Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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Les gardiens-concierges et l'ambiguïté de la médiation sociale


Gérald Bronner

Université de Nancy 2, Lastes (Laboratoire de sociologie du travail et de l'environnement social).


Résumé

La question de la déliquescence du lien social est au centre d'interrogations et de dispositions récentes des politiques de la ville. A ce titre, la profession de gardien-concierge fait un retour remarqué sur la scène urbaine car elle semble en mesure d'appliquer certaines de ces dispositions. Pourtant, ces acteurs de terrain ont quelques raisons de regarder avec suspicion cette nouvelle tâche qu'on voudrait leur imposer, celle de médiation sociale. Les réflexions qui seront menées dans cet article le seront sur la base d'une enquête importante menée auprès des gardiens-concierges sur le territoire français. Cette enquête comportait aussi bien un aspect quantitatif (plus de 2000 questionnaires furent analysés) que qualitatif (cent entretiens et cinq observations participantes d'une semaine).

Mots clés: médiation, gardien-concierge, banlieue, représentation, lien social, politique de la ville.


"Ouh là! On est entre le marteau et l'enclume... Oui c'est ça, on fait l'intermédiaire. Non c'est pas un métier comme les autres (il rit) puisqu'on a jamais les mêmes choses à faire, on est toujours coincé, on reçoit les coups, on parle aux gens aussi." Un gardien exerçant dans une SAHLM (Société anonyme d'habitations à loyer modéré)


La profession de gardien-concierge a longtemps pu donner à penser qu'elle tendait à disparaître. En effet, la concurrence que lui opposaient diverses innovations techniques (digicode, interphone...) était de nature à faire apparaître les coûts importants d'une activité qui semblait pouvoir être avantageusement remplacée. Dans le secteur privé par exemple, à partir de la Libération, et jusqu'au début des années 1990, le nombre de concierges n'a fait que s'éroder:il est passé à Paris de 60'000 en 1965, à 20'000 en 1992. L'évolution a été quelque peu différente dans le secteur du logement social - qui nous intéressera dans cet article - où, après une période d'expansion durant les années 1950-1960, les effectifs de gardiens ont diminué au cours des deux décennies suivantes, mais ont de nouveau progressé à partir du début des années 1990. C'est cette dernière progression que nous allons interroger ici[1].

Celle-ci est d'autant plus remarquable que si le secteur privé représente 85% des logements en France, il n'emploie que 50%[2] des 150'000 à 200'000[3] gardiens-concierges exerçant leur profession sur le territoire national. Le secteur HLM (Habitations à loyer modéré) est donc caractérisé par une concentration notable de gardiens.

D'où vient le fait que cette profession connaît aujourd'hui, dans le secteur du logement social, un retour sur le devant de la scène urbaine?

Il semblerait qu'elle soit notamment perçue comme l'une de celles capable de mettre en application sur le terrain une idée récurrente des politiques de la ville de ces dernières années, celle de médiation sociale et de gestion de proximité[4].

Ce terme de médiation[5] est plutôt polysémique, comme nous le verrons, mais il renvoie globalement à l'idée qu'il serait nécessaire de rétablir un dialogue pour retisser les liens lâches d'un tissu social supposé être en déliquescence et qui sont conçus comme les stigmates de la crise urbaine contemporaine.

Cette préoccupation pour la médiation sociale est clairement perceptible à travers les intitulés de ce qu'il est convenu d'appeler de nouvelles professions: agent local de médiation sociale (ALMS), agent de médiation, d'information et de service (AMIS), agent de médiation nocturne, médiateur de quartier, médiateur de santé, médiateur urbain, médiateur technique, médiateur éducatif...[6]

Toutes ces appellations, bien que récentes, ne correspondent pas toujours à des fonctions nouvelles. En effet, certaines de ces fonctions déterminent des pratiques connues, mais qui étaient, il y a encore peu de temps, bénévoles; d'autres encore ne sont nouvelles qu'autant que le domaine public les a prises en charge (sous un mode marchand ou non marchand), alors qu'auparavant, elles étaient assurées dans la sphère domestique; d'autres, enfin, ne doivent leur nouveauté qu'au fait d'être nommées, car elles étaient bel et bien remplies dans un cadre professionnel, mais sans être reconnues ni clairement spécifiées.

Le métier de gardien-concierge relève précisément de ce dernier registre, car, si sa genèse n'est pas récente[7], il a été investi d'une relative modernité lorsque certains décideurs ont conçu qu'il pouvait être une des réponses possibles à la crise urbaine touchant notamment les quartiers dits sensibles.

En d'autres termes, tant pour les initiateurs des politiques de la ville que pour les bailleurs sociaux, il est apparu que l'un des acteurs possibles de cette nouvelle conception de la gestion de la crise urbaine pouvait être le gardien d'immeuble[8].

Cependant les gardiens-concierges sont circonspects à l'égard de la tâche de médiation sociale, ils ne sont pas nécessairement disposés à interpréter tous les registres de cette nouvelle partition. Cette méfiance peut surprendre et même relever du paradoxe dans la mesure où d'une part, il pourrait s'agir pour eux d'un enjeu de valorisation sociale, et parce que, d'autre part, une majorité d'entre eux évoque, lors des entretiens menés, les aspects relationnels de leur profession comme étant les plus agréables.

Mais, nous le verrons, cette réticence s'explique par la tension entre trois pôles qui définissent une partie de l'espace social de cette profession et que figure le graphique ci-dessous.



Les gardiens-concierges ont à exercer leur profession, comme ce schéma le suggère, dans un espace social triplement conditionné. Tout d'abord, ils sont les héritiers d'une certaine image sociale dont ils veulent se défaire, celle d'un personnage haut en couleur de la vie parisienne, la concierge du 19ème siècle. Ensuite, ils sont confrontés à la demande de leurs employeurs, en particulier en matière de gestion du lien social dans les cités HLM. Enfin, ils remplissent leurs tâches professionnelles dans un contexte parfois anxiogène, celui des quartiers dits "sensibles".

Les résultats qui seront présentés ici sont issus des conclusions d'une vaste enquête nationale sur la profession de gardien-concierge. Les entrées possibles étaient multiples et nous avons ici privilégié la question de la médiation, parce qu'elle situe les gardiens-concierges au carrefour d'interrogations très contemporainescomme l'insécurité, le lien social ou les mutations professionnelles.

