L'égalitarisme, le privativisme, l'universalisme laïque ou la croisée des chemins
Lucien-Samir Oulahbib
L'auteur, Lucien-Samir Oulahbib, est docteur de l'Université Paris IV (Sorbonne). Sa thèse, Les meurtriers de l'Homme, a été publiée, réactualisée et remaniée, aux éditions l'Harmattan (2002), sous le titre Ethique et épistémologie du nihilisme, Les meurtriers du sens. Un autre livre sur le même thème et intitulé Le nihilisme français contemporain, fondements et illustrations est sorti en 2003 dans la même maison d'édition; un essai est en préparation sur ce sujet pour les éditions La Table Ronde. Par ailleurs, une étude sur Les Berbères et le christianisme vient d'être publiée par Les Editions Berbères.
Résumé
Un constat s'impose depuis 1989 et il fut réitéré en 1999 à Seattle: la chute du mur de Berlin a particulièrement exaspéré le désir de changement. En fait, quatre tendances sont discernables. La première tendance semble penser que l'Histoire est un cycle, que les structures sociales, par exemple l'économie, intègrent, en moyenne, les soubresauts intrinsèques et que les réajustements nécessaires aidant-, (ainsi l'écroulement communiste était inéluctable), la croissance mondiale, moteur technique de la modernité démocratique, repart toujours à terme; on le voit ces temps-ci, y compris au Japon, un nouveau cycle se prépare, malgré les dissonances venant du Sud, et les atermoiements en Europe de pays comme l'Allemagne et la France. La seconde tendance est tout à fait antinomique à celle-ci. Elle s'amplifie depuis 1989 et son aile la plus radicale est dominée pour le moment par des forces politiques qui font toujours siennes le diagnostic donné par Lénine: le capitalisme ne peut survivre que par l'impérialisme. Le Nord doit donc exclusivement sa prospérité, du moins en moyenne, par son exploitation du Sud. Dans ces conditions la lutte contre la mondialisation capitaliste précède la lutte pour son aménagement, même transitoire. La troisième tendance regroupe plutôt des forces réformatrices au sein de cette même contestation. C'est le cas de tous ces ONG, voire de certains pays dits du Sud, qui prônent d'une part une ouverture des termes de l'échange, avec par exemple la suppression des subventions agricoles au Nord, et, d'autre part, la réforme des instances internationales comme l'OMC, le FMI, la BM, plutôt que leur destruction pure et simple. La quatrième tendance est un peu à cheval entre la première (cycle) et la troisième (ouverture et réforme) en posant que la solidité du cycle, de son ouverture et de sa réforme, passent nécessairement par un approfondissement des rénovations en interne, ce qui suppose de redéfinir à nouveaux frais, ce que l'on entend par Etat, marché, public, privé, démocratie, république, recherche... Ces quatre tendances renvoient à trois attitudes politiques majeures qu'il s'agira de définir: l'égalitarisme, le privativisme, l'universalisme laïque.
Mots-clés: égalitarisme, privativisme, universel laïque, France.
Abstract
Egalitarianism, privativism, laic universalism: or the crossroads
It's a statement of fact since 1989 and it was reiterated in 1999 in Seattle: the fall of the Berlin Wall particularly exasperated the desire of change. In fact, four tendencies are discernible. The first tendency seems to think that the History is a cycle, that the social structures, for example the economy, integrate, on average, the intrinsic jolts and that necessary readjustments helping -, (thus the communist collapse was inescapable), the world growth, technical driving force behind democratic modernity, always picks up again in the long term; it is seen these times, including in Japan, a new cycle prepares, in spite of the dissonances coming from the South, and the procrastination in Europe of countries like Germany and France. The second tendency is completely paradoxical with the first one. It develops since 1989 and its most radical wing is dominated for the moment by political forces which always endorse the diagnosis given by Lénine: capitalism can survive only by the imperialism. North thus owes exclusively its prosperity, at least on average, by its exploitation of the South. Under these conditions the fight against capitalist globalization precedes the fight for its adjustment, even transitory. The third tendency rather gathers reforming forces within this same protest movement. It is the case of all these NGO, or even of certain countries known as of the South, which advocate on the one hand an opening of the terms of the exchange, with for example the suppression of the agricultural subsidies in North, and, on the other hand, the reform of the international authorities like WTO, the IMF, the World Bank, rather than their pure and simple destruction. The fourth tendency is a little at the crossroads between the first (cycle) and the third (opening and reform) while posing that the solidity of the cycle, of its opening and of its reform, go necessarily through a deepening of the internal restorations, which supposes to redefine with new expenses, what we understand by State, market, public, private, democracy, republic, research... These four tendencies refer to three major political attitudes that we will define: egalitarianism, privativism, laic universalism.
