Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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Pratiques de médiation et traitement de l'étranger dans l'entreprise multiculturelle


Philippe Pierre

Docteur en sociologie de l'IEP Paris en 2000. Chercheur au sein du Laboratoire de Sociologie du Changement des Institutions - LISE / CNRS / Paris (59-61, rue Pouchet / 75017 Paris). Auteur de Mobilité internationale et identités des cadres. Des usages de l'ethnicité dans l'entreprise mondialisée, SIDES (2003) et avec Dominique Martin et Jean-Luc Metzger, de Les Métamorphoses du Monde. Sociologie de la mondialisation aux Editions du Seuil (2003).

Nicolas Delange

Etudiant en troisième cycle au CELSA: Magistère de communication et Master Pro "Management des ressources humaines et communication". L'auteur mène actuellement des recherches anthropologiques et philosophiques autour de la notion d'interculturalisme donnant lieu à diverses publications avec Philippe Pierre. Par exemple, "L'Europe, L'Europe, L'Europe... Construction politique ou identité européenne en construction?", Université de Târgoviste, 8-15 Juin 2003. nicolas.delange@spontanet.com


Résumé

Au travail, comme dans toute interaction sociale, l'homme ne peut pas ne pas faire l'expérience de l'Autre, ne pas se retrouver face à ses différences, face à lui. De ce simple constat découle alors la question de savoir pourquoi et en quoi les différences culturelles constituent aujourd'hui encore un défi pour les entreprises, dans la mesure où il s'agit pour elles de nouer dans la durée du lien social afin d'intégrer des différences non pas arbitrairement mais en reconnaissant l'Autre en tant qu'Autre, bref, d'opérer une médiation socio-culturelle entre soi et l'Autre. Dès lors après avoir d'abord montré que l'empathie est un processus d'identification pertinent et réellement efficient à ce qu'est l'Autre, nous exposerons ensuite en quoi la reconnaissance des différences s'articule autour de deux moments, d'abord polémogène puis irénogène où l'on accueille non plus malgré nous et malgré ses différences, mais pour ce qu'il est. Enfin, cet article sera pour nous l'occasion de penser la culture comme une mise en intrigue, une production de récits dont la dimension auto-référentielle ne saurait être dévoilée qu'à partir du regard, du point de vue d'Autrui. C'est donc ce jeu de regards, de perspectives, de trames qui tissent au final cette "toile de significations" qu'est pour nous l'interculturalisme.

Mots-clés: Interculturalisme, racisme, management, différences, reconnaissance, entreprise, gestion, multiculturalisme, culture.


Abstract

In the workplace, as in all social interaction, man is unable not to be part of the experience of the Other, not to find himself confronted by his differences, face to face with him. Using this simple assertion as a starting point, we can pose the question of why and how cultural differences still constitute, even today, a challenge for companies, since, they try to create a lasting sense of community in order to integrate these differences, not in an arbitrary, but rather by recognising the Other as the Other. Having first shown that empathy is a pertinent and wholly efficient process of identification to what the Other is, we shall then demonstrate how the recognition of difference is structured around two moments: firstly "polemogenic" and then "irenogenic", during which we welcome the other, not in spite of ourselves nor in spite of our differences, but for what/ who he is. Finally, this article will be for us the moment to think about culture as a beginning of a story, a series of stories, whose self-referential dimension can only be revealed through the eyes, and the point of view of the Other. Thus, it is this game of points of view, of perspectives, of storylines which in the end, weave this "web of meanings" which is for us interculturalism.

Keywords: Interculturalism, racism, management, differencies, recognition, business, multiculturalism, culture.


"Le défi culturel des organisations à venir est très probablement celui d'un fonctionnement capable de reconnaître et de vitaliser une constante pluralité d'acteurs car loin d'être l'effet de la seule diffusion des valeurs d'un groupe dominant, il faut y voir la possibilité de développer un parcours de créativité intérieur fondé sur la reconnaissance des différences, l'émergence de nouvelles identités et la formulation collective de projets" (R. Sainsaulieu, 1987, p.203).

Le caractère multiculturel des rapports sociaux et collectifs de travail existe. L'homme est à l'oeuvre, au travail: il ne peut pas alors ne pas faire l'économie de l'expérience de l'Autre. "Depuis les équipes de chasse ou de pêche qui existent dans de nombreux pays, depuis l'époque préhistorique jusqu'aux équipes transversales et virtuelles aujourd'hui à la mode", écrit E. Mutabazi (2004), "la plupart des entreprises font toujours appel à des équipes composées de membres ayant des compétences complémentaires et souvent porteurs de cultures nationales ou régionales, claniques ou professionnelles voire politiques et religieuses, différentes". De ce constat découle logiquement la question de savoir pourquoi les différences culturelles constituent encore aujourd'hui un défi pour les entreprises?

En effet, l'extension des flux d'échanges et de mobilités à l'échelle planétaire, les situations de rachats, de fusions ou la création puis le nécessaire contrôle de nouvelles filiales conduisent effectivement les entreprises à davantage prendre en compte la variable culturelle dans leurs pratiques de gestion. Les entreprises ne sont pas les seules affectées par de nouveaux phénomènes sociaux autour de la question des différences (Dupriez et Simon, 2002; Martin et al., 2003), les individus le sont également dans la mesure où leurs déplacements géographiques, leurs mobilités professionnelles les conduisent également à des comparaisons constantes d'ordre socioculturel ainsi qu'à des interrogations sur leur propre identité. Au coeur de toute tentative de management interculturel, il y a la question du rapport à l'Autre, du traitement de l'étranger et la nécessité de devoir trouver ou pas les termes d'un "accord" pour "produire" ensemble.

Ainsi, alors que la circulation des biens et des personnes se trouvent facilitées grâce au développement technologique et à la constitution d'une ou plusieurs économie(s)-monde, F. Barth (1995) rappelle qu'il "est clair que des frontières persistent, en dépit des flux de personnes qui les franchissent". Dès lors, il s'agit d'étudier la manière dont se produisent ces échanges en remarquant avec G. Vinsonneau (2002, p59) que "par-delà les systèmes culturels, considérés en eux-mêmes, dans leur contexte, le contact est devenu à son tour objet de science en tant que tel". En reconnaissant l'importance de ce moment particulier qu'est la rencontre, le face à face, force est pour nous de constater que l'on ne peut rencontrer que ce qui nous est différent, que ce qui nous est autre: dans toute rencontre l'on est alors au contact de l'Autre pour s'efforcer d'être en contact avec lui.

Ce que l'on commence alors à entrevoir est l'intime connexion entre d'une part, la question de l'Autre[1] avec celle posée par la culture, et d'autre part, la question du traitement politique ou gestionnaire immédiats des "différences", dans un espace public démocratique ou dans une entreprise, avec celle du risque d'absence de reconnaissance, voire de dérive totalitaire. Toute culture, en effet, reposerait ainsi sur une manière de saisir, d'appréhender et d'interpréter la différence de l'Autre et serait partant tel un prisme médiatisant le traitement de l'altérité. Ainsi, dans le domaine politique, si la Constitution de 1791 déclare "tous les hommes libres et égaux en droit", c'est pour traduire et respecter la conception française de la culture, sa vocation universelle. Et si celle-ci s'est déclinée par un certain traitement de l'altérité de l'Autre, comment l'appel à la bonté naturelle pour autrui a-t-il pu conduire à la Terreur?

Le management interculturel, discipline encore récente, cherche à améliorer les relations inter et intra-culturelles qui naissent du travail des équipes plurinationales, de l'expérience subjective des personnes mobiles ainsi que du transfert internationaux d'outils de gestion (Chevrier, 2003, p3). Il exprime, au niveau des entreprises, un enjeu qui est aussi celui des États démocratiques, à savoir la capacité d'un système social à nouer du lien social dans la durée, à intégrer une différence qui ne soit pas contrôlée arbitrairement "par le haut" tout en assurant la reconnaissance de l'Autre comme égal à soi. Jusqu'à quel point apprécier, en entreprise, la différence (de culture, de genre) comme une valeur à partir de laquelle peuvent découler des droits et des devoirs pour les salariés? Va-t-on vers une extension des pratiques de reconnaissances culturelles? Les quotas d'emplois réservés aux membres de certaines communautés ou la modulation de la durée d'épreuves de sélection au recrutement en fonction de l'appartenance ethnique représentent-elles un succès, une avancée? Comment s'organiser pour produire si l'on tient compte du vendredi des musulmans, du samedi des juifs et du dimanche des chrétiens? Face au problème de l'accès aux responsabilités des salariés des filiales et de la composition des staffs mondiaux de direction, faut-il pratiquer une politique de quotas au risque que cette mesure fasse apparaître les signes d'un traitement social de la discrimination raciale ou ethnique?

Faut-il des droits identiques à des personnes différentes ou des droits différenciés à des personnes différentes? Dans quelle mesure, les entreprises peuvent-elles aujourd'hui concevoir des droits à l'identité culturelle? Non pas seulement des droits culturels collectifs, menaçant les droits de l'individu, mais des droits de l'individu lui permettant d'exprimer la dimension culturelle de son identité. Quelle reconnaissance institutionnelle conférée par l'entreprise à l'identité des groupes culturels? La reconnaissance juridique qui fait du salarié un sujet de droit. La reconnaissance morale qui fournit au sujet l'assurance de sa capacité de discernement moral (Taylor, 1989). La reconnaissance sociale, celle de la valeur de sa contribution d'une personne pour une communauté concrète met en oeuvre loyauté et solidarité. Pourquoi le management, mise en scène de la modernité et condition de son efficience, n'est parvenu jusqu'alors à ne déployer des approches que fragmentaires et lacunaires de ce qu'est l'Autre?

L'usage de la connaissance philosophique, le détour par des éléments de l'oeuvre de Hegel et de celle de E. Levinas, l'appel au regard sociologique, nous aideront, dans cet article, à mieux comprendre les chemins qui sont ceux de la reconnaissance dans la sphère du travail.

A partir de la mise en évidence de situations de médiation interculturelle en Section I, cet article tentera de mettre en garde contre cette tendance spontanée à déclarer barbare ce qui ne nous est pas semblable. Il cherchera aussi à mettre ou remettre au premier plan l'empathie comme processus sentimental d'identification à la souffrance de l'Autre afin de déboucher sur une possible mise en pratique d'ordre gestionnaire visant un accord.

