Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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La démarche de recherche comme médiation: point de vue de sociologue


Anne-Françoise Volponi

Docteur en sociologie, ICRESS - Institut catalan de recherches en sciences sociales - Université de Perpignan. Chargée de recherche en sociologie. volponi@wanadoo.fr


Résumé

Le phénomène de la médiation est ici considéré comme occasion de réfléchir ses connexions possibles avec les problématiques de l'intégration dans la société et de l'intégration de la société. Dans un premier paragraphe, nous proposons de questionner les éléments du postulat sur lequel se fonde l'appel à communication. Dans un deuxième paragraphe, nous proposons de retourner la focale vers les connexions analogiques envisageables avec la démarche de recherche.

Mots-clés: médiation, recherche, démocratie.


Abstract

Foremost, we suggest to dissect the consensual meaning about mediation as a regulator process. Then we seek to show how research, specialy sociological one, is a matter for the mediation. The whole article signals connexions between mediation, research and democracy.

Keywords: mediation, research, democracy.


1. La médiation: régulation ou innovation?

La "médiation sociale" rime-t-elle seulement avec "méthode de résolution et de gestion alternative des conflits, moyen de réglementation sociale et recomposition pacifique des relations humaines"?

1.1. Médiation, médiations: la proie pour l'ombre

Loin de l'héritage humaniste des essais définitoires antérieurs, c'est en 1994, qu'une première tentative de classification des médiations fut élaborée à partir d'un aléatoire critériologique des plus normatif: après classement alphabétique des 40 dénominations usuelles en cours à l'époque, furent répertoriées huit catégories de médiation: ainsi de la "médiation familiale", uniquement considérée dans le champ du conjugal, en différenciation de la "médiation de proximité" ou de ladite "médiation sociale" considérée comme inhérente seulement au travail social et à l'action sociale... Ces catégorisations désignaient donc plutôt des territoires de pratique de médiation, des secteurs de l'activité sociale au sein desquels se donnaient à voir (ou à se faire valoir) des pratiques de médiation. Cette entreprise dévoilait plus une crainte institutionnelle de débordement par un phénomène à géométrie variable qu'un essai définitoire.

Force est de constater que, même si ces travaux ont pu être critiqués, perdure aujourd'hui cette tendance, justifiée par le découpage du réel, à réduire la définition de la médiation à la classification des médiations, en adossement aux différents champs de l'activité sociale. Il serait sans doute sage de ne pas confondre les logiques spécifiques à l'oeuvre dans ces différents champs et la part d'irréductibilité imputable à la médiation. La prise en compte des médiations, miroir de l'historicité des différents champs à laquelle elles participent ne devrait pas nous aveugler sur le processus de liaison sociale dont est grosse la médiation. Au-delà des médiations, il s'agirait alors de mettre préférentiellement la focale sur ce qui fait médiation, sociale par essence: pourquoi donc élaborer une catégorie à partir d'un critère si générique?

Par ailleurs, le constat pose que la médiation est généralement mise en pratique dans le cadre de dispositifs qui valorisent sa dimension procédurielle. Ainsi est mise en avant, y compris par les analystes de la médiation, mus par le souci de l'objectivation, la part technique de l'intervention avec ses normes, ses codes, jusqu'aux modalités de sa propre clôture, la finalité contractuelle. Contraintes en amont par le caractère instrumentalisé de la commande, assujetties en aval à une obligation de résultat et limitées aux entours du contexte de l'intervention, les médiations font de l'acteur social l'agent d'une action rationnelle en vue de la mise en conformité, de la mise en ordre. Ainsi, les médiations seraient redevables du Logos, "loi impersonnelle du monde abstrait qui s'impose même aux dieux" (Castoriadis 1975, p 180 in Boilleau, 1995, p 56).

Plus rarement donnée à voir, la dimension processurielle de la médiation, dévoile pourtant la part éthique de l'intervention avec ses combinatoires d'engagements, de "chocs des cultures", au sens sociologique du terme, des manières d'être, de penser et d'agir, jusqu'à l'infinitude de sa visée, l'élaboration d'un bien (entendu) commun en devenir. Ici, les acteurs sociaux s'investissent dans un processus de transformation du social au sein duquel, la valeur du lien constitue le gain majeur. La médiation relèverait alors de l'Agôn, compris comme rapport interpersonnel concret, qui s'impose aux multiples sujets (Boilleau, 1995, p 56).

