Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Printemps 2004 - Vol.06, No.02
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Mouvements sociaux, les nouveaux éducateurs de la santé aux Etats-Unis


Gilbert Elbaz

Titulaire d'un PhD en sociologie de la City University of New York où il a enseigné la sociologie durant 15 ans, Gilbert Elbaz est actuellement maître de conférences à l'université des Antilles et de la Guyane et Adjunct Associate Professor a CUNY.


Résumé

A travers le cadre postmoderne, le présent article examine la façon dont les mouvements sociaux peuvent fonctionner comme des éducateurs sanitaires. En étudiant particulièrement ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power), l'article définit sa configuration comme étant le produit d'une coalition entre diverses influences éducatives émanant de mouvements sociaux précédents: le mouvement contre le SIDA antérieur à ACT UP, le mouvement gay et lesbien ainsi que le mouvement féministe qui s'est penché sur les questions de santé. Le mouvement gay et lesbien a offert aux jeunes activistes une critique sophistiquée de la science conventionnelle, particulièrement en rapport à sa fonction "normative". Pour sa part, le mouvement contre le SIDA, qui précédait également ACT UP, avait déjà accompli le travail de base de contrôle de l'épidémie, travail dont ont pu bénéficier les jeunes membres d'ACT UP. Enfin, le mouvement féministe a enseigné à ces derniers la nécessité de donner la priorité aux infrastructures communautaires de la santé.

Mots-clés: SIDA, ACT UP, mouvement social, éducation sanitaire.


Abstract

Social Movements, The new health-educators in the USA

Within the postmodern framework, the present article examines how social movements may function as health-educators. Using the case study of the AIDS organization "ACT UP" (AIDS Coalition to Unleash Power), the article establishes its configuration as the product of a coalition between various pedagogical influences emanating from previous social movements, including the pre-existing AIDS movement, the gay and lesbian movement, and the feminist-health movement. The gay and lesbian movement offered younger AIDS activists a sophisticated critique of mainstream science, especially concerning its "normative" function; the pre-existing AIDS movement, itself beneficiary of the older gay and lesbian movement, accomplished seminal work to control the epidemic upon which ACT UP could easily thrive. Finally, the feminist-health movement taught AIDS activists how to rely upon community-based health infrastructures.

Key words: AIDS, ACT UP, Social Movement, Health Education.


Introduction

En étudiant le cas d'ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power), ici considéré comme mouvement social, cet article illustre la manière dont les nouveaux mouvements sociaux ont pu fonctionner comme "éducateurs" pour les activistes qui intégrèrent le domaine de la santé. On peut se demander comment des activistes (jeunes pour la plupart) ont pu recueillir autant d'informations sur le VIH/SIDA - considéré ici comme processus de construction sociale plutôt que comme maladie en tant que telle -, sur les bureaucraties gouvernementales et industrielles impliquées dans la construction de l'épidémie, et finalement sur l'utilisation des médias comme moyen de rendre visibles les problèmes liés au SIDA et de relancer le débat à leur sujet.

Adepte fidèle de l'action directe, ACT UP a organisé des manifestations massives contre les personnalités politiques, les bureaucraties qui régissent le monde de la recherche et les compagnies pharmaceutiques. En 1987, année de sa création, ACT UP mit en scène une grande manifestation contre le Wall Street Stock Exchange de la ville de New York pour protester contre le climat affairiste routinier qui régnait en pleine épidémie et contre les compagnies pharmaceutiques amassant ce que les activistes considéraient comme profits iniques. "Notre premier but était de faire bouger les choses", déclarait un des fondateurs d'ACT UP. La persévérance des activistes produisit finalement une baisse significative des prix des médicaments anti-rétroviraux (Hilts, 1989).

En 1988, les activistes firent le siège de la Food and Drug Administration (FDA), l'agence fédérale chargée de vérifier la conformité des données soumises par les chercheurs aux critères fédéraux. Selon les activistes, cette agence fédérale imposait des procédures "mortellement" longues pour l'étude des médicaments (ACT UP, 1988; 1989). Subséquemment, la FDA accepta d'écourter ces procédures et accepta aussi d'inclure des activistes dans ses comités scientifiques.

Le 21 mai 1990, les activistes envahirent les National Institutes of Health (NIH), les agences responsables de la recherche biomédicale au niveau fédéral. Ils dénonçaient les conflits d'intérêts entre chercheurs fédéraux et chercheurs industriels qui, selon eux, corrompaient le processus de décision. La même année, les activistes ciblèrent les Centers for Disease Control (CDC), les agences responsables de la collecte et de la dissémination des données sur les maladies. L'étroitesse de la définition officielle du SIDA, qui excluait les maladies généralement contractées par les femmes et les toxicomanes, provoqua la colère des activistes. En organisant de nombreuses manifestations devant les agences fédérales, les activistes contribuèrent au processus de décision qui mena à l'élargissement de la définition du SIDA en 1993, permettant ainsi à de nombreuses femmes d'être incluses dans les essais cliniques et de bénéficier des programmes de la Social Security.

La visibilité de l'engagement d'ACT UP s'accrut lorsque les activistes créèrent illégalement des programmes d'échanges de seringues, une stratégie d'urgence pour diminuer les risques d'infection par le VIH chez les toxicomanes. D'une durée de deux ans, cet acte de désobéissance civile déboucha, en 1992, sur l'octroi d'un dispositif exceptionnel par le responsable des questions sanitaires dans l'Etat de New York. Ce dernier décida que l'urgence médicale représentée par le SIDA justifiait la quasi-légalité des programmes d'échanges de seringues. Finalement, un autre acte de désobéissance civile, la distribution de préservatifs, auquel les activistes se livrèrent dans les écoles publiques pendant de longs mois fut aussi couronné de succès lorsque le Board of Education, l'administration chargée des questions d'éducation, vota en sa faveur.