À propos de l'enquête

Cette recherche d'ampleur nationale a duré trois années de janvier 1998 à février 2001. Elle a été réalisée auprès des gardiens-concierges des 157 sociétés anonymes d'HLM qui les emploient. Au cours de la première étape, quantitative, nous avons envoyé 5600 questionnaires, 2106 nous ont été retournés, soit 37,6%. Pendant la seconde phase, qualitative, ont été réalisés 100 entretiens non directifs avec des gardiens-concierges (80) et des responsables du personnel (20) ainsi que 5 observations participantes (dans 5 régions différentes: Lorraine; Ile-de-France; Nord-Pas-de-Calais; Provence-Alpes-Côte d'Azur; Rhône-Alpes).

Objectifs de l'étude

Cette étude répondait à plusieurs objectifs: 1/identifier diverses caractéristiques objectives de la profession (âge moyen, diplôme possédé, sexe, etc.), 2/cerner l'évolution socio-historique du métier, 3/percevoir les changements, les modifications ou les invariabilités, les constances dans les fonctions de gardien-concierge, 4/appréhender la représentation que les gardiens-concierges se font de leur métier (par exemple à quel autre métier le comparent-ils?). La recherche avait par ailleurs pour objectif de comprendre les réactions des gardiens-concierges confrontés aux demandes des employeurs et des pouvoirs publics de déplacer leurs activités vers la régulation sociale, le travail de médiation.

Pourquoi les SAHLM?

Bien qu'elles ne représentent qu'un tiers (337) des organismes HLM, nous avons privilégié les SAHLM pour les raisons suivantes: (1) parce qu'elles gèrent un patrimoine conséquent: 1,6million sur les 3,8 millions de logements sociaux existants en France métropolitaine; (2) parce qu'elles jouent un rôle actif dans la construction neuve, leur part représentant plus de 60% des logements sociaux construits par an (Edou, 1998); (3) parce que la Fédération des SAHLM mène depuis longtemps une politique novatrice dans plusieurs domaines: la sécurité, le développement social, la gestion des ressources humaines, et tout particulièrement au niveau de la gestion de proximité et de l'évolution des fonctions de gardien. Bien souvent, les expérimentations, les innovations engagées au sein des différentes sociétés anonymes d'HLM se déploient, quelques années après, dans le reste des organismes HLM (Offices publics d'HLM -OPHLM-, Offices publics d'aménagement et de construction -OPAC).



1- Le poids du passé

Si l'on consulte le Dictionnaire du français non conventionnel (Cellard, Rey, 1980), il apparaît que le langage populaire a montré beaucoup d'imagination dans la création des termes dont il se sert pour désigner celles ou ceux qui exercent le métier de concierge.

En 1836, apparaît le terme de Lourdier-dière. Il signifie bien que le rôle de concierge était de garder la porte, la "lourde". En 1850, le mot Cloporte (au féminin) est couramment utilisé dans un sens péjoratif pour désigner la concierge. Par analogie d'habitat, la concierge, comme l'insecte, vit repliée dans un recoin sombre et humide de l'immeuble: la loge. On pense que le calembour "clot-porte" a été à l'origine du transfert de sens. Quelques années plus tard, Eugène Sue crée le personnage de Pipelet, d'où vient le terme lui aussi employé presque toujours au féminin, Pipelette (même lorsque l'on parle d'un homme) qui désigne une personne excessivement bavarde, occupée aux commérages et à véhiculer des rumeurs. À la fin du XIXe siècle, le mot Pibloque fait son apparition. Il vient de pipelet et d'un suffixe fourni par probloc (signifiant propriétaire). Cette suffixation veut jouer sur l'idée de la dureté du propriétaire et du concierge chargé par lui d'encaisser les loyers. En 1934, Louis-Ferdinand Céline utilise, dans son livre Voyage au bout de la nuit, le terme de Bignole. Celui-ci viendrait de bigner: regarder en dessous, espionner, épier, guetter; il évoque ainsi l'agent de sûreté, le mouchard. Il existe encore de nombreux autres termes pour nommer les concierges, comme, Tire-cordon, qui rappelle évidemment une de leurs tâches essentielles, ou encore Concepige, mot plus contemporain qui trouve son sens dans l'idée de "piger", surprendre. Le champ lexical qui accompagne la profession de concierge contribue à la faire percevoir comme un cerbère, personnage peu scrupuleux et sans éthique professionnelle, "à la botte du propriétaire".

Or, l'on comprend que cette représentation sociale, fondée sur l'autorité, la délation et les rapports troubles avec les forces de l'ordre, puisse être particulièrement indésirable, en particulier lorsque le métier s'exerce dans des quartiers que 48% des gardiens interrogés dans notre enquête définissent eux-mêmes comme "sensibles". Ainsi, les gardiens sont-ils très attentifs dans leurs rapports avec la police par exemple. Si certains soulignent une certaine complémentarité: "S'ils ont besoin d'un renseignement, je leur donne, pour ça pas de problème. Quand on les appelle, ils viennent", nombreux sont ceux qui prennent garde de na pas être vus trop fréquemment en présence des agents de la paix: "... J'évite parce que si on me voit trop avec la police. Comme l'autre fois, j'ai discuté avec eux car y'avait des voitures volées. Ils m'ont posé des questions, mais moi je sais pas à qui elles sont ces voitures. Je n'ai pas pu leur dire. Alors les jeunes, ils m'ont demandé ce qu'ils m'avaient demandé. Je leur ai dit qu'ils s'inquiétaient de certaines voitures mais que si elles n'étaient pas à eux, ils n'avaient pas à s'inquiéter. Mais c'est vrai qu'elle passe la police. Mais j'évite de trop leur parler devant les gens. C'est vrai que dans les quartiers faut quand même un petit peu éviter de leur parler. Parce que bon, les jeunes ils n'acceptent pas trop ça."

D'une façon générale, l'"équipement" historique (Trépos, 1996) des gardiens HLM est encombrant et ne constitue pas une ressource identitaire. Contrairement à d'autres professions, comme les médecins avec Hippocrate ou les historiens avec Hérodote, les gardiens ne possèdent pas de figure tutélaire. La rhétorique professionnelle des gardiens aujourd'hui repose sur une démarcation avec le passé. Leur discours est émaillé, de ce que Goffman (1975) appelle des "désidentificateurs" afin de se désolidariser de l'image négative qui leur est habituellement attribuée.

