Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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Médiateur social: Dynamiques de fabrication d'une pratique professionnelle


Fabienne Barthelemy

L'auteur est titulaire du DEA de sociologie de l'Action organisée de l'IEP de Paris. Elle est doctorante depuis octobre 2001 au Centre de Sociologie des Organisations (CSO-CNRS-IEP). Sa thèse, sous la direction de Benoît Bastard, directeur de recherche au CSO, porte sur "les pratiques locales de médiation sociale: comment se structure une fonction émergente au contact des professions établies du travail social?". f.barthelemy@cso.cnrs.fr


Résumé

En France, le programme "nouveaux services - emplois jeunes", destiné à favoriser l'insertion professionnelle des jeunes a institué au plan local un nouveau type d'opérateurs communément appelés "médiateurs sociaux". Ces intervenants n'ont pas le profil des travailleurs sociaux classiques mais font preuve de compétences incorporées, qui font corps avec leur personnalité (expérience personnelle, parcours de vie). On comprend que le projet de faire de la jeunesse une compétence légitimant la création d'une nouvelle activité professionnelle n'aille pas de soi, surtout quand il s'agit pour ces intervenants de prendre place auprès d'une communauté professionnelle régie par des règles déontologiques fortes et longtemps organisée autour de marchés du travail fermés. Dès lors, dans quelle mesure ces savoirs pratiques peuvent-ils constituer un vecteur d'intégration et de reconnaissance au plan local?

Mots-clés: médiateur, groupes professionnels, interactions, travail social.


Abstract

Social mediation worker. Dynamics to create a new professional practice.

In France, the program "new services - youth jobs", intended to support the professional insertion of young people, promoted a new type of occupational actor commonly called "social mediation worker". These workers do not have the profile of the traditional social services employees but show incorporated competences, which form a unit with their personality (personal experiment, course of life). One understands that the idea to promote youth a competence as the base of a new occupation is not obvious, especially when the stake for these workers is to gain a stable position close to a professional community governed by strong deontological rules and organized a long time around labour markets closed. Consequently, under what conditions can this practical knowledge constitute a vector of integration and recognition in the local plan?


A son entrée sur le marché du travail, le jeune médiateur social[1] est confronté à de profondes incertitudes: quelle prestation est-il supposé offrir, auprès de quel public et selon quelle procédure? Contrairement au jeune praticien en médecine générale qui a une idée des actes qui vont fonder sa pratique professionnelle - le diagnostic et le traitement (Baszanger, 1983) - le jeune recruté doit expérimenter en situation de nouveaux services "destinés à répondre à des besoins non couverts"[2]. Principalement occupée par des salariés en contrat emplois-jeunes, la fonction de médiateur social émerge au croisement de deux logiques dissemblables. D'un côté, le projet de proposer des intermédiaires afin de résorber un fossé grandissant entre des populations locales "désaffiliées" et les institutions locales. De l'autre, un dispositif national d'aide à l'emploi des jeunes à destination d'employeurs locaux (essentiellement municipalités et associations). Pour ces organisations locales, il s'agit d'une opportunité pour développer à moindre coût de nouvelles activités[3]. Or, les missions énoncées au plan national ne disent rien des tâches qui vont fonder la pratique professionnelle du médiateur social[4]. C'est donc localement que les acteurs - praticiens et décideurs de l'institution d'appartenance - sont appelés à élaborer ce mode d'intervention sans précédent et ce, en tenant compte de la configuration du marché du travail local du champ social. Occuper ces postes, c'est aussi les créer en leur conférant une originalité dans la communauté professionnelle des intervenants sociaux du territoire (assistant de service social - AS -, éducateur spécialisé, animateur socioculturel). Les frontières de ce nouveau mode d'intervention sont donc mouvantes et définies en relation avec d'autres professionnels. Le jeune médiateur est amené à accomplir une grande variété de tâches à consonance sociale en direction de populations dites fragilisées (accompagnements physiques, visites à domicile) et d'autres de nature plus informelle (discussion, écoute, règlement de différends, circulation sur les quartiers de la ville). Les tâches qui fondent le coeur de l'activité professionnelle du médiateur diffèrent fortement d'un contexte local à l'autre. On ne peut donc analyser la manière dont les porteurs de ces nouvelles fonctions construisent leur pratique sans les intégrer dans les réseaux de relations dans lesquels ils s'enchevêtrent (Abbott, 1988).