Nous procéderons en deux temps en montrant d'abord comment s'est constitué pas à pas notre manière de saisir, d'appréhender l'Autre en le considérant généralement d'un point de vue polémogène, ce qui aboutit inéluctablement à en réduire les différences, à les caricaturer et à les stéréotyper et se traduit par des coûts humains conséquents. Nous montrerons ensuite que, derrière cette manière de voir, gît une dynamique fondamentalement autre, irénogène, - agapè - qui s'efforce, elle, d'accueillir l'Autre malgré ses différences, de l'accueillir en tant qu'Autre et qu'une telle perspective permet d'envisager de manière plus pérenne et plus subtile les relations interculturelles dans l'entreprise (Section II).

L'homme au travail ne peut pas ne pas faire l'expérience de l'Autre. Or, les personnages de la modernité ne cessent de s'interroger sur leur identité, de constater la présence de celui qui interroge sans pouvoir répondre. Ils poursuivent un désir jamais atteint: l'accomplissement de soi. Pour y parvenir, pour réaliser ses projets, chacun se doit de devenir pleinement sujet quand, entre polémos et agapè, il est toujours plus difficile de s'orienter. Alors que l'on se demande "Qui parle?", l'on s'aperçoit qu'une telle question en contient une multitude d'autres toute aussi redoutables. Car derrière "qui parle?" se sache "qui se raconte?" et même "qu'est ce qui se raconte?". Chacune des réponses apportées à ces questions dépend fondamentalement de la manière dont notre culture nous a informé. Ainsi, nous montrerons que la culture peut être vue comme une production de récits qui se dérobent sans cesse à notre propre regard, qui ne peut en embrasser la totalité mais dont le regard d'autrui permet de révéler la dimension auto-référentielle. Il s'agit alors pour nous de penser la culture comme une "toile de significations", comme un réseau herméneutique où elle serait alors perçue comme une aire dans laquelle les personnes font implicitement référence à un univers de sens (Section III).

I. Pratiques de médiation interculturelle en entreprise

A l'ère des entreprises mondialisées, les situations de mobilité internationale des cadres illustrent la nécessaire gestion des différences culturelles. L'existence professionnelle de ces cadres se présente souvent, en effet, sous la forme d'une bien étrange formule. Leurs trajectoires les met en demeure de réussir rapidement et les placent aussi en position de demande de reconnaissance plus forte que la moyenne. Or, le contexte d'accueil n'est pas toujours favorable. Le décalage ordinaire entre production et réception de l'image de soi est démultiplié par le fait qu'égo ne parvient pas, non seulement à faire reconnaître, mais même à affirmer clairement, ses soi possibles, ses enracinements culturels et ses croyances. Tout l'enjeu de nombres de ces cadres, qui vivent l'expérience du voyage répété et du déracinement, est de ne pas se sentir "transparents" dans le regard des autres.

Deux exemples concrets, pris dans le secteur pétrolier, vont nous permettre d'approfondir cette réflexion et d'approcher la notion de médiation.

La première situation de travail relève de la négociation des contrats d'exploitation des sols avec des cadres internationaux qui côtoient les sphères politiques les plus hautes des pays d'implantation. Les différentes phases de négociation de ces contrats entre partenaires étrangers engendrent souvent comme une "obligation concrète" de prise en compte de la logique de l'autre partie afin de construire un accord. A partir d'une analyse de la situation - en termes de pouvoir - faite par chacun des acteurs, il faut choisir ses alliés, ruser, pratiquer la rétention d'information à bon escient... Il faut savoir envisager une stratégie et des tactiques combinant la fermeté et la recherche de gains mutuels. Il convient également de savoir rendre clair ce qui, dans l'esprit de l'autre partie, est négociable ou ne l'est pas. "Dans beaucoup de pays, lorsque vous vous asseyez à la table de négociation, tout est déjà réglé. Ces cultures insistent sur la valorisation des espaces non professionnels, sur la qualité des rapports interpersonnels et, dans ces conditions, la présence d'un "entremetteur", d'un médiateur devient déterminante. Savoir négocier revient d'abord à connaître les pratiques sociales avant d'en arriver aux finalités professionnelles. Cela consiste à interpréter les actes langagiers autrement que sur la seule base grammaticale mais aussi à partir de leurs assises culturelles et contextuelles" admet un directeur financier d'une grande entreprise du secteur de l'énergie[2].

Compromis entre confiance, tact et pouvoir, la négociation apparaît d'abord comme un moment de la vie sociale où l'agressivité potentielle engendrée par les différences culturelles peut être, par une forte ritualisation des contacts, partiellement neutralisée. "Le fait que chacun ait tendance à jouer un rôle en quelque sorte "pré-écrit", celui de l'hôte qui veillera au confort de son invité ou de l'invité qui se montrera très protocolaire, celui du diplomate soucieux de célébrer d'abord l'amitié entre les peuples, d'honorer la communauté d'intérêts des gens du pétrole avant de juger de la profitabilité des projets, permet de décrire un scénario de la rencontre fort utile. En mettant de l'espace et du temps entre les négociateurs, en connaissant certaines expressions stéréotypées, certaines ouvertures conversationnelles, en attaquant le raisonnement et non pas le raisonneur, on crée des conditions favorables qui neutralisent la violence" souligne un contrôleur de gestion. "Chaque pays, chaque région, développe ses propres spécificités, ses propres pratiques de négociation. Ainsi, pour les Scandinaves, l'objet professionnel est abordé d'emblée, le raisonnement est inductif, la négociation répond à un timing précis alors que pour les Latins, l'essentiel est la construction patiente d'une relation de confiance entre les parties prenantes. Le non-dit, l'implicite et la personnalisation des relations sont des éléments capitaux; les Latins, ne mesurent pas leur temps et acceptent plus facilement les arguments qui ne reposent pas sur des faits concrets" fait remarquer un responsable des domaines pétroliers. Cette ritualisation des contacts, si elle modifie les relations et neutralise l'agressivité, ne suffit pourtant pas à fonder l'échange et l'assise de la confiance. Le temps apparaît nécessaire pour soutenir des séquences d'identification et déboucher sur un processus d'acculturation pour des partenaires possédant des positions de pouvoir relativement équilibrées.

"La négociation m'a tout d'abord appris à appréhender la pensée française comme une combinaison ordonnée d'alternatives, traitée souvent simultanément alors que bien des partenaires étrangers n'ont pas la même démarche intellectuelle. Ils observent patiemment et n'ont pas peur des silences dans une conversation, ne chercheront pas à donner une image d'aisance et de force dès le premier rendez-vous. La négociation de contrats a également réformé bons nombres de mes habitudes et de mes plaisirs. Nombreux sont en effet les endroits de la planète où il convient de connaître ses interlocuteurs personnellement avant de signer quoi que se soit, bouder ses loisirs extra-professionnels pour sacrifier à un repas d'affaires et passer avec ces personnes plus de temps que prévu" témoigne un cadre. Ce dernier remarque que la négociation, quand elle dure plusieurs semaines ou plusieurs mois produit souvent un effet de "dérangement" pour la pensée qui oblige à s'étonner de ce que la culture française, la pensée occidentale véhicule comme "prétendues évidences". La poursuite de négociations professionnelles illustre ainsi des moments possibles de découverte d'autres modes d'intelligibilité que ceux qu'a développée la raison occidentale.

La seconde situation de travail renvoie aux témoignages de contremaîtres français qui, au début des années 1960, vivaient sur les champs pétroliers du Sahara et avaient des relations hiérarchiques directes avec la main-d'oeuvre ouvrière locale. Quotidiennement exposés à la rudesse du climat, au confinement physique et au bruit des installations, et ne pouvant disposer que d'un temps limité de récupération afin d'échapper aux contraintes de leur environnement de travail, ces individus amélioraient des techniques de production encore mal maîtrisées à cette époque. Face aux risques de l'incendie ou de l'explosion, l'objet technique à maintenir en état de marche apparaissait menacé de tous côtés, et l'ingénieur se devait de constater que les menaces les moins prévisibles ne proviennent pas de l'usure du temps mais de l'arbitraire humain et des différences culturelles. Il convenait donc, pour continuer à produire, de pallier tous les différends, y compris et surtout ceux issus des incompréhensions culturelles entre une poignée de Français, dont la moyenne d'âge est de moins de trente ans, et le reste du corps social composé pour la plupart d'ouvriers et d'agents de maîtrise du pays d'implantation. Sur ces chantiers pétroliers présentant du danger, dans lesquels la survie collective est en jeu, les conditions de coopération entre les acteurs semblent différentes. Les hommes présents sur les chantiers acceptent, avec les locaux, les termes d'un échange qu'ils n'accepteraient pas autrement.

"Face à des situations de production où les risques étaient élevés, on ne pouvait pas compter seulement sur nos habitudes et notre savoir-faire" rapporte un expatrié. "Pour toutes les opérations de réglage, d'ajustements ou de mise en route, il fallait qu'on fasse appel à l'imagination technique de nos gars et surtout ne pas se laisser bloquer par les trop grandes différences culturelles. J'ai d'ailleurs souvent été surpris des possibilités d'échanges culturels contenues dans ces contextes de travail si âpres. Et j'ai souvent constaté que les cadres qui s'en sortaient le mieux étaient ceux qui avaient choisis de ne pas être intransigeants avec le règlement. Je dirai même que le travail sur champs pétroliers constituait un réel enrichissement quand le cadre était dans une situation obligée de transmission de son savoir-faire aux locaux. Cette dimension formatrice m'apparaissait réellement capitale (...). La gestion des horaires, des congés accordés illustre bien comment l'individuel s'imbriquait avec l'institutionnel dans ces situations de travail interculturelles. Les contremaîtres et le personnel se ménageaient constamment un espace de négociation inter-personnel qui mettait en jeu des relations construites notamment sur la base du lien d'origine et de l'appartenance ethnique. Les contremaîtres se plaignaient des horaires supplémentaires liés au remplacement des absents pour "cause religieuse", de la complexité du respect de pratiques d'alimentation particulières... et le personnel, en échange de ces faveurs, se sentait comme reconnu, ne ménageait pas sa peine. (...) Sur les chantiers, on assistait parfois à un drôle de phénomène. Certains contremaîtres du pays où on était installés sortaient du lot et s'affirmaient comme des sortes de porte-parole de leur groupe ou de leur ethnie. Des médiateurs. Ils étaient progressivement "francisés" en quelque sorte et tiraient parti de leur position de médiateur. En faisant ce commerce de mots et d'idées, en établissant un lien entre deux mondes, ils prenaient très souvent du galon. Mais j'ai aussi constaté que le fait pour nous de traiter avec ces relais diminuait la vitesse d'acculturation et de compréhension du reste du groupe". Ce témoignage d'expatrié confirme, qu'outre l'expertise et les connaissances techniques liée à une pratique professionnelle, une des sources possibles d'accès au pouvoir dans l'organisation dans un environnement multiculturel réside dans la relation personnalisée qu'un individu parvient à établir avec son responsable hiérarchique, et qui repose soit sur l'adaptation de règles définies au dessus d'eux en termes généraux, soit sur l'interprétation des moeurs et la maîtrise des informations sociales émanant de la société d'accueil.

