétuellement. Même en se donnant par hypothèse un état de l'humanité, où tous les ordres seraient régis par leurs régimes naturels, il demeurerait indispensable de chercher à en améliorer l'effectivité et à en corriger les résultats. La révolte est justifiée, à condition de respecter strictement deux règles impératives: résulter en entreprises favorables aux fins de l'homme et à leurs régimes naturels, et ce dans quelque ordre que ce soit; se garder de croire à la possibilité d'atteindre à la perfection, car ce serait faire abstraction de la faillibilité inscrite dans la nature humaine par sa liberté.

Les concepts

La déduction des trois concepts de conservation, de réforme et de révolution a été conduite à son terme. On peut les exprimer dans les termes suivants. La nature humaine, sa liberté, sa rationalité et sa finalité exigent que soient:

  • conservés tous les résultats intermédiaires positifs, obtenus dans les explorations conduites par essais et échecs, et, a fortiori, tous les régimes naturels fondés grâce à des explorations réussies; plus explicitement, il faut conserver les dispositifs et les procédures - c'est-à-dire les régimes - appropriés à l'exploration du bien, du vrai et de l'utile;

  • réformés tous les dispositifs et les procédures qui fonctionnent mal ou moins bien qu'ils ne devraient et pourraient, et tous les états de l'utile, du vrai et du bien, dont il soit assuré qu'ils puissent être amendés sans risquer une détérioration;

  • révolutionnés tous les régimes dénaturés au bénéfice des régimes naturels, ainsi que toutes les erreurs, tous les maux et toutes les nocivités qui apparaissent comme des obstacles à la perfection et non comme des défauts réformables de l'imperfection.

Une formule plus ramassée donnerait: il faut conserver ce qui est réformable, réformer ce qui est conservable et révolutionner tout le reste.

L'usage sociologique des concepts

Pour passer de l'inscription anthropologique à l'usage sociologique, la formule doit subir une opération subtile et délicate. D'un côté, elle doit quitter son rôle de recommandation pour l'action, pour le retrouver chaque fois que des acteurs humains pris dans des situations déterminées ont lieu de s'indigner, de se révolter, de réformer et de révolutionner, en prenant soin de conserver ce qui doit l'être. De l'autre, elle doit garder ses vertus analytiques, ce qu'elle ne peut faire qu'en préservant ses capacités de discrimination entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. L'opération à effectuer est propre aux sciences de l'humain. En tant que sciences, elles doivent s'attacher à expliquer pourquoi les affaires humaines sont comme nous constatons qu'elles sont. En tant qu'humaines, les affaires sont ordonnées sur des fins et régies par des dispositifs bons ou mauvais. Les hypothèses des sciences doivent donc intégrer les jugements de valeur comme autant de jugements de fait, sans que les premiers apparaissent jamais comme des préférences du chercheur, même si, par ailleurs et en tant qu'acteur humain, non seulement il peut mais doit encore y adhérer. L'opération exige une souplesse intellectuelle, mentale et psychique d'une difficulté telle, qu'elle suffit à expliquer que l'idéologisation menace gravement et inévitablement les sciences de l'humain.

L'indignation

Si les hypothèses et les déductions conceptuelles sont exactes, les réalités humaines doivent contenir de bonnes et de mauvaises indignations, qui se distinguent les unes des autres non par leurs conséquences heureuses ou fâcheuses mais par leurs saveurs différentes. Une indignation résulte d'une blessure de la sensibilité par une expérience. Plus précisément, elle mêle plusieurs émotions, dont le dégoût et la colère. Abandonnons au psychologue le souci de pénétrer plus avant dans l'analyse de ce sentiment complexe. L'occasion de l'indignation peut être procurée par une infinité de circonstances et d'objets, qui ont tous en commun de se trouver dans un état qui contredit ce qui devrait être aux yeux du sujet de l'indignation. Il importe peu, au moment présent de l'analyse, que le sujet ait raison ou non de s'indigner au regard des fins de l'homme et des critères de ses activités. Seul compte le fait brut et émotionnel que le sujet ne puisse rester indifférent et soit porté dans une disposition d'esprit qui le persuade qu'il faudrait "faire quelque chose". Normalement, c'est-à-dire selon ce que l'on peut savoir de l'agir humain, cette disposition d'esprit doit mobiliser l'intelligence, chargée de vérifier qu'il convient effectivement de faire quelque chose et qu'il est possible de faire quelque chose, et de se mettre en quête de ce qu'il faut faire précisément pour sauver la situation. Après quoi, la volonté prend le relais et s'efforce de faire quelque chose en fait. On peut résumer ces processus psychiques complexes par une formule simple: l'éveil de la sensibilité mobilise de l'énergie au service de la volonté éclairée par l'intelligence.