Les médiateurs doivent prendre place dans des réseaux d'action sociale déjà constitués qui ne sont pas toujours ouverts à ce nouveau type d'intervention. Cela tient principalement au fait qu'ils n'ont pas le profil classique des travailleurs sociaux. Leur entrée dans la vie professionnelle, liée à l'obtention d'un emploi aidé, ne tient pas à l'acquisition du titre de "travailleur social" délivré par l'une des écoles spécifiques aux professions sociales. Or, ce titre a valeur de garde-fou dans cette communauté professionnelle: il autorise le partage du secret professionnel entre pairs, garantit la qualité de la prestation et protège contre les éventuelles velléités d'un non-professionnel. De surcroît, la précarité de leur statut, liée à une faible rémunération et à la fin annoncée du dispositif emplois-jeunes les distingue nettement des métiers classiques du travail social. Enfin, les jeunes sont recrutés non pas sur des pré-requis relatifs à la qualification mais sur des critères qui renvoient à des compétences "incorporées", c'est-à-dire des savoir-faire empiriques issus de leur expérience, de leur parcours de vie (connaissance de la ville, capacité d'écoute, de dialogue) qui font corps avec la personnalité des intervenants. Il s'agit, comme le dit Claude Dubar, "de savoirs en acte, en situation, et donc liés à des contextes spécifiques" par opposition à une qualification "technique" qui exige des "connaissances formalisées, le respect méthodique de procédures" et la mise en oeuvre de savoirs abstraits (Dubar, 1996, p.185). Ces nouveaux intervenants heurtent donc de plein fouet une sphère d'intervention fortement codifiée. Comme le souligne Lilian Mathieu dans son analyse de l'émergence de la fonction d'animatrice de prévention en milieu prostitutionnel, "l'hostilité initiale des travailleurs sociaux doit être appréhendée comme l'expression d'une inquiétude à l'égard des transformations [...] tendant à remettre en cause la nature même du savoir professionnel des éducateurs ou assistants sociaux" (Mathieu, 2000). L'émergence de ces fonctions de proximité pose la question de la transformation des conditions d'exercice de l'intervention sociale: si un jeune bénéficiaire d'un emploi aidé peut accomplir des actes à consonance sociale sans être diplômé, quelle est la plus-value des prestations délivrées par un professionnel formé? Inversement, un acteur qui émerge en marge des normes qui règlent la communauté professionnelle qu'il côtoie est-il en mesure de se doter d'une légitimité nécessaire à l'exercice de son activité?

Il est particulièrement intéressant de s'interroger sur la manière dont le jeune médiateur construit sa pratique professionnelle et sur le rôle que jouent ses environnements- la structure d'appartenance, les professionnels du champ et le "client"[5]- dans la construction de son service et de ses pratiques. "Face à ce nouveau concurrent, il s'agit pour les groupes professionnels de protéger leur zone de compétences et pour lui d'inventer son métier par ajustements progressifs" (Ion, 1984). Dans quelle mesure les acteurs composant l'environnement du médiateur se saisissent-ils de ce nouveau mode d'intervention? L'objectif est donc de mettre à jour ces dynamiques d'apprentissage qui contribuent à façonner un nouveau mode d'intervention.

Afin d'analyser cette question, nous nous appuierons sur un travail empirique[6] mené sur un site semi-rural localisé en Basse-Normandie où le réseau de prise en charge sociale est organisé autour de deux services sociaux, l'un municipal (Centre communal d'action sociale - CCAS), l'autre départemental (Service social départemental- SSD). L'équipe[7] du service "médiation et prévention sociale", composée de cinq médiateurs en contrat à durée déterminée (CDD), et d'un encadrant de proximité connaît un glissement de ses missions. Le contexte d'incertitude quant à la pérennité des postes précipite une recomposition de son activité principale. Initialement créée dans le cadre d'un Contrat local de sécurité[8], elle s'apparente finalement à un suivi social des plus démunis. Cette évolution s'accompagne d'une consolidation des liens avec une catégorie de travailleurs sociaux des deux services sociaux. En effet, si dans un premier temps, les médiateurs sont décriés par la communauté professionnelle du travail social - principalement les assistants de service social, l'histoire de l'équipe témoigne de processus de co-construction de l'activité professionnelle où le professionnel, le médiateur et le destinataire du service contribuent à élaborer la pratique.