En ces deux situations concrètes de l'univers des métiers pétroliers, les enjeux en termes de résultat pour l'entreprise comme pour l'individu sont importants et les risques de tension accumulée notamment sous l'effet "d'une mauvaise compréhension culturelle" nous paraissent élevés. Ces séquences de travail où les cadres ne peuvent travailler seuls, n'autorisent que très peu la répétition mais, au contraire, exigent beaucoup d'engagement de soi, d'attention portée à la situation, des facultés de résistance au stress importantes et une connaissance fine des pratiques et des comportements culturels de ses partenaires[3]. Un aspect notable de ces situations de travail réside dans le fait que l'expérience d'autrui y est "directe", c'est-à-dire fondée sur des situations d'interaction en face à face. En ces situations où chacun peut appréhender les aspects d'autrui en des termes moins "anonymes" et moins "typifiés" qu'à l'habitude, les actions et le langage possèdent une qualité de réciprocité forte. Ce que je dis est immédiatement perceptible sur le visage de l'autre et je peux mesurer mon pouvoir aux réactions de l'autre.

Là, plus qu'en d'autres situations de travail, une compétence propre non nécessairement liée à l'âge, à la position hiérarchique ou à une appartenance d'ordre nationale, régionale ou ethnique peut s'affirmer et légitimer ce que l'on pourrait appeler une "autorité morale" influant sur la qualité des interactions, une qualité de médiation. Les possibilités d'emprunts culturels des deux partenaires de travail, bien que différenciées selon les situations de travail, apparaissent réelles autour d'un rapport articulé entre pouvoir, risque constant de conflit et reconnaissance du sujet par les membres des autres groupes culturels. La réduction de la tension entre les deux partenaires ou groupes de travail s'obtient après l'introduction d'une série de problèmes dont la résolution nécessite précisément la coopération entre les membres de ces groupes. Tandis que des activités compétitives augmentent l'émission de jugements discriminatoires, la résolution des conflits dans la négociation des contrats pétroliers ou le travail sur chantier s'obtient par la création de buts compatibles entre acteurs qui ne peuvent être atteints que si les différentes parties forment un front uni dans un jeu qui n'est pas à somme nulle.

Ces deux situations de travail mettent en lumière des ambiguïtés dans le rôle qui sont surmontées: ambiguïté des méthodes de travail ou procédures à utiliser, incertitudes concernant l'enchaînement des séquences de travail ou de négociation, contradictions concernant les standards ou les normes relationnelles pour déterminer la performance et le résultat...

C'est l'équilibre des pouvoirs dans la relation qui permet le mieux de saisir l'autre en sa différence[4]. Quand le groupe dominant, français en l'occurrence, est porté à construire une situation où ce sont ses propres normes et moyens qui sont en tous points fonctionnels, qui sont seuls en mesure d'assurer l'adaptation et l'efficacité, on constaterait un assez fort degré de résistance culturel de la part du cadre en situation de mobilité internationale. Mais dans les situations concrètes de travail qui exigent une coopération nécessaire, minimale et de longue durée entre cadres internationaux et locaux, ou mieux, quand c'est l'expatrié qui, par son savoir, est porteur d'adaptation (comme c'est le cas du traducteur spécialisé en bureau d'études, de l'expert géologue qui connaît bien une structure stratigraphique particulière et le comportement associé de tel outil de forage), en ces diverses situations alors on constaterait un abaissement significatif du degré de résistance culturelle et des marques d'acceptation envers un "pair" que l'on estime comme son "égal". Sa capacité de médiation s'en trouve grandi.

II. Polémos et agapè: les deux brins d'une guirlande éternelle[5]

Polémos

Comment, en entreprise, fonder des équipes avec des membres issus de plusieurs pays d'origine, comment passer du registre de la simple coexistence au registre de l'enrichissement et du partage? D. Schnapper, en sociologue, indique qu'il y a deux façons fondamentales de considérer l'Autre: "dans le premier cas, la réflexion se fonde sur le constat de la différence: l'Autre est autre, les sociétés humaines sont diverses. Cette différence est inévitablement interprétée en terme d'infériorité. "Je" évalue l'Autre à l'aune de "ma" culture, confondue avec la culture en général. L'Autre, alors, ne peut être qu'un état imparfait de soi. Il est admis dans sa différence mais figé dans une infériorité qui ne peut qu'être définitive. L'attitude inverse n'est pas du même ordre. (...) Par-delà la constatation des différences, un principe universaliste affirme l'unité du genre humain. Il pose que tous les hommes, en tant qu'hommes, ont la même capacité ou potentialité intellectuelle et morale, même si l'on ne peut qu'observer des différences dans leurs réalisations. (...) Il pose que l'Autre est un autre soi-même" (Schnapper, 1998, p35). De là découle un double risque: celui de l'ethnocentrisme, de la dérive colonialiste où toute différence est convertie en infériorité sur une échelle de valeurs dont on occupe soi-même le sommet ou celui de la division de l'humanité en entités closes, où l'Autre est le représentant d'une autre humanité à jamais incompréhensible.

L'histoire coloniale, mais aussi celle du développement international des firmes privées, sont toutes deux marquées par des formes d'ethnocentrisme, amenant les dominants à surestimer leur propre culture, leurs idéaux et leurs conceptions du monde. Croisades religieuses, conquêtes territoriales, d'un côté, offres publiques d'achats inamicales, rachats d'entreprises de plus petites tailles, de l'autre, apparaissent comme autant d'occasions où le point de vue de la majorité jouit du prestige de la vérité et de la norme, tire sa force du code et des jugements qu'elle a instaurés et repousse la minorité dans la dépendance ou l'anomie. Les limitations de contact volontaires entretiennent la "construction imaginative" étroite, antagoniste et stéréotypée que chaque groupe se forme de l'autre groupe. L'Autre n'est pas vu, pas regardé, absent, rendu absent.

Pour des raisons tant pragmatiques (l'interpénétration croissante au niveau du commerce mondial de différents groupes humains), (Martin et al., 2003) qu'idéalistes où "le doux commerce censé" serait censé favoriser "l'avènement d'un état humain jugé préférable" (Camilleri, 1989, p389), le contact avec l'Autre, en tant que tel, est devenue le point de focalisation de plus en plus de recherches en sciences sociales[6] comme de réflexions philosophiques. Selon la modalité de déploiement de la relation, la notion de choc revient fréquemment, traduisant justement l'étonnement possible face à d'autres moeurs, à d'autres us et coutumes. La violence sourde contenue dans cette notion d'affrontement est présente, par exemple, dans les écrits de S. Huntington lorsqu'il explique que, "depuis la fin de la guerre froide, la façon dont les peuples définissent leur identité et la symbolisent a profondément changé. La politique globale dépend désormais de plus en plus de facteurs culturels. (...) Dans le monde d'après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques, elles sont culturelles. (...) On sait qui on est seulement si on sait qui on n'est pas. Et bien souvent, si on sait contre [nous soulignons] qui on est "[7].

Bref, le regard de l'Autre détermine à rebours et négativement ce que je suis. La notion militaire de feedback rappelle que nous avons finalement conscience de la différence de l'Autre et que ce rapport est médié par le truchement d'une dialectique entre deux consciences de soi. Cette nuance polémogène est présente depuis le travail hégélien sur le concept de conscience de soi (Hegel, 1939). C'est avec Hegel, en effet, que la reconnaissance deviendra le point d'ancrage d'une éthique. Hegel formule les conditions intersubjectives de l'apparition de la conscience de soi qui s'éprouve et se révèle au contact d'une autre conscience de soi. Ainsi, ces deux consciences de soi "se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement", ce qui les assure et les rassure quant à leur existence (Hegel, 1939, p157)[8].

Dans la dialectique du Maître et de l'Esclave, il y a "lutte à mort" mais sans que la négation n'y soit anéantissement. Le Maître et l'Esclave sont en situation d'altérité l'un pour l'autre. Au début, il y a lutte et liberté pour celui qui s'affranchit de la peur de la mort. En face du Maître, il y a un être qui a préféré la vie à la liberté. On asservira l'Autre plutôt que de le tuer: il deviendra vaincu épargné. Mais l'Esclave vit la Chose, le monde du travail et de la consommation, il la transforme et se transforme. La dialectique du désir, entendu comme désir du désir de l'autre, débouche sur l'utilisation d'autrui, sur la volonté d'en disposer sans limites. Elle conduit au déni de reconnaissance.

Au sens propre, la reconnaissance est donc le point de départ d'une véritable co-naissance: on ne peut connaître qu'avec, avec l'Autre. Ainsi, chacun a nécessairement besoin de la reconnaissance de l'Autre pour se sentir exister, pour tenir effectivement son rôle. Maître et Esclave sont en situation d'altérité l'un pour l'autre. On conçoit alors facilement que face au caractère inexorable d'une telle configuration, il soit essentiel d'être attentif à ne pas nier l'Autre au nom d'impératifs économiques et financiers sans avoir réellement pesé et mesuré l'impact véritable d'une reconnaissance réelle et efficiente. Ainsi, dans les théories du management, largement issues des sciences économiques, il apparaît que la variable culturelle a été écartée au profit des seuls aspects structurels, financiers et organisationnels des activités internationales. S. Chevrier (2000, p18) note qu'une des explications au déni de la différence culturelle dans les théories classiques du management réside dans le fait que l'essentiel des corpus théoriques provient d'un pays, les États-Unis, qui n'ont traditionnellement accordé qu'une place longtemps marginale aux échanges internationaux. La rationalité, et elle seule, est non seulement une technique afin d'améliorer l'appareil de production, elle s'affirme également comme une valeur propre à l'éthique occidentale. Praticiens et théoriciens du management semblent avoir été longtemps aveugles quant à l'étendue de la dépendance d'activités telles que l'administration et l'organisation vis-à-vis de la culture. Or, comme l'ont souligné D. Bollinger et G. Hofstede (1987), ces activités sont culturellement dépendantes car l'administration et l'organisation ne consistent pas à faire ou à déplacer des objets tangibles, mais à manipuler des symboles qui n'ont un sens que pour ceux qui les connaissent.