Ainsi, les gardiens interviewés sont presque unanimes à déclarer ne pas vouloir qu'on les appelle concierge:

"Concierge, avant on disait cochère, des pipelettes, hein c'est ce qu'on disait avant, tandis que gardienne, moi je dis gardienne (...). Une concierge c'est quelqu'un qui est tout le temps en train de surveiller, de regarder ce que font les gens, des trucs comme ça. Moi, je ne sais pas, c'est mon avis. Gardienne c'est autre chose moi je dis. C'est autre chose."

"Bah ça me révolte beaucoup moi concierge ça me révolte beaucoup. Quand j'ai commencé, il y a trente ans, c'était le terme concierge et je peux vous dire que j'avais honte de mon métier, j'avais honte de moi-même, de ce mot de concierge. Je me levais à cinq heure du matin pour qu'on me voit pas tellement ça m'a gêné, tellement ça m'a rabaissé, quelque chose qui me faisait honte."

Une grande partie des responsables de Sociétés d'HLM interrogés partagent par ailleurs ce point de vue et rejettent à leur tour le terme de concierge.

Cette volonté de gommer l'image négative de la profession est un élément permettant d'éclairerla méfiance de certains professionnels pour les tâches de la médiation sociale. Car le concierge d'antan est celui qui se mêle de tout, qui sait beaucoup de choses sur la vie privée de chacun, même si 99% d'entre eux déclarent avoir plutôt de bonnes relations avec les locataires (c'est-à-dire non conflictuelles)[9]: "Y'a pas de copinage (...). J'évite ce genre de problèmes car après ça fait trop de jalousies. Non moi, je garde une certaine distance (...). Et ça s'arrête là, y'a pas de copinage."

Par conséquent, la mission de médiation sociale peut être perçue par certains comme étant de nature à réactualiser certains éléments indésirables de l'imaginaire collectif s'attachant à leur profession.

2- La demande des employeurs

La grande majorité des responsables de SAHLM interrogés soulignent que la politique de recrutement des gardiens-concierges s'est modifiée lors de ces dernières années. Ce que les statistiques avaient montré dans notre introduction, les responsables des SAHLM nous le confirment en indiquant que, dans certains cas, les gardiens-concierges ont fait leur réapparition sur des sites desquels ils avaient disparu depuis dix ans. Cette réintroduction sur l'ensemble du territoire est justifiée de plusieurs façons par les gérants des sociétés.

Tout d'abord, ils rappellent que les SAHLM sont des sociétés privées (sous contrôle de la puissance publique) qui sont tenues d'équilibrer leurs comptes et, qu'à ce titre, la motivation première ne peut être que financière. Le gardien est en effet perçu comme capable d'éviter les conséquences économiques de la désaffection d'un site, explique un responsable:

"On est là pour mettre à disposition un logement mais avoir en contrepartie un loyer et essayer qu'il y ait une vie harmonieuse dans ces collectivités-là parce que l'absence de vie harmonieuse, c'est des dégradations, c'est les départs de locataire et ça coûte cher parce qu'il faut les remplacer; donc on a envie de faire ça différemment donc c'est par intérêt... J'allais dire économique parce que en tant que SA, on vit de nos propres ressources en commun, l'intérêt économique génère un souci social...".

Cette attention au bien-être des locataires, soulignée par la moitié des responsables interrogés, est présentée ainsi, sans hypocrisie, comme motivée par l'intérêt économique:

"Permettez-moi d'avoir peut-être un manque d'humilité, mais je peux vous dire que la société a des résultats très satisfaisants. Le premier c'est zéro vacant et ça c'est assez rare. Nous avons zéro logement vacant et cette absence de vacances a plusieurs raisons que nous connaissons. C'est l'état de notre patrimoine (...). Et donc on a un patrimoine en parfait entretien. (...) Et donc les gens ont envie de rester chez nous."

Outre, l'objectif du taux de vacance faible qui permet de rentabiliser un parc immobilier, il s'agit d'en maintenir la valeur en évitant les dégradations et de permettre l'organisation de la réparation lorsque cela s'avère nécessaire:

"On ne peut pas laisser un groupe (immobilier) entouré par des locataires sans qu'il y ait quelqu'un, une présence qui informe la société mais aussi qui apporte une aide aux locataires. J'en veux pour preuve par exemple l'intervention d'une entreprise. (...). Imaginez une entreprise qui se rend sur un groupe sans qu'il y ait un responsable pour la diriger, pour avoir pris rendez-vous, pour aller chez le locataire (...). La présence du gardien est extraordinaire. Imaginez, et ça arrive quelquefois, qu'il y ait une panne de la chaufferie. Qui appellerait le chauffagiste disons? Et qui saurait s'il est intervenu? Si le résultat de son intervention est satisfaisant? Il n'y a que le gardien. (...) Comment voulez-vous qu'à cent soixante kilomètres de la Société nous puissions intervenir efficacement? Par contre, le gardien qui est sur place pour l'entretien des chaudières, pour une pompe qui tombe en panne, pour un fusible à changer, c'est beaucoup plus économique, plus rapide et plus économique. Là voilà l'efficacité."

C'est encore cette finalité économique qui motive les responsables de Société à attendre plus des gardiens-concierges que les simples fonctions de nettoyage et de sortie des poubelles. En effet, leur discours est particulièrement insistant sur la notion de médiation sociale qui recouvre des situations assez différentes, allant de la simple courtoisie avec les locataires à la gestion des conflits. 80% des responsables de sociétés interrogés soulignent le caractère primordial du "relationnel" dans les tâches des gardiens-concierges.

C'est d'ailleurs cette préoccupation récente pour les tâches de gestion du lien social qui explique, selon ces managers, l'augmentation récente des recrutements de gardiens-concierges:

"- Quand vous dites "le métier a changé", ça veut dire...?

- Ben le métier, ça n'est plus justement un métier de ménage, de bricolage, c'est vraiment un métier relationnel, c'est en ça qu'il a changé."

Cette profession se transforme, en prise avec les nouvelles données du tissu urbain, elle se voit donc assigner de nouvelles fonctions: "...Je pense qu'ils peuvent canaliser, gérer certains conflits sans que cela dégénère. Je pense qu'ils peuvent contribuer à l'amélioration des rapports humains."

Si l'objectif visé par ces gérants de sociétés est toujours la satisfaction des "clients", c'est-à-dire les locataires, les moyens pour y parvenir ne leur semblent plus relever exclusivement de la seule propreté des lieux habités: "On leur demande de maintenir le patrimoine en bon état de propreté et de donner à nos locataires un environnement correct. Voilà, ça c'est leur mission essentielle. Pour atteindre ces objectifs, il y a les moyens, des moyens matériels: les serpillières, les balais, les nouvelles techniques de nettoyage, au-delà le sens du dialogue, le sens de la concertation, recréer un peu de lien social."