Dans cette perspective, notre propos consiste en premier lieu à décrire le travail des médiateurs et la recomposition de leur activité. La seconde partie montre comment la structuration des pratiques sert la négociation d'une légitimité auprès de l'employeur et de certains travailleurs sociaux. La fin de l'exposé met en scène un échange entre deux médiateurs et un "client". L'analyse de cette situation de travail montre comment le médiateur construit sa prestation, et ce, en relation au destinataire mais également à un tiers, l'assistant de service social.

1. De la rue au domicile: la recomposition de l'activité principale

Les discours et les pratiques de l'encadrant et des médiateurs témoignent d'une évolution du coeur de l'intervention. Durant ses trois premières années d'existence, l'équipe est interpellée par les services de la ville pour intervenir en soirée auprès du public jeune de certains quartiers. Leur prestation relève d'un rappel à l'ordre d'une part et d'une sécurisation morale et physique d'autre part. Prévue initialement comme une réponse préventive à la montée de la délinquance dans le cadre du CLS, l'activité de l'équipe vise à "prévenir les violences urbaines par une présence et un dialogue dans les quartiers sensibles", à assurer "soutien et aide aux populations ressentant ou vivant le sentiment d'insécurité"[9]. Le recrutement d'un nouvel encadrant de l'équipe marque un tournant non seulement en terme d'activités, mais aussi de public et de type d'encadrement. Aujourd'hui, l'activité est centrée sur "un travail à consonance sociale" (encadrant) auprès de personnes repérées comme étant "fragiles" (âgées, isolées, toxicomanes, démunies). La démarche n'est plus de "circuler sur les quartiers" mais d'"entrer à domicile" et ce, avec l'appui d'un encadrant "qui mouille le maillot" (un médiateur) et les suit de près.

Les médiateurs se réjouissent de l'évolution de leur activité. Celle-ci n'est plus spécifiquement liée à la présence d'un conflit. Ils circulent sur des territoires, entre espace public et sphère privée, ce qui les amène à être en contact direct avec la population et certains professionnels (assistant de service social, aide ménagère, éducateur, agent de la mission locale, chefs d'établissements scolaires, conseillers principaux d'éducation - CPE -, et autres). Les interactions sont autant d'occasions de proposer leurs services. Ils ne portent aucun signe distinctif ni uniforme et ainsi "ne se distinguent pas de la population de la ville" (le maire). Le coeur de l'intervention des médiateurs se fait en dehors de leur local situé en centre-ville à proximité de la mairie. Ils y passent deux fois dans la journée, en début de matinée, puis en début d'après-midi, afin de prendre les consignes éventuelles de l'encadrant, se coordonner avec les autres membres de l'équipe, noter sur le cahier de liaison les informations recueillies au contact de la population rencontrée. Les médiateurs ne sont pas sollicités directement par les habitants. Ils leur délivrent des services gratuits mais c'est un service de la ville (social, cabinet du maire) qui signale à l'équipe une personne dans le besoin, une situation de grande précarité, matérielle ou sociale.

Les tâches accomplies par les médiateurs relèvent d'une polyvalence à tendance bipolaire. Le premier pôle renvoie à des activités d'animation (organisation d'un séjour de vacances, "coups de main" donnés aux animateurs de la ville lors d'événements organisés par la municipalité); le second participe d'un accompagnement social polyvalent. Les activités d'animation n'étant pas celles qui font l'objet de jeux locaux de négociation- bon nombre d'acteurs n'ont d'ailleurs pas connaissance de cette facette de leur fonction- nous avons choisi de centrer cette étude sur le deuxième pôle qui fonde le coeur de leur intervention.

L'accompagnement se décline en une multitude de tâches quotidiennes: accompagner une personne sans mode de locomotion pour assurer une démarche administrative, changer un verrou, faire les démarches nécessaires pour le rétablissement d'une ligne téléphonique, aller chercher une personne seule pour l'aider à faire ses courses puis la raccompagner chez elle. Le coeur de l'intervention d'accompagnement se fait essentiellement lors de visites à domicile[10] mais peut également nécessiter toute sorte de déplacements, en présence ou non de la personne aidée. L'entrée dans la sphère privée est quotidienne. Une fois entré à domicile, le médiateur a accès à l'univers intime de la personne. On comprend alors que cette immersion soit à la fois source d'appréhensions, voire dans certains cas d'aversions, mais aussi créatrice d'une grande complicité avec certaines personnes âgées dont la semaine est rythmée par les visites des médiateurs. La facilité avec laquelle les personnes se racontent crée un fort sentiment d'utilité au sein de l'équipe. C'est la gravité de la situation de la personne qui devient le moteur de l'action: "c'est marrant, on rentre chez les gens, on se présente, et les gens nous déballent tout. Ils ont un tel besoin qu'ils déballent tout" (encadrant). Si les médiateurs n'ont pas de mandat officiel pour entrer à domicile, c'est la fragilité de la personne qui légitime leur intervention: "on va à domicile, et ça, c'est légitimé par le fait que la personne est fragilisée, c'est une relation de confiance qui se noue et c'est notre moyen d'action" (encadrant).