Key words: egalitarianism, privativism, laic universalism, France.
Introduction
Au vu de certains observateurs[ 1 ], les sommets de Bombay et de Davos de janvier 2004 n'ont semble-t-il pas eu la même tournure que ceux qui les précédaient en matière d'appréciation réciproque des positions de ce qu'on nomme d'un côté les "altermondialistes", et de l'autre les "décideurs".
Le dénigrement mutuel n'y aurait pas été absolu. Certes, à Bombay, certains, comme Shrirang P. Shukla n'ont pas eu de mots assez durs[ 2] pour stigmatiser la mondialisation en général et l'état actuel de l'Inde en particulier y voyant sous certains aspects un lien de cause à effet. Mais, en même temps, quelqu'un comme Sunita Narain souligne bien que sur maints problèmes il faut y voir plutôt la politique dite "autocentrée" de l'Etat indien que l'effet même de la mondialisation[3]. Daniel Cohen fait le même constat dans son dernier ouvrage[4] en expliquant que c'est plutôt parce que certains pays du Sud ne sont pas assez intégrés dans le système mondial, pis qu'ils en sont exclus, qu'ils continuent à souffrir...
En France, il semble que la réforme de l'Etat censée dégager des moyens financiers et humains pour les déplacer là où ils seraient réellement utiles tarde à venir parce que l'on s'y est pris de la plus mauvaise manière: en braquant négativement les acteurs concernés au lieu de les inviter à participer à la réorientation d'ensemble. Qu'il s'agisse des retraites, de l'éducation au niveau du secondaire, des universités et de la recherche, le pouvoir en place a préféré supprimer, écarter, restreindre, non renouveler, plutôt que d'expliquer en long et en large qu'il n'est pas possible de demander plus d'argent et en même temps de refuser qu'il vienne aussi directement du privé (l'argent public étant cependant aussi de l'argent privé). Ce qui implique à la fois des alliances et des cahiers des charges respectueux, dans le même mouvement, de la notion de service public et de la nécessité d'orienter le plus vite possible de l'argent dispensé inutilement dans des secteurs qui n'en ont pas forcément plus besoin comme les grosses structures agricoles, les grandes entreprises de secteurs économiquement dépassés par la mondialisation, et certains ministères.
Il faut bien entendu établir des paliers et bien envisager en amont des efforts de reconversion et donc de formation, surtout pour les fonctionnaires réorientés vers l'aménagement social du territoire, la justice, la formation. L'argent ainsi réorienté pourrait par exemple aller vers une recherche qui accepte en même temps une évaluation. Les entreprises qui décideraient de consacrer plus de capitaux dans la recherche-développement en partenariat avec l'Université se verraient moins taxées, tout en faisant en sorte qu'une recherche fondamentale garde toute sa place et même se développe.
Mais, en France, il semble bien que les a priori non démontrés aient la vie dure, et que chacun s'arc-boute sur des présupposés idéologiques implicites basés sur l'exclusion de ce qui ne correspond pas à sa vision prétendument objective du réel.
Cette tournure que prend de plus en plus le débat en France, mais aussi dans le monde, s'inscrit bel et bien dans les quatre positions circonscrites présentées dans le résumé et que nous examinerons quelque peu ici par l'analyse de trois tendances politiques qui se présentent ainsi:
Peut-on penser en premier lieu que la société - au sens de formation sociale en général - pourrait, au niveau mondial, de surcroît, connaître un égalitarisme censé à terme se passer du marché, ou, à l'inverse, un privativisme censé à terme se passer de l'Etat, ou, enfin, mais cette fois, de façon contraire et non plus inverse aux deux premiers, un universalisme laïque à même de fonder en raison l'intérêt commun comme condition du développement de chacun?