En outre, cette préoccupation pour le remaillage du lien social est sérieusement intégrée dans les critères de recrutement ou de formation des gardiens: "C'est vrai qu'on a vu une évolution très notable, puisque avant c'était soit par copinage soit par connaissances. (...) Bon petit à petit se sont constitués des critères qualitatifs de compétences, pas forcément de compétences en matière de nettoyage mais en qualité de relationnel. On a pris des gens qui ne pensaient plus avec leur serpillière mais qui arrivaient à penser avec leur cerveau, à communiquer (...) Moi quand je reçois des gardiens, je prends pas que des Rambos ou des mecs qui sont capables de laver. Je leur dis que si j'avais besoin de machines à laver, je prendrais comme au Casino un truc qui lave. On a besoin de gens qui sont capables de communiquer."

L'évocation de la formation des gardiens-concierges rend plus intelligible le paradoxe de la méfiance de cette profession pour les tâches de médiation sociale. En effet, si cette dimension est pleinement intégrée dans les formations, elle l'est généralement sous la forme d'une initiation à la gestion des conflits et de la violence, souvent à la demande des gardiens-concierges eux-mêmes: "De toute façon on favorise fortement la formation, donc on fait pas mal de formation sur l'agressivité, la gestion des conflits. L'année dernière on leur a fait une formation notamment avec la police habituée à tous les délinquants, qui leur ont donné des petits trucs pour faire face à ce genre de situation. Ils sont demandeurs." Ou encore "En matière relationnelle, ils sont très demandeurs. C'est souvent à la suite d'une agression, d'un dépôt de plainte, de poursuite, etc. Là aussi ils disent qu'ils manquent de formation. Donc là ils sont demandeurs."

Les problématiques de l'insécurité et de la médiation sociale sont intimement liées. D'une part, parce que le sentiment d'insécurité a motivé diverses dispositions des politiques de la ville autour des questions du "lien social". Et d'autre part, parce qu'il apparaît comme un des facteurs expliquant les réticences des gardiens-concierges quant aux tâches de médiation sociale. Pourtant, ce problème est largement relativisé dans les discours des responsables de sociétés. La plupart affirment que cette insécurité existe, mais hors du parc immobilier qu'ils gèrent. L'insécurité leur semble être "la plaie" d'autres secteurs, et l'on verra que l'argument est repris parallèlement par les gardiens.

Cependant, les responsables de sociétés admettent aisément que certains actes d'agressivité existent, mais précisent qu'ils restent minoritaires. Notre enquête laisse apparaître une impression générale d'inquiétude malgré tout.

"Je suis assez pessimiste sur l'humanité. Il est vrai que (...) la mentalité de certaines personnes évolue tout à fait défavorablement."

Ces responsables considèrent que le tissu urbain est engagé sur la voie d'une dégradation et dissimulent mal une crainte plus vive que ce qu'ils ne concèdent lorsque la question de l'insécurité leur est directement posée. D'ailleurs, plusieurs mentionnent le fait que les gardiens ont principalement été recrutés sur des zones dites à risque. L'objectif n'est pas ici d'encadrer et d'éduquer les populations "dangereuses" comme au 19ème siècle, mais de limiter les effets pervers économiques de la déliquescence du lien social dans certains quartiers, pour éviter que les "clients" ne cherchent à se loger ailleurs.

Par ailleurs, les concertations sont rares entre les bailleurs sociaux des SAHLM et les représentants des politiques de la ville concernant les problèmes de la médiation.

"Si demain l'Etat changeait fondamentalement son fusil d'épaule en terme de programmation des aides, je pense que ça ne viendrait pas modifier le mouvement de fond que l'on a enclenché et de poursuivre le recrutement de gardiens parce que et c'est très important parce que pour nous, et je me place en tant que bailleur, pour nous, la sanction, c'est la sanction du client. On peut être content de ce qu'on fait, on peut avoir l'impression d'être le meilleur, si nos clients ne sont pas satisfaits, ils iront voir ailleurs et, pour nous, la sanction, elle est là..."

En revanche, il est spectaculaire de constater qu'avec des motivations très différentes, les deux démarches (d'un côté les politiques de la ville, de l'autre les contraintes budgétaires des SAHLM) se rejoignent sur le terrain. La déliquescence du lien social et ses multiples conséquences étant tout autant dommageables dans l'opinion publique et par conséquent dans la sphère politique, que pour l'équilibrage des comptes des sociétés anonymes d'HLM. Le caractère quasi-unanime, chez les décideurs, de cet intérêt pour la médiation ne doit cependant pas masquer la pluralité des tactiques des acteurs sur le terrain.

3- Le rapport ambigu des gardiens-concierges à la médiation

Pourquoi les gardiens-concierges sont-ils si circonspects à l'égard de la tâche de la médiation sociale alors même qu'il pourrait s'agir pour eux d'un élément de valorisation de cette profession longtemps mal-aimée de l'histoire? La médiation pourrait en effet contribuer à dépolariser leur image et leur ouvrir des domaines de compétence que leur trajet familial et scolaire ne laissait pas présager quand la plupart sont issues de familles professionnellement et socialement modestes, comme l'indique le tableau et le graphique suivants.

Tableau: La profession des parents des gardiens-concierges

Père

Mère

Modalité

Effectif

Fréquence (%)

Effectif

Fréquence (%)

Agriculteurs et exploitants

117

6,31%

81

4,55%

Artisans, commerçants et chefs d'entreprise

238

12,84%

95

5,33%

Cadres et pro. intellectuelles supérieures

80

4,31%

27

1,52%

Professions intermédiaires

147

7,93%

71

3,99%

Employés

298

16,07%

338

18,98%

Ouvriers

891

48,06%

122

6,85%

Chômeurs

0

0,00%

0

0,00%

Gardiens-concierges

48

2,59%

67

3,76%

Sans profession

35

1,89%

980

55,03%

NON-REPONSES

252

11,97%

325

15,43%

Total

1854

100%

1781

100%



Le couple modal et parental des gardiens-concierges est constitué d'un père ouvrier et d'une mère au foyer. Nous avons volontairement distingué la catégorie des gardiens-concierges pour montrer que la filiation, si elle n'est pas spectaculaire n'est pas non plus inexistante.