La transformation du coeur de l'activité s'accompagne d'une dynamique de rationalisation des pratiques impulsée par l'encadrant: dans un contexte de remise en question des postes, il devient urgent de faire en sorte que l'équipe acquiert une légitimité suffisante pour stabiliser son activité.

2. Un enjeu de légitimation et de stabilisation du service

La négociation d'une légitimité est un enjeu central pour l'équipe non seulement dans son rapport aux décideurs de l'institution d'appartenance mais aussi des autres professionnels du territoire.

Les compétences mises en oeuvre faisant corps avec la personnalité de l'intervenant, il est difficile de garantir la qualité des prestations offertes. La fin du dispositif emplois-jeunes pose la question de la pérennisation des postes. Dans ce contexte d'incertitude, l'objectif de l'équipe est alors de se constituer une zone de compétences sur le marché local de l'intervention sociale. Stabiliser sa place tant au sein de la mairie que du réseau local implique que l'environnement de l'équipe reconnaisse qu'elle détient une compétence collective permettant d'assurer une prestation originale et utile.

Vis-à-vis de l'institution d'appartenance, c'est par un compromis tacite avec le maire que l'encadrant est à même de fédérer l'équipe autour de manières de faire spécifiques. En prévision de la fin du dispositif emplois-jeunes, le maire doit s'assurer, avant d'engager des fonds propres dans une éventuelle pérennisation de postes, de l'utilité des actions de l'équipe. En contrepartie d'une remontée d'informations régulières et chiffrées au maire - non seulement pour alimenter les réunions du Contrat local de sécurité qu'il co-préside avec le Préfet (ou un représentant)[11] mais également comme élément de base pour mesurer la plus-value du service - l'encadrant dispose d'une marge de manoeuvre dans la gestion de son équipe et de ses activités quotidiennes. Dans cet espace de gestion autonome, l'encadrant amorce un processus de rationalisation des pratiques. Il diffuse au sein de l'équipe des normes de pratique empruntes au travail social à la fois en guise de formation continue des jeunes intervenants mais également comme vecteur de légitimation auprès de la communauté professionnelle du travail social. C'est comme travailleurs sociaux en cours de professionnalisation et non comme emplois-jeunes que l'encadrant entend les positionner sur le territoire. Les médiateurs se réjouissent de cette structuration des pratiques et y voient un espoir de pérennisation des postes.

Les réticences initiales des travailleurs sociaux locaux à collaborer avec les médiateurs tiennent essentiellement à l'absence de formation initiale, gage selon eux d'amateurisme. L'encadrant, travailleur social de formation, connaît les règles tacites qui régissent la communauté professionnelle d'où il est lui-même issu. Partager les règles de la communauté permet de se positionner en interlocuteur fiable. Un protocole doit être respecté lors de la prise de connaissance d'une personne: le premier réflexe consiste à contacter les services sociaux de la ville pour savoir si elle est connue, si des mesures ont été prises la concernant. Cela permet aux médiateurs de se prémunir contre le risque de "faire doublon" (un médiateur), en d'autres termes d'éviter de solliciter l'assistant de service social pour une mesure alors qu'elle est déjà mise en place ou en cours. La seconde règle participe d'une "régulation par l'écriture" (encadrant) via la tenue d'un cahier de liaison, où chaque médiateur met à jour ses activités, et de fiches de suivi nominatives décrivant l'évolution de la situation des personnes rencontrées et suivies.