ACT UP, élève des mouvements éducateurs

Alors que certains perçoivent ACT UP comme une éruption spontanée de l'activisme radical contre le SIDA à la fin des années 1980, le présent article défend l'idée que sa naissance a en fait été le produit historique et éducatif de trois mouvements: le mouvement contre le SIDA précédant ACT UP, le mouvement gay et lesbien, ainsi que le mouvement féministe relatif aux questions sanitaires.

Afin de comprendre l'impact pédagogique de ces mouvements, il est important d'élargir, en utilisant un cadre postmoderne, le concept d'éducation, aujourd'hui généralement centré sur l'individu. L'éducation sanitaire dans la perspective postmoderne implique que l'individu construise le concept de santé de différentes façons; ce qui inclut non seulement la santé au sens propre, mais aussi la recherche sur la santé et les différentes façons d'avoir accès au système de santé via les nombreuses bureaucraties. Dans ce sens, la santé est une construction sociale déterminée par un ensemble d'acteurs sociaux puissants qui comprend primordialement les représentants médicaux, gouvernementaux, industriels et culturels.

Les divers mouvements sanitaires

Traditionnellement, la majorité des consommateurs du marché de la santé est exclue du processus de décision qui définit le système de santé et conduit les recherches sur les questions sanitaires, particulièrement sur l'épineux problème de l'accès aux soins. Au contraire, l'approche postmoderne exhorte les individus à rechercher une représentation accrue dans les divers comités qui peuvent avoir un impact sur leur santé. Historiquement, l'approche communautaire n'est pas née avec l'épidémie du SIDA/VIH, bien que cette dernière ait intensifié la politisation des individus étrangers au domaine de la santé. Le mouvement holistique, l'un des mouvements sanitaires les plus anciens aux Etats-Unis, comptait beaucoup de femmes parmi ses membres, elles-mêmes pionnières du mouvement des femmes pour la santé (Ehrenreich, 1973; 1979). Les environnementalistes se sont aussi préoccupés de considérations sanitaires, leurs principes philosophiques d'équilibre naturel remontant au dix-huitième siècle (Walsh, 1986). Le mouvement dont l'objectif était la sécurité des travailleurs est un autre cas où les activistes ont remis en cause la notion d'accident du travail, redéfini les dangers sanitaires et renégocié les responsabilités légales (Bartrip, 1978; Leger, 1988). Finalement, bien avant la création d'ACT UP, la recherche médicale avait attiré l'attention des activistes, particulièrement sur l'utilisation abusive des sujets humains et des différentes façons dont ils pouvaient être potentiellement exploités (Barber, 1982).

Les mouvements sociaux qui interviennent dans le domaine de l'éducation sanitaire ont de plus en plus adopté une approche postmoderne. Les pédagogues appartenant à ces courants considèrent l'éducation comme un processus qui combine le savoir scientifique et l'expérience des apprenants ainsi que leur implication directe dans la procédure pédagogique. Cette éducation postmoderne les invite à réfléchir sur les interactions entre leur expérience personnelle et les structures sociales d'inégalité. Idéalement, la conscience sociale des apprenants, élargie par cette approche postmoderne, devrait se traduire par l'action et le changement social (Freire, 1970; 1970a; Giroux, 1994).

C'est donc en s'appuyant sur ces deux concepts élargis de santé et d'éducation selon l'optique postmoderne que le présent article défend l'idée qu'ACT UP a bénéficié de l'influence des mouvements sociaux qui l'ont précédé - influence qui s'est traduite par une éducation sanitaire informelle. Bien que d'autres mouvements sociaux aient agi comme éducateurs sanitaires à l'égard d'ACT UP, la présente étude se focalise spécialement sur trois d'entre eux déjà nommés: le mouvement contre le SIDA qui précédait ACTUP, le mouvement gay et le mouvement féministe pour la santé.

Matériaux sources de la recherche

Conformément aux principes de l'analyse culturelle (Rubin et al., 2004), plusieurs méthodes ont été utilisées pour conduire cette recherche. Une grande partie des informations de cet article émane des archives activistes, y compris les tracts d'ACT UP, ses livrets, ses coupures et conférences de presse, ainsi que des articles de recherche. La documentation archiviste représente clairement la source principale d'information car l'argument de cette recherche vise à illuminer les connections pédagogiques entre ACT UP et des mouvements sociaux antérieurs.

De plus, cinquante interviews ont été conduites avec des membres d'importants comités d'ACT UP, en particulier le comité des traitements et des données, le comité holistique et le comité des lesbiennes. Les questions se sont concentrées sur la biographie des membres, en particulier leur appartenance à d'autres mouvements sociaux et leur connaissance d'autres mouvements sanitaires. Finalement, la présence de l'auteur sur le terrain a permis d'établir un contact direct avec le travail des activistes, de mieux comprendre comment ils négocient les concepts sanitaires et organisent des manifestations médiatiques pour confronter les personnalités et institutions politiques.

Les mouvements sociaux en tant qu'éducateurs sanitaires

Avant même la naissance d'ACT UP en 1987, un mouvement contre le SIDA avait fleuri à travers les Etats-Unis, s'adressant aux besoins vitaux des personnes atteintes. L'éventail de ses objectifs s'étendait des services sociaux aux soins médicaux et à la recherche biomédicale. Les membres d'ACT UP ont, à coup sûr, bénéficié de l'infrastructure activiste qui existait avant la naissance de leur mouvement. Dès 1982, des organisations venaient déjà en aide aux personnes atteintes, telles le Gay Men's Health Crisis (GMHC) sur la Côte Est et le Kaposi Sarcoma Foundation, la San Francisco AIDS Foundation et le Shanty Project sur la Côte Ouest. L'épidémie à peine identifiée, il existait un savoir assez bien établi sur les déficiences qu'accusaient les bureaucraties supposées fournir des services sociaux. La communauté activiste avait même développé un langage scientifique et politique pour s'organiser en pleine épidémie, comme l'explique cet activiste: "Il était clair que nous devions nous impliquer directement dans le processus de recherche". La relation entre les premières organisations contre le SIDA et ACT UP a été facilitée par l'un de ses fondateurs, Larry Kramer, célèbre dramaturge, qui était aussi à l'origine du Gay Men's Health Crisis, la première association à être venue en aide aux personnes atteintes. Bien que critique des premières organisations, Kramer partagea avec les jeunes membres d'ACT UP sa connaissance des bureaucraties régissant le monde de la recherche et les services sociaux.