Commençons par le premier, l'égalitarisme. Nous expliquerons ensuite pour le second pourquoi nous employons plutôt le terme privativisme que celui de libéralisme, néo ou post. Nous verrons ensuite pour le troisième si cet universalisme laïque a un avenir autre qu'institutionnel. Nous tenterons ainsi de dégager les a priori qui empêchent d'appréhender le réel et de l'évaluer en vue de l'améliorer, et ceux qui permettent de le faire.
L'égalitarisme
Un égalitarisme strict suppose en son fond que, quoique l'on fasse, que l'on travaille ou non, que l'on s'échine à chercher ou pas, à écrire un article ou pas, tout le monde aurait une part égale de richesses, de prestige, de pouvoir...
Peut-on cependant refuser toute évaluation de son travail et, en même temps, exiger qu'il soit rémunéré le plus haut possible de la même façon qu'un travail évalué? Que tout un chacun progresse uniquement selon l'ancienneté et non pas également selon l'apport réel à l'intérêt commun? Cela serait parfaitement injuste. Et pourtant cette pratique existe bel et bien.
Entre égalité et justice tout ne devrait donc pourtant pas se passer aussi facilement.
Bien sûr, les idées de conditions favorables, d'héritage, sont à la base de certaines formes d'inégalité sociale. Mais est-il possible de croire qu'il suffit de taxer lourdement l'héritage, voire le supprimer pour créer mécaniquement des conditions favorables pour toutes et tous? Suffit-il de voir progresser un budget pour que cette augmentation sécrète automatiquement la pédagogie adéquate pour combler les inégalités en terme de savoirs (être, faire)?
C'est ce qui a été pourtant accompli pendant soixante-dix ans dans nombre de pays dits du "socialisme réel", à savoir la ponction radicale, entière, des "riches". En quoi cela a-t-il garanti l'égalité des chances et la bonne utilisation des deniers privés devenus publics? Il semble bien que ce fut des sociétés les plus inégales qui soient, avec, en sus, l'interdiction faite aux travailleurs de s'organiser de manière indépendante. C'est un fait. Expérimental. Et il ne suffit pas de dire que les russes, les chinois, les coréens, les allemands, etc., auraient mal lu les textes sacrés que seuls bizarrement les français seraient capables de lire "comme il faut".
Il ne suffit pas de dire que "l'exploitation" est à la base de la société basée sur la propriété privée pour se voir tirer d'affaire. Déjà parce que toute richesse n'est pas en moyenne la conséquence d'une spoliation, on ne comprendrait pas autrement qu'il y ait des bas et des hauts salaires, tout le monde serait logé à la même enseigne.
Néanmoins, il se trouve en effet que dans certaines entreprises, en particulier s'appuyant sur un travail en miettes, ou peu qualifié, et profitant d'un climat social défavorable aux salariés, le cas de figure décrit par Marx, l'extraction du bénéfice en interne ou surtravail, est repérable.
Que dévoile cependant celui-ci qui a échappé à Marx tant il est obnubilé par une corrélation réductrice entre conflit et propriété privée? Le fait que dans certaines conditions favorables, le désir humain d'autodéveloppement basé uniquement sur la conservation négative de soi, c'est-à-dire l'égoïsme, existe, a existé, existera. Il transcende donc les rapports historiques. Ce qui implique que l'on puisse repérer en permanence le même désir de profiter de rapports de forces favorables pour tirer la couverture à soi, propriété privée ou propriété collective, peu importe.
Il est cependant fort possible de rétorquer que cette constante là, celle de la volonté de puissance débridée et observable strictement comme élément coextensif permanent à la matérialisation historique du fait social, n'est qu'un effet idéologique, un habitus, qui s'effacera avec le temps, lorsque le monde entier aura basculé dans l'économie du chacun selon ses besoins. Rien n'est moins sûr. Déjà parce que les besoins ne sont pas forcément identiques. Ensuite et surtout parce que cela présuppose des données à la fois psychosociologiques, économicopolitiques, qui n'ont jamais été vérifiées par un processus historique quel qu'il soit. C'est une pure fantasmagorie que de croire que, par exemple, le désir de reconnaissance se matérialisant par la transformation de son propre en propriété, puisse être refoulé. Même aux temps préhistoriques, et considéré cette fois dans sa moyenne et non plus dans son excès, la propriété signifie que les chasseurs possèdent leur propre couteau et leur arc, (Baechler l'a démontré dans Démocraties, 1985).