A la base de cette plus grande prise en compte de la variable culturelle dans les décisions, il y a d'abord la constatation toute simple que quelle que soit la qualité de la conception des procédures, il reste une part revenant aux hommes qui relève de la décision et qui renvoie aux situations de travail inédites pour les acteurs. L'expérience du travail procède par accumulations successives de retours d'expérience, de délibérations individuelles résultant du décalage entre l'organisation du travail prescrite et l'organisation du travail réelle, non indépendante du vouloir humain et de la notion de confiance entre les personnes. Et les acteurs ne reproduisent pas en automates des archétypes venus d'en haut. Le souci nouveau d'un management interculturel dans les vingt dernières années du siècle dernier doit être relié à l'étude des cultures nationales dans les théories du management. En opposition avec l'inspiration taylorienne qui voulait que les structures et les règles de fonctionnement des entreprises convergent progressivement vers un modèle unique, certains auteurs vont mettre en lumière ce qu'ils appellent "les différences de programmation mentale" qui séparent les salariés de chaque pays[9].

A une hiérarchisation des cultures, classées selon une même échelle axiologique dont on occupe soi-même le haut (c'est l'image du siège qui s'oppose aux filiales, des services fonctionnels placés au centre des mégalopoles occidentales face aux pays en voie de développement), succède une analyse de la différence culturelle, "c'est-à-dire une comparaison, une mesure quantitative des écarts" (Chevrier, 2000, p143). C'était souvent sous des appellations variées (psychologie des peuples, morphologie culturelle, anthropologie psychologique...) que s'était auparavant développée l'étude des "caractères nationaux", imprégnée d'une idéologie nativiste où les différents peuples ne peuvent être que ce sont génétiquement les gens qui les composent. Si des listes de conduites sont à tenir ou à éviter, selon les situations rencontrées et dans chaque pays approché, c'est que la réussite de la collaboration entre cultures est ici d'abord envisagée comme une affaire de personnes et de codes culturels mal interprétés ou mal connus (à sélectionner, à évaluer et à former selon des critères scientifiques (Hall et Hall, 1990). Les différences sont vues comme des sources de dysfonctions qu'il faut dépasser et corriger à force de bonne volonté et d'éducation.

En l'absence d'accord et de références communes issus d'une même culture politique, les dirigeants d'entreprise fondent souvent leurs espoirs sur une même culture d'entreprise transnationale pour fédérer leurs équipes. Car au sommet de l'entreprise, une sorte de suprahumanité communiquant et diffusant une "culture d'entreprise" serait amenée à transcender les différences culturelles. Des êtres humains flexibles et cosmopolites sont censés partager les mêmes intérêts économiques au dessus des nations et des fidélités communautaires[10]. L'immense majorité des analystes et dirigeants d'entreprise parlent à cet égard de nouveau "manager transnational" et envisagent leur mobilité à travers les firmes "en réseau" comme un profit.

L'adaptation au travail est censée être favorisée par des capacités personnelles qui permettent au minoritaire (l'expatrié en filiale, l'impatrié au siège...) de s'insérer dans le tissu social de l'entreprise d'accueil. Flexibilité, capacité à faire face au changement, confiance en soi, stabilité émotionnelle regroupant résistance au stress, tolérance à l'ambiguïté et à la frustration, auraient un impact positif sur le succès à l'étranger. Les qualités d'adaptation sont présentées comme un ensemble d'aptitudes individuelles absolues (le courage, l'esprit d'entreprise, l'énergie...) cultivées dans l'entreprise. Partagé par une classe possédante, dont nous ne discuterons pas ici son degré d'homogénéité, un "nouvel" imaginaire mettrait précisément l'accent sur un homme neuf qui, prémuni du chauvinisme, bondissant par dessus les frontières, serait en train de naître dans les mégalopoles planétaires. Profitant des possibilités offertes par une nouvelle "ubiquité technologique" (téléphones portables, liaisons satellites, messageries...), et ainsi de l'étrange jubilation que procure le fait de n'être avec personne tout en étant avec n'importe qui (Bruckner, 2000), d'être en communication sans être nécessairement en face-à-face, le manager transnational apparaît relié et mobile. Cet état lui permettrait précisément d'opérer la synthèse des sagesses des milieux qu'il traverse et de développer une compréhension "interculturelle", à mi-chemin entre toutes les cultures. Ainsi, avec "le manager transnational", la figure de l'Autre est en fait neutralisée, réduite, caricaturée, dans un espace transparent qui fait que l'inconnu serait immédiatement communicable et accessible.

Les dissonances identitaires qui existent, aussi bien dans le système culturel global de l'entreprise que dans le système cognitif individuel des cadres internationaux), sont tues ou plutôt censées être "enveloppées" dans une culture commune de référence, et chacun doit parvenir à assumer les tensions qui résultent d'éventuels chocs "acculturatifs" liés à la confrontation culturelle et à la mobilité internationale (familles disloquées par les distances géographiques, aux modèles d'identification flous, double rejet social dans l'entité professionnelle d'accueil comme "étrangers" et dans la société d'origine parce que devenus "différents", perte progressive des enracinements sociaux ou religieux...).

Mais ce "schéma" dévoilé par les dirigeants de l'entreprise, où le phénomène de socialisation du cadre international débouche nécessairement sur une pleine participation économique sans reniement et le passage d'un cadre de vie à un autre sans antagonisme, éclaire-t-il réellement la situation vécue de ces individus dont l'intense activité professionnelle les oblige plutôt à assumer des situations renouvelées de "transplantation culturelle"? Le principal écueil de ce type de représentations stéréotypiques aboutit généralement à un long processus d'acculturation au terme duquel toute différence, quelle qu'elle soit, se trouve niée au nom des valeurs transcendantes et véhiculées par notre héraut transnational...

Pratiques autoritaires d'acculturation, où l'Autre est renvoyé à un statut d'être inférieur, ou valorisation sans limite des vertus du cosmopolitisme, où l'Autre n'est pas regardé faute de temps, aboutissent au même déni de reconnaissance.

Agapè

Rompant littéralement avec l'aperception polémique de l'Autre, la philosophie d'E. Levinas fonde la relation autrement. Ainsi, "la guerre n'est pas le fait originel de la rencontre; la paix non plus d'ailleurs, si l'on entend par là la sympathie spontanée des coeurs où l'heureuse rencontre des âmes fraternelles qui te saluent et qui conversent. La relation sociale est le miracle de la sortie de soi et n'oscille que secondairement entre les deux pôles de l'harmonie et de la guerre. Avant d'être la puissance aliénante qui menace, qui agresse ou qui envoûte le moi, autrui est la puissance éminente qui brise l'enchaînement du moi à lui-même, qui désencombre, désennuie, désoccupe le moi de soi et délivre ainsi l'existant du poids de sa propre existence. Avant d'être regard, autrui est visage." (Finkielkraut, 1984, p28-29). Le visage[11] déborde toutes ses expressions sans se laisser enfermer dans une seule. Il est irréductible à toute prise. Ce qui a lieu n'est pas une rencontre du même par l'épreuve de sa mise à distance - comme avec Hegel. C'est l'extérieur, c'est le visage comme épiphanie, qui m'ordonne et se fait soudain voix intérieure. C'est le moment de la bonté active et non plus seulement du miroir de soi-même. Ce que montre E. Levinas, c'est que l'amour humain déborde la reconnaissance et que, dans le même temps, l'Autre échappe toujours à soi. On n'est jamais à la hauteur d'autrui. En amont de la reconnaissance, il y a chez Hegel, risque de méconnaissance d'autrui. En aval, il y a chez E. Levinas, un reste inintégrable. Le drame de l'altérité est tout ici présent. Assimilation dans un jeu de maîtrise implacable où le plus important est de coincer l'Autre, ou accueil de l'Autre, perçu dans sa dimension d'unicité et qui nous échappe toujours[12].

En contexte multiculturel, l'éthique de la médiation se fonderait alors sur un paradoxe: en s'apercevant que je ne suis pas l'égal d'autrui, je dois être infiniment plus exigeant à l'égard de moi-même qu'à l'égard des autres (Levinas, 1963, p24-41). Cette autre façon de voir l'Autre est précisément ce qui fonde toute relation, et en délimite son identité car "le trouble devant l'Autre précède, en effet, les idées que nous nous en faisons. Vraies ou fausses, louangeuses ou malveillantes, ces idées naissent peut-être toutes d'un même désir: échapper à notre mise en question originelle" (Finkielkraut, 1984, p38). La relation est un porter à, incluant de facto l'Autre dans le fait même d'être lié à.

Le rapport dialectique entre polémos et agapè, en s'articulant, définit des frontières, des limites, lesquelles permettent "la persistance des groupes ethniques en situation de contact [ce qui] implique non seulement des critères et des marques ostensibles d'identification, mais aussi une structuration de l'interaction qui permette la persistance des différences culturelles" (Barth, 1995, p214). Dès lors, si "c'est dans le rapport à l'autre que s'élabore le soi" (Taboada-Leonetti, 1990, p44), encore faut-il saisir comment les acteurs sociaux - collectif ou individuel - vont "élaborer et restaurer sans relâche une unité de sens à laquelle nous nous identifions" (Camilleri et al., 1990, p87). Comment, partant de cette orientation philosophique, favoriser en entreprise la coopération délibérative entre protagonistes et comment faire que chacun aperçoive le "Tu" au dessus du "Soi"? Comment tolérer l'Autre malgré sa différence, malgré ses contradictions, comment l'accueillir en tant qu'être-l'humain au sein d'une société, d'une polis?