En 1985, cinq ans avant qu'ACT UP ne commence son programme illégal d'échange de seringues, l'Association for Drug Abuse, Prevention and Traitement (ADAPT) avait déjà mis sur pied le concept de collecte de seringues usagées en échange de seringues neuves afin de juguler l'infection par le VIH chez les toxicomanes. Bien des années avant qu'ACT UP ne confronte les autorités publiques, ADAPT avait été assujettie au contrôle sévère de l'administration de la ville de New York; cette situation difficile se solda par l'élimination du programme.

En suivant l'exemple d'ADAPT, ACT UP apprit que distribuer des seringues n'était rationnel sur le plan épidémiologique que si les activistes avaient une bonne compréhension de la culture toxicomane. Cette approche communautaire empirique del'épidémie du SIDA allait trouver sa confirmation ultérieurement dans des données scientifiques (Des Jarlais, 1994; Des Jarlais et al., 1994).

Indubitablement, la recherche sur le SIDA/VIH était l'une des préoccupations principales des premières organisations précédant ACT UP. Dès 1982, le Health Education AIDS Liaison (HEAL) explorait des alternatives de recherche au paradigme biomédical dominant. S'opposant avec passion à l'utilisation des médicaments toxiques pour combattre le VIH, HEAL promouvait la bonne nutrition et l'utilisation de substances naturelles pour renforcer le système immunitaire. Plus tard, des membres de HEAL se joignirent à ACT UP, et firent part de leurs connaissances des bureaucraties biomédicales, des collusions entre les industries pharmaceutiques et les assurances, et surtout de leur savoir sur les modalités holistiques de restauration des équilibres immunitaires (ACT UP, 1989c).

Les activistes n'étaient pas tous contre le modèle biomédical; cependant, tous étaient d'accord pour que les chercheurs se penchent sur les besoins sanitaires des personnes atteintes, plutôt que de se concentrer uniquement sur ce que les activistes percevaient comme la poursuite abstraite du savoir universel et de la vérité scientifique. L'idée que la recherche devait être réorientée sur les besoins des personnes atteintes s'exprimait clairement dans un des slogans les plus célèbres d'ACT UP énoncé en 1990: "Les essais cliniques doivent aussi fournir des soins!".

Alors que le rythme trop lent de la recherche biomédicale préoccupait les personnes atteintes et leurs médecins, un certain nombre de centres communautaires de recherche commencèrent à se développer sur les deux côtes. A San Francisco, Project Inform, initialement simple centre d'informations, se transforma rapidement en centre de recherche à petite échelle. Dans la ville de New York, le mouvement pour une recherche communautaire était représenté par la Community Research Initiative (CRI), premier site de recherche communautaire du pays sur le SIDA. Certains activistes qui appartenaient à la fois au CRI et à ACT UP, enseignèrent aux autres membres les éléments des sciences biomédicales, et surtout les derniers modèles d'essais cliniques, ainsi que l'explique un activiste: "Nous utilisons les 'teach-ins', qui sont des classes informelles pour enseigner toutes sortes de sujets et en particulier les protocoles expérimentaux. Ces teach-ins ont beaucoup de succès, car ils répondent à un besoin certain et les membres se sentent à l'aise pour poser des questions".

L'inclusion des personnes atteintes dans le processus de décision qui détermine les programmes de recherche et les politiques sociales faisait aussi partie des priorités des pionniers de l'activisme contre le SIDA. En 1983, le Second Forum National sur le SIDA s'ouvrit avec la déclaration d'un manifeste qui soulignait la nécessité pour les personnes atteintes de s'impliquer dans le processus de décision. Les Principes de Denver énumérés dans le manifeste remettaient en cause l'appellation "victime" synonyme de "défaite" pour les personnes atteintes, car, selon leur formulation, les "Personnes vivant Avec le SIDA" n'étaient qu'occasionnellement des "patientes" et devaient s'engager dans le processus de recherche et de guérison de leur propre maladie (PWAC, 1992). Le Forum se termina avec la formation d'une Association Nationale des Personnes Vivant avec le SIDA, suivie, deux ans plus tard, par la création de la Coalition des Personnes Vivant avec le SIDA de la Ville de New York City (PWAC). Certains membres de PWAC devaient se joindre plus tard à ACT UP, et enseigner aux autres membres les Principes de Denver.

"Des traitements pour le corps des personnes atteintes", un des slogans d'ACT UP, faisait écho à ce que la communauté s'était efforcée d'obtenir depuis que l'épidémie avait été identifiée. Au début des années 1980, un marché illégal de médicaments non approuvés s'était développé. Si les personnes atteintes ne pouvaient se permettre l'achat de ces médicaments, elles pouvaient expérimenter chez elles des recettes que les magazines gays publiaient en toute liberté. Ce marché illégal se formalisa avec la création du PWA Health Group, un cercle d'acheteurs dont la mission était de se procurer, souvent de l'étranger où les prix étaient plus raisonnables, des médicaments non approuvés aux USA. Atteint depuis le milieu des années 1980, le fondateur de PWAC, Michael Callen, était aussi le fondateur du PWA Health Club, dont les participants se joignirent plus tard à ACT UP et enseignèrent aux autres membres les différentes manières d'avoir accès aux traitements non approuvés.