Plus encore, lorsque les bandes se sont transformées en tribus à la suite de la pression démographique et du basculement progressif du pâturage et de la cueillette en élevage et en agriculture, la propriété collective n'empêchait pas une ventilation des privilèges dans les domaines du pouvoir et du sacré ce qui distribuait des positions non négligeables et donc des inégalités de fait.
Néanmoins ce constat ne doit pas laisser induire qu'aucun transcendant de justice ne pourrait pallier cette conjonction entre les données psychosociologiques et les réalités politiques historiquement situées. Rien n'interdit à ce qu'une vision objective, celle de l'universalité laïque dont nous parlerons plus loin, puisse considérer que le fait social se constitue également historiquement dans le refus d'une acception naturaliste des rapports sociaux, -et l'apport du christianisme à la base du rousseauisme est ici crucial et Marx au fond s'y inscrit.
Ce qui implique de penser et d'agir en fonction et dans le sens d'une meilleure organisation des rapports sociaux qui fassent en sorte d'améliorer l'ensemble tout en réduisant les disparités et les injustices.
Pourquoi? Parce qu'il est question d'humanité qui se conçoit comme genre distinct de l'irréversibilité naturelle et donc pose aussi le devenir comme seconde chance, possible réparation des erreurs, bref, tout un ensemble à même de contrecarrer ce paradoxe impliquant qu'ayant en apparence le même corps nous ne soyons pas identiques et ce pas uniquement d'un point de vue historique.
Dans ces conditions, au sein de ce défi proprement humain et, plus spécifiquement lié à une conscience particulière, celle née en Palestine puis en Grèce, enfin en France, et qui, aujourd'hui, est devenu universelle, il s'avère bien qu'un certain nombre de variables intermédiaires doivent être mobilisées pour transformer ce souhait en fait. Par exemple la séparation des pouvoirs et quand bien même le monde entier ne serait pas devenu "comme il faut". Or, aucune structure, même révolutionnaire n'a, jusqu'à présent, accepté que des instances y compris civiles soient indépendantes du pouvoir politique. Parce qu'il s'avère que chaque structure génère sa propre volonté de se perpétuer, y compris contre l'intérêt général.
Celui-ci ne peut pourtant pas être défini autrement que par la démocratie sous peine de succomber à l'arbitraire. L'idée autogestionnaire, aussi séduisante soit-elle, fait l'impasse à la fois sur la complexité des tâches qui nécessite une division donnée du travail, et à la fois sur la nécessité de prendre des décisions rapides et cohérentes, ce qui n'est guère possible si l'on fonctionne en démocratie directe en permanence.
De même, l'idée de propriété sociale ne peut se concevoir que dans la mesure où les salariés décident de devenir actionnaires de leur propre entreprise ou qu'un système de cogestion se mette en place.
Cette séparation des pouvoirs n'est donc pas une mince affaire. Telle que la corrélation entre service public et évaluation indépendante. Par exemple en France dans l'enseignement. Pourtant, n'est-ce pas là que se joue l'avenir des inégalités en ce sens que c'est à l'école et non dans les familles que la compensation en terme d'instruction peut s'établir? Mais, dans ce cas, ne faut-il pas motiver les acteurs de telle sorte que les enseignants aient intérêt à produire de meilleurs cours et les enseignés de plus grandes performances? Comment faire?
Ne serait-ce pas en dialectisant la notion même de service public, en la détachant d'une part de son support institutionnel obligé, tout en constitutionnalisant d'autre part son cahier des charges? Ce qui aurait pour résultat de permettre par exemple que des professeurs puissent se constituer en coopératives, en entreprise solidaire, qu'ils proposent leurs services en acceptant d'être jugés sur leurs résultats comme cela se fait dans les grandes écoles, à "Sciences Po" par exemple...
Seulement ce processus serait taxé de libéral, alors qu'il tend plutôt à sauver le service public de l'ankylose, ce que reprochaient justement les trotskistes par exemple à l'Etat ouvrier soviétique -bureaucratiquement dégénéré, disaient-ils-, alors que ce constat est aussi valable en France; et, pourtant, dans ce pays, les trotskistes sont plutôt pour un accroissement de la bureaucratisation, c'est-à-dire un refus total de toute forme d'évaluation indépendante vérifiant si réellement l'intérêt général est sauf, en particulier pour les classes les plus défavorisées.
Creusons encore cet égalitarisme avant de passer à son inverse, le privativisme.