L'Autre que je perçois dans l'expérience concrète du travail ne se connaît pas comme autre mais étant lui-même, un soi, comme moi. P. Ouellet souligne que l'on ne naît pas de soi mais bien d'autrui, par la parole qu'il nous prête, le regard qu'il nous jette même si c'est une place menacée dans un monde morcelé. Dans la rencontre avec autrui, "il ne s'agit pas d'une parthénogenèse de l'altérité, où l'on donnerait naissance à l'autre de soi seul, dans la virginité absolue de son moi, sans aucune fécondation par l'Autre, comme dans la génération spontanée. Au contraire, c'est en s'altérant, périssant en soi, s'en allant dans sa tête, se coupant en deux, laissant son âme errer et se faire deux, faisant de sa chair le nulle part où l'on est plus absent que l'autre (...)" (Ouellet, 2003, p93). De là dérive une définition de ce qu'est l'altérité, à savoir, "ce qui résiste à sa volonté, ce qui ne réduit pas à la représentation que l'on s'en fait, ce qui oppose sa résistance au monde comme volonté et représentation, dont on fait ce qu'on veut de manière impériale, ce qui reste infiniment rebelle au monde empirique des choses qui nous sont d'emblée données. L'altérité, jamais donnée d'avance et à jamais, c'est ce qui s'oppose au soi velléitaire, qui peut et veut, étendant autour de soi et sur toute chose le grand pouvoir et le bon vouloir de ses vues et de ses idées" (Ouellet, 2003, p198).

P. Ouellet décèle l'Autre qui se cache derrière la chair, "dans ces os durs" qui annonce la maigre chose que l'on deviendra au terme de l'aventure. Cette mise à nu est aussi spectacle de sa propre mort et renaissance par l'autre, de cette âme errante qui va de l'un à l'autre. "La figure poétique des "os" donne à la notion phénoménologique de chair (E. Husserl, M. Merleau-Ponty) une autre dimension que celle de la plénitude ou de la présence pleine et entière qu'elle évoque d'emblée: l'os est la chair vidée d'elle-même ou creusée par le manque qui la fait non-identique à soi et ouverte infiniment - telle la figure de "l'animalité nue" (...) - sur la possibilité toujours à venir de sa survivance dans et par l'Autre, qu'elle accueille et qui l'accueille dans la béance réciproque de la caritas, ce nom latin de la "charité" qui dit à la fois ce qu'on affectionne (carus: l'aimé, le chéri) et ce qui nous manque (carere: manquer de, être privé, s'abstenir, se passer de)" (Ouellet, 2003, p207).

On comprend alors que plutôt qu'un "autre soi-même", c'est à l'extrême le fait de partager le destin d'une même vulnérabilité de la condition humaine, d'éprouver ce sentiment qui fait que devant la mort sont suspendues provisoirement toutes les différences, l'os désignant la finitude, la chair.

L'Autre "aide" à avoir conscience de soi en tant qu'objet. "La liberté est d'échapper à la mêmeté" écrit P. Ouellet, "mais elle se paie d'un prix élevé: il faut se prendre pour cible, épiant épié, périr en soi sous le regard acéré qu'on porte sur ses propres os, sa propre nudité, sa propre animalité, son propre regard aussi, bref, sa vie que l'on fissionne, fissure, fracture, comme on fend le ciel et les miroirs, pour voir apparaître du deux, du nombreux, des fragments de lyre explosés en plein vol, des robes morcelées, des ailes fracturées" (Ouellet, 2003, p200).

Rencontrer l'Autre en ses différences en revient à constater la liberté du sujet, le refus d'un ordre institué rendu inexorable. "L'autre n'est pas l'autre sexe, l'autre race, l'autre langue, et encore moins l'autre moi ou le tout autre, face à soi ou bien au loin, tel un prochain mais exotique, ou un lointain mais familier, un semblable ou un étranger. Le lien de sang, de cri et de sens entre le soi et l'autre ne passe plus par l'opposition de l'universel et du particulier, du global et du local, de l'identité et de l'altérité, mais par l'expérience radicale de la nudité, de la vulnérabilité, de la scissiparité que chacun vit au creux de soi dans la survivance de son animalité la plus crue, dans la fragmentation de son regard et de sa vision ou dans la renaissance perpétuelle de ses os, dans l'exhumation quotidienne des ossements qui nous rappellent à chaque instant la finitude de l'être que l'altérité vécue comme espace illimité de la métamorphose peut seule juguler. L'altérité n'est pas personnifiable, ni chosifiable: elle est une façon d'être, de vivre, de voir et de sentir. C'est un éthos, non un topos: elle est l'espace ouvert sur l'inconnu, non pas le lieu commun d'une doxa ou d'une morale qui dicte d'avance notre savoir et nos conduites" (Ouellet, 2003, p201). Ethos en effet, d'abord sans morale propre, "une "manière d'être ensemble" dans et par le langage et les images qui ne passe pas par un système de valeurs institué mais par des formes d'énonciation dialogiques qui favorisent la libre circulation des affects et des percepts même les plus asociaux (...)" (Ouellet, 2003, p203).

"Peut-il y avoir des relations entre cultures sans que le rapport interculturel soit une lutte pour l'hégémonie d'une culture sur une autre?" s'interroge R. Castel (1993, p127). "Il serait naïf de penser que nous sommes inéluctablement engagés dans le sens de la promotion d'une culture élargie, et à la limite universelle, qui respecterait en même temps le pluralisme et la spécificité des appartenances historiques (...)". La tolérance, qui peut se définir comme l'acceptation d'une différence malgré un instinct immédiat, n'est pas en effet la reconnaissance. Elle n'est qu'une attitude provisoire de la dynamique interculturelle. Tolérer c'est accepter une différence malgré un immédiat instinct. L'exigence interculturelle commence par un dialogue avec soi et la découverte en soi que l'Autre peut y avoir une place: nous avons besoin de l'Autre pour vérifier notre propre perspective de la vérité et nous délivrer de nos mythes. Proposant les bases d'une véritable philosophie de l'interculturalité, l'interculturalisme, équivalent d'une éthique de la médiation, R. Panikkar (1996, p13) postule que: "tant que je n'ouvre pas mon coeur et que je ne vois pas que l'autre n'est pas un autre, mais une partie de moi-même, qui élargit et complète mon moi, je ne parviens pas au dialogue". Le philosophe propose de rechercher l'Autre et de rechercher chez l'Autre ce que notre culture n'arrive pas à dire. Accepter l'Autre dans toute sa spécificité culturelle, c'est finalement accepter de se laisser déposséder quelque peu de sa propre culture et de sa propre spécificité. Dans les espaces de rencontres interculturelles, la violence ne disparaît pas mais, située, reconnue, analysée elle peut être transfigurée. En contexte multiculturel, la conscience ne peut se réduire à une pure intentionnalité mais se voit comme une mise en mouvement vers l'Autre, une sortie de soi. La liberté que procure l'échange avec l'Autre renvoie à une pédagogie de la rencontre. La sortie de soi se fait en situation de "responsabilité". Il ne suffit pas de considérer l'Autre comme semblable à soi, encore faut-il se comporter comme semblable à lui. Il y a une intelligence agapique des choses en contexte multiculturel. "Il faut faire en sorte que l'autre n'est pas à déclarer sa différence, et, pour cela, il faut suspendre, inhiber (virtualiser) les thématiques, les isotopies et les parcours figuratifs où cette différence pourrait être sollicitée. Il faudrait alors parler d'une égalisation particulière, qui serait à la fois négative (par suspension) et rétroactive (vers l'obligateur)" (Fontanille, 2003, p231)[13]. Une relation dialogique veut que deux sujets puissent naître. Elle veut dire la possibilité de poser des questions et de trouver des réponses des deux cotés de l'énonciation.

III. Expérience de Soi et identités narratives en contexte interculturel

Identité au travail et épreuve de la reconnaissance

Le travail sociologique de R. Sainsaulieu pose précisément la question de savoir si "le processus d'opposition dans la rencontre des désirs est toujours celui du conflit" (1988, p323)? Et dans le contexte de l'étude des relations de travail, une des intuitions majeures de ce sociologue sera de constater que la satisfaction des motivations individuelles "est profondément affectée et transformée par l'expérience des conflits et tensions psychologiques se développant autour des ambiguïtés de rôles et des rapports de pouvoir qui en découlent" (1988, p303). "Dans le monde des rapports de l'organisation", écrit-il, "l'autre n'est pas un partenaire neutre ou indifférent, il développe sa propre stratégie et les échanges humains sont ainsi le plus souvent occasions d'influences" (1988, p304).

Dans ce jeu d'influences, de rapports de pouvoir où deux consciences s'affrontent, R. Sainsaulieu souligne une condition affective (on s'identifie d'autant plus à un modèle qu'il est sympathique), une condition de similitude d'éléments entre le sujet et le modèle et enfin une condition de puissance si le sujet a du prestige. "S'il y a trop de rapprochement entre le sujet et le modèle, la gratification diminue et l'identification ne se fait pas" constate t'il aussi en psychologue (1988, p306).

R. Sainsaulieu, faisant sienne une approche polémogène de l'échange propre à Hegel, écrit que "s'identifier à l'autre est le résultat d'un constat de sa faiblesse dans les échanges que l'on peut avoir avec lui, parce qu'on n'a pas les moyens de soutenir sa différence dans le système social des échanges humains où l'on est placé". Mais il poursuit que pour vivre des relations interpersonnelles différenciées sur le plan affectif et cognitif, pour refuser l'autorité et rencontrer l'autre en sa différence même s'il ne le dit pas ainsi, il faut au sujet des ressources et des moyens d'action "qu'ils tirent à la fois du métier, de la place dans l'organisation, dans le perfectionnement professionnel, et de leur position dans les organisations collectives extérieures au travail comme le syndicat, la famille bourgeoise et les réseaux de relations sociales" (Sainsaulieu, 1988, p309).

Chez Hegel, note R. Sainsaulieu, "la rencontre de deux désirs d'être reconnu comme ayant le droit de désirer, ne peut déboucher sur l'entente et l'arrangement, car ce sont deux absolus qui se choquent et ne peuvent que s'exclure tout en ayant besoin de l'autre pour cette reconnaissance de son propre désir. Pour être reconnu, il faut arriver à ce que l'un oublie son propre désir de reconnaissance pour accepter de reconnaître celui de l'autre" (Sainsaulieu, 1988, p320).