En l'absence d'allocations fédérales réelles pour la recherche sur le SIDA, six ans après que l'épidémie eut été identifiée, la question du financement de la recherche fut sûrement l'une des préoccupations les plus pressantes des premières organisations contre le SIDA. Les activistes commencèrent leur chasse aux sources privées de financement. C'est avec des donations de la communauté gay que naquit le mouvement social pour financer la recherche sur le SIDA/VIH. Par la publicité hollywoodienne qu'elle entraîna, la mort de Rock Hudson motiva des célébrités du monde du spectacle à créer l'American Foundation For AIDS Research (AmFAR), qui allait devenir l'une des plus importantes institutions privées de financement de la recherche sur le SIDA/VIH. Inévitablement, de nombreux membres d'ACT UP devinrent les lecteurs assidus des documents disséminés par AmFAR, se forgeant ainsi les compétences nécessaires pour collecter des fonds.

De plus, alors que les débats au Congrès sur le financement de la recherche sur le SIDA/VIH et sur la protection des droits civiques des personnes atteintes donnaient l'occasion à certains membres conservateurs d'exprimer leur haine homophobe, les premiers activistes créèrent le Gay and Lesbian Alliance Against Defamation (GLAAD), une association d'avocats destinée à venir en aide aux personnes victimes de discrimination sur la base de leur statut sérosanguin ou de leur orientation sexuelle. Certains membres de GLAAD firent partie des fondateurs d'ACT UP, et d'autres se joignirent à l'organisation quelques années plus tard. Nantis de leur connaissance du droit, ces individus enseignèrent aux autres membres d'ACT UP la rhétorique des mouvements religieux et conservateurs aux USA, une éducation qui s'avéra extrêmement utile pour ceux qui s'impliquèrent dans la controverse sur les programmes de disponibilité de préservatifs dans les écoles publiques de la ville de New York (YELL, 1989-1995).

Silence contre visibilité

Les organisations précédant ACT UP avaient en commun leur incapacité ou leur manque de volonté à manifester publiquement leur mécontentement à l'égard de l'inaction du gouvernement vis-à-vis de l'épidémie. Certaines recevaient des fonds du gouvernement et étaient probablement soucieuses de considérations financières. D'autres étaient submergées par le montant de services qu'elles devaient fournir à elles seules. D'autres encore préféraient opérer discrètement. Afin de rompre avec la tradition de silence, et préfigurant les tactiques d'ACT UP, un groupe basé à New York, créa en 1986 la Lavender Hill Mob pour se livrer à un autre type d'activisme: les protestations publiques. La plupart des membres de ce petit groupe avait fait partie de GLAAD, mais l'avait déserté à cause de désaccords irréconciliables sur des questions de tactiques. Les membres de la Mob, comme on l'appelait communément, observaient les principes de la démocratie participative et avaient recours à l'action directe, deux aspects qui feront partie de la configuration du mouvement social constitué par les différents réseaux d'ACT UP. La Mob tenait régulièrement des réunions avec des personnalités politiques importantes au sein d'administrations de recherche majeures telles les National Institutes of Health (NIH), la Food and Drug Administration (FDA), et les Centers for Disease Control (CDC). De nombreuses actions de la Mob furent plus tard reproduites par ACT UP. Bien avant la création d'ACT UP, la Mob avait manifesté devant la cathédrale de St-Patrick et devant le New York Times. Toutes ces manifestions, dont les témoignages ont été archivés par un membre de la Mob (document non publié: Lavender Hill Mob Files, 1986), ont ouvert la voie suivie à ACT UP quelques années plus tard. En fait, le 10 mars 1987, alors qu'il prononçait un discours devant deux cent cinquante personnes, Larry Kramer, dont l'intention était de mobiliser la communauté gay et lesbienne, fit l'éloge des accomplissements de la Lavander Hill Mob et exhorta les individus présents à s'engager immédiatement dans la lutte contre le SIDA, faute de quoi, annonça-t-il, "les deux-tiers d'entre nous dans cette salle mourront dans cinq ans" (Kramer, 1987). Quelques semaines plus tard, une nouvelle organisation naissait, reprenant la même démarche: The AIDS Coalition to Unleash Power, mieux connue sous le nom d'ACT UP.

Le mouvement gay et lesbien

Parce que son ennemi de longue date a été le paradigme de la santé mentale, le mouvement gay et lesbien peut être considéré comme un mouvement sanitaire. L'influence pédagogique de ce mouvement sur ACT UP a été principalement due à la présence dans l'organisation de Martin Robinson, fondateur dans les années 1970 du Gay Activist Alliance (GAA), un groupe politique. Fort de ses vingt ans d'activisme contre le paradigme conservateur de la santé mentale, Robinson motiva les jeunes activistes à s'impliquer dans le discours scientifique, une position qu'ACT UP suivit sans hésitation dans le domaine de la recherche biomédicale sur le SIDA/VIH. L'influence pédagogique du mouvement gay et lesbien sur ACT UP s'exprime aussi dans un document de trois cents pages que les activistes ont intitulé Queer History. Ce document décrit l'engagement des premiers activistes dans la recherche scientifique, leurs revendications pour une identité distincte définie par eux-même cette fois-ci, et leur constant recours à l'action directe (trois aspects qui définissent aussi ACT UP).