L'idée même d'égalité absolue peut être aussi sujette à caution dans la mesure où elle devrait tenir compte déjà que l'on s'entende sur égalité, ne serait-ce qu'en terme de niveau de vie, confort, etc.
D'aucuns peuvent par exemple formuler que la planète étant finie, il n'est pas possible qu'un africain, un asiatique, aient le même confort qu'un habitant du Nord, même pauvre, puisque cela supposerait qu'il utilise des appareils et des marchandises qui pompent de l'énergie et polluent. Bien sûr, dans le même temps, l'habitant du Nord devrait plutôt glisser vers la position d'un habitant du Sud, à savoir vivre plus frugalement, quitter les villes, renouer avec une néo-ruralité à base d'éolienne et de travail autosuffisant, éventuellement relié à Internet néanmoins.
Mais, dans ce cas, une foule d'interrogations, sans fin à vrai dire, s'expose, à commencer par celles-ci: comment être sûr des chiffres qui étayeraient l'idée -soit d'un appauvrissement, à terme, de la planète, soit, à l'opposé, d'un enrichissement, sans que ces deux types de chiffrage soient sujets à caution de part et d'autre, puisque selon ce qu'il y aura à expliquer les uns et les autres établiront des corrélations que l'on pourra toujours relativiser diachroniquement ou synchroniquement.
Dans ces conditions, devant l'incertitude des chiffres, ou, du moins, de l'objectivité, absolue, de leur saisie, et, surtout, de leur interprétation, qu'en serait-il de la notion même de liberté si la notion d'égalité non plus en droit mais en fait devient le critère absolu?
En d'autres termes, irait-on jusqu'à empêcher quelqu'un de consommer ceci ou cela parce que ce ne serait pas certifié comme telle, à l'instar de certaines religions et surtout de leurs hérésies qui aujourd'hui l'interdisent? L'empêcherait-on de professer tel métier parce qu'il serait issu d'un milieu favorisé comme ce fut le cas en Union soviétique, en Chine, dans tous les pays communistes, ou parce qu'il serait de sexe féminin comme c'est le cas dans certains pays dits musulmans?
En conclusion, et nous le verrons mieux dans les deux autres délimitations, si l'égalitarisme pose de bonnes questions, sa réponse peut s'avérer pire que le mal puisqu'en éliminant les bases objectives du développement dans le cadre de sociétés de masse, comprenant des milliards d'individus, et non pas seulement de petites phalanstères d'intellectuels aux utopies gérables (du moins durant un certain temps comme on l'a vu dans les années 60 du siècle dernier...), en supprimant la propriété privée et le bénéfice du résultat atteint qui récompense l'effort, cet égalitarisme sécrète encore plus d'inégalités puisque l'appât du gain chassé par la porte revient par la fenêtre, et en fait créé les conditions d'une plus grande mise en péril du monde.
A savoir le fait que l'égalitarisme reste indifférent au fait de produire ou non de la valeur, de travailler ou pas, ce qui compte c'est en fin de compte la position dans les rapports de force, on l'a vu sous le communisme, c'est un néo-aristocratisme, et les divers totalitarismes, islamistes inclus (Iran actuel...) fonctionnent de la sorte.
Le privativisme
Le privativisme peut être nommé tel lorsque le politique est réduit à l'économique et fonctionne au fond comme l'égalitarisme: il égalise les individus en les quantifiant seulement comme segments programmables et donc manipulables. C'est le règne de l'intérêt à court terme, dans lequel seule la conception négativiste de l'affirmation de puissance prévaut. Le profit n'est plus le résultat d'une situation de production favorisée par une meilleure organisation, des produits innovants, et une connaissance fine de l'environnement social, mais il découle uniquement d'une compression des coûts et d'une manipulation du rapport de forces afin que la prospérité économique ne se manifeste pas dans une meilleure répartition de la valeur ajoutée.
Le privativisme est semblable en cela à une idéologie d'obédience totalitaire parce qu'il s'appuie uniquement sur une conception guerrière des rapports sociaux. Seuls les groupes ou factions de groupes les plus forts à ce moment-là dominent et font en sorte que l'affirmation de puissance, coextensive à l'existence humaine en tant que telle, soit uniquement orientée vers un gain ne tenant aucunement compte des causes et des conséquences de sa production.