Si l'on s'accorde sur une définition a minima de la médiation comme processus[1] communicationnel, l'on pourrait ici oser une extension de la distinction habermassienne entre les actes de communication dirigés vers le succès, décryptables par référence à l'entreprise commune, du programme, de la confrontation, du compromis, du rationnel, et les actes de communication dirigés vers l'entente qui s'installent sur des a priori inconnus de ceux-là mêmes qui les mettent en pratique échappant ainsi à l'analyse rationnelle.

De fait, le processus de médiation déborde les prestations de médiation, comme le démontrent des expériences de recherche-action en ZEP (Zone d'éducation prioritaire) où ladite médiation scolaire, plus qu'une technique de gestion de la violence à l'école, se révèle comme processus éducatif y compris hors de l'école (Bonafé Schmitt, 1997, p 255-282). Même captée à partir des médiations, des pratiques médiatrices instrumentalisées, la médiation ne saurait être réduite à des techniques ou des méthodes, dans la mesure où ce qui la fonde semble être cette aspiration à une transformation humaniste du social, par la co-production réactualisée de configurations relationnelles et éthiques.

1.2. Le conflit, parapheur d'une vision simpliste du monde

Réduire la définition de la médiation à la résolution de conflit conduit à supposer que le conflit est un élément indésirable de la vie sociale. Certes, le conflit, voire la crainte d'un conflit, constituent des éléments déclencheurs d'une demande ou d'une offre de médiation, d'une entrée en médiation, dans un souci de pacification interactionnelle et de régulation sociale. Peut-on pour autant confondre ce souci institutionnel avec la médiation elle-même? Le conflit serait-il assimilable à une dysfonction de la grande mécanique ou à une pathologie du "corps social"? Il est vrai que pour les langues indo-européennes (1500 ans avant notre ère), la racine "med" pouvait se décliner en un certain nombre de valeurs techniques comme "gouverner" ou "soigner" (Benveniste, 1969, p.123-126).

Surtout, la fonction attribuée au conflit par une société est indicatrice du modèle de société lui-même, comme le posait Coser, l'on émet l'hypothèse que des institutions de type soupapes de sécurité semblent d'autant plus nécessaires que se révèle la rigidité d'une société (1956, p 151-157)[2].

Il n'est plus à démontrer que le conflit est constitutif du social. Dans le sillage de Simmel (1995), le conflit est pris comme inhérent au lien social, parce qu'"en lui-même, le conflit est déjà la résolution des tensions entre les contraires" (1995, p 20); en effet, "on s'unit pour se battre, et on se bat en se soumettant à des normes et des règles reconnues des deux côtés" (1995, p 47). Même si le conflit "apparaît immédiatement comme une désocialisation, il n'est que l'une des formes élémentaires de socialisation" (1995, p19). Simmel note la force de cet effet de socialisation induit par le conflit, qui "oblige" les protagonistes "à aller au-devant" l'un de l'autre, "à se rapprocher" (de l'autre), "à se lier à lui, à étudier ses forces et ses faiblesses, à s'y adapter, à chercher toutes les passerelles qui pourraient relier sa propre personne et son propre travail au sien, ou à les établir" (1995, p 76). Plus encore, ce mode particulier de socialisation participe du processus de transformation des individus, de leurs modes interactionnels et donc du social puisque "l'expérience quotidienne montre qu'un conflit entre deux individus peut très facilement modifier l'un d'entre eux, non seulement dans sa relation à l'autre, mais aussi en lui-même" (1995, p 108). Dans le même sens, Coser précise que le conflit au sein d'un groupe, s'il aide souvent à la réactivation des règles en vigueur, il offre en outre l'opportunité d'élaborer de nouvelles règles; de même, les conflits qui traversent les différentes organisations, parce qu'ils incitent à l'engagement, au lien entre les membres, concourent à résorber l'isolement social; de plus, en refoulant un conflit, qui peut donner à voir utilement un indice de crise, l'on augmente les risques d'éclatement (d'une organisation); au final, le conflit se révèle précieux pour les sociétés dites souples (1956, p 151-157).

