Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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La médiation du livre: une obsession du social?


Abdelwahed Allouche

Doctorat 3ème cycle en sociologie à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Paris, 1988. Actuellement directeur de bibliothèque d'Arcueil (94). Wallouche@netcourrier.com


Résumé

Face à la stagnation des pratiques de lecture des Français et des inscriptions en bibliothèque, la médiation du livre émerge comme une réponse possible à une démocratisation culturelle en panne en inscrivant au coeur des préoccupations professionnelles les lecteurs potentiels et en tentant d'élargir la base lectorale à travers la prise en compte de la question sociale. Pallier "l'oubli du social" dans le domaine culturel consiste théoriquement à inscrire à l'ordre du jour de la médiation la distinction entre égalité réelle et égalité formelle, l'actualité de la discrimination positive et l'importance du tiers dans le processus de médiation. Dans la pratique, il s'agit de mettre en place des projets d'accompagnement à la lecturisation qui agissent sur les conditions de devenir lecteur. Ils prennent la forme de bibliothèques de rue, de portages de livres à domicile et dans les milieux fermés et enfin d'interventions dans les différents lieux de vie de la population. Au niveau des représentations des professionnels du livre sur la médiation, les prémisses d'un glissement se dessinent du formalisme des médiateurs-passeurs (conception valise dominante des bibliothécaires) vers des tentatives d'une formalisation de la médiation (expérience ATD/QM, dispositif Nouveaux Services Emplois-Jeunes, activisme de certains bibliothécaires) qui certes reste périphérique mais qui n'interroge pas moins les enjeux sociopolitiques d'un métier culturel.

Mots-clés: médiation du livre, bibliothèque, démocratisation, lecture, distance culturelle.


Je tiens à remercier le professeur Roger Bautier pour ses remarques et conseils.

I) Le contexte de l'apparition de la médiation du livre

Malgré les efforts d'adaptation des bibliothèques de lecture publique aux transformations sociétales (passage en médiathèques avec la pression des nouvelles technologies et l'apparition des supports audio-visuels) et la diversification de leurs missions (de la lecture plaisir et de la conservation documentaire à l'information et à la formation), la réactivité de ces vieilles institutions aux enjeux professionnels et politiques actuels reste lente. En effet, un sentiment d'immuabilité se dégage dans la façon de techniciser le métier - en le ramassant sur sa gestion documentaire - et d'organiser les collections dans la redondance des questions liées au catalogage, à l'indexation et à la production bibliographique devenus des gardes-chasse et le procédé de sélection des professionnels du livre alors que rien ou presque[1] sur la politique d'acquisition des documents laissée à l'aveuglement des subjectivités ou sur le devenir des bibliothèques avec l'accessibilité électronique du fonds aux particuliers.

Cette immuabilité se manifeste aussi dans l'organisation des rapports aux publics, tâche vécue de plus en plus difficilement en raison de la modification de la base lectorale et de l'intrusion des adolescents et des illettrés, où l'élitisme muet ou inconscient surtout dans les bibliothèques centralesqui appelle à rehausser le niveau et la prescription surtout dans les bibliothèques des quartiers qui incite à baisser le niveau - se transformant parfois en paternalisme teinté de rapports similaires aux rapports dans un régime indigénal adapté aux banlieues - sont des pratiques courantes. Le tout dans une phraséologie démocratique "l'accès de tous, égalité des chances" que le taux de pénétration toujours en augmentation confirme lorsque les responsables quantifient les inscriptions bibliothèque par bibliothèque, bilan globalement positif oblige. Pourtant, l'analyse nationale des pratiques culturelles et plus particulièrement les pratiques de lecture des français et de leur fréquentation des bibliothèques cache mal la stagnation du développement des bibliothèques et la réalité sélective de la lecture: les inscriptions plafonnent à 18% et le capital culturel revient au capital culturel (Donnat et Tolila, 2003; Donnat 1998).

Dans ce contexte, la médiation du livre émerge comme une réponse possible à cette stagnation et à l'encrassement du métier dans une logique défensive en resserrant les articulations entre pratiques culturelles et raisons sociales de cette pratique. Comment la médiation va t-elle négocier sa présence comme mission d'élargissement des publicset comme rappel des fondements sociaux des pratiques culturelles tout en continuant à bénéficier de la légitimité de la sphère culturelle?