Le privativisme ne doit cependant pas être confondu avec l'affirmation de puissance comme le marxisme et après lui les courants hypercritiques issus de l'École de Francfort, du déconstructionnisme et du postmodernisme, ont cru pouvoir le faire.
Le marxisme a en effet réduit la volonté d'être à une somme historique de rapports sociaux éludant dans ce cas le caractère spécifique de la motivation humaine les transcendant, même si elle ne se réalise qu'à travers eux. La preuve de cette erreur centrale du marxisme réside dans le fait qu'il pensait pouvoir éteindre le conflit entre les hommes en supprimant les classes, c'est-à-dire en fait la stratification sociale. Or, le conflit a d'autres sources que l'intérêt social, puisqu'il renvoie aussi à la détention en soi du pouvoir, et de l'existence du besoin de reconnaissance lié au plaisir d'être cause (causality pleasure).
Le déconstructionnisme et le postmodernisme ont bien vu cette faille, mais au lieu d'axer la problématique sur la question de la maîtrise de puissance, ils ont préféré se dire qu'il vaut mieux détruire à la source l'affirmation d'être pour en éviter les dérives[ 5], ce qui revient dans ce cas à empêcher toute possibilité de développement y compris critique. Le privativisme s'appuie dans ce cas sur ces hostilités extrêmes en s'en servant comme repoussoir et en expliquant par ailleurs que même la seule volonté de réguler le marché revient aussi à le détruire. Il se nourrit en fait de toutes les dérives bureaucratiques et partisanes qui ont par exemple détourné le service public afin de satisfaire leurs seuls intérêts.
Le privativisme se saisit en fait de l'individualisme qui a exacerbé l'affirmation de puissance depuis l'avènement de la société de consommation et la massification des médias, parce que celui-ci ne se préoccupe guère des délitements effectués à l'encontre du vivre ensemble et de l'idéal républicain au coeur de la solidarité organique des sociétés démocratiques avancées.
Le privativisme utilise en fait les besoins d'économie d'échelle nécessitant la création d'entreprises de taille mondiale non pour réduire le prix de vente mais uniquement les coûts afin de pouvoir augmenter les bénéfices de ses dirigeants et des plus gros actionnaires. Il s'insère également au sein des contradictions de la mondialisation pour prospérer sans tenir compte des conséquences. En ce sens, il nourrit les critiques les plus extrêmes, mais leurs inconséquences ne font en retour que le renforcer puisqu'il s'appuie sur une tendance lourde des interactions mondiales, celle de la satisfaction immédiate des désirs, quel qu'en soit le prix.
L'universalisme laïque
Face à ces deux tendances lourdes et aujourd'hui omniprésentes, l'universalisme laïque suppose de fonder le plus objectivement qui soit la nécessité ontologique de l'universel, comme le droit au développement des potentialités de chacun, tout en séparant l'espace commun de tous ceux qui pensent l'incarner sans le prouver sans cesse dans leur praxis effective... En un mot comment maîtriser la puissance d'être (plutôt que rien...) source éternelle de conflit depuis que la nature humaine s'est faite Histoire, sans l'édulcorer, tout en l'empêchant de nuire au plus faible.
L'universalisme laïque tend à séparer espace public et structures censées l'incarner: d'une part en permettant par exemple une réelle séparation des pouvoirs, leur indépendance: Etat et Administration ne sont plus la même chose par exemple; d'autre part en faisant en sorte que l'intérêt commun, santé, enseignement, aménagement, etc., soient effectués dans le cadre strict d'un cahier des charges, mais en fonction d'une réelle mise en émulation de structures libres, quitte à ce que celles-ci s'associent pour assurer un service afin d'être à même de faire des économies d'échelle face à des structures plus grandes...
Cet universalisme laïque est aujourd'hui en construction dans le monde. Malgré l'anti-modernité ultra religieuse et réactionnaire qui cherche à freiner son élan. Il est la base angulaire de ce que nous avons appelé dans un article précédent la néo-modernité[ 6], à savoir une refondation démocratique articulant une meilleure organisation du social et du politique en vue d'une plus grande qualité de vie, ce qui implique de poser la question de l'auto-développement de chacun comme condition du développement de tous.