"La démarche hégelienne montre que la réaction de l'esclave en face de sa situation contrainte peut engendrer différentes formes de rationalité. L'attitude stoïque consiste en effet à supporter sa situation en niant son caractère spécifiquement déterminant. Au prix d'une négation de la souffrance et des contingences matérielles, l'esclave peut retrouver mythiquement une sorte d'existence autonome. Inversement, le sceptique, retrouvant en toutes situations les germes d'une contrainte particulière, niera toute universalité et situera sa rationalité dans la redécouverte de l'infinie diversité des déterminations. La conscience malheureuse acceptera cette tension perpétuelle vers l'absolu et l'universalité, mais dans une lucidité douloureuse de l'éternelle redécouverte des spécificités et des contraintes" (Sainsaulieu, 1988, p321).

Dans son questionnement sur les conditions d'accès à la différence, R. Sainsaulieu fait mention des travaux sur la perte d'identité dans les camps de concentration (Bettelheim, 1972). Mais il évoque peu la possibilité d'une union face aux tortionnaires, ni les conditions d'une solidarité humaine. Il évoque également peu la possibilité du Maître d'adopter, en fonction des circonstances de travail, différents registres de domination débouchant sur différentes "stratégies identitaires" (Camilleri et al., 1990; Pierre, 2003).

Nous rejoignons cependant R. Sainsaulieu quand il écrit que "la possibilité de vivre un conflit est au coeur de la congruence de chacun et donc de la communication" (Sainsaulieu, 1988, p317). Le sujet est surtout désireux d'être. "La lutte pour le pouvoir n'est donc pas une fin en soi, mais bien le signe social d'un jeu plus profond de la personnalité, qui s'insère au coeur de toute relation prolongée" (Sainsaulieu, 1988, p333). "S'il y a identité personnelle, c'est qu'il y a reconnaissance par les autres, mais celle-ci n'est pas obligatoirement accordée, elle s'inscrit elle-même dans un jeu de forces sociales" (Sainsaulieu, 1988, p319). R. Sainsaulieu place donc sa réflexion du triple point de vue de la structure sociale des pouvoirs, de l'affrontement dans les rencontres et de la possibilité d'être reconnu. Intéressant chemin aussi qui amène l'auteur de L'identité au travail, par la psychanalyse, à la notion de visage ou plutôt à celle de la découverte de la totalité de son corps, du corps d'un être doué d'intention. La conception conflictuelle de l'accès au désir, au moyen des phénomènes de violence vécus dans toutes les occasions de relation, se nourrit chez lui d'une explication psychanalytique liée aux conditions d'intelligibilité du monde naturel. "Après cet âge de la découverte de son intégrité physique, l'enfant remplacera le miroir par les parents, les autres et plus tard la culture... qui seront les miroirs où il trouvera les images de lui-même qui lui restitueront sa personnalité. C'est donc par une dialectique non conflictuelle de la reconnaissance par le biais d'une image que le sujet accède à lui-même" (Sainsaulieu, 1988, p329). Avec R. Sainsaulieu nous comprenons, dans la lignée de E. Husserl, que la conscience est toujours intentionnelle, conscience de quelque chose, tournée vers l'autre que soi. Nous percevons aussi que c'est du corps, commun à tous les hommes, comme chez E. Lévinas, que peut d'abord surgir la conscience d'une fraternité humaine. La reconnaissance passe par la sensation de sa propre totalité physique, puis vient l'entendement au travers de l'activité perceptive du sujet. "L'être sensible est en chaque être; le sentir est partagé - parce que synchronisé, contagieux, quasiment "atmosphérique" - dès que deux êtres sensibles sont en coprésence. Par conséquent, si l'autre "sent" en souffrant, je "sens" en même temps que lui sa souffrance, et je peux alors m'identifier à lui comme "également sensible"" (Fontanille, 2003, p226).

Choc intraculturel et identités narratives

R. Sainsaulieu, dans ses enquêtes sociologiques, s'est surtout intéressé, au sortir des années soixante-dix, aux phénomènes de déqualification sociale de l'immigré. Même si on les remarque, même si on parle d'eux au sein de l'entité d'accueil, les étrangers ne disposent pas suffisamment de "surface sociale" pour être écoutés et que leur parole émerge de la communauté. C'est bien une position forcée de retrait par rapport au monde du travail et d'investissement dans des activités parallèles telles que les loisirs ou l'action associative, qu'illustre R. Sainsaulieu quand il évoque le déchirement culturel des travailleurs immigrés et les difficultés d'intégration à la vie de l'entreprise. "Dans le cas des travailleurs immigrés, employés dans les postes les plus simples et les moins valorisés, en bas de la hiérarchie ouvrière française, tant qu'ils n'ont pas manifesté de signes tangibles de leur intégration par la langue et le choix de rester en France, il semble que les rapports de travail ne soient l'occasion d'aucune constitution d'identité. Il est en effet très rare que leur différence soit reconnue comme utile par les collègues ou les chefs. Leur "étrangéité" ne sert finalement aux yeux des autres qu'à justifier le fait qu'on leur attribue les tâches les plus ingrates et les moins payés. Leur type d'identité au travail ne peut donc être que fortement illusoire et imaginaire. Pour se sentir exister, ces travailleurs étrangers doivent se représenter à l'étranger chez eux, en évoquant le rôle qu'ils y jouent et joueront plus tard à partir de leur période d'émigration, sauf à réclamer parfois la modeste condition d'être humain pour obtenir un peu de considération pour leur santé; ces travailleurs doivent accepter l'esclavage, au sens hégelien du terme, c'est-à-dire considérer en face le fait qu'ils n'ont aucun moyen d'accéder à la maîtrise dans les rapports de travail en France. Il n'y a en général pour eux d'identité en France, qu'imaginaire ou fondée sur la réalité précaire de la solidarité des bidonvilles ou des hôtels meublés; ou encore, et cela peut arriver dans les centres industriels ayant depuis fort longtemps importé de la main-d'oeuvre étrangère, comme dans les mines et la métallurgie, on voit de véritables colonisations d'ateliers ou de professions par pays. Une entrée progressive dans le monde du travail français se fait ainsi par blocs nationaux collectivement identifiés à des tâches dont les Français ne veulent plus" (Sainsaulieu, 1988, p341). L'expérience de ces immigrés est marquée notamment par une "dissociation" entre leur intégration sociale et leur intégration nationale (Dubet, 1989), et aussi par le constat d'un processus progressif d'assimilation culturelle, de participation à la vie civile mais d'intégration faible à la vie économique à cause du chômage de masse (voir Tribalat, 1995; 1996; Mottin, 1986).

La reconnaissance de problèmes proprement "interculturels" dans les entreprises françaises s'est surtout développée avec les revendications religieuses. Jusqu'ici les grandes entreprises avaient "exploité la veine culturelle" en créant des équipes de travail homogènes sous la conduite d'un chef "naturel" ou bien, au contraire, en tentant d'éviter la syndicalisation par l'éparpillement sur les chaînes de travailleurs d'origines diverses (Verbunt, 2001, p116). G. Verbunt souligne que "les travailleurs musulmans obtinrent ça et là l'autorisation de faire la prière aux heures prescrites et de se réserver des lieux de prière" (2001, p116). Progressivement s'est fait jour aussi la nécessité de prise en charge plus active des identités linguistiques et culturelles par certains Etats d'origine (au travers de l'organisation de cours de langue, de la création d'écoles coraniques). La privatisation de l'audiovisuel, les possibilités nouvelles de radios locales communautaires, la diffusion de vidéocassettes en langues d'origine, la transnationalisation des systèmes de télévision par satellites et par câbles, l'irruption d'internet sont autant d'outils favorisant l'émergence d'une demande sociale de la part du mouvement associatif immigré, visant souvent le respect de l'identité linguistique et culturelle des communautés.

Mais c'est certainement avec l'étude des élites de la mondialisation, cadres cosmopolites et mobiles, que va se développer l'image de salariés étrangers qui cessent d'apparaître les "victimes" de leurs appartenances et vont choisir autre chose que le retrait des relations de travail ou la défense uniquement collective de leurs intérêts. Au travers d'un actionnariat mondialisé, de l'internationalisation accrue de leurs activités et des obligations qui en découlent, de travailler avec -ou de faire travailler ensemble - des personnes de cultures différentes dans leurs pays ou à l'étranger, de nombreuses entreprises occidentales vont découvrir la problématique multiculturelle et la force d'étrangers qui parlent au nom de ce qu'il croient et peuvent défendre.

Si l'observation de la vivacité des relations interethniques dans l'occupation des espaces urbains (Guillon et Taboada-Leonetti, 1986; De Rudder et Guillon, 1987), des milieux universitaires (Payet, 1994; Streiff-Fenart et al., 1993) comme dans le rapport intergénérationnel à la citoyenneté (Hily et Oriol, 1993), a montré son bien fondé, il n'était pas impossible que l'analyse soit également pertinente dans tous les espaces de sociabilité, et notamment les lieux de travail qui sont souvent les premières occasions de contacts prolongés entre migrants et sociétés d'accueil, salariés mobiles dans l'entreprise et locaux.

Ces travaux vont chercher à réhabiliter les stratégies des acteurs "à cloche-pieds sur les frontières" et leurs capacités de contournement des règles collectives[14]. Il seront sujets à l'expérience du "choc intraculturel" ou "self shock", au sens de R. S. Zaharna (1989), et défini comme sollicitation massive de la subjectivité du sujet dépaysé, confronté à ses propres faiblesses, et comme intériorisation du choc dû à la différence dont les autres sont porteurs.

M. Abdallah-Preitceille (1999, p9) rappelle que dans les sociétés traditionnelles, la fonction ontologique de la culture, qui permet à l'être humain de se signifier à lui-même et aux autres, prime sur les adaptations et les aménagements culturels qui sont rares et lents. Les définitions identitaires et culturelles sont proches, en ce sens que l'appartenance à une culture renvoie à l'identité, comme dans la situation des immigrés des années soixante étudiés par R. Sainsaulieu. Dans les sociétés contemporaines (au sens anthropologique du terme défini par M. Augé (1992) ou G. Balandier (1974), au contraire, la fonction instrumentale s'est développée afin de répondre à la multiplication des contacts, à la rapidité des échanges...