Alors que des institutions se refusent à "accueillir toute la misère du monde" et à traiter les problèmes exogènes à leur mode de fonctionnement[2], alors que les acteurs institutionnels se replient sur des stratégies corporatistes prétextant à juste-faux titre qu'ils ne peuvent intervenir en dehors de leurs champs de compétences définis à travers des missions et des objectifs de plus en plus précis et technicistes, la problématique de la médiation émerge comme un phénomène de trouble-fête réactualisant l'imbrication des questions relevant de domaines différents dans une tentative de recentrement de l'intervention professionnelle sur son utilité sociale. Cette démarche ouverte et convergente vers une signification sociale de l'action culturelle doublée d'un mode "doux" de résolution des conflits contraste avec les rapports de force et les logiques internes des disciplines qui placent les relations aux autres lorsqu'elles sont rendues possibles plutôt dans un réseau lâche de partenariat[3] que dans le "droit d'ingérence" que souffle la médiation.

Dans le champ de la médiation culturelle et plus particulièrement dans celui du livre, il peut paraître anti-professionnel de poser la question sociale de la lecture - c'est-à-dire les conditions objectives d'être lecteur et les actions à mener pour la transformation de celles-ci. En effet, le rôle social du bibliothécaire est vécu dans le discours professionnel sinon comme une hérésie du moins comme une déformation professionnelle d'une minorité militante obsédée par le "socio-cul." La péjoration renvoie à la rhétorique d'un métier dégagé du moins directement des déterminismes sociaux se démarquant ainsi du populisme et de son avatar le misérabilisme, de l'agitation et de son succédané l'amateurisme au profit d'une conception qui se veut universelle, égalitaire et anti-structuraliste de la lecture obéissant aux normes de la pastorale qui affirme que celui qui veut lire, peut lire. Il suffit qu'il ait le goût (ou qu'on lui donne le goût) et la volonté de la lecture[4].

II) Du formalisme du médiateur-passeur

Formellement, n'importe qui peut entrer gratuitement et sans grandes formalités, sauf dans les structures spécialisées, dans n'importe quelle bibliothèque pour consulter, emprunter, s'informer, assister à des animations et pourquoi pas surfer sur Internet. La bibliothèque est parfois le seul lieu ouvert et accessible à tous sur la ville. Mais derrière cette formidable façade d'accessibilité se cache des ombres multiples où les codes culturels légitimes mais aussi les pratiques professionnelles construites sur ces codes (l'opacité de la classification Dewey des documents, l'orientation self service appelée autonomisation des utilisateurs et ce qu'elle implique de "médiation indirecte", la conception des animations calquée sur les souhaits des classes moyennes "ateliers d'écriture, Café philosophie, venue d'auteurs")...[5] empêchent les meilleurs usages pour tous et éloignent de la pratique culturelle la majorité - c'est-à-dire les 80% de la population qui ne perçoivent pas les raisons de fréquenter les bibliothèques et de bénéficier de leurs prestations. Certes, la médiation définie par les bibliothécaires comme trait d'union entre collections et utilisateurs tend à apprivoiser ces ombres par de multiples intercessions discrètes (un métier d'ombre, dit-on) qui se contente d'être un service à la demande. Or, le malentendu consiste à interroger la possibilité pour ces 80% de pouvoir entrer d'emblée, dans une logique de l'offre et de la demande, de l'autonomisation des usages et de la médiation indirecte que sous-tend cette culture légitime.

En effet, construit historiquement sur un parti pris élitaire sous l'Ancien Régime pour défendre les privilèges du clergé et de l'aristocratie, le livre a transformé les rapports à l'écrit, à partir du XIXème siècle (Bertrand, 1998, p18-24), non dans le sens d'une égalisation des chances et du développement de la lecture pour tous mais d'une démocratisation fondée sur le transfert de la culture légitime et du capital culturel vers la bourgeoisie et les classes ascendantes. Le métier de bibliothécaire qui incarne un service de défense du développement de la lecture publique et qui paradoxalement n'a connu en France son premier essor qu'en 1970, malgré les appels des Révolutionnaires deux siècles auparavant, d'en faire un outil d'éducation populaire, a du mal à rallier l'ensemble des milieux sociaux tel qu'il l'appelle de ses voeux. Le mode d'organisation patrimoniale des bibliothèques (gestion bibliothéconomique des collections) et les préceptes politiques sous-jacents à leurs fonctionnements (le formalisme républicain: liberté, égalité, fraternité) ont sélectionné un principe de conduite et une définition dominante de la médiation: l'unicité des collections et "des publics" et le rôle du professionnel du livre comme passeur des collections à un Public choisi "involontairement" par ses capacités de répondre à l'offre culturelle proposée. La quadrature du cercle consiste à concevoir une offre à partir d'une vision du monde représentative d'abord de ceux qui sont le plus en mesure de décrypter le code culturel et qui se présente comme une offre égalitaire s'adressant à tous de la même façon; aux Autres d'en faire leur cette vision du monde!