Cela n'implique cependant pas au préalable de mettre à bas la division du travail et de concentrer le pouvoir décisionnel entre les mains de supposés libérateurs comme le pensait Marx et surtout Lénine. Cela nécessite par contre de mettre au point une formation multiforme à même d'accompagner les désirs de changement et de combattre les inégalités issues des héritages familiaux et sociaux.
Cela suppose également de faire en sorte qu'une recherche fondamentale et une recherche appliquée puissent se renforcer mutuellement, aidées en ce sens par une indépendance d'action qu'un strict cahier des charges préserverait à la fois de la dégénérescence bureaucratique et du privativisme.
Car comment concilier efficacité et recherche fondamentale, littérature générale et sciences appliquées, sans une autre organisation plus regardante sur le travail de chacun, surtout lorsqu'il s'agit d'argent public qui n'est, en réalité, que de l'argent privé rassemblé en intérêt général?
Il serait par exemple parfaitement cohérent de critiquer en France le réaménagement budgétaire de ce dernier, à partir du moment cependant où tout ne serait pas fait pour en interdire l'élargissement budgétaire en direction de l'argent directement privé, car cela deviendrait parfaitement contradictoire. Or, c'est pourtant bien ce qui se passe actuellement, et ce, même si cet élargissement budgétaire était contrôlé par un cahier des charges pour que la continuité du service public s'en trouve respecté... Il n'est pourtant pas possible d'opposer ainsi intérêt public et intérêt privé à partir du moment où l'un et l'autre respectent l'indépendance de structure, ce qui est l'enjeu actuel.
Conclusion
Nous avons vu que l'égalitarisme et le privativisme étaient en fait les deux faces d'une même médaille, celle de l'injustice généralisée maquillée en intérêt général, puisque l'égalitarisme prétendra agir "au nom" du peuple et le privativisme "au nom" de l'individu, alors que ni l'un l'autre ne se soucient et du peuple et de l'individu. Autrement, ils feraient en sorte de concilier service public et prospérité en permettant d'économiser des fonds et d'en créer en vue de financer des secteurs non directement rentables comme peuvent l'être la recherche fondamentale (arts compris), la santé, la justice (police, préventive, incluse).
Ce n'est pas le cas. Les structures concernées préfèrent plutôt chercher à s'auto-reproduire sans se soucier de l'intérêt général. Or, une conception dénuée d'idéologie-, ou, du moins, cherchant à s'en défaire en permanence par l'esprit critique tendra à appuyer la construction et l'indépendance de structures institutionnelles juridiques et sociales distinctes de l'Administration liée aux pouvoirs économiques et politiques, c'est l'avenir possible d'un universalisme laïque conséquent.
- Notes:
1.- Par exemple Michael Elliot sur Davos dans Times (2/02/2004) et un article du Point sur Bombay.
2.- Libération du 16/01/2004.
3.- Les Échos, janvier 2004.
4.- La mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004, voir Enjeux, février 2004.
5.- Voir sur ce point les deux articles parus dans le numéro de juillet d'Esprit critique: http://www.espritcritique.fr/0503/esp0503article13.html, http://www.espritcritique.fr/0503/esp0503article14.html.
6.- http://www.espritcritique.fr/0502/esp0502article04.html
- Références bibliographiques:
Baechler Jean, Démocraties, Calmann-Lévy, 1985.
Baverez Nicolas, La France qui tombe, Perrin, 2003.
Boudon Raymond, L'axiomatique de l'inégalité des chances, L'Harmattan, 2000.
Chesnais J. C., Démographie et croissance économique. Le multiplicateur transitionnel et le mécanisme de capitalisation-décapitalisation. Contribution au Conseil d'analyse économique, 2001.
Duhamel Alain, Le désarroi français, Plon, 2004.
Dumont Gérard-François, Population et Avenir, no654, septembre-octobre 2001.
Fauroux Roger, Spitz Bernard, Etat d'urgence, Robert Laffont, 2004.
Fukuyama Francis, Le Grand Bouleversement, La Table Ronde, 2003.
Godet Michel, Le choc de 2006, Odile Jacob, 2003.
Marseille Jacques, La guerre des deux France, Plon, 2004.
Sites:
http://www.cfdt.fr/actu/protection/dossier_retraite_07.htm
http://www.insee.fr/fr/home/home_page.asp
- Notice:
- Oulahbib, Lucien-Samir. "L'égalitarisme, le privativisme, l'universalisme laïque ou la croisée des chemins", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
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