Après le Rapport Kinsey de 1948 qui révéla que les conduites sexuelles étaient plus fluides que ne le présumaient les conventions sociales, un groupe gay commença à faire pression pour qu'il y ait plus de recherches scientifiques sur l'homosexualité. En conséquence, une étude fut conduite afin d'examiner la psychopathologie des homosexuels et révéla que leur taux d'anormalité était très similaire à celui que l'on pouvait trouver parmi les hommes hétérosexuels (D'Emilio, 1983). Jusqu'au milieu des années cinquante, les organisations gays et lesbiennes se focalisèrent fortement sur la recherche scientifique et l'éducation du public. Les Daughters of Bilitis (DOB), une organisation lesbienne, envoya un questionnaire aux souscripteurs de sa publication, The Ladder, dans l'espoir que les experts y trouvent quelque utilité dans la reconstruction de l'histoire des lesbiennes (D' Emilio, 1983).

Les auteurs de Queer History, cependant, critiquaient cette volonté de coopération qui n'avait qu'un impact limité; seul un mouvement radical, selon eux, pouvait produire un changement réel dans le statut des gays et des lesbiennes. Historiquement, ce qui déclencha la radicalisation des premiers activistes fut les incohérences et les contradictions qui affaiblissaient l'argument scientifique selon lequel l'homosexualité était anormale; de plus, les divers experts participant au débat scientifique ne semblaient pas aboutir à un consensus. Par exemple, juste après la publication de l'étude psychologique montrant que les hommes gays ne développaient pas plus de psychopathologies que les hommes hétérosexuels, Ervin Bieber, psychiatre et psychanalyste de renom, renversa la proposition de Sigmund Freud en déclarant que derrière chaque homosexuel se cachait un hétérosexuel (Bayer, 1981). Jetant encore plus de confusion dans le débat scientifique, Thomas Szasz (1961) déclara que la maladie mentale n'était qu'une construction sociale. L'individu, selon lui, n'était donc plus responsable de son orientation sexuelle puisque la société était la source principale du système de classification normatif.

Le manque de consensus dans le débat scientifique menaça certainement l'argument selon lequel les "experts" pouvaient atteindre la vérité universelle, et motiva les pionniers du mouvement gay à se radicaliser. Peu à peu, ces incohérences et ces contradictions ouvrirent la voie à une critique postmoderne de la science, grâce à laquelle les activistes pouvaient déconstruire l'absolutisme scientifique, tout en soutenant leur engagement personnel dans la recherche. Influencés par leur histoire, les auteurs de Queer Histor y indiquaient aux autres activistes que dans son effort pour avoir accès aux traitements, ACT UP devait aussi prêter attention aux incohérences dans le discours scientifique et en tirer avantage. L'un des rôles principaux du mouvement radical contre le SIDA était de garder un oeil vigilant sur le processus de la recherche, comme l'indique le commentaire d'un activiste: "La science n'est pasune démocratie, mais il faut nous assurer que la position des personnes séropositives soit entendue". Une année après la rédaction de Queer History, dans un autre document intitulé An Activist Critique of the AIDS Clinical Trials, ACT UP exposait publiquement les incohérences et les contradictions qui viciaient la recherche biomédicale sur le SIDA/VIH (document non publié: ACT UP, 1990a).

Soulignant l'influence du mouvement afro-américain dans sa lutte pour les droits civils, les auteurs de Queer History décrivirent le lent processus de radicalisation des pionniers de l'activisme gay et lesbien. En 1963, les organisations homophiles de la Côte Est (ECHO) manifestèrent devant la Civil Service Commission, le State Department, le Pentagone, la Maison Blanche, et le 4 juillet, devant Independence Hall à Philadelphie. Finalement, le processus de radicalisation culmina avec l'émeute de Stonewall, annonçant, selon certains analystes, la naissance du mouvement gay et lesbien moderne (Altman, 1971). Le Stonewall était un bar fréquenté dans les années soixante principalement par des drag queens, des lesbiennes et des gays à bas revenus qui s'opposèrent le 27 juin 1969 à une intervention policière. Cette émeute se transforma rapidement en résistance organisée durant plusieurs jours (Altman, 1971). A l'issue de ce conflit, certains protestataires créèrent le Gay Activist Alliance (GAA), une organisation luttant spécifiquement pour la défense des droits des homosexuels. GAA avait choisi, pour sa structure opératoire interne, de s'appuyer sur les Règles d'Ordre de Robert (1915), un document qui explicitait les modes de fonctionnement de la démocratie participative. Les groupes d'affinité (petit groupe d'activistes qui décident de travailler ensemble afin d'organiser des manifestations ou des confrontations publiques) représentaient la dynamique de travail du collectif. Plus tard, ACT UP reproduisit la même structure.

L'action directe et la confrontation directe, tactiques préférées de GAA, devinrent aussi les tactiques d'ACT UP. La Mairie de New York avait été la cible des actions du GAA bien avant de devenir celle des activistes contre le SIDA. Les membres du GAA s'infiltrèrent pendant l'un des enregistrements du programme télévisé de l'ancien maire de New York, John V. Lindsay, et causèrent une interruption continue du programme hebdomadaire en appelant constamment la station pour poser des questions. Deux décennies plus tard, ACT UP s'infiltrait dans plusieurs réseaux nationaux de télévision pour condamner l'intervention des USA dans la guerre du Golfe.

Bien avant la création d'ACT UP, GAA avait eu recours à des sit-ins, kiss-ins et des procès médiatisés. En 1970, ces activistes organisèrent une manifestation et mirent en scène un sit-in devant le bureau du Republican State Committee, exigeant que le gouverneur Rockefeller endosse le projet de protection des droits des gays et des lesbiennes. Cinq participants au sit-in se firent arrêter et le "procès des cinq" devint la cible de manifestations médiatisées qui conduisirent le gouverneur de l'Etat de New York à endosser les droits des homosexuels (document non publié: Lavender Hill Mob Files, 1986). En 1990, un an après la publication de Queer History, dix membres d'ACT UP se faisaient arrêter et juger pour avoir distribué des seringues neuves aux toxicomanes afin de juguler l'infection par le VIH.