Au nom de la cohérence des collections, de la nécessité de leur pluralité et de leur encyclopédisme, le fonds des bibliothèques publiques se veut unique et valable pour tous. Pour cela, "la politique d'acquisition" cimente cette unité. Malgré les efforts d'objectivation dans le choix des documents, une interrogation persiste: les collections constituées répondent-elles à l'ensemble des demandes (y compris celles qui sont minoritaires, inexprimée ou majoritaires mais à contre-courant) ou reflètent-elles la bibliothèque idéale des professionnels du livre? Tous les besoins sont-ils formulés en termes de demandes dans le contexte actuel de la diffusion du savoir dans les structures culturelles? Dans quelle mesure cette bibliothèque idéale est proche des cultures populaireset dans quelle mesure la médiation comme "passage" se conforte ou non dans une transmission unilatérale qui en fin de compte se soucie peu du point de vue des médiants?

Concernant l'unicité de ces derniers c'est-à-dire des publics, nous constatons que cette indivisibilité n'est pas totale. L'affirmation de la diversité des utilisateurs, qui va parfois jusqu'à la reconnaissance des inégalités de fait d'accès à la culture (agrémentée de l'expression d'un sentiment d'impuissance vis-à-vis de ces inégalités), trouve plutôt des réponses techniques (agrandisseurs pour mal-voyants, livres en gros caractères pour personnes âgées, dépôt de livres dans les centres sociaux) ou réformistes (coin adolescents avec un seuil de tolérance plus grand et quelques animations à leur attention, bibliothèque de rue en été, portage à domicile pour personnes déjà lectrices) permettant d'apporter des aménagements au système tout en maintenant ses principes fondateurs. Dans ce cas, le bibliothécaire est par essence médiateur c'est-à-dire passeur de livres à un public demandeur. C'est dans la prescription de la chose écrite que se définissent les termes de l'intercession pour chacun et pour tous.

Ainsi la médiation se confond chez la majorité des professionnels du livre à un service documentaire à la demande, ramassé autour de la préparation des documents au prêt et de la mission d'accès de tous à l'information nécessitant un travail préalable de tri du flux de l'information, de son traitement et du classement des documents contenant cette information; le tout appelé travail interne qui prend de plus en plus de temps au détriment de la rencontre qui devrait être prioritaire dans une logique de médiation. Cette importance grandissante du travail interne résulte, dit-on, du manque de moyens, de la rapidité de la circulation de l'information et de sa nécessaire réactualisation et ceci malgré les possibles récupérations de notices, et les facilités survenues avec changement des supports de stockage des données avec le passage à Internet et au numérique.

De ce fait, le professionnel du livre a peu de temps à consacrer au public. Au même moment, il affirme que le métier est traversé de bout en bout par l'exigence d'être une médiation. Celle-ci comprise comme une opération de transfert de l'information et de diffusion des documents au tout public avec un souci de rationaliser l'offre a peu de chance d'aboutir sauf pour ceux qui disposent d'habitus de par leurs appartenances sociales ou professionnelles qui leur permettent de capitaliser des connaissances acquises de façon autonome et qui en fin de compte n'ont besoin du bibliothécaire qu'indirectement et accessoirement. En plus du développement des automates de prêt et des bornes de consultation bibliographiques en bibliothèque, la disponibilité de l'information en réseau et l'intérêt de l'accélération de la numérisation des textes, images et sons pour ceux qui savent disposer de ces outils à domicile, créent une fracture numérique qui renforce l'inégalité d'accès aux sources d'information au point qu'on parle de médiation indirecte et virtuelle, vecteur supplémentaire de discrimination sociale vis-à-vis des personnes éloignées de l'écrit et pour qui sans accompagnement ne se trouvent pas dans sa complexité. Ainsi l'objectif d'accès de tous à l'information grâce à la médiation c'est-à-dire au contact personnalisé et physique avec le public s'éloigne et se réduit. Paradoxalement, plus cet objectif s'éloigne et plus que jamais on parle de médiation comme pour conjurer un mauvais sort. L'idéologie de la médiation construite sur le principe de l'exhaustivité du service rendu à la demande analysée dans les années quatre vingt par Bernadette Seibel (1988) s'essouffle en raison même de l'avancée de la technologie documentaire.