Plus près de nous, Guillaume-Hofnung pose que la représentation du médiateur gommant les aspérités les plus acres d'un conflit fait réagir les partisans d'une démocratie conflictuelle où la turbulence et l'effervescence de la société civile peuvent se parler (1995, p 84). Pour les Grecs, la racine "med" qui appartient à un groupe unitaire "médomai", ne signifie-t-elle pas "méditer, réfléchir, inventer" (en radical long)?

Pourquoi réduire la médiation à la résolution de conflit alors que la conciliation y suffirait dans l'élaboration finalisée d'un accord contractualisé tel que l'envisagent d'ailleurs les médiations entrepreneuriales ou familiales? Et si cette idée, d'une rupture à l'amiable sied mal à la médiation pourquoi ne pas recourir à la notion de négociation en minimisant ce qu'elle comporte de compromis, concessions, contreparties, compensations, arrangements, ou marchandages? Pourquoi ne pas percevoir la négociation comme une "conduite de changement acceptée coopérativement", "basée sur l'adhésion à un projet commun, une oeuvre à réaliser dans le temps" qui "visant la recherche de cohérence, la coordination des volontés et des efforts", exige le maintien d'un consensus minimum, le respect de la personne et une réelle volonté de s'entendre, voire d'être solidaire des différences acceptées"? Pourquoi ne pas retenir l'idée que la négociation constitue une pratique sociale productive, inductrice de novations "qui procèdent d'une transformation du problème, objet de la négociation, préfigurant ainsi les conditions d'une résolution créative de la divergence" ou "un art d'établir une relation dont elle marque le commencement plutôt que la fin"? (Bellenger, 1984). Pourquoi ne pas valoriser, comme le propose Thuderoz (2000), la dimension "morale" (au sens durkheimien) de la négociation qu'il considère comme un "art social" producteur de solidarité et d'avenir commun aux protagonistes de l'échange? Depuis des décennies, la sociologie s'emploie à décortiquer cette notion perméable à toutes les ontologies: de la science des règles de Reynaud, aux différentes approches pragmatistes affinées dans le sillage de Strauss pour lequel," l'ordre social est un ordre négocié qui s'établit à travers une série de marchandages, d'arrangements, de protestations et de consentements, de promesses, d'engagements, de contrats et de conventions, de tensions et d'accords" (Cefaï, 2002, p 57), lesdites nouvelles sociologies françaises n'ont de cesse de creuser ce sillon.

Parce que la médiation, plus encore que la négociation, notamment sa dimension processurielle pousse à l'avènement de nouvelles formes d'agencements communicationnels et sociaux à partir de la combinaison des altérités et des situations. Parce que la médiation, par la mise en oeuvre d'une valeur de lien inhérente à la découverte de ce qui donne sens et valeur à l'Autre, permet de rentrer dans la rationalité de l'Autre sans en accepter les prémisses et les aboutissements et que, ce faisant, elle impose l'altérité radicale comme expérience du vivre ensemble. Ce qui revient à dire que toute médiation est interculturelle: quid alors de ladite médiation interculturelle: signifierait-elle que la société assigne une place à part aux étrangers? Parlons-nous de gestion des différents ou de gestion des différences (Guillaume-Hofnung, 1995, 72-73)? Pour nous, la notion de médiation est une notion métis, quand le métissage se comprend comme reconnaissance de la pluralité et de l'être dans son devenir (Laplantine et Nouss, 1997, p 71), quand elle fait appel à une attitude cosmopolite qui consiste à saisir ce qu'il y a d'universel dans les différences et les altérités et à s'y impliquer jusqu'à en être percuté, remis en question, soi-même déplacé[3]. A l'échelle d'une société, elle relève de la démocratie, là où la "démocratie est peut-être l'art de trouver la bonne distance par rapport à l'Autre, ni trop près, ni trop loin, en tout cas, de renoncer à l'omnipotence narcissique et reconnaître l'Autre" (Brunner, 1995, p 114-115). Avec Arendt, nous soulignons le danger à concevoir la fin du conflit, quand la résolution de conflit peut engendrer l'élimination de l'Autre, notamment du "dissident, celui qui fait tâche sur l'Humanité" (Six, 1995, p 219). Nous sommes invités à considérer la médiation, comme Schérer l'hospitalité en tant que "vertu intersticielle" qui détiendrait le secret du passage, de l'éloignement à la proximité (Schérer, 1993, p 21).