Si on décide de mettre l'intelligence, la volonté et la justesse des raisons de s'indigner entre parenthèses, comment réussir à distinguer entre de bonnes indignations et de mauvaises? A première vue, une indignation est une affectation de la sensibilité, sans doute susceptible d'une infinité de nuances, mais pas davantage d'un jugement de valeur qu'une douleur. C'est, pourtant, bien le cas. Soit un sujet indigné par le spectacle d'une misère atroce frappant un enfant. Supposons encore que la misère blesse effectivement la dignité humaine et non seulement l'idée que s'en fait le sujet. Son atterrement est, sans doute, moralement neutre en tant qu'affectation de la sensibilité, mais la neutralité tombe avec l'objectif assigné à la volonté et à l'intelligence éveillées par la sensibilité. L'objectif peut être soit la levée de la misère des enfants soit l'apaisement de la souffrance morale du sujet. C'est l'un ou l'autre, car, même s'il est vrai que la réussite calmerait aussi la souffrance, cette conséquence est un bénéfice secondaire ou une récompense, ce n'est pas l'objectif prioritaire. La même indignation peut rester confinée dans la subjectivité, au sens où toutes les entreprises subséquentes ont une finalités égoïste et égocentriste, ou bien animer des entreprises appliquées à des fins de l'homme. Les indignations égoïstes sont condamnables, car elles induisent la possibilité que l'acteur se résolve à n'importe quoi, pourvu qu'il se sente mieux. Les indignations soumises aux fins sont recommandables, car elles se réservent des chances de faire progresser dans le sens de la perfection.

La conclusion permet de porter une condamnation objective et non pas idéologique sur les activités terroristes de la "Fraction Armée Rouge" allemande, des "Brigades Rouges" italiennes, d' "Action Directe" en France, de l'"Unabomber" américain. À l'origine des activités, il y a certainement une indignation réelle devant une situation possiblement répréhensible. L'erreur est de prétendre la corriger non pas en recourant aux procédures ouvertes à la réforme dans des régimes démocratiques, mais à des moyens dont il est certain qu'ils exciteront une répression policière au moins proportionnée. Si les indignés prétendaient contribuer effectivement à la correction de la situation, la voie choisie est irrationnelle et contredit un critère de l'humain. Ce n'est pas le terrorisme en lui-même qui est condamnable, car on ne peut pas exclure que, en certaines circonstances, un assassinat terroriste soit recommandé au service d'une fin humaine. L'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler pourrait s'en réclamer. Mais, dira-t-on, l'historien et le sociologue n'ont pas à entrer dans ces considérations. Si, car n'importe qui ne recourt pas dans n'importe quel contexte à des mesures irrationnelles pour exprimer son indignation. Un historien et un sociologue qui rangeraient dans la même classe de terroristes le colonel-comte von Stauffenberg et Andreas Baader, commettraient une faute cognitive du point de vue même de l'objectivité et de la vérité scientifiques.

La révolte

La révolte déborde l'indignation, si l'on convient de la définir par la mobilisation conjointe de la sensibilité, de l'intelligence et de la volonté. Pour décider si une révolte est justifiée ou non, il faut s'en rapporter à l'intelligence et vérifier qu'elle s'applique, en examinant des projets, des plans, des stratégies, des tactiques et des moyens de les mettre en oeuvre, à se persuader que toute cette logistique de l'agir est bien au service d'une fin de l'homme. Il peut se faire qu'une révolte soit justifiée, alors qu'il est apparent aux yeux de l'acteur lui-même qu'elle doit conduire à un échec certain. Dans les situations extrêmes de l'idéocratie dans sa phase terroriste, se dresser ouvertement contre le pouvoir est un acte suicidaire, mais celui-ci peut sauver l'honneur de la nation et de l'espèce. Il est bon pour la survie de celles-ci que la majorité courbe l'échine et suive les conseils de la lâcheté, il est encore meilleur qu'au moins un individu choisisse de témoigner par son martyre. Mais le même geste en démocratie serait le fait d'un dérangé, car ce régime n'exige pas l'héroïsme du martyr, il a plutôt besoin du dévouement obscur et persévérant de la majorité au bien commun. La révolte est bonne qui sert une fin de l'homme, et mauvaise celle qui la dessert. La proposition suffit à disqualifier la distinction entre éthiques de la conviction et de la responsabilité. Il n'y a d'éthique légitime que responsable au regard des fins et convaincue dans son engagement au service des fins. La distinction sent le relativisme et le subjectivisme des fins. À suivre cette voie, on finirait par admettre comme légitimes les crimes des Montagnards, des Bolcheviks, des Gardes Rouges, des Nazis, des Interahamwe et consorts, du moment qu'ils étaient intimement convaincus de bien faire.