III) A la formalisation de la médiation

En réaction à cette définition stricto sensu documentaire de la médiation, les médiateurs du livres et la médiation en bibliothèque mettent au devant de la scène les liens possibles avec la question sociale en cherchant les causes de la désaffection vis-à-vis de la lecture à l'extérieur de l'institution culturelle à travers l'interrogation du contexte du développement des exclusionset la mise en place d'outils de travail et d'objectifs professionnels à l'intersection du culturel et du social.

Le constat de l'éloignement des publics - en dehors de la minorité lettrée - des institutions culturelles, la multiplication des comportements a-culturels des non lecteurs au sein de l'institution (agressivité des pré-adolescents), la crise structurelle rampante des bibliothèques municipales qui se manifeste dans la baisse de ses inscrits et la transformation des rapports à l'écrit avec l'émergence des nouvelles technologies et Internet en particulier...font que certains professionnels du livre deviennent de plus en plus réceptifs aux explications sociologiques des comportements culturels et émettent un doute quant aux possibilités de changement sans regard différent sur l'exercice du métier. Ils ont trouvé dans la médiation du livre une opportunité d'aborder les "besoins émergents"de la population qu'ils ont l'intention de satisfaire mais sans succès jusqu'ici. La prise de conscience, du moins relative, que le manque de moyens n'est pas le seul facteur explicatif de la difficulté de faire venir les classes populaires à la culture cultivée, ouvre des horizons nouveaux à la compréhension des enjeux sociaux de la lecture.

La naissance de la médiation

L'origine d la médiation du livre coïncide avec l'activisme culturel de certains bibliothécaires. Dans l'histoire des bibliothèques, une brèche est déjà ouverte dans la compréhension de la question sociale, depuis les années 70, avec l'idéologie militante de certains professionnels du livre (bibliothécaires et éditeurs comme Messidor/ la Farandole ou Milan) influencés par les idées de la Ligue française de l'Enseignement et l'Education permanente, la Fédération des maisons des jeunes et de la culture et par le mouvement des Francas (Tabet, 1996). Les notions de loisirs éducatifs, d'éducation populaire, d'Ecole de dimanche, de formation continue... sont reprises par ces bibliothécaires dont certains ont décidé de sortir de l'équipement pour investir les barres des immeubles dans la lignée des idées de 68. Parallèlement, des ponts sont jetés en direction des associations de lutte contre la pauvreté et en particulier ATD/QM, qui à partir de 1954 a montré l'exemple, en créant les bibliothèques de rue.

Chez ces bibliothécaires-militants, nous retrouvons les grands thèmes sous-jacents à la problématique de la médiation: l'indissociable lien entre les domaines culturel et social, l'assimilation des inégalités culturelles aux discriminations sociales, le dépassement de la mission culturelle dans une mission civique, le refus de s'enfermer dans la logique de l'équipement d'affectation, un fort élan partenarial, la priorité du public sur le document, et le rôle modérateur, voireavant-gardiste du professionnel-citoyen qui à travers une politique incitative réveille la conscience culturelle. L'activisme culturel de ces pionniers prend d'abord la forme d'une médiation éducative dans les sections jeunesse des bibliothèques publiques et d'une sociabilité des publics rencontrés, à l'écrit à travers une incitation à la fréquentation et une aide à la découverte d'oeuvres dites de qualité dans les sections adultes. Il y a dans cette attitude médiatrice revendiquée encore par certains bibliothécaires issus souvent de milieux modestes, la croyance dans une mission salvatrice du pouvoir culturel à conquérir et à utiliser comme une arme d'insertion.