2. Les connexions recherche/médiation

Il s'agit de porter la focale sur la démarche de recherche comme vecteur de médiation, depuis les implications de terrain jusqu'aux confrontations conceptuelles.

2.1. Le tiers

Les pratiques de médiation s'incarnent très objectivablement dans le médiateur lui-même, pierre angulaire du dispositif et du processus de médiation. Nous ne développerons pas ici, un argumentaire définitoire du médiateur en action, comme acteur de liaison, garant de la mise en oeuvre, de l'accompagnement et de l'efficience efficace de cet agir communicationnel... Il nous importe de mettre au jour, plutôt que les compétences du médiateur, dont tous les intervenants sociaux plus traditionnels peuvent se prévaloir en toute légitimité, les conditions de possibilités d'un processus de médiation. Pointons ici, ce qui peut permettre de qualifier, de reconnaître socialement, d'attribuer valeur de médiation, de transformation innovante du social à une prestation tiers.

En deçà de la pléthore de dénominations attachées aux différentes prestations de médiation, la qualification du tiers médiateur tient aux modalités de sa légitimation, en amont, dans sa désignation, en aval, par la finalité attribuée à sa prestation. Si nous avons ébauché ce qui relève de la finalité dans le paragraphe précédent, abordons l'amont, les modalités de désignation du médiateur.

Les tenants de la médiation citoyenne insistent sur la nécessaire indépendance du médiateur, perçue comme aptitude personnelle, voire compétence sans cesse à acquérir, pour tendre vers la liberté. Dans le même sens, la faculté de distanciation du tiers est aussi convoquée comme gage de cette improbable neutralité qui transpire de l'idéal de médiation-citoyenne. Il s'agit en somme de laver le soupçon attaché a priori à toute prestation du tiers, cet "étranger de passage" (Perrenous, 1998, p 492), qui doit pouvoir être considéré comme sans passé ni avenir dans la configuration qui l'accueille pour la crédibilité-même de sa prestation.

A l'opposé d'un modèle comme celui de la médiation citoyenne qui pose l'indépendance comme une vertu inhérente à l'autorité morale d'un médiateur plutôt charismatique, l'on pourrait situer le modèle des médiations institutionnalisées qui met parfois en avant, un critère de recrutement touchant au délit de faciès pour lesdits médiateurs interculturels (Volponi, 1999, p408-418). Plus sereinement, l'anthropologie du droit, qui accorde à la médiation une fonction de règlement de conflit, distingue deux formes d'impartialité, l'une qualifiée de "médiation inclusive" quand "la relation entre le médiateur et les parties y est nouée de connivences et de savoirs partagés", l'autre qualifiée de "médiation exclusive" qui "prend assise sur la dévolution d'autorité d'où sourd sa légitimité" (Assier-Andrieu, 1996, p 179-181); cette distinction renvoie au souci de prendre en compte non seulement la présence ou l'absence d'une hiérarchie institutionnelle mais son impact sur la nature du répertoire normatif utilisé comme registre de communication lors du déroulement de la prestation.

Dans les travaux, la minoration des modalités de désignation du médiateur, se fonde sur l'approche technicienne de la médiation qui impose le lien dyadique entre le médiateur et les médiés comme seule objectivation du processus de médiation. Mettant la focale sur cet art du contact, cette "mystérieuse compétence sociale" (Ion, 1998, p 27), elle laisse dans l'ombre les "deux corps" (Dubois,1999, p 81-141) de l'agent médiateur; ce faisant, elle dévalorise la part éthique de la prestation cependant que le médiateur se trouve sommé de donner lui-même une crédibilité à sa prestation en cours, notamment par un travail de détachement (de l'objet de la médiation, des enjeux, des référentiels instituants...) difficile à conjuguer avec l'empathie nécessaire: dans la lignée de nos travaux sur la médiation dite interculturelle, nous désignons ce double mouvement d'engagement et de dégagement comme "travail d'exil" (Volponi, 1999).