La lutte qui devait conduire à retirer l'homosexualité de la liste des maladies mentales était pour les activistes emblématique de leur engagement. En 1973, la National Gay Task Force (NGTF) décida de faire pression sur l'Association américaine de Psychiatrie pour qu'elle organise un débat sur le statut de l'homosexualité. Malgré une opposition tumultueuse, la majorité des psychiatres décida, par voie de vote, le 15 décembre 1973, que l'homosexualité devait être retirée de la liste des maladies mentales. La première victoire de NGTF préfigurait les manifestations qu'ACT UP organisa plus tard pour démocratiser la recherche scientifique sur le SIDA/VIH. Même si la dé-médicalisation de l'homosexualité n'avait pas éradiqué l'homophobie, la communauté gay était de plus en plus organisée au niveau national. Ainsi en 1977, les activistes réussirent à empêcher la campagne anti-homosexuelle intitulée Sauvez nos enfants qu'Anita Bryant avait organisée en Floride. Cependant, en 1978, les activistes enregistrèrent un sérieux échec lorsque, Dan White, le meurtrier de deux personnalités politiques - Harvey Milk, premier membre ouvertement gay du Conseil municipal de San Francisco, et George Moscone, Maire de San Francisco - ne fut condamné qu'à sept ans de prison.

Dans les années quatre-vingt, l'activisme gay et lesbien se transforma généralement en activisme contre le SIDA. Ce que les activistes avaient appris durant leur lutte pour obtenir des droits civils pouvait être utilisé pour protéger les droits des personnes vivant avec le SIDA. En fait, même avant que l'épidémie du SIDA ne soit identifiée, des institutions sanitaires gays avaient commencé à faire leur apparition - au milieu des années soixante-dix - pour faire face aux maladies transmises sexuellement qui frappaient déjà la communauté. En conséquence, des cliniques gays telles St. Mark's Clinic et le Gay Men's Health Project fusionnèrent pour devenir le Community Health Project (CHP), la première clinique pour les personnes séropositives. Le besoin de créer des institutions sanitaires spécifiquement gays précéda donc l'épidémie du SIDA. En fait, dès 1978, le National Gay and Lesbian Health Conference avait énuméré les problèmes de santé qui affectaient la communauté gay. Reflétant une société de plus en plus tolérante, le nombre croissant d'institutions qui répondait aux besoins de la communauté, semblait offrir aux activistes plus de temps pour se mobiliser contre l'infection par le VIH.

Cependant en 1986, un an avant la création d'ACT UP, l'affaire Hardwick raviva l'activisme gay. Arrêté par la police pour avoir eu, dans son appartement, des rapports sexuels avec un autre homme, Hardwick fut condamné civilement pour acte de sodomie. Il fit appel en arguant que sa liberté individuelle avait été violée. La Cour Suprême des Etats-Unis décida du contraire et maintint la loi contre la sodomie qui affectait la moitié des Etats du pays. En réponse à cette décision, le Gay and Lesbian Alliance Against Defamation (GLAAD) et une coalition de groupes gays organisèrent une manifestation le 4 juillet 1986 pour protester contre la venue dans la ville de New York du juge principal de la Cour Suprême à l'occasion du centenaire de la Statue de la Liberté. Plus de 3000 manifestants traversèrent la ville en criant leur colère. Quand certains de ces manifestants se joignirent à ACT UP un an plus tard, ils amenèrent avec eux leur longue expérience du mouvement gay moderne des années 1970 ou du mouvement Queer postmoderne des années 1980.

Le mouvement des femmes pour la santé

Fidèle à la tradition établie par Our Bodies Ourselves, (Boston Women's Health Book Collective, 1984) le comité des femmes d'ACT UP écrivit en mars 1989 un livre qui clarifiait les interactions entre le mouvement contre le SIDA et le mouvement des femmes pour la santé (ACT UP, 1989a). Ce livre fit prendre conscience aux nombreux membres gays d'ACT UP qu'une épidémie était non seulement un problème médical, mais aussi un phénomène social et culturel, ainsi que le commente cette activiste: "C'était le premier livre sur les femmes et le SIDA. Les hommes d'ACT UP devaient comprendre que les femmes étaient affectées différemment par l'épidémie, par le simple fait qu'elles étaient femmes. Et çà c'est une histoire en soi."

Durant plusieurs sessions pédagogiques organisées par le Comité des Femmes, les activistes indiquèrent aux autres membres qu'une épidémie telle que le SIDA/VIH révélait les inégalités structurelles entre hommes et femmes, inégalités qui pouvaient affecter directement ou indirectement la situation sanitaire des femmes. Rien de plus flagrant que les injustices économiques dont sont toujours victimes les femmes qui, à qualifications égales, gagnent systématiquement moins que les hommes, sans compter le travail domestique et les responsabilités familiales qu'une grande partie d'entre elles assume la plupart du temps sans compensation financière.

Ces injustices économiques pouvaient pousser certaines à se livrer à la "prostitution de survie" (ainsi nommée par les activistes lors des entretiens) les exposant à des maladies sexuellement transmissibles, et donc à l'infection par le VIH, outre les brutalités physiques dont elles pouvaient être victimes. Selon les activistes, les représentations commerciales les abaissant au statut d'objets sexuels, les femmes étaient aussi opprimées culturellement. Ces images pouvaient d'une part accroître la vulnérabilité des femmes devant la violence physique et d'autre part affecter leur amour propre. Afin de corroborer leurs affirmations, les activistes distribuaient aux autres membres des statistiques nationales indiquant qu'une femme était violée toutes les cinq minutes, un autre type de violence qui pouvait aussi augmenter la probabilité d'infection par le VIH. La corrélation entre la violence dont les femmes étaient l'objet et leur statut sanitaire avait déjà été clairement établie par le mouvement des femmes pour la santé (document non publié: ACT UP, 1989a; voir aussi Ruzek, 1978).