Par ailleurs, le parcours scolaire du gardien-concierge s'est généralement interrompu avant lebaccalauréat avec l'obtention d'un CAP (Certificat d'aptitude professionnelle) ou d'un BEP (Brevet d'études professionnelles): 14,48% d'entre eux sont sans diplômes, 23,53% n'ont qu'un certificat d'études primaires, 8,22% se sont arrêté au BEPC (Brevet des collèges) tandis que presque la moitié d'entre eux a obtenu un CAP ou un BEP (42,17%). Donc 90,4% des gardiens ont un niveau inférieur au Baccalauréat.



Les plus diplômés, qui sont aussi les plus jeunes, semblent incarner une certaine mutation de la profession, leur stratégie de valorisation professionnelle notamment consiste à mettre en avant certains aspects de leur profession plutôt que d'autres, en particulier la gestion administrative et financière du parc immobilier. En d'autres termes, les gardiens-concierges se voient volontiers en cols blancs, spécialement lorsqu'ils sont jeunes et diplômés. Par exemple 42% des gardiens titulaires d'un diplôme professionnel (CAP ou BEP) affirment que la gestion administrative et financière est, parmi les tâches qui leur sont dévolues, la plus importante pour bien faire son travail. Les non-diplômés ne sont que 35% dans ce cas. En revanche, ces derniers avancent plus souvent que les diplômés l'entretien courant comme tâche nécessaire au bon exercice du métier (35% contre 24%).

Les résultats de notre enquête font émerger quatre pôles[10] dominants dans l'activité des gardiens-concierges:

Figures types des gardiens-concierges

 

Type 1

Type 2

Type 3

Type 4

Le Bricoleur (38,93%)

Le surveillant (16,59%)

L'administrateur (35,74%)

Le médiateur (8,72%)

Dominantes

Entretien et bricolage

Surveillance technique et humaine

Administration,
gestion locative

Médiation,
régulation sociale

Qualités

Force physique,

initiative

Vigilance, initiative, maîtrise de soi

Calme, efficacité

Ecoute, disponibi- lité, diplomatie

Compétences

Techniques

Techniques et relationnelles

Administratives, "commerciales"

Psychologiques ("bon sens")

Lieux des activités

Extérieur

Extérieur

Intérieur

Extérieur/intérieur

Fonctions

Propreté, amélioration du cadre de vie

Sécurité

Gestion du patrimoine

Gestion sociale



Si les types 1 et 2 illustrent bien la figure traditionnelle du gardien-concierge, les types 3 et 4 tendent à s'imposer comme un nouvel enjeu de la culture professionnelle, ainsi que le précise un des interviewés: "On est passé à des choses de plus en plus administratives, beaucoup plus au contact avec des locataires, beaucoup plus aux problèmes des gens..."

Cependant, le profil de l'administrateur impose une concurrence très difficile à celui du médiateur. Lors de notre enquête quantitative, il était demandé aux gardiens-concierges de mentionner, parmi les sept tâches identifiées par le référentiel officiel de leur profession[11], laquelle leur paraissait d'abord la plus prenante, ensuite la plus importante pour bien exercer le métier et, enfin, laquelle ils voudraient voir supprimer. Ils furent plus nombreux (10%) à souhaiter voir disparaître la fonction de gestion de la vie sociale que celle de gestion administrative et financière (8%), alors même que cette dernière tâche était considérée comme étant la plus prenante par 15,2% d'entre eux, tandis qu'ils n'étaient que 1,2% concernant la gestion de la vie sociale.

Par ailleurs, les gardiens-concierges ont présenté la tâche d'administrateur comme la plus importante (35,7%), alors que celle de médiateur n'était mentionnée que dans 8% des cas.

Cette réserve face aux tâches de la médiation, que les décideurs voudraient pourtant voir exercer avec conviction par leurs employés, est largement amplifiée par le discours des gardiens-concierges. Elle s'explique de plusieurs façons.

Cette réserve peut paraître paradoxale comme nous l'avons dit, et à plus d'un titre, notamment parce que la fonction de médiation n'est pas inédite dans cette profession: le gardien-concierge a invariablement plus ou moins fait de la médiation, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Cependant, les pouvoirs publics, les bailleurs sociaux, en demandant que la médiation soit intégrée dans la définition de poste des gardiens-concierges -pour une gestion de la "crise urbaine" -, ont déplacé les repères identitaires professionnels initiaux: du concierge, médiateur informel, on est passé au gardien, médiateur formel; de la médiation pragmatique, "naturelle" et spontanée, on glisse vers la médiation professionnelle, la médiation d'expert. Ceci aurait pu satisfaire les gardiens-concierges, car généralement les acteurs sociaux demandent que les tâches informelles soient reconnues et prises en compte dans la rémunération ou leur temps de travail.

Au contraire, cette explicitation de la tâche de médiation pose problème et permet de pointer une contradiction apparente dans les discours des gardiens-concierges qui, d'une part, sont réservés à ce sujet, comme on l'a vu, et qui, d'autre part, affirment pour 58% d'entre eux apprécier particulièrement les aspects relationnels de leur profession. En fait, cette contradiction n'est qu'apparente, elle relève de la polysémie du terme de médiation sociale. En effet, cette notion renvoie au moins à quatre acceptions qui évoquent, pour eux, des situations professionnelles assez différentes, dont certaines sont connotées positivement et d'autres non.

1. Médiation des relations sociales et de la convivialité. Quoique cet aspect de leur métier puisse être pesant comme on le verra plus bas, c'est bien lui que mettent en avant les gardiens-concierges lors des entretiens. Certains, par exemple, s'enorgueillissent manifestement de recevoir un faire-part lorsqu'une naissance se produit dans une famille de locataires. D'autres évoquent leur rôle de confident ou les conversations avec les "clients" lorsque le moral n'est pas bon.

2. Médiation vers des structures sociales. Les gardiens-concierges orientent parfois les locataires vers des services sociaux. Quelquefois cette aide fait presque d'eux des assistants sociaux: "Par exemple la semaine dernière j'ai une mère de famille qui est venue me voir parce qu'elle pouvait pas payer son loyer. On a discuté. On a fait le point en quelque sorte de la situation et ensuite je l'ai envoyée vers le centre social. Bah oui parce que cette mère de famille si je suis pas là à qui elle en parle? Directement au siège? Mais ils sont trop loin et puis c'est pas le genre de problème qui se traite par téléphone. Et puis je les aide dans les papiers pour la CAF (Caisse d'allocations familiales). La plupart n'y comprend rien, moi non plus d'ailleurs (Elle rit). Et avec la CAF il faut faire gaffe parce que s'il manque un papier, ils coupent tout, ils regardent pas."