2.2. Le tiers sociologue

Si la question de la posture du chercheur au regard de son objet de recherche s'est travaillée en filigrane de l'institutionalisation de la sociologie par la différenciation outrée de deux grands modes d'exercice de la sociologie, longtemps en défaveur de la sociologie compréhensive, elle demeure au second plan du développement de sociologies plus "spécialisées", de fait, plus sectorisées. Au fil du temps, la question s'est plus ou moins dissoute dans la différenciation des modalités d'implication des sociologues, en recherche fondamentale, expérimentale ou appliquée. Aujourd'hui, la césure se dessine davantage entre d'une part, les démarches sociologiques exigeantes en problématisation et en liberté d'interprétation et d'autre part, les démarches sociologisantes, pour lesquelles prévalent la production de résultats liés à une attente commanditée de gestion/résolution de problèmes sociaux....

Intéressante fut la démarche de l'équipe tourainienne, qui, dans le sillage de mai 1968, allait donner son nom au CADIS (Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologiques)en définissant "l'intervention sociologique comme une procédure analytique et une démarche facilitant aux acteurs l'accès à certaines formes de conscience d'eux-mêmes; cette méthode vise à permettre aux acteurs sociaux étudiés à travers des groupes volontaires, de dégager les significations de l'action collective; elle cherche à révéler, au delà de la diversité des luttes, la figure des nouveaux mouvements, des acteurs et des enjeux qui structurent la société post-industrielle"[4]. Dans cette posture de recherche, le sociologue est un acteur parmi les autres. La sociologie de l'expérience, version réactualisée de l'intervention sociologique, conforte cette posture qui prend en considération, non pas des catégories universelles mais des pratiques, des opinions et des doxa là où le travail du sociologue propose une confrontation des épistémé pour faire du sens avec les acteurs (Dubet, 1994).

Quand le sociologue considère le terrain de son investigation comme l'occasion d'une rencontre avec d'autres acteurs plutôt que comme l'écrin d'un objet de recherche, il se situe aux" prises avec des sujets"; ainsi Anselme décrit-il le vécu d'un travail de dix années mis en oeuvre par une équipe de sociologues sollicitée dans le cadre d'une démarche de réhabilitation jugée a priori conflictuelle par l'OPHLM (Office public d'habitations à loyer modéré) de Marseille qui l'initie en 1976: "l'expérience du Petit Séminaire nous a convaincus que le "savoir" que nous avons progressivement mis en oeuvre a peu de choses à voir avec le savoir sociologique tel qu'on l'appréhende généralement et beaucoup plus à voir avec l'apprentissage lent de la position de tiers, de médiateur, et de la manière de la tenir, de la travailler" (Anselme, 2000, p 77). Dans l'analyse de l'expérience qu'en fit l'équipe a posteriori, deux conditions apparaissent comme nécessaires à ce type d'expérimentation: le "mandat" et la "fiction identitaire". Le mandat, s'il "est décisif pour légitimer l'intervention", est surtout décisif parce qu'il est en "général indéterminé, sujet à interprétations multiples, à définitions contradictoires" qui obligent" mandants et mandataires à l'échange et à la confrontation, et les habitue au doute, à la recherche progressive des éléments moteurs des situations" (Anselme, 2000, p 77). La fiction identitaire "dépend de la capacité performative à faire exister un espace neuf, sans rapport, comme le dit Serres, avec le "vieil espace imbécilement partagé" et n'"existait que dans les interactions qui avaient pour cadre, pour contexte, le changement de la cité" (Serres cité par Anselme, 2000, p 78). De fait, c'est tout un travail de lien social que l'équipe a mené, à partir d'une posture sociologique, qui privilégie la concertation, le consensus, le déplacement des enjeux. Le primat de l'énonciation publique, notamment des demandes des populations, instituant la parole comme expérience du social, aura permis de "faire percevoir la réalité irréductible du conflit social et l'obligation de composer avec la nécessaire tension entre les différentes positions tenues dans les divers champs par tel ou tel acteur; ainsi, elle aura permis la mise à plat et l'analyse des conflits" (Anselme, 2000, p 79).