Aux yeux des activistes féministes, le monde médical n'était qu'une expression, parmi tant d'autres, de l'oppression que subissaient les femmes. Le regard médical posé sur les femmes était, comme tous les regards posés sur les femmes à travers l'histoire, un regard de condescendance qui les présumait irresponsables. Les campagnes de stérilisation conduites par le gouvernement des USA afin de contrôler le taux de natalité parmi les communautés minoritaires, était, selon les activistes, une conséquence directe de cette présomption (Ruzek, 1978; Ehrenreich, 1979; Davis, 1995; Corea, 1985). Les chercheurs biomédicaux dans le domaine du SIDA, qui employaient l'expression "contraception définitive" pour exprimer la même réalité de stérilisation, traduisaient, selon les activistes, la même présomption d'irresponsabilité dont les femmes étaient toujours victimes.

Paradoxalement, la raison qui empêchait les femmes d'avoir accès aux essais cliniques - peur d'endommager le foetus - ne semblait pas être un problème lors de la commercialisation du médicament. En conséquence, quelques centaines de femmes ne pouvaient pas être incluses dans un essai clinique de peur de "potentiellement" endommager un foetus "potentiel", mais la vie de milliers de femmes pouvait être menacée par l'absorption d'un médicament qui n'avait été expérimenté que sur des hommes. Cette présomption relative à l'irresponsabilité des femmes, que le mouvement féministe avait combattu pendant des années (Ruzek, 1978), était la même présomption qui, plus tard, motiva ACT UP à dénoncer l'exclusion des femmes des essais cliniques, ainsi que le montre le commentaire de cette activiste: "Les femmes ont toujours eu la responsabilité de s'occuper des hommes et de leurs enfants, et soudainement on ne les croit plus capables d'être responsables lorsqu'il s'agit de participer à des essais expérimentaux".

Durant des sessions éducatives organisées par les femmes d'ACT UP, les autres membres apprenaient que lorsque les femmes n'étaient pas présumées irresponsables, elles étaient présumées "immorales". Historiquement, les féministes engagées dans le domaine de la santé avaient déjà condamné la stigmatisation et la quarantaine auxquelles avaient été soumises les prostituées en périodes d'épidémies, phénomène bien documenté par des représentations graphiques (Delacoste and Alexander, 1987). De plus, selon les activistes féministes contre le SIDA, les femmes atteintes étaient soupçonnées de s'être adonnées à des activités immorales par certains épidémiologistes et certains représentants du gouvernement qui les considéraient comme vecteurs de transmission plutôt que comme personnes réellement atteintes. Perçues comme l'exception plutôt que comme la règle, les femmes atteintes ne valaient donc pas la peine d'être étudiées. Cette position "scientifique" mena les activistes à scander: "on fait plus de recherches surles rates que sur les femmes".

Encore plus insensée, selon les chercheurs, était la possibilité de transmission du VIH entre femmes. Les activistes durent convaincre les autorités bureaucratiques et médicales d'une part que les lesbiennes avaient vraiment des rapports sexuels, et d'autre part, que les rapports non protégés entre femmes pouvaient effectivement conduire à l'infection par le VIH (document non publié: ACT UP, 1990). C'est à l'issue d'une réunion entre quinze lesbiennes activistes et la secrétaire fédérale chargée des questions de santé que fut finalement autorisée une étude sur la transmission du VIH entre femmes.

La lutte d'ACT UP pour résoudre les inadéquations des services sociaux et du système de recherche sur le SIDA, qui rendaient les femmes invisibles dans l'épidémie, émanait partiellement des conceptions erronées des chercheurs et des représentants gouvernementaux. Etre directement affectées par l'épidémie et ne pas être vues, et surtout ne pas recevoir de soins, était le message que portait ce slogan d'ACT UP: "Les femmes ne contractent pas le SIDA, elles en meurent tout simplement!". Women, AIDS and Activism, un livre écrit par les activistes, explicitait les contraintes culturelles et économiques qui empêchaient les femmes d'avoir accès aux traitements pour le SIDA (Banzhaf, 1990). ACT UP consacra trois ans et demi à faire pression sur les Centres de contrôle des maladies afin d'obtenir l'inclusion des maladies contractées par les femmes dans la définition officielle du SIDA et la conceptualisation d'essais cliniques focalisés sur leur situation (Centers for Disease Control, 1993).

Dans leurs séminaires éducatifs, les femmes d'ACT UP expliquaient aux autres membres qu'un obstacle commun avait jadis empêché la légalisation de l'avortement et empêchait aujourd'hui l'inclusion des femmes dans les essais cliniques: c'était le regard médical qui réduisait les femmes au statut de "machines à reproduire" (Ehrenreich, 1979). L'activisme contre le SIDA avait pour but de protéger les femmes et de sauver leur vie autant que de les libérer de cette fonction de reproduction à laquelle les médecins et les agences gouvernementales semblaient vouloir les maintenir. Dans son guide protocolaire expliquant les critères d'inclusion des femmes dans les expérimentations, la Food and Drug Administration (FDA) partageait clairement la présomption selon laquelle d'une part les femmes étaient irresponsables et d'autre part les problèmes sanitaires qu'elles rencontraient pouvaient toujours se réduire à leurs fonctions de reproduction. Jusqu'en 1995, les guides protocolaires de la FDA excluaient explicitement les femmes enceintes ou en âge de donner naissance (Food and Drug Administration, 1977), une réglementation qui permit à l'Azidothymidine (AZT), traitement anit-viral, d'être commercialisé, malgré le peu de données sur ses effets chez les femmes. En contraste, la FDA semblait beaucoup plus indulgente à l'égard des anormalités qui pouvaient intervenir dans le système génital des hommes (Food and Drug Administration, 1977).