Les critères des bonnes et des mauvaises révoltes sont clairement les fins objectives. Malheureusement, les fins ne peuvent être poursuivies que par l'entremise d'objectifs concrets. La pacification par la justice, par exemple, passe par l'installation d'un régime politique démocratique, assez stable et efficace pour produire effectivement de bonnes lois et rendre à chacun ce à quoi il a droit, dans une politie solide et durable, réunissant en société des individus et des groupes disposés à nouer leur sort à la recherche du bien vivre. Comme une révolte résulte en une entreprise aux résultats incertains, comme le sont toutes les entreprises humaines, une révolte justifiée par une fin de l'homme peut conduire à des conséquences finales contraires à cette même fin. Pour éviter cette issue fâcheuse, la prudence conseille à la révolte de prendre garde à traiter de la manière appropriée ce qui doit être conservé, réformé ou révolutionné. Sans doute, mais il arrive que certaines conséquences de la révolte soient sans rapport aucun avec l'occasion de leurs origines. L'historien et le sociologue doivent redoubler d'attention. On peut plaider, avec de bons arguments à faire valoir, que l'Église chrétienne doit être le siège de révoltes perpétuellement renouvelées, en raison même de ses exigences presque surhumaines de perfection au service de la béatitude. De fait, la documentation révèle des crises d'âge en âge, plus ou moins profondes et étendues, selon que les révoltés sont isolés ou regroupés et que leur révolte porte sur des imperfections plus ou moins essentielles. Il est probable que cet état de crise à peu près permanente est indispensable à l'équilibre et au succès de l'institution.

Telle étant la situation générale, il est impossible, d'un point de vue scientifique, de traiter la réforme du XVIe siècle comme un développement religieux et ecclésial déclenché par la révolte de Martin Luther. L'occasion est manifestement une révolte provoquée par la perception indignée d'imperfections doctrinales et ecclésiales, comme il y en eut d'innombrables dans le passé, mais les conséquences historiques de la révolte ont beaucoup plus à voir avec l'émergence des polities européennes, l'esquisse d'un système transpolitique, la consolidation des organes politiques par des hiérocraties, les prodromes de la nation comme principe de cohérence et de cohésion, bref les facteurs politiques débordent de très loin les données proprement religieuses, non seulement au XVIe siècle, mais aussi bien au XVIIe et même plus tard, selon les pays européens. Ainsi, une révolte, qui aurait dû aboutir, au mieux, à une réforme de l'Église conservée, a abouti à une révolution intégrale. Le chercheur n'en doit pas tirer une condamnation de Luther, mais la conclusion plus féconde que l'émergence des polities-nations et de leur concert en Europe devait inévitablement induire des tensions majeures avec la catholicité de l'Église.

La conservation

L'application du concept de conservation conduit à une dichotomie analogue entre celles qui sont justifiées et d'autres qui sont à condamner. L'application est la plus claire et la plus simple, en son principe, à propos des régimes des fins. Les régimes naturels sont à conserver et les régimes dénaturés à changer, de manière quasiment tautologique. Quel usage peuvent en faire l'historien et le sociologue? Cet usage ne saurait être un regret rétrospectif ni des recommandations actuelles sur la manière d'agir des acteurs historiques et sociaux. L'usage légitime est plus subtil et plus délicat. Soit un régime démocratique bien institué et bien installé dans une politie bien conformée et peuplée de citoyens qui se supportent les uns les autres. Le sociologue et l'historien peuvent tirer de cet état de fait plusieurs conclusions utiles à leurs travaux. L'une posera que la probabilité est presque infinie qu'il se trouvera toujours une majorité pour vouloir conserver le régime et jamais une majorité pour vouloir en changer. La raison en est que les procédures propres à une démocratie, y compris les moyens de la réformer, sont telles qu'il est impossible que la majorité s'en trouve mal. Seules des minorités impuissantes peuvent y perdre et vouloir un changement de régime. C'est pourquoi une démocratie est, empiriquement, le régime le plus durable. Les chercheurs peuvent, à partir de là, s'atteler à plusieurs enquêtes.