Loin des polémiques françaises liées à la recherche-action, rarement considérée comme une démarche scientifique, sans publics-cibles, mais avec des partenaires de réflexion, d'action, de transformation, l'on voit, comment, à partir d'une posture assez proche, des sociologues porteurs d'ontologies différentes, ont pu aborder un objet de recherche, en catalysant un agir communicationnel avec des sujets, hétérogènes ou en opposition. De fait, les commanditaires de l'action publique sont assez friands de cette posture de médiation mise en oeuvre par les chercheurs, au point parfois paradoxal, de vouloir lui attribuer une fonction permanente de médiation, se privant ainsi de la part médiatrice inhérente à la démarche même de recherche.

2.3. La recherche comme tiers

Au final, plus que les médiations techniciennes, plus que le médiateur lui-même, c'est le dispositif de médiation incarné par le médiateur et mis en techniques médiatrices durant la prestation, qui initie la médiation. L'espace, en général un peu hâtivement désigné comme intermédiaire, l'espace-temps, l'espace-lieu, peuvent aussi être considérés comme autant de dispositifs de médiation, dans la mesure où ils permettent une forme sociale d'organisation d'une expérience, parfois inattendue et surprenante, toujours singulière, qui autorise un réagencement, un réaccordement éthique et politique.

La pratique de tout chercheur est redevable de cette quête de la juste distance vis-à-vis de son objet de recherche et donc, dans l'interaction, vis-à-vis des sujets qui participent de sa mise en scène et de sa mise en acte. L'étape de la problématisation pourrait se concevoir un peu comme ce travail d'exil nécessaire préalablement à tout engagement empirique, engagement indispensable à la prise aux sujets, puisque, en perspective goffmanienne, le mésengagement est une offense à l'interaction et donc à l'avancée de la recherche. Mais au-delà de l'engagement distancié du sociologue par rapport à son terrain d'investigation, il est question ici d'interroger la démarche de recherche en général comme dispositif médiateur.

C'est la proposition de Duchastel et Laberge (1999), qui, à partir du constat de la fragmentation des objets de connaissance et du fractionnement du processus de compréhension, nous invitent à repenser l'interdisciplinarité scientifique notamment comme espace de médiation. Les auteurs mettent au jour quatre dimensions favorables à une sorte de co-production interdisciplinaire. La première étape de la démarche scientifique, par la reconstruction de l'objet scientifique dans son exigence ré-interprétative des interprétations antérieures, savantes ou non, est considérée comme initiatrice d'un travail de médiation interdisciplinaire sur les plans symbolique et matériel. D'un point de vue epistémologique, les auteurs notent comme facteurs favorables à la création de cet espace de médiation, l'existence de "thémata", différenciés par les auteurs des paradigmes, théories ou idéologies, qui "imprègnent l'oeuvre des scientifiques" et rendent possible l'approche interdisciplinaire ainsi que la prégnance des principaux enjeux ontologiques qui "transcendent les découpages disciplinaires". Du point de vue méthodologique, "l'indétermination des matériaux, l'universalité de certaines opérations et les échanges entre savoir-faire disciplinaires" concourent à l'élaboration d'un espace de médiation. Enfin, un choix interprétatif qui vise une compréhension "extensive" de l'objet par transdisciplinarité ou interdisciplinarité, plutôt qu'"intensive" (redevable de sa seule discipline), participe de cet espace de médiation. Les auteurs proposent d'accorder aux sciences sociales, et à la recherche sociologique en particulier, cette propension à se lier avec d'autres disciplines, du fait du caractère fragmenté ou complexe de son objet.