Eduquées sur les luttes pour la légalisation de la contraception menée par les activistes des années 1920 et la lutte pour l'accès aux soins des années 1970, les femmes d'ACT UP exhortaient les membres du groupe à se fier principalement aux infrastructures et au savoir communautaires. Elles citaient souvent l'exemple de Margaret Sanger qui créa ses propres cliniques contraceptives, et plus récemment, l'exemple des cliniques d'avortement créées par la section du mouvement féministe qui s'est penché sur les questions de santé. En ce qui concerne la recherche biomédicale sur le VIH/SIDA, les récriminations des femmes activistes faisaient écho aux critiques que les féministes avaient déjà formulées au sujet de la science. Accusant le monde médical de ne s'intéresser principalement qu'aux corps des hommes, les activistes se plaignaient qu'on avait laissé aux femmes la tâche de faire des "inférences incertaines".

S'inspirant encore une fois des deux mouvements gays et contre le SIDA, le document The Handbook on Women and AIDS, écrit en 1990, soutenait l'action directe comme la stratégie la plus efficace pour effectuer des changements sociaux, tout en glorifiant Margaret Sanger pour s'être faite arrêter de nombreuses fois dans sa lutte pour la légalisation de l'avortement. Dans les années 1970, le mouvement féministe pour la santé des femmes eut fidèlement recours à l'action directe pour atteindre une cible par trop connue des activistes contre le SIDA: la Food and Drug Administration (FDA). Ainsi, le 15 décembre 1975, le National Women's Health Network, qui venait de se créer, organisa sa première manifestation -- un mémorial devant la FDA, à Rockville, dans le Maryland -- pour commémorer les milliers de femmes mortes de complications dues à l'oestrogène synthétique.

En 1990, durant une des sessions pédagogiques que les femmes organisaient régulièrement, outre les documentations écrites qu'elles distribuaient, les autres membres d'ACT UP prirent conscience du besoin d'élargir la définition du SIDA utilisée par les Centers for Disease Control (CDC); cette éducation sanitaire motiva un certain nombre d'entre eux à participer à deux manifestations massives devant les agences fédérales. Alors que les pancartes critiquaient les critères d'inclusion obsolètes du gouvernement, quarante-sept protestataires se faisaient arrêter pour s'être livrés à des actes de désobéissance civile (document non publié: ACT UP, 1990b). Il fallut aux activistes deux années supplémentaires, cependant, pour que les CDC se décident finalement à élargir leur définition et y inclure quelques maladies contractées par les femmes et les toxicomanes (Centers for Disease Control, 1993).

Tout en se livrant à des tactiques de confrontation publiques, les femmes d'ACT UP participaient à de nombreuses réunions avec des représentants de la FDA, contribuant ainsi à la révision des guides protocolaires de 1993. Pour la première fois, la FDA recommanda que les femmes soient incluses dans les essais cliniques (Merkatz, 1993). Les activistes se plaignaient, cependant, que le langage utilisé restât sur le mode de la recommandation et non de l'obligation, annihilant ainsi tout effet légal. En conséquence, les femmes sont toujours en sous-nombre dans les essais cliniques, et au moment même où cet article est rédigé, les femmes d'ACT UP ont planifié une autre manifestation massive devant la FDA (manifestation à laquelle se sont inscrits de nombreux hommes). Ainsi que l'indique le commentaire suivant d'un activiste, les femmes ont sensibilisé certains hommes d'ACT UP à la perspective féministe, une perspective qui reste, pour eux, une source de radicalisation tout autant qu'une source d'éducation critique et postmoderne sur les différentes façons dont l'épidémie du SIDA/VIH affecte les autres populations: "C'est sûr que de travailler avec des femmes, ça m'a permis de comprendre comment elles étaient particulièrement affectées par le VIH. Ce qui m'a surpris, cependant, c'est qu'en travaillant avec elles, j'ai mieux compris ma propre situation".

Conclusion

Cette recherche s'est fondée sur une vision élargie du concept de santé, qui comprend non seulement la santé personnelle, mais aussi l'accès au système de soins et l'engagement dans le domaine de la santé. Elle a aussi utilisé une approche postmoderne du concept d'éducation dans le domaine de la santé, qui inclut les relations entre les individus et les structures sociales de pouvoir (Freire, 1970; 1970a; Giroux, 1994).

C'est dans ce cadre postmoderne que cet article a établi la configuration d'ACT UP comme étant le produit d'une coalition entre divers mouvements sociaux qui l'ont précédé et qui ont eu sur les jeunes activistes un rôle spécifique. Le mouvement gay et lesbien a exercé son influence sur ACT UP à travers sa critique sophistiquée de la science conventionnelle et spécialement de sa fonction normative. Le mouvement des femmes pour la santé, y compris le mouvement féministe, a fourni aux jeunes activistes le cadre idéologique et logistique qui leur a permis de se fier aux infrastructures communautaires. Finalement, le mouvement contre le SIDA, qui a précédé ACT UP, lui-même bénéficiaire des deux autres mouvements, a préparé le terrain sur lequel les activistes contre le SIDA ont pu récolter leurs victoires.

Il est certain que les membres d'ACT UP ne sont pas les seuls à bénéficier d'une éducation sanitaire en participant à des mouvements sociaux. De plus en plus, les individus non experts dans le domaine de la médecine ont trouvé, en s'engageant dans l'activisme sanitaire de leur choix, une façon d'élargir leur compréhension des maladies qui peuvent les affecter personnellement et peut-être aussi une façon d'avoir un impact direct sur le processus de leur guérison.

Gilbert Elbaz

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Notice:
Elbaz, Gilbert. "Mouvements sociaux, les nouveaux éducateurs de la santé aux Etats-Unis", Esprit critique, Printemps 2004, Vol.06, No.02, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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