Cette structuration des pratiques trouve un écho auprès des professionnels du champ qui en viennent progressivement à contacter fréquemment les médiateurs. Les tensions entre travailleurs sociaux et médiateurs tendent à s'estomper pour laisser place à de multiples interactions: les AS des deux services de la ville (CCAS et SSD) contactent l'équipe régulièrement pour leur demander d'assurer de "petites tâches" (assistante de service social), comme une aide au classement de documents administratifs, un accompagnement physique, "des choses quotidiennes, concrètes, de la vie de tous les jours" (assistante de service social) qu'elles disent ne plus avoir le temps d'assurer compte tenu de l'accroissement des tâches administratives dans leur métier. Elles reconnaissent aux médiateurs une expertise qu'elles vont elles-mêmes mobiliser: leur aptitude à nouer une relation de proximité avec la population. Elles tirent profit de leur plus grande disponibilité et de leur contact auprès des habitants, se disant "plus dans les tâches administratives, financières, des tâches définies" (assistante de service social). En témoigne le récit de cette déléguée aux tutelles: "ils ont tout organisé et j'ai pu me reposer sur eux, ils ont vidé le logement, acheté de nouveaux meubles, aménagé l'appartement, et ils ont continué à suivre la personne. Il y a eu aussi la mise en place d'une aide ménagère et pour que la personne s'habitue un peu, ils sont restés les jours où elle venait. Tout ce côté humain, c'est eux". A cela s'ajoute une division du travail entre assistants de service social municipal et médiateurs qui s'apparente à un processus de transfert des tâches considérées comme les plus humbles aux fonctions les moins qualifiées (Hughes, 1996). Ce sont désormais les médiateurs qui accomplissent des actes au domicile de personnes suivies par l'AS.

Les médiateurs sont donc porteurs d'une fonction malléable qui se recompose au gré d'influences extérieures et dont les frontières sont en négociation. En ne donnant qu'une définition floue des missions à accomplir, on mise implicitement sur la capacité des intervenants à façonner leur mode d'intervention et leur prestation. Ils le font en lien non seulement avec leur encadrant, mais également leur environnement qui tend à les mobiliser sur certaines tâches. Afin de comprendre plus précisément dans quelle mesure certains acteurs participent à la construction de la prestation, réduisons maintenant la focale sur la relation d'échange engagée par le médiateur.

3. La construction du service: une co-définition

L'analyse d'un cas de première visite à domicile permet de comprendre comment l'intervenant construit sa pratique in situ. Il s'agit d'une visite provoquée par un motif initial (la délivrance d'un bon alimentaire sur demande d'une AS du CCAS). Ce cas là illustre la manière dont deux médiateurs (médiateur 1 et médiateur 2) construisent leur service dans leur rapport au client (Mme Ruot)[12] et comment ils mobilisent un tiers (l'assistant de service social) afin de tenter d'emporter l'adhésion de la personne et de se positionner comme interlocuteur fiable.

Séquence 1
Le médiateur 1 (M1) frappe à la porte.
Une voix de l'intérieur: c'est qui?
Le second médiateur (M2) se présente: Bonjour Mme Ruot, c'est le monsieur de la mairie qui a téléphoné tout à l'heure. Je viens de la part du CCAS pour vous remettre un bon alimentaire, je l'ai là. Mais si vous voulez, on peut discuter un peu.
Mme Ruot, entrouvre la porte: ce n'est pas rangé chez moi, donc je ne sais pas trop.
Médiateur 2: c'est comme vous voulez, si vous préférez, je vous donne le bon alimentaire et c'est tout, on s'en va.
Mme Ruot en ouvrant la porte: non, bon, vous pouvez entrer mais ne faites pas attention à l'appartement.
Les deux médiateurs entrent: non, ne vous inquiétez pas.
M2 lui donne le bon alimentaire de dix euros.
Mme Ruot: il faut que je vous signe quelque chose?
M2: non, non pas du tout. Comment ça va pour vous?
Mme Ruot: ça ne va pas du tout, je suis en arrêt maladie, je n'ai plus de travail ni de rentrée d'argent et les huissiers doivent venir saisir des affaires chez moi pour non paiement de loyer, ça fait plusieurs fois qu'ils téléphonent. Comment voulez-vous que je fasse, je n'ai pas touché d'indemnités depuis plusieurs mois, je ne peux pas payer de loyer, en plus, moi, je travaille dans la restauration, mais là, avec l'accident que j'ai eu, je ne peux plus travailler.
M1: qu'est-ce que vous avez eu comme accident?
Mme Ruot: un accident de voiture et j'ai eu tout le côté gauche d'amoché, je ne peux plus rien faire. Et je n'étais pas en tort, mais l'assurance m'a proposé un arrangement.