M. Abdallah-Preitceille, au moment où l'identité nationale paraît de plus en plus difficile à cerner et que les identités locales connaissent une renaissance, y voit la fin de l'illusion référentialiste qui traite les cultures comme si elles reproduisaient la réalité alors qu'elles ne sont que le résultat d'une activité sociale et d'une construction par les acteurs (1999, p9)[15]. Toute expérience interculturelle serait donc intelligible comme processus d'influence interindividuelle mobilisant de façon parfois contradictoire et floue les trois dimensions que sont le sens symbolique, l'intérêt et l'identité, et qui débouche pour l'individu sur un processus de transformation de ses représentations. S. Moscovici (1984) parle de "polyphasie cognitive" comme d'un répertoire de représentations qu'une personne entretient dans un monde social de plus en plus complexe et qui demande des réactions flexibles dans des situations différentes. Tel est certainement la condition de l'homme contemporain dans les sociétés développées. Un individu construit son identité par une histoire, en cherchant à écrire le texte de ses actions, en saisissant l'autre en soi et pas simplement le même. Nous ne cessons ainsi de vouloir définir ce que nous serons et les individus plongés en contexte multiculturel l'illustrent particulièrement. Le sujet est alors plus auteur que personnage, il fait le choix d'unités narratives, de fragments dans le continu de sa vie. S'identifier, c'est peut être d'abord "se mettre en mots" (Dubar, 2000, p203). L'identification aux mots de la langue administrative, publique (définissant plusieurs identités au sens de "positions" dans des catégories officielles) de la langue de l'entreprise, diffère des mots intimes comme des mots des interactions courantes et des conversations avec ses collègues. Ce qui importe c'est l'usage que les individus font de leurs propres catégories, des mots venus de leurs expériences comme des souvenirs de leurs actions.

On peut alors comprendre comment le sujet a construit des "mondes" qui ont un sens pour lui et au sein desquels il se situe et situe les siens: mondes politiques, religieux, familiaux, professionnels, associatifs... (Dubar, 2000, p207) et qui définit un modèle multidimensionnel de la personne. Le sujet se perçoit différemment dans les divers registres de son fonctionnement, étalonnant ses compétences et ses mérites en termes familiaux, scolaires, physiques, émotionnels...Tout l'art de nombre de nos contemporains, en contexte multiculturel, consiste à maîtriser en lui et à lire chez autrui le jeu incessant des signes qui définissent les formes de la civilité, celle d'une maîtrise toujours imparfaite des émotions (Elias, 1975). Une identité progressivement vécue sur le mode de l'intériorité, des intermittences du coeur, du regard sur les apparences et, en même temps, sur le mode d'un mal-être incontrôlé et d'une recherche de correspondance entre le moi et la nature, entre le moi et la nature des autres.

Habituellement, seuls les artistes ont cette capacité de faire naître ce que l'on peut appeler des scénarii interprétatifs de leurs existences mais ce privilège n'est pas le seul apanage des poètes, musiciens, écrivains, peintres... Dans cet article, nous voulons illustrer que la construction identitaire d'acteurs interculturels, dotés d'une nouvelle "capillarité psychique", s'apparente à un "bricolage", en relation avec ces "autres intérieurs", ces fantômes d'autrui que chacun porte en soi.

Intéressante figure que celle des individus hypertextes de F. Ascher, plongés dans différents contextes sociaux et se situant à leurs points de contact pour en décrypter les différentes syntaxes. Ces individus "forment un hypertexte comme les mots qui font lien entre un ensemble de textes informatisés" (Ascher, 2003, p29). Chaque mot appartient simultanément à plusieurs textes. Les individus passent d'un champ social (salarié, bénévole, familial, sportif, ludique...) à l'autre en épousant différentes syntaxes par le déplacement et la télécommunication. Cette figure de l'hypertexte amène à confirmer que l'individu travaille continuellement à son unité. J. C. Kaufmann (2001, p168) parle de "fable de la vie qu'il se raconte", de "pure illusion biographique": "l'individu doit en effet parvenir à la forger avec un maximum d'éléments crédibles tirés de son histoire". Pour S. Rushdie, le moi de la modernité lui apparaît comme un collage d'éléments improvisés ou accidentels, "un édifice branlant que nous construisons avec des fragments, des dogmes, des blessures d'enfance, des articles de journaux, des remarques de hasard, de vieux films, de petites victoires, des gens qu'on hait, des gens qu'on aime", (Rushdie, 1993, p23).

La dimension narrative de l'identité forme, en cela, une composante essentielle et énigmatique du soi des acteurs interculturels. Ces individus font vivre un rapport de "non-congruence", au sens de P. Ricoeur[16], entre leurs propres vies et la réalité sociale supposant un travail de l'événement en intrigue et de la contingence en histoire de vie. C'est une sorte de conscience dialogique, au sens de G. H. Mead, qui permet à l'individu de mettre à distance son identité entre Moi présenté et Moi réel.

Comprendre, d'un point de vue psychosociologique, la réalité d'un individu, plongé dans un contexte multiculturel, revient à notre sens à avoir accès au récit que les individus se racontent sur ce qu'ils sont. C'est le travail du chercheur que de tenter patiemment de décrypter les univers de sens par une réinterprétation des discours.

Saisie ainsi la vie de l'esprit n'est pas une succession de champs de conscience ayant chacun sa perspective et encore moins un bloc indivis. Nous mourrons à nous-mêmes en permanence. La multiplicité est la condition originelle de l'homme et aussi dans l'entreprise et même pour des cadres mobiles et même peut-être aussi pour des dirigeants d'entreprises capitalistes, pourtant en apparence si éloignés de la figure traditionnelle de l'ouvrier de Boulogne Billancourt ou du Triangle de Choisy.

L'identité d'une personne est une identité narrative parce que c'est "l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage" (Ricoeur, 1991, p175) et parce que le récit de vie se fonde sur une prise de conscience, celle du maintien de l'identité du sujet agissant à travers le temps et celle de quelque chose de l'ordre de l'attribution (on ne peut pas ne pas être identifié). Autrui émet toujours, consciemment ou pas, des signes que l'on interprète et par lesquels on l'identifie, on lui assigne une appartenance. Dit autrement, il ne suffit pas d'éprouver un sentiment d'appartenance pour que cette identité soit effective parce que, selon l'expression de S. Freud, "le Je n'est pas un", l'identité personnelle a toujours besoin d'être déchiffrée et racontée[17].

De là, on peut faire découler qu'aucun fait n'est d'emblée interculturel et que c'est le regard qui crée l'objet. "L'approche interculturelle, qui n'a pas de caractère prédictif, permet de comprendre et de modéliser des situations complexes à partir d'un mode d'intelligibilité. Elle est, en ce sens, une herméneutique" (Abdallah-Preitceille, 2003, p25). Avoir une approche interculturelle revient à chercher à distinguer dans une situation d'interaction entre membres de différents enracinements, les éléments qui relèvent d'une spécificité culturelle de ceux qui relèvent d'une individualité. Un des enjeux des gestionnaires en entreprise devient de "prendre le pouls" d'une culture en acte et non en la réifiant comme objets à lister (les fameuses "aires culturelles" des mauvais consultants qui n'hésitent pas à associer réalités géographiques et mentalités des populations au travail).

Tel l'enfant métis qui ne peut ressembler pleinement à ses deux parents, l'expérience interculturelle est imprévisible. "Le métis est obligé d'affronter dans son histoire, ce qui chez les autres demeure masqué. La fracture secrète d'une identité blessée devient le point d'appui d'une nouvelle identité" écrit J. Audinet (1999, p150) pour qui "l'enfant né du métissage est un être nouveau", un "paradigme d'humanité" (Audinet, 1999, p148).

L'identité s'y présente particulièrement comme une structure toujours en mouvance et où le regard d'autrui est structurant dans une perpétuelle négociation entre le "vouloir être" et le "devoir être" (Zavalloni, 1986). Lors de sa formation identitaire, le sujet métis n'est pas seulement animé par le besoin de préserver une unité de sens mais est également sensible aux incidences de cette opération sur l'image de lui-même dans le regard d'autrui. C'est l'altérité qui précède la relation et non l'inverse.

Parvenir à la médiation interculturelle en s'extirpant des cadres théoriques classiques et en assumant les différences des "porteurs de cultures"

L'enseignement de la culture sur une nomination des faits culturels, une mise en mots n'est pas suffisante et il convient de s'intéresser davantage aux processus d'engendrement des faits culturels. C'est une des conclusions de cet article. Or, pour aborder cette question de la mise en récit de soi, les ressources de la sociologie "classique" ne sont plus suffisantes.

Il convient bien de s'intéresser à la production de la culture par le sujet lui-même sans postuler que l'individu ait toujours conscience des fins poursuivies. Nous voulons participer à "une sociologie du pouvoir d'être soi-même" (Sainsaulieu, 1988, p327) afin de mieux comprendre, par les chemins de la philosophie, de la psychologie et d'autres domaines aussi, les circonstances sociales du façonnement des identités. Il nous apparaît en effet nécessaire de recourir à une approche à la croisée de plusieurs disciplines - interculturelle - (ethnométhodologie, analyse structurale du récit, lexicographie, ethnographie...). Car ainsi que le note C. Dubar (2000, p225), "le détour par toutes les disciplines traitant de la subjectivité par l'analyse du langage, des manifestations de l'inconscient jusqu'aux marques de l'énonciation en passant par les procédés argumentaires de la persuasion et des formes narratives comme moyens d'expression d'un projet subjectif, me semble de plus en plus nécessaire aux sociologues s'ils veulent prendre en compte la subjectivité et dépasser les réductions des individus à leurs origines communautaires et à leurs appartenances statutaires. Le langage de l'identité personnelle ne peut s'analyser sans les multiples ressources des sciences du langage et de ses appropriations subjectives". F. de Singly (2003) en appelle, pour sa part, à une sociologie des "parenthèses", attachée à des individus, porteurs de cultures, qui cherchent à mettre en place des "petits bouts de stabilité". Les déséquilibres perpétuels liés aux différentes temporalités que vit le sujet rendent le travail narratif sans fin.