La plus urgente s'efforcerait de préciser les conditions à réunir, pour que la stabilité soit assurée, et les raisons de la réunion des conditions: pourquoi Venise? pourquoi la Suisse? pourquoi les Provinces-Unies et les Pays-Bas? Inversement, des enquêtes pourraient s'attacher aux instabilités: pourquoi la France vit-elle l'instabilité constitutionnelle, sans qu'il en résulte des développements politiques ni sociaux extrêmes? Pourquoi la République de Weimar a-t-elle sombré dans l'abîme nazi? Une autre piste encore, à plus vaste échelle, s'attacherait à l'examen du contraste entre le sort des démocraties prémodernes, toutes finalement abolies par des royaumes et des empires militairement plus puissants, et celui de la démocratie américaine, qui a su démontrer que la liberté et la puissance sont compatibles, en rendant anecdotiques les problèmes de nombre et d'espace et en tirant des bénéfices multipliés de la combinaison du grand nombre et du pluralisme. Et ainsi de suite. En prenant pour guide d'enquête la naturalité des régimes, le concept de conservation est, semble-t-il, d'application plus simple et plus directe que celui de révolte, dans toutes ses dimensions: la réunion des conditions de possibilité des régimes naturels à conserver; la manière dont ils se conservent; les minorités qui s'opposent à eux; les contraintes susceptibles de les ruiner...

La réforme

La problématique sociologique de la réforme est donnée par la formule "il faut réformer le réformable", où le plus important est le 'able' et le 'il faut'. Seuls les régimes naturels sont susceptibles d'être réformés au sens propre. Ils doivent aussi l'être perpétuellement, car ils sont irrésistiblement corrompus. Une tyrannie ne peut pas être réformée, dans aucun des deux sens abusifs possibles. On ne passe pas d'une tyrannie à une démocratie, en réformant la première et en gagnant la seconde par touches successives. Il y faut une rupture aussi minime soit-elle, car on change de logique politique, en déplaçant les sources du pouvoir de ceux qui détiennent la force à ceux qui obéissent. Inversement, une tyrannie amollie, qui cherche à se revigorer dans le sens tyrannique, subit peut-être des réparations dans son fonctionnement, mais on ne saurait dire qu'elle bénéficie d'une réforme. Non seulement par définition mais encore et surtout par nature, la réforme désigne l'application de mesures destinées à perfectionner un régime naturel. La proposition vaut aussi pour la "réforme personnelle", car elle s'applique proprement à un régime éthique de la vie bonne, dont le sujet concerné prétend s'imposer un respect plus en harmonie avec les exigences de la perfection.

Le 'il faut' sollicite l'historien et le sociologue de deux manières. L'une est délicate à mettre en oeuvre, car elle consiste, une fois postulée l'imperfection des régimes les mieux conçus et institués et la corruption inévitable de leurs productions, à estimer l'extension et la profondeur des corruptions. L'entreprise, à supposer qu'elle pût être conduite à bon terme, ne viserait évidemment pas à porter un jugement appuyé sur un 'indice de corruption', mais à obtenir un tableau réaliste du milieu étudié et à s'en servir pour expliquer la nature et l'ampleur des mouvements de réforme produits par ce milieu, ce qui représente la seconde manière de solliciter les chercheurs. Pour révéler la difficulté de l'évaluation, il suffira de l'esquisse d'une problématique. Soit la justice distributive appliquée aux richesses. En régime naturel, c'est-à-dire en démocratie, les ressources sont distribuées proportionnellement à la contribution de chacun à leur production. La méthode exclusive pour révéler les contributions et les proportions est le recours à des marchés réglés, c'est-à-dire soumis à la loi et au droit ou, ce qui revient au même, soustraits à la violence et à la ruse. Quand toutes les offres et toutes les demandes solvables peuvent se rencontrer sur des espaces pacifiés et se livrer à des négociations pacifiques, les transactions aboutissent nécessairement à des distributions justes, qui ne sauraient être égales que par pure rencontre. Or, en raison de contraintes innombrables, qui peuvent toujours être rapportées comme à leur fondement ultime au décalage inévitable entre l'idéal et la réalité, les marchés sont toujours plus ou moins grippés et faussés, dont il résulte que les distributions sont toujours injustes, plus ou moins. Le chercheur n'a aucun moyen d'obtenir des renseignements fiables sur ce plus ou moins. Il doit se rabattre sur une approche 'durkheimienne', qui consiste à exploiter les indices documentés de faits inobservables. En l'occurrence, il faut s'attacher aux mouvements de révoltes individuelles et collectives, pour essayer d'apprécier l'intensité de l'injustice dans les distributions. Plus précisément, il faut prendre en compte toutes les données concernant la révolte, y compris les mesures de prévention et de répression, car le niveau de la révolte constaté dans la documentation résulte de facteurs multiples.