3. Médiation entre les locataires et le siège social: La tâche de gestion du parc immobilier fait des gardiens-concierges des interlocuteurs privilégiés en cas de litige avec la direction de la Société d'HLM, notamment en cas d'impayés. Ainsi, les centres d'encaissement sont-ils déchargés des conflits tandis que les locataires sont confrontés, en cas de difficultés à un obstacle moins administratif: "J'ai une personne ici qui est en dette de 50000 Francs de loyer. Bon, cette personne là, j'ai entendu dire qu'elle voulait partir et se sauver (...). Qu'est-ce qui s'est passé le matin...Je savais quand il allait au travail et je l'ai attrapé un matin. J'ai dit "écoutez, c'est pas la peine de partir parce que si vous partez, le loyer continue de courir jusqu'à la fin et vous serez toujours rattrapé, autant maintenant que vous avez une situation... Peu à peu on peut s'arranger et peu à peu vous remboursez votre dette, et au moins vous restez dans l'appartement". Et bon, la personne elle était très contente que je lui parle et le jour même elle a téléphoné à la Société et elle a réussi à avoir un arrangement... donc on est quand même un peu médiateur on va voir la personne et on dit "bon on s'arrange sur le mois prochain". On fait des arrangements en fait..."

4. Médiation des conflits: Les conflits entre locataires sont fréquents selon nos interviewés, certains ajoutent "de plus en plus fréquent" traduisant en cela une vision inquiète de l'évolution des relations sociales car leur propos s'adresse généralement à une population très élargie, qui dépasse le cadre du seul parc immobilier qu'ils ont à gérer. Les gardiens-concierges sont souvent mobilisés comme médiateurs en pareils cas de figure.

Les deux premières acceptions de la médiation constituent plutôt des catégories valorisantes et ne sont pas susceptibles, a priori, d'être particulièrement anxiogènes. En revanche, les deux dernières acceptions sont des facteurs de préoccupation pour les gardiens-concierges, non seulement en raison des mutations endogènes de leur profession qu'ils n'apprécient pas toujours, mais encore en raison de la représentation qu'ils se font (dont il n'est d'ailleurs pas nécessaire de savoir ici si elle est adéquate à la réalité) du milieu dans lequel ils exercent leur profession.

Il est donc naturel que, d'une part, lorsqu'on les interroge par le biais d'un questionnaire sur la notion de médiation sociale, ils opèrent une mise à distance et, d'autre part, évoquent cette tâche de façon beaucoup plus positive, lors d'entretiens où ils peuvent préciser le registre de médiation auquel ils font référence.

C'est donc seulement face à certaines caractéristiques de la médiation, en particulier lorsque d'implicite elle devient explicite, que les gardiens-concierges sont particulièrement méfiants. Ils sont conscients que cet aspect de leur métier peut éventuellement les conduire à subir des agressions symboliques, verbales ou physiques. Ils sont, selon notre enquête quantitative, 48% à estimer exercer leur profession dans un quartier dit "sensible", et même si, lors des entretiens, la plupart déclarent ne pas se sentir en insécurité, beaucoup s'empressèrent de nous faire le récit d'agressions verbales ou physiques (quelquefois avec arme à feu) dont ils avaient été les victimes dans le cadre de leur exercice professionnel. Cette dédramatisation du danger dans leur discours est opérée par une mise à distance comparative du type: "C'est bien pire ailleurs"; "On n'est pas en Amérique". En outre, comme l'expliquent certains gardiens interviewés eux-mêmes, il ne va pas de leur intérêt de reconnaître la nature parfois hostile des relations avec certains locataires, car il s'agit là du coeur de leur image professionnelle. De plus, certains ne semblent pas convaincus de l'utilité du soutien qu'ils pourraient espérer de leur hiérarchie en cas de conflit.

Cette relativisation du sentiment d'insécurité n'occulte cependant pas le fait que le climat dans lequel ils exercent leur profession ne permet pas toujours aux gardiens-concierges d'envisager sereinement certains aspects de leur rôle de médiateur.

"- Faut voir les gens, c'est de la folie ici je sais pas si vous avez entendu parler du quartier mais c'est un peu fou-fou ici.
- Un peu fou-fou?
- Les gens, ils sont un peu virulents vous voyez.
- A votre égard?
- Bah ça arrive, pas très souvent, on me connaît disons, mais on m'a braqué avec un revolver par la fenêtre.
"

Il est par ailleurs notable que le discours des gardiens-concierges évoque fréquemment une dégradation de la qualité du lien social qui rend le métier plus difficile:

"Le gardien comme on l'appelait autrefois, c'était un bureau, c'était un ancien retraité, il était là, il faisait le balayage, le nettoyage, les poubelles, terminé. Maintenant c'est plus du relationnel, des relations avec les clients. Ce qui devient plus difficile (...). Si on mettait actuellement un ancien comme j'ai remplacé, ou si le gars que j'ai remplacé il me remplaçait maintenant, je vous promets, je sais pas s'il tiendrait le coup."

Par ailleurs, les gardiens ne sont pas nécessairement directement en conflit avec un ou plusieurs locataires, mais peuvent avoir à arbitrer certains antagonismes. Ils déclarent, unanimement être très prudents dans ces cas de figure.

"Il y a eu des conflits mais c'est des conflits de voisinage alors bon on vient me voir et moi j'essaie de leur dire qu'il faut s'arranger et bon ils viennent me dire et donc je leur explique qu'il faut aller voir leur voisins et s'expliquer et bon j'aime pas trop intervenir comme ça";"On les conseille uniquement, on peut que les conseiller, on peut pas intervenir pour l'un ou pour l'autre, si on se met au milieu c'est un désastre, c'est fini, on peut que les conseiller c'est tout, faut pas intervenir."

Cette attitude de prudence a été remarquée à plusieurs reprises lors de nos observations participantes. Les gardiens tentaient toujours de rester sur la réserve en cas de conflit, d'observer la plus grande neutralité, de ne rien dire qui puisse prêter à quiproquos. Ce type d'intervention est très délicat pour eux car ils ne sont jamais tout à fait neutres, ils entretiennent fréquemment des relations privilégiées avec certains locataires plus qu'avec d'autres et la triangularité peut leur faire perdre beaucoup en crédibilité et popularité.