Séquence 2
M2: attention aux assurances, ne signez pas n'importe quoi.
Mme Ruot: pourquoi, ils peuvent me faire signer n'importe quoi?
M2: vous savez les assurances, il faut faire attention, mais on peut vous accompagner pour votre entretien avec eux.
Mme Ruot: non, mais je ne suis pas encore frappée! Je sais me défendre, s'ils me disent quelque chose qui ne me plaît pas, je vais m'énerver! Mais comment je peux savoir s'ils veulent me faire signer n'importe quoi?
M2: je peux pas vous dire madame, j'ai pas vu les papiers.
M1: vous pouvez très bien dire que vous allez réfléchir, et prendre les papiers avant de les signer.
Mme Ruot: oui, je les connais les assurances, ils vont me proposer des pelures de pomme de terre parce que je suis dans le besoin, mais ils n'ont pas tort, vous savez, s'ils me proposent des pelures de pomme de terre, je les accepte!

Séquence 3:
M1: c'est bien ça le problème. Vous voyez une assistante sociale?
Mme Ruot: Oui, Mme S.
M1: Oui, donc Nicole[13] va faire avancer les choses.
Mme Ruot: moi, je l'appelle Mme S.; mais avant, c'était M. F., alors je ne comprends pas trop.
M2: oui, il y a un problème, là, Christophe[14] n'a pas fait ce qu'il fallait.
Mme Ruot: et il y en a des dames là haut, il y a une blonde qui me dit "vous n'êtes pas la seule, il y en a d'autres", c'est des monstres ces gens là. Et elles font traîner ça.
M1: Je sais c'est bien le problème. Nous, Madame, on peut vous amener à votre rendez-vous si vous n'avez pas de moyens de transport, je peux rester avec vous pendant l'entretien si vous voulez ou alors je viens vous rechercher.
Mme Ruot: non, mais je ne veux pas abuser des aides. Moi, je ne profite pas du système, je préfère me débrouiller seule. Et puis je crois qu'il y a le voisin d'en face qui m'aide, il pourra m'emmener je pense, il est gentil avec moi.
M1: mais, si vous avez besoin, je vous donne nos coordonnées, vous nous appelez. C'est le service médiation. Je vous le marque derrière le numéro de Nicole comme ça, vous aurez tout sur un papier.
Mme Ruot: c'est où? c'est au Conseil général?
M2: non, non, pas du tout, ça dépend de la mairie comme le CCAS où travaille Mme S. Vous savez, nous, on n'est pas comme les assistantes sociales du Conseil général! C'est la mairie. On est là pour vous aider, vous pouvez nous téléphoner si vous avez besoin.
Mme Ruot: non, mais ce sont ces problèmes de santé qui m'embêtent, je suis une battante, je n'aime pas être malade. Le médecin m'a donné des médicaments mais je n'aime pas ça.
M2: ne prenez pas n'importe quoi! Ce sont des somnifères?
Mme Ruot: non, ce sont des plantes. Bon, je ne vais pas tarder parce que je dois repasser au Secours catholique pour avoir de quoi manger
.
M1: vous voulez qu'on vous dépose?
Mme Ruot: non, j'aime bien marcher, ça me permet d'évacuer tout ce que j'ai en moi.
Les deux médiateurs saluent Mme Ruot et sortent.

Cet entretien comporte trois séquences principales dont l'analyse met en lumière le rôle que joue l'usager dans la délivrance du service et l'ambivalence des rapports que les médiateurs entretiennent avec l'assistant de service social (AS).