Ainsi, les deux manières se rejoignent dans l'analyse de la réforme, d'un côté l'appréciation des degrés de corruption, de l'autre la révolte contre celle-ci et son succès final. De là, la problématique générale de la 'staséologie', entendue comme la science de la révolte humaine, se révèle d'elle-même. Les occasions de se révolter sont incessamment produites dans tous les ordres de l'humain, car tous sont au service de fins qu'ils ne peuvent pas atteindre. Une staséologie conséquente et systématique ne se cantonnerait pas dans l'ordre politique, mais les considérerait tous, l'économique, le religieux, le technique, l'hygiénique, l'éthique... Dans chaque ordre, l'enquête aurait à distribuer ses efforts sur trois points principaux, disposés selon la chronologie des événements. Une première étape s'attacherait à repérer les 'tribuns', c'est-à-dire les acteurs en révolte et disposés à assumer les coûts personnels d'un engagement dans la réforme. Ils doivent former une population particulière, à effectifs fluctuants selon les structures et les conjonctures et à recrutement particulier, que ce soit en termes d'économie psychique, de provenance sociale, d'âge, de formation... La deuxième étape est d'un maniement délicat, car elle s'attache à expliquer la mobilisation d'un mouvement, assez puissant pour imposer la réforme. Il s'agit de reconstruire de moment en moment le bilan des mobilisables et d'expliquer pourquoi et comment il évolue de manière à devenir le bilan de mobilisés en nombre croissant. La dernière étape étudie les résultats effectivement atteints par la réforme. En principe, ils devraient révéler une progression dans le sens de la perfection, mais des stagnations et même des régressions sont tout aussi possibles.

L'historien et le sociologue trouvent dans leur documentation non seulement des réformes fidèles à leur concept d'efforts au service de la perfection des régimes naturels, mais encore toute une gamme de mouvements sociaux, enracinés eux aussi dans des révoltes, lancés également par des meneurs et obtenant aussi des résultats concrets. Toute la problématique des groupes de pression est concernée. Des producteurs menacés par des innovations techniques, des caprices de la demande ou des recompositions de l'offre, peuvent se révolter, se rassembler et obtenir des protections et des subventions. Ces pseudo-réformes ont tout en commun avec les réformes authentiques, sauf que, en faussant les marchés par le recours au pouvoir politique, elles aggravent les injustices des distributions. Quelqu'un quelque part quelque jour paie. Il revient au chercheur de désigner les payeurs et de les inclure dans son enquête.

La révolution

La problématique de la révolution est conceptuellement liée à celle de la réforme, car, si la réforme s'applique aux régimes naturels pour les forcer à la perfection, la révolution détruit les régimes dénaturés pour les remplacer par des régimes naturels. On peut, du moins, décider de réserver le mot de 'révolution', pour désigner la réalité conceptuelle ainsi définie. Mais le mot a subi des avatars si nombreux et variés à l'époque contemporaine, dès lors que se sont multipliées les sectes idéologiques qui avaient 'la' Révolution à leur programme, qu'il serait préférable de s'en passer. Sans aller jusqu'à cet ostracisme extrême, qui aurait l'inconvénient de heurter des usages bien ancrés, on peut convenir de recourir au terme plus neutre de 'mutation', pour tout passage d'un régime dénaturé à un régime naturel, sauf dans l'ordre politique, où une mutation s'appellerait une 'révolution'. Par ailleurs, la révolution ainsi définie a une racine commune avec la réforme dans la révolte. L'une et l'autre ont leur point d'origine dans une indignation transformée en révolte et passent par les étapes du tribunat, de la mobilisation et de la victoire éventuelle, avant de vivre les péripéties de leur actualisation. La différence conceptuelle entre réforme et mutation / révolution est ailleurs, comme il doit être clair maintenant. Elle est dans le contexte, naturel ou dénaturé, de leurs développements.