Il s'agit donc de chercher à emprunter les voies de la médiation interculturelle, à "gérer" les différences culturelles en les ayant au préalable reconnues. L'intégration se nourrit moins de l'affrontement des valeurs des uns et des autres que d'un débat sur les systèmes de valeurs où chacun y gagne, en échange d'une avancée hors de ses valeurs acquises antérieurement.

La "valeur" d'une entreprise, comme organisation productive, se mesurerait à sa capacité à concilier l'acquis d'expériences professionnelles et humaines éloignées de ses centres de décision. Et à travers des contextes sociaux devenus pluriels, potentiellement antagonistes et mobiles, l'analyse organisationnelle tendrait à se polariser autour de la notion d'échanges d'expériences et d'institution "apprenante".

Pour A. Touraine, la société interculturelle qui reste à construire "ne se caractérise pas par la coexistence de valeurs et de pratiques culturelles différentes; encore moins par le métissage généralisé. C'est celle où le plus grand nombre possible de vies individuées se construisent, et parviennent à combiner, de manière chaque fois différente, ce qui les rassemble (la rationalité instrumentale) et ce qui les différencie (la vie du corps et de l'esprit, le projet et le souvenir)" (Touraine, 1997, p303). Ainsi, ce qui a ravagé le siècle dernier en Europe, continent belligène, c'est la réduction du monde humain à l'affrontement binaire de deux volontés. Or, ce qui a alors cruellement manqué c'est la présence d'un tiers fort, d'un arbitre neutre pourvu d'une incontestable autorité pouvant alors démêler les fils des cultures des noeuds culturels en présence. Le dialogue permet la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs comme personnes et tente d'instaurer une commune relation au réel, de mettre en commun, bref, de communiquer en ayant intégré la culture comme médium c'est-à-dire comme un espace de dialogue possible et comme moyen de dialoguer. Surtout, il faut dès lors veiller à ne pas oublier que nous ne reconnaissons l'altérité de l'Autre que sous contrainte et non par pure inclination. Cette contrainte est principalement d'ordre éthique et bien loin du politiquement correct des tribunes de délibération. Tel est le miracle de la sortie de soi par l'épreuve de la responsabilité auquel nous convie le visage de l'Autre. Dans la dynamique interculturelle, "l'homme sociable vit toujours hors de lui" (Rousseau, 1963, p329) et n'est pas spectateur passif de la souffrance, de l'inadaptation au travail, des incomplétudes de l'Autre.

De polémos à agapè, du positivisme d'un certain management censé être respectueux des cultures (surtout au travers de pratiques juridicisées "d'affirmative action"), l'enjeu serait plutôt de donner sens en entreprise à une éthique de la sollicitude. De faire le passage d'une vision du monde fondée sur des droits à une vision du monde construite sur des obligations. Il ne s'agit pas de nier l'utilité des principes ou des règles de justice mais de souligner leur insuffisance. L'impartialité fondée sur l'équité dans les droits et la non entrave à l'obtention de ces droits est loin de suffire. Avec la dimension agapique, "les dilemmes ne sont plus dans ces conditions comment faire respecter les droits, ceux des autres et les siens, mais comment mener une vie faite d'obligations envers moi-même et envers autrui" (Ballet et Bazin, 2003, p6). Dans ce cadre, la personne morale, l'entreprise, est celle qui porte attention et aide à autrui (Levitt, 1958; Ballet et De Bry, 2001; Wood, 1991).

C'est parce que la sauvagerie émerge du coeur de la civilisation que le projet interculturel est celui qui consiste à faire valoir des oppositions pour les dépasser, au prix de contradictions assumées, et non les ignorer ou les anéantir.

Philippe Pierre
Nicolas Delange

Notes:

1.- A la différence de la langue allemande, la langue française ne distingue pas ce que le latin nomme tantôt Aliud (neutre générique: l'Autre), tantôt Alter (l'autre de tout un chacun).

2.- Les extraits d'entretien de cet article sont tous issus d'un travail d'enquête de terrain réalisé dans la décennie quatre vingt-dix et repris dans Philippe Pierre (2000).

3.- La méconnaissance des pratiques culturelles du pays d'accueil a des conséquences concrètes et parfois tragiques. Ainsi ce chef de mission français qui lors d'une mission de reconnaissance en brousse, pour punir deux de ses subordonnés congolais d'une négligence, avait brutalement décidé de brûler des denrées périssables et priver alors ces locaux de repas durant une journée. L'émeute qui s'en suivit au sein du groupe l'obligea à un retour précipité en France et à mieux appréhender le caractère sacré de la nourriture en Afrique noire.

4.- Par pouvoir dans la relation, nous entendons avec le sociologue E. Friedberg (1997), "la capacité d'un acteur à structurer des processus d'échange plus ou moins durable en sa faveur, en exploitant les contraintes et opportunités de la situation pour imposer les termes de l'échange favorables à ses intérêts".

5.- Nous renvoyons ici à D. Hofstadter (1979).

6.- "Les distinctions de catégories ethniques ne dépendent pas d'une absence de mobilité, de contact ou d'information mais impliquent des processus sociaux d'exclusion et d'incorporation par lesquels des catégories discrètes se maintiennent, malgré des changements dans la participation et l'appartenance au cours des histoires. D'autre part, on découvre que des relations sociales stables, persistantes et souvent d'une importance sociale vitale perdurent de part et d'autre de telles frontières" (F. Barth, 1995, p. 204).

7.- S. P. Huntington (1997, p. 15 et 21). Que l'auteur parle de civilisation pour identifier la notion de culture ne manque pas de sel au XXo siècle...

8.- Ceci est le moment fondateur de la célèbre dialectique du Maître et de l'Esclave qui prend forme sur fond d'aristotélisme: "le Maître se rapporte médiatement à l'esclave par l'intermédiaire de l'être indépendant; car c'est là ce qui lie l'esclave, c'est là sa chaîne dont il ne peut s'extraire dans le combat [nous soulignons]; et c'est pourquoi il se montrera dépendant, ayant son indépendance dans la choséité (...) le Maître subsume cet autre individu" (Hegel, 1939, p. 161). Notre but n'est pas de dresser ici une exégèse du texte hégelien (voir Kojeve, 1947), mais de montrer quels sont précisément les fondements d'une conception polémique du rapport à l'Autre.

9.- Traitant de la possible opposition entre logique marchande et formes de coordination sociale, et soulignant la nécessité pour les dirigeants d'entreprise de composer avec un état de relativité culturelle, G. Hofstede (1980) postule que chaque société nationale se différencie selon sa manière de définir le niveau acceptable des distances hiérarchiques, la différenciation des sexes dans les rôles socioprofessionnels, le degré d'autonomie reconnu à l'individu et les conditions dans lesquelles se règlent les conflits.

10.- S. Chevrier (2000, p152) remarque que la préface de l'édition française du Prix de l'excellence est exemplaire de cette conception fonctionnaliste de la culture où derrière la variété des formes culturelles devrait se profiler les mêmes besoins humains universels: "il existe pourtant un certain nombre d'entreprises qui, à l'évidence, sont des modèles de performance. T. Peters et T. Waterman ont, dans le cadre d'un programme de recherche de Mac KINSEY, étudié en profondeur un échantillon de ces entreprises exemplaires en vue de déceler les fondements de leur réussite immuable. Bien que l'échantillon soit américain, les enseignements de leurs travaux se prêtent à une application universelle, parce qu'ils relèvent de l'humain et transcendent les particularismes culturels".

11.- E. Levinas (1971, p21) définit ainsi le visage: "La manière dont se présente l'Autre, dépassant l'idée de l'Autre en moi, nous l'appelons en effet, visage.".

12.- C. Levi-Strauss (1955, p61) rappelle que "la nature du vrai transparaît dans le soin qu'il met à se dérober".

13.- Fontanille insiste sur la durée, nécessaire pour que l'autre soit traité véritablement comme un semblable, dans toutes les dimensions de sa personne, pour qu'apparaisse l'altérité, la pitié et non simplement sa similarité.

14.- A. Jazouli (1982) a su isoler diverses conduites sociales caractérisant le comportement et le vécu des jeunes issus de l'immigration. L'auteur décrit ceux qui adoptent des conduites d'assimilation ("je suis français comme les autres"), des conduites de repli vers l'univers parental et des anciens, des conduites d'hétéronomie caricaturale ("je ne suis ni l'un ni l'autre; je suis vraiment entre les deux") et des conduites qui cherchent à dépasser leurs origines culturelles ambivalentes pour créer une identité originale et synthétique. Les Africains, par exemple, ne sont pas condamnés à ne pas savoir se saisir des opportunités offertes par l'utilitarisme. Derrière les schèmes alternatifs de reconstruction identitaire pour des individus brutalement passés de l'ordre rural à l'ordre urbain des bidonvilles, les sociétés du prophétisme religieux produisent aussi de l'individualisme. L'intégration dans la société d'accueil se révèle un point de départ pour de nouvelles constructions identitaires qui réactualisent, au travers d'un processus de "remontée à la surface", des temps et des lieux investis d'élaborations imaginaires (voir H. Jamous, 2000).

15.- "Les cultures sont à la croisée d'une double détermination, une logique d'appartenance qui opère sur les notions de structures et de codes, une logique relationnelle qui renvoie à l'idée de réseau, de processus et de dynamique. C'est la seconde qui est plus opérationnelle pour rendre compte des mutations interculturelles actuelles" (Abdallah-Preitceille, 1999, p. 10).

16.- Nous renvoyons ici aux travaux philosophiques de P. Ricoeur et à la manière qu'il a d'articuler identité-idem et identité-ipse avec, comme noeud, le souci de l'Autre comme projet. P. Ricoeur constitue le lien d'une certaine manière entre la philosophie du langage, la perspective éthique de E. Levinas et notre manière d'appréhender la culture d'un point de vue narratif.

17.- "Le coeur du processus relationnel est bien d'abord l'intériorisation active de l'autre en soi, en même temps que la reconnaissance de "soi-même comme un autre" au centre du processus biographique intime, médiateur du "il ou elle" (qui est parfois un "tu") entre le soi-même réflexif ("avoir quelqu'un à qui parler") et le soi narratif ("se raconter à partir de l'autre"), dans un projet de vie partagée" (Dubar, 2000, p. 213).


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Notice:
Pierre, Philippe et Delange, Nicolas. "Pratiques de médiation et traitement de l'étranger dans l'entreprise multiculturelle", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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