L'entrevue s'ouvre sur une démarche de légitimation de la visite à domicile auprès de Mme Ruot et l'exécution de la demande formulée à l'équipe (la délivrance du bon alimentaire). Le médiateur se décharge rapidement de cette tâche initiale pour élargir la discussion ("comment ça va?"). Par cette question, le médiateur invite la personne à fournir des indications sur son état général afin de saisir d'éventuelles occasions pour proposer ses services. C'est chose faite. Son interlocuteur raconte son histoire. S'engage alors une étape de persuasion. Sans mandat officiel pour légitimer son intervention, l'enjeu pour le médiateur dans ses échanges avec le destinataire du service est d'emporter son adhésion. Le médiateur 1 se saisit de l'annonce faite par Mme Ruot pour tenter de la convaincre de l'utilité de son intervention. C'est dans un double mouvement que le médiateur tente de la persuader: dans un premier temps en remettant en question la fiabilité de ses autres interlocuteurs ("vous savez les assurances...") et en y répondant par une prestation ("mais on peut vous accompagner"). L'injonction du médiateur 1 ("ne signez pas n'importe quoi", séquence 2) sème le doute chez la personne, doute qui constitue un terreau favorable pour faire valoir la plus-value de leurs actions (ici un accompagnement). Mais la personne oppose un refus et le médiateur ne parvient pas à la rallier à sa cause. La seule action consentie est la communication des coordonnées de l'équipe. Le médiateur est donc doublement tributaire de son interlocuteur qui joue un rôle actif dans la définition de la prestation offerte: la personne sollicitée communique des informations qui vont servir de base au médiateur et peut à tout moment rejeter sa démarche.

Cette situation révèle également l'ambivalence du rapport que les médiateurs entretiennent à l'égard de la figure du travailleur social classique. Il s'agit pour eux de montrer qu'ils sont proches de l'AS - en témoigne la familiarité soulignée par Mme Ruot ("moi, je l'appelle Mme S.") et de garantir la fiabilité de l'AS ("elle va faire avancer les choses"), mais également de mettre en scène une distance critique à son égard ("il n'a pas fait ce qu'il fallait", "nous, on n'est pas comme les assistantes sociales du Conseil général", "c'est bien ça le problème"). C'est dans un va-et-vient entre distance et proximité vis-à-vis de l'AS que le médiateur se positionne: il faut à la fois lui ressembler et s'en distinguer pour mettre l'accent sur la spécificité de son propre mode d'intervention animé par l'intérêt de la personne ("on est là pour vous aider"). On peut donc lire cette dynamique de mimétisme différentiel vis-à-vis de l'AS comme une stratégie du médiateur de conviction de la légitimité de son exercice professionnel (il connaît bien l'assistante sociale) et du bien-fondé de son service (il ressemble à l'assistante sociale mais peut apporter une plus-value). Par conséquent, au-delà du fait que l'assistante sociale fournit au médiateur un motif pour établir le contact avec une potentielle clientèle, répondre aux exigences de l'AS (ici, délivrer un bon alimentaire en son nom) permet au médiateur de pouvoir se différencier dans l'échange interpersonnel créé avec la personne aidée.

Conclusion

A quelles conditions un acteur émergent peut-il se stabiliser sur un secteur déjà constitué et conquérir une légitimité nécessaire à son exercice professionnel? L'exposé apporte deux éléments de réponse. Il lui faut tout d'abord se constituer une clientèle et la fidéliser. Mais cela ne suffit pas pour gagner une position stable. La deuxième condition réside dans la capacité de ce nouvel acteur à négocier un espace d'intervention sur le marché du travail local. Cela passe par des jeux de négociation entre les porteurs du mode d'intervention émergent et les professionnels établis du secteur. Cette analyse révèle que si l'Etat - par la promotion de ces nouvelles manières de faire basées sur la compétence d'être soi - considère la jeunesse comme le fondement d'une nouvelle activité professionnelle, cette compétence se révèle être insuffisante quand il s'agit de trouver une place stable aux côtés de professionnels établis. C'est donc dans des jeux locaux de négociation - dans leur relation aux professionnels et au client - que ces agents construisent leur mode d'intervention et leur légitimité professionnelle.

En répondant aux exigences de certains assistants de services sociaux, les médiateurs se positionnent sur un créneau relativement précaire: c'est finalement le manque de disponibilité de travailleurs sociaux qui offre une variété de tâches à accomplir. Cela est-il suffisant pour garantir aux porteurs de cette fonction émergente un ancrage professionnel stable? Dès lors, comment penser une nouvelle profession sur la base de cette position si précaire et contingente? La comparaison avec d'autres types de médiateurs sociaux permettra d'apporter des éléments de réponse à cette question.

Fabienne Barthelemy

Notes:

1.- Nous nous intéresserons ici à la fonction de médiateur exercée dans le cadre d'un contrat emplois-jeunes sur des tâches de travail d'aide à la personne. Il faut cependant préciser que la fonction de médiateur social n'est pas réductible à son exercice dans ce cadre, mais trouve ses origines en France dans le mouvement associatif des années 80.