Des mutations peuvent survenir dans chaque ordre humain, du moment que les ordres sont susceptibles d'être régis selon la nature ou non. On ne peut pas exclure que certains ordres subissent des contraintes telles que, tout versement dans la dénature infligeant des coûts prohibitifs, ils sont empêchés d'actualiser dans les faits leurs régimes dénaturés. Par exemple, les morphologies définissent les principes de cohésion et de cohérence qui rendent les sociétés solidaires, au sens d'Émile Durkheim. Comme une société ne peut pas cesser d'assurer la solidarité sans verser dans l'état de nature le plus insupportable, toutes les morphologies connues, la bande, la tribu, la cité, la féodalité, le régime des castes, la nation, sont efficaces et peuvent être tenues pour naturelles. De fait, les morphologies peuvent être remplacées, mais elles ne donnent guère lieu à mutations repérables. L'évolution de la bande en tribu a pu se faire spontanément et sans à coups, au point de passer inaperçue aux yeux des intéressés. L'émergence de la nation en Europe, à partir du XIVe siècle et jusqu'au XIXe siècle, n'a pas non plus donné lieu à des ruptures repérables, mais a plutôt résulté de développements variés et imperceptibles aux sociétés concernées. Par contre, les ordres religieux et économique peuvent connaître des mutations profondes et bouleversantes, par exemple l'apparition de religions à vocation universelle ou la naissance du capitalisme.

Pour ce qui est des révolutions, définies comme des mutations dans l'ordre politique, la rigueur conceptuelle impose à l'historien et au sociologue d'en restreindre drastiquement le catalogue. Au sens strict, une révolution réussit la mise en place d'un régime sinon démocratique du moins démocratisable. Toutes les autres transmissions illégales du pouvoir sont des révolutions de palais, des coups de force, des coups d'État, des guerres civiles. Or, pour devenir effectif, un régime démocratique exige que soient réunies certaines conditions de possibilité, des polities stables, soustraites au risque de la conquête impériale, des sociétés comportant des centres autonomes de pouvoir, des acteurs raisonnablement dotés des vertus d'indépendance et de dévouement. Ces conditions ont été si rarement réunies par l'humanité postnéolithique, que l'historien et le sociologue ne rencontrent guère de révolutions authentiques que dans deux contextes historiques.

Dans le monde des cités antiques et médiévales, les révolutions sont si communes, que la staséologie comme science a pu être fondée par Aristote dans sa Politique! Le régime naturel des cités n'est pas la démocratie, mais l'oligarchie, car celle-ci correspond au bilan des coûts et des avantages le plus positif tant pour les élites que pour le peuple. C'est pourquoi l'analyse staséologique des cités doit s'attacher aux révoltes et aux développements qui contribuent à la mise en place de régimes oligarchiques, d'un côté, et à ceux qui, avançant, de manière sincère ou non, des revendications démocratiques, ou bien échouent ou bien aboutissent à des tyrannies.

Le second contexte est celui de l'Europe moderne. Toutes les principautés et les royaumes, dont le régime était la hiérocratie tempérée par l'aristocratie, la bourgeoisie et les communautés paysannes, réunissaient à peu près les conditions d'effectivité de régimes démocratiques. Sur plusieurs siècles, entre le soulèvement des Provinces Unies, en 1564, et 1848, pour l'essentiel, des révolutions ont éclaté dans chaque politie européenne. Chacune marquait une mutation dans la logique politique et ouvrait sur une ère de réformes possibles, dont rien n'indique qu'elle soit déjà épuisée. De ce point de vue conceptuel, les révolutions chinoise et russe sont celles de 1911 et de février 1917, respectivement, mais elles ont échoué dans des contextes ingrats et se sont développées l'une en guerre civile terminée par la victoire du plus fort et l'autre en coup d'État au bénéfice du plus décidé.

L'hypothèse est plaidable que certaines polities, à commencer par la Corée du Sud en 1987, ont inauguré un nouveau cycle de révolutions, proprement modernes, en ce sens que les conditions de possibilité de la démocratie ont émergé de la modernisation elle-même.