Les conditions d'exercice de cet aspect de leur profession ne sont donc pas simples, elles demandent un certain engagement personnel que les gardiens sont rarement disposés à fournir, d'autant plus que le choix de ce métier ne doit rien à une vocation. En effet, notre enquête quantitative montre que 95% d'entre eux ont exercé une autre profession préalablement, la majeure partie ayant été ouvrier ou employé (73,2%). Les entretiens ont permis de mieux cerner la nature réelle de ces précédents emplois: mineur, ouvrier du bâtiment, employé de banque, ouvrier d'usine, forain, employé de commerce, artisan plombier-chauffagiste, vendeuse étalagiste, mécanicien ajusteur, coiffeuse, employé de restaurant, commerçant, responsable de l'entretien d'une station de métro, aide comptable, chauffeur, garde du corps d'un responsable politique, cuisinier dans une station estivale, veilleur de nuit, ancien militaire de la marine, menuisier, gardien de nuit, employé d'immeuble... Une grande diversité donc, mais un point commun cependant, la plupart évoque un choix par défaut, ils ne sont venus à cette profession que consécutivement à une période de chômage. Ils n'ont donc pas choisi d'être gardien-concierge[12]. Ce point n'est pas anodin car il rend difficile la constitution d'un ethos professionnel qui serait pourtant nécessaire à l'acceptation de bon gré de certains aspects délicats de la tâche de médiation sociale.

Un autre élément porte encore préjudice à l'acceptation sereine par les gardiens-concierges de cette tâche. A mesure qu'ils développent une attention pour le caractère relationnel dans leur espace professionnel, le risque est grand que leur sphère privée soit envahie par des demandes de locataires pour qui la mise à disposition constante du gardien devient un élément naturel. En d'autres termes, moins la distance entre les habitants et les gardiens sera grande, plus les risques que les locataires ne perçoivent pas clairement les limites de la sphère privée du gardien sont importantes. Or, c'est là un des aspects pénibles de la profession, surtout pour ceux qui vivent sur place (c'est le cas pour 84% d'entre eux).

"C'est très stressant. Et c'est vrai que je suis gardien logé, je me sens pas non plus libre. On a l'impression d'étouffer quelque part. Vous êtes tout le temps sollicité, même après vos heures de travail. Vous êtes quand même sollicité, les appels, ils sonnent à l'interphone. Vous allez en course, vous vous faites attraper, pas méchamment, mais on vous interpelle. Vous êtes aux caisses à Carrefour admettons, ils vous appellent, ils vous disent qu'ils ont une fuite. Des fois, ça me prend là (d'un geste, il montre sa poitrine)."

Pour finir, la tâche de médiation sociale une fois explicitée laisse dubitatifs certains gardiens à la faveur d'un autre type d'arguments. Certains font en effet remarquer que cet aspect de leur travail n'est guère pris en compte dans le calcul de leur rémunération et de leur temps de travail.

"La nouvelle politique que la Société veut... Il faut qu'on aille beaucoup plus vers les gens, qu'on fasse un peu de social et être plus ou moins à leur disposition... On y va... Si nos heures supplémentaires, ils nous les paient, ça va, mais c'est rare... C'est vraiment du travail à l'oeil."

La médiation étant difficilement quantifiable en termes d'heures de travail, les gardiens ont donc le sentiment de se faire quelque peu flouer car ils considèrent qu'on alourdit leur charge sans que ce poids soit allégé d'autres responsabilités ou compensé par un surplus de rémunération. Ce sentiment avait d'autant plus de chances d'émerger que leur cahier des charges est fréquemment détaillé jusqu'à l'excès. L'on peut par exemple y apprendre que les gardiens-concierges doivent nettoyer les globes des luminaires quatre fois par an et que cela doit leur prendre quatre minutes par unité.

Toutes les tâches étant décomposées à l'extrême, l'on peut supposer que l'explicitation soudaine de celle de médiation sociale - qui était tacitement réalisée auparavant - a fait prendre conscience aux gardiens que l'ampleur de leur besogne était plus importante que leur contrat de travail pourtant très détaillé ne le laissait supposer. Par conséquent, les effets pervers de cette initiative des bailleurs sociaux ne sont pas nuls, même s'ils sont difficilement mesurables.

Conclusion

L'intérêt sociologique de la profession de gardien-concierge ne doit pas tout au fait qu'elle se situe au carrefour d'un certain nombre d'interrogations contemporaines: l'insécurité, le lien social, les mutations professionnelles, etc. Elle nous rappelle aussi que les acteurs sociaux ont toujours un espace tactique d'interprétation de leur fonction professionnelle. Nous avons souhaité insister ici sur l'écart existant entre, d'une part, les déclarations des politiques de la ville, la volonté des bailleurs sociaux et, d'autre part, la mise en pratique par les acteurs de terrain de ces nouvelles consignes concernant la médiation sociale.

Nous avons vu que les gardiens-concierges n'étaient pas disposés à appliquer aveuglément certaines instructions, lorsque celles-ci pouvaient être de nature à nuire à leur confort professionnel. Ce n'est pas une obscure "résistance au changement" qui serait à l'oeuvre ici, mais toute une série de raisons pouvant être partiellement contradictoires et contribuant à provoquer une certaine opacité de cette réalité urbaine et un démenti partiel à la volonté de solutionner les problèmes de la ville par le biais de la médiation sociale.

L'on peut bien, comme le soulignait Weber (1992), souhaiter faire subir à la réalité le supplice de Procuste, mais celle-ci est rétive à entrer dans les catégories et les équations qu'on voudrait lui voir adopter. C'est ce qui arrive en partie au projet de la médiation sociale. Les acteurs de terrains ont toujours une marge de manoeuvre tactique face aux demandes jacobines des décideurs, certes bien intentionnées, mais ne percevant pas, a priori, toutes les raisons que peuvent avoir les gardiens de ne pas répercuter fidèlement ces consignes.

Les maux de la ville engendrent toujours toutes sortes de dispositions, comme, par exemple, la volonté de détruire des tours et des barres immobilières, lorsque l'on imagine que la structure de l'habitat est la source du problème. Il y a là l'idée, défendue depuis fort longtemps (l'on pourrait la faire remonter à Hippodamos[13]) que les formes de la ville peuvent avoir une influence sur les moeurs individuelles et collectives (Ségaud, 1998; Raymond, 1984). Nous ne contestons pas que cette idée puisse être en partie valide, mais nous voulons souligner ici que lui donner une trop grande extension nous conduit immanquablement à des positions idéologiques.