2.- Circulaire DGEFP (Direction générale de l'emploi et de la formation professionnelle) 97/25 du 24 octobre 1997 relative au développement d'activités pour l'emploi des jeunes, programme "nouveaux services-nouveaux emplois".

3.- Rappelons ici que l'Etat prend en charge 80% du salaire d'un emploi-jeune.

4.- "Apprentissage de la citoyenneté [...] promotion d'une solidarité et d'une sûreté de voisinage [...] prévention de la violence" (Circulaire interministérielle du 27 octobre 1997 relative à la mise en oeuvre des contrats locaux de sécurité; "animation préventive, dialogue, présence dissuasive" (Circulaire NOR/INT/C97/00213/C du 15 décembre 1997 relative aux agents locaux de médiation sociale).

5.- Nous emploierons dans la suite du texte de manière équivalente les termes "client" et "personne aidée".

6.- La thèse est fondée sur trois travaux empiriques; nous nous appuierons ici sur le premier. D'un point de vue méthodologique, nous nous appuyons sur une quarantaine d'entretiens semi-directifs menés auprès de l'ensemble des acteurs du réseau local (médiateurs, encadrant, élus locaux, travailleurs sociaux, autres professionnels, etc.) et une série d'observations des médiateurs en situation de travail. Nous avons ensuite procédé à l'analyse de contenu de ce matériau et à la reconstitution de cas illustrant les pratiques des médiateurs.

7.- Dans la suite du texte, le terme "équipe" renvoie aux médiateurs et leur encadrant.

8.- Le Contrat local de sécurité (CLS) est un dispositif partenarial qui a pour objectif principal l'amélioration de la sécurité sur l'ensemble du territoire communal. Présidé bien souvent par le Préfet, il a vocation à mobiliser l'ensemble des acteurs qui peuvent y concourir: élus locaux, police, bailleurs sociaux, sociétés de transports, associations.

9.- Document initial envoyé à la DDTEFP (Direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle), "Présentation du projet, ALMS, 4 mai 1998".

10.- L'analyse montre qu'il y a plusieurs types de visites à domicile, toutes n'ont pas pour objet la réalisation d'un service. Les "visites de contrôle" sont destinées à recueillir des informations afin d'alimenter une procédure judiciaire en cours en faveur de personnes présumées victimes d'abus matériels et/ou physiques. D'autres visites visent à accomplir un motif initial (délivrer un bon alimentaire, une carte de transport) transmis par le cabinet du maire ou le professionnel d'un service social polyvalent (CCAS, SSD) ou spécialisé (service des tutelles de l'Union départementale des associations familiales). La dernière catégorie de visites a pour objectif de "fidéliser" la population: il s'agit de visites hebdomadaires sans motif initial qui sont autant d'occasions pour les médiateurs de trouver de nouvelles tâchesà accomplir.

11.- Contrat local de sécurité de la ville, signé en 1998 pour cinq ans.

12.- Les personnes sont désignées sous des noms d'emprunt.

13.- Référence à une assistante de service social.

14.- Référence à un assistant de service social.


Références bibliographiques:

Abbott, Andrew, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, The University of Chicago Press, 1988.

Baszanger, Isabelle, "La construction d'un monde professionnel: entrées des jeunes praticiens dans la médecine générale", Sociologie du travail, 3, 1983.

Dubar, Claude, "La sociologie du travail face à la qualification et à la compétence", Sociologie du travail, 2, 1996, p.195.

Hughes, E.C., Le regard sociologique: essais choisis, Paris, Editions de l'EHESS, 1996.

Ion, Jacques, Les travailleurs sociaux, Paris, La Découverte, 1984, 1987.

Mathieu, Lilian, "Une profession inachevée: animatrice de prévention en milieu prostitutionnel", Sociologie du travail, 42, 2000.

Textes officiels

Circulaire NOR/INT/C97/00213/C du 15 décembre 1997 relative aux agents locaux de médiation sociale

Circulaire interministérielle du 27 octobre 1997 relative à la mise en oeuvre des contrats locaux de sécurité

Circulaire DGEFP 97/25 du 24 octobre 1997 relative au développement d'activités pour l'emploi des jeunes.

Document initial envoyé à la DDTEFP (Direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle) "Présentation du projet, ALMS, 4 mai 1998".


Notice:
Barthelemy, Fabienne. "Médiateur social: Dynamiques de fabrication d'une pratique professionnelle", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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