Dans tous les cas, l'événement ou l'ensemble d'événements, par quoi une révolution advient dans la matière historique, est contingent. À Copenhague, en 1848, la mutation de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle a pris la forme d'une mise en demeure de la part des notables au roi, qui s'est incliné. En France, à partir de 1789, les événements ont pris un cours catastrophique, dont le mérite historique le plus saillant est d'avoir nourri toutes les rêveries idéologiques depuis lors. Car, c'est par apport à ces développements révolutionnaires européens, entre le XVIe et le XIXe siècle, que se sont définies les grandes familles idéologiques. Il serait possible de continuer l'application des déductions conceptuelles à la question controversée de l'idéologie et des idéologies, de montrer, par exemple, que le conservatisme, le réformisme et le révolutionnisme sont les trois positions fondamentales, et que chacune trouve des accents et des expressions radicalement différents, selon que l'on se place avant ou après la mutation-révolution des anciens régimes aux régimes modernes démocratiques ou démocratisables.

Conclusion

Nous avons observé l'émergence de toute une constellation conceptuelle hors d'une hypothèse unique et exclusive: la nature humaine est virtuelle et ses actualisations culturelles; ou bien: l'espèce humaine n'est pas programmée; ou encore: l'humanité est libre. Un jet conceptuel est composé de la rationalité, de la finalité et de la faillibilité. Un deuxième porte les fins, les régimes et les ordres. Un troisième produit l'indignation, la révolte, la conservation, la réforme et la révolution. La constellation tout entière inclut tant les développements conformes à la nature humaine et à la nature des choses que ceux qui leur sont contraires. Tous les phénomènes repérables depuis la constellation peuvent être soumis à son emprise conceptuelle, depuis la révolte la plus légitime, la plus pure et la plus accomplie jusqu'aux atrocités tramées et commises par l'indignation la plus idéologisée, la plus pervertie et la plus criminelle. La position adoptée a l'avantage de proposer un terme au débat sur l'objectivité dans les sciences sociales. Comme dans toutes les sciences, elle consiste à déchiffrer le réel en usant du code dans lequel il est chiffré. La particularité des sciences humaines tient au fait que le réel humain est le produit des efforts humains, réussis et manqués, plus ou moins, pour réaliser les fins de l'homme. Les matières en sont marquées positivement et négativement, mais, dans les deux cas, elles le sont objectivement, ce qui suffit à rendre possible leur examen objectif. De son côté, le biologiste étudie avec la même objectivité la cellule saine et la cellule cancéreuse, sans avoir à se persuader ni que les deux versions sont équivalentes et indifférentes ni que la rationalité du vivant et de l'évolution a été guidée par la mise au point de cellules cancéreuses plutôt que de cellules saines.

On peut plaider que les sciences sociales ont tendu à se définir spontanément en fonction des ordres et des fins, la politologie et le politique, la science économique et l'économique, la démographie et la reproduction, et ainsi de suite. Si la tendance s'explique et se trouve justifiée par la nature des choses humaines, effectivement distribuées en ordres, on est en droit d'avancer qu'il y a place pour une science sociale, qui s'appliquerait à l'ordre ouvert par la faillibilité et les imperfections humaines. Celles-ci posent un problème de survie à l'espèce et à ses représentants, car, si les imperfections ne sont pas traitées avec un succès convenable, elles s'aggravent sans cesse et conduisent à une ruine complète, du seul fait que, par une succession inexorable, l'imperfection affecterait les imperfections, et ceci sans que se présente jamais un cran d'arrêt spontané. La solution du problème et la fin de l'ordre seraient la perfection, et leurs deux régimes fondamentaux la réforme et la révolution, naturels tous deux dans certains contextes, et dénaturés dans d'autres. Un tel ordre prendrait en écharpe tous les ordres, y compris lui-même, puisque tous sont faillibles, imparfaits et en attente de la perfection. Convenons d'appeler cet ordre celui de la révolte ou stasis, le mouvement de "se dresser contre". La science sociale correspondante serait la staséologie, la science de tout ce qui se dresse contre les imperfections dans tous les ordres de l'humain, qu'il s'agisse du politique, de l'économique et du social ou du religieux et de l'éthique ou du staséologique. La problématique en est assez simple. Son application serait une entreprise immense.

Jean Baechler

Notice:
Baechler, Jean. "Conservation, réforme et révolution comme concepts sociologiques", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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