En aval de la démarche de recherche, sa diffusion auprès du grand public, peut aussi être considérée comme médiation sociale majeure dans la mesure où le porté à connaissance du plus grand nombre des interprétations scientifiques, notamment dans le domaine des problématiques de société, nous paraît constituer un gage de démocratie: à ce titre, les débats scientifico-profanes sur les questions de développement durable restent significatifs. Rares sont les tentatives de valoriser le lien communicationnel tissé entre le monde professionnel et la communauté scientifique, par le travail de l'énonciation de thématiques communes, jusqu'à la constitution de réseaux d'acteurs. Ainsi, des pans entiers d'activités liées à la recherche restent mal connus, voire, non reconnus: l'on pense aux documentalistes, que l'on aimerait bien désigner, comme recherchistes, selon l'appellation québécoise[5]. La proposition de Callon (1986) et Latour (1989) en faveur de la théorie de la traduction tente de d'expliciter et l'élaboration et la diffusion des connaissances scientifiques, en prenant en compte les réseaux d'acteurs, voire les acteurs-réseaux, a priori hétérogènes, et amenés à participer à l'élaboration d'une problématisation partagée, condition d'un bien entendu collectif, voire d'un bien commun à défendre, défendable, que profanes ou scientifiques, peuvent s'approprier ensuite grace à la circulation des énoncés et des résultats, dans un travail permanent de déconstruction/reconstruction. La question des contreverses, devenue un objet sociologique à part entière, gagnerait à être ré-introduite dans toute démarche scientifique.

3. Médiation, recherche et démocratie

Dans la mesure où la médiation pousserait les protagonistes vers une préoccupation commune, vers un bien-entendu partagé, vers un destin collectif, elle opèrerait comme un processus communicationnel de transformation du social. Cette mise en perspective du lien de médiation renvoie à une alternative de société telle que Touraine en son temps, la donnait à lire dans les mouvements culturels, définis comme autant de mouvement d'"affirmation" plus que de revendication (1997). Ainsi, la médiation tendrait à défaire les visions dichotomisantes du monde dont l'actualité nous rappelle sans cesse la bêtise.

Dans la mesure où les démarches empiriques de recherche dramatisent, au sens goffmanien du terme, les effets des frottements sociaux par l'analyse en situation et l'accompagnement à la gestion, non pas des problèmes, mais des problématiques de société, elles créent à moyen terme des opportunités de requalification des rapports sociaux enchâssés au sein de configurations d'acteurs singulières, en interaction des différents champs de l'activité sociale.

Dans la mesure où la part conceptuelle de la recherche invite en permanence à ouvrir des espaces de médiation et des réticulations médiatrices pour les acteurs et les idées, elle participe sans aucun doute à la plus-value d'un élan démocratique. Cependant, dans les faits, du moins en France, les médiations de la recherche constituent le maillon faible de la démocratie: en amont, le travail conceptuel de recherche reste confiné à certains milieux, mondes ou sphères, selon l'ontologie que l'on choisit; en aval, la diffusion des travaux relève souvent de l'initiative d'un groupe particulier de chercheurs et de leur accès aux médias. En parallèle, aux travaux de recherche portant sur le traitement de la médiation, des médiations dans les sociétés diverses, une recherche comparative sur les différents modèles sociétaux en matière de partage de problématisation et d'interprétation expliciterait la place octroyée à la recherche comme médiation dans nos sociétés, posture captée comme indicatrice du degré de démocratisation d'une société.

Anne-Françoise Volponi

Notes:

1.- Au sens de Sayad, un processus continu auquel on ne peut assigner ni commencement, ni aboutissement, un processus de tous les instants de la vie, de tous les actes de l'existence (1984).

2.- Les propos de Coser sont librement traduits par l'auteur, dans l'ensemble du texte.

3.- Emprunts à Scarpetta dans son éloge du cosmopolitisme, où la dissidence permet le mouvement culturel, (1981, p 197-198).

4.- Ronéo CADIS.

5.- Couzinet contribue à ce débat quand elle explique comment le média "revue" établit un lien communicationnel (2001).


Références bibliographiques:

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Cefaï, Daniel. "Qu'est-ce qu'une arène publique? Quelques pistes pour une approche pragmatiste", in L'héritage du pragmatisme, conflits d'urbanité et épreuves de civisme (coordonné par D. Céfaï et I. Joseph). La Tour d'Aigues: Editions de l'Aube, 2002, 405 pages.

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Volponi, Anne-Françoise. La médiation: les échanges localisés comme procès de démocratisation. Thèse, 1999, 525 pages.


Notice:
Volponi, Anne-Françoise. "La démarche de recherche comme médiation: point de vue de sociologue", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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