Il se pourrait donc bien que la médiation sociale soit une nouvelle figure de l'idéologie de la ville, et un des aspects de ce que l'on pourrait appeler l'idéologie de proximité, qui, ayant renoncé à la volonté de maîtrise holistique, proposerait de nouvelles formules pour résoudre l'équation de la crise urbaine. Là encore, il ne s'agit pas d'affirmer que la procédure est nécessairement mauvaise et qu'elle ne peut conduire qu'à l'échec, mais de souligner combien la complexité et la diversité des situations, les intérêts et les marges de manoeuvre des acteurs peuvent vider d'une partie de sa substance l'idée même de médiation sociale.

Gérald Bronner

Notes:

1.- Je tiens à remercier ici L. Ellena, H. Marchal et J.M Stébé, qui participèrent à la réunion des données sur lesquelles se fonde cet article et A. Quemin pour les remarques sur le fond et la forme de cet article.

2.- Des femmes pour les trois quarts, dont 460 avaient passé les quatre-vingts ans (in L'Evénement du jeudi, du 17 au 23 septembre 1992).

3.- In Les Echos, du jeudi 20 novembre 1997.

4.- Il est possible de faire références ici aux mesures "Aubry" d'août 1997, par exemple.

5.- Il est malaisé de proposer une définition consensuelle de cette notion, la lecture de l'Etat des lieux sur les médiations en France (Duriez, 1997) suffit à en convaincre. À partir de la base de données PRO-MED, qui regroupe l'ensemble des bibliographies générales et spécialisées se rapportant aux médiations (811 références au total en décembre 1996), l'auteur de ce travail a extrait plus de 80 définitions de l'action médiatrice. Sans en faire la synthèse, notons cependant que la majorité d'entre elles conçoivent la médiation, dans l'acception la plus courante du terme.

6.- La liste pourrait être encore longue, tant l'appellation de "médiateur" a été déclinée. À ce propos, une étude réalisée en Ile-de-France, portant sur les emplois de médiation relève, sans prétention à l'exhaustivité, 30 appellations différentes (EFFECT IF P, Etude sur les emplois de médiation, sept. 1999, cité dans le rapport Brévan, Picard (2000)).

7.- Selon le Littré, le terme de consergius apparaît dans un texte du début du XIIe siècle et viendrait du latin cum (avec) et servus (esclave) donnant serviteur. On peut signaler, à titre presque anecdotique, que pendant un peu plus de quatre siècles (du Xe au XIVe), le Palais de la cité, résidence des rois, dispose d'une Conciergerie, dirigée par le Comte des cierges (cet officier royal est le garant de la sécurité du Palais) et que d'aucuns verraient là, l'origine de l'appellation "concierge" (cierge venant de cérus, céréa qui signifie cire). Pendant toute cette période post-Haut Moyen Age, la dénomination de concierge ne s'applique alors qu'aux individus assurant la garde d'une maison royale ou seigneuriale. L'on s'en rend compte, l'origine du terme ne renvoie pas nécessairement à l'origine de la fonction, et il ne nous serait guère utile ici de détailler les multiples métamorphoses de l'ancêtre très lointain de la profession de gardien-concierge qui nous intéresse aujourd'hui. En effet, l'image de "la" concierge, telle qu'elle s'est imposée, tire sa substance de la réalité de cette profession au XIXe siècle. C'est à cette époque, en effet, que la concierge fait massivement son apparition dans l'ensemble de l'habitat (surtout parisien). On pourra se reporter utilement aux travaux de Deaucourt (1992) et Meyzer (1983) pour une présentation socio-historique de cette profession.

8.- Dans cette logique, Marie-Noëlle Lieneman, secrétaire d'Etat au logement, a annoncé très récemment (24 avril 2001) la mise en place de "conventions de gestion de proximité" signées entre l'Etat et les organismes d'HLM. Ces conventions prévoient notamment l'embauche de gardiens: 1 gardien pour 150 logements au départ pour atteindre dans quelques temps le rapport de 1 pour 100 logements dans toutes les ZUS (zone urbaine sensible) et dans les ensembles collectifs dépassant 500 logements (Le Monde, Libération et les Echos du 25 avril 2001).

9.- Ce résultat est à interpréter avec précaution car il regroupe les catégories: "Plutôt bonnes avec tous" et "Plutôt bonnes dans l'ensemble sauf avec certains". Or, les entretiens révèlent que le sentiment d'insécurité ressenti par certains gardiens est le fait d'agissements de quelques individus ou familles "à problème" qui font en effet figure d'exception mais qui n'entraînent pas moins une difficulté à exercer la profession.

10.- Ces quatre types ont été construits à partir des tâches que les gardiens-concierges ont mis en avant lors de l'enquête quantitative, les déclinaisons en termes de "qualité", "compétences", etc. sont le résultat de l'analyse de contenu du champ lexical des entretiens de l'enquête qualitative.

11.- Les sept tâches sont:1/Entretien courant, 2/Traitement des ordures ménagères, 3/Participation à la maintenance et à la gestion du patrimoine, 4/Gestion administrative et financière des logements, 5/Surveillance et prévention, 6/Gestion de la vie sociale, 7/Animation des personnels.

12.- Comme le montre notre enquête quantitative, 89,35% d'entre eux ne possèdent pas le diplôme de gardien.

13.- Hippodamos conçut une ville aux rues orthogonales, à la façon d'un damier. C'était là imposer la culture, la raison, à la nature, puisqu'on décidait de ne plus se soucier du terrain qui accueillait les villes. Il s'agissait de mettre de l'ordre dans le désordre du monde. Les structures de la ville étaient censées pouvoir accroître la vertu des individus qui y vivaient. Aussi, la ville en damier d'Hippodamos a-t-elle quelque chose d'utopique dans le sens où elle cherche à copier la régularité absente de notre monde. J. Servier (1985, p.18) écrit à ce propos:"Hippodamos ne cherche pas à créer une oeuvre originale à laquelle il attachera son nom, mais bien au contraire à s'approcher de la pureté des origines en retrouvant, au fond des légendes de fondation, la rigoureuse géométrie des structures sociales rigides (...). Ainsi, il pense sans doute réintégrer les hommes dans l'harmonie du monde afin de les préserver de nombreux malheurs." L'idée est donc, par contagion, de susciter l'harmonie sociale dans les conduites humaines grâce à l'harmonie et l'homogénéité des structures de la cité, comme un champ magnétique peut subitement générer l'ordre en faisant dessiner des lignes parallèles à des particules de limaille de fer qui, jusque là, étaient agrégées en un amas confus.


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Notice:
Bronner, Gérald. "Les gardiens-concierges et l'ambiguïté de la médiation sociale", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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