Dans cet esprit, le recours à la littérature-amorce et aux modes ludiques de la transmission écrite à travers les animations (jeux de pistes, d'écriture, rencontres avec auteurs, conteurs; d'où la confusion fréquente entre médiation et animation participative) jouerait le rôle de re-médiaton surtout par rapport à la rigidité des apprentissages scolaires et aux contraintes qu'ils imposent à ceux qu n'y sont pas familiarisées de par leurs appartenances sociales. La lecture-plaisir est le concept fondateur de la démarche du bibliothécaire-médiateur qui en érotisant l'acte de lire pense pouvoir attirer l'attention des désenchantés de l'école et peser positivement sur la modification des pratiques de lecture de la majorité.

Malgré la présence de l'esprit de médiation dans cette démarche à travers l'action avec la population, la sortie des murs de la bibliothèque et le développement du capital de confiance, l'avant-gardisme d'inspiration léniniste revendiqué par cet activisme a évolué dans le messianisme. Il a induit une politique prescriptive dont le but vise plus la conversion à la culture légitime que la création des conditions d'une participation effective de la population à l'émergence de nouvelles pratiques culturelles et d'une rencontre où médiants et médiateurs ont autant de choses à donner qu'à recevoir. De plus, dans leurs combats contre à la fois la tendance conservatrice des bibliothèques et celle du service documentaire à la demande, il est difficile que les bibliothécaires-médiateurs s'inscrivent en dehors du champ de la culture et de la lecture légitimes. Leur approche, pourtant juste de l'importance du public dans le métier, s'est effectuée de façon spontanée et directement politique n'ayant pas reçu de formation initiale ou continue dans ce sens. Dans cette formation, y compris le Certificat d'aptitude à la formation des bibliothécaires (CAFB), tant magnifiée par les bibliothécaires, les stages portant sur l'accueil et la médiation des publics et des publics spécifiques en particulier sont rares voire inexistants.

La première génération de la médiation du livre

La formalisation de la médiation du livre dans les bibliothèques du début des années 90, émane par conséquent, de l'extérieur du corps professionnel, au contact du monde associatif et à l'instigation de la décision politique du ministère de la Culture. Elle a bénéficié à cette époque, d'une conjoncture favorable liée à la prise de conscience de l'existence d'une population potentielle majoritaire éloignée des structures culturelles, de la distance de publics de plus en plus diversifiés de l'écrit, de l'improductivité des solutions répressives en direction des adolescents non-lecteurs. En effet, la confirmation que les pratiques culturelles de la majorité des Français s'éloignent de la lecture, que les bibliothèques publiques ont atteint leur vitesse de croisière, qu'elles accueillent de plus en plus des non-lecteurs et que les solutions aux incivilités des jeunes passent par la prévention et la médiation, ont contribué à élargir le champ d'intervention des bibliothèques vers des actions affirmatives[6] destinées à un public cible. Ces actions ne se confondent pas avec les autres fonctions d'accueil, d'orientation, d'information et d'animation.

L'organisation de la médiation formalisée dans les bibliothèques se construit progressivement et permet d'observer donc les modes de négociation qu'une profession met en oeuvre pour répondre à l'appel du social et à l'élargissement des publics tout en restant fidèle à son identité historique et culturelle n'en cédant que les parties les plus vulnérables.

La mise en place, en 1992, d'une expérience pilote de médiateurs du livre ATD/QM, puis en 1995 de médiateurs en bibliothèques dans la ville de Lyon ont permis d'avancer dans la compréhension de:

  • l'urgence de la médiation dans la production d'une égalité capacitaire au sein de la population (De Ridder, 1996; Scheer, 1996).
  • la construction de l'objet médiation à travers la délimitation de ses champs de compétences distincts des autres missions de la bibliothèque (Kupiec, 1996).
  • des réactions des bibliothécaires vis-à-vis des changements survenus après l'embauche des médiateurs du livre (Leturcq, 1999).

Le premier point met l'accent sur l'existence de besoins culturels non exprimés d'une frange importante de la population, le hiatus entre une offre élitaire et une demande ignorée et la nécessité de traits d'union entre le quartier et l'institution culturelle.

Le deuxième point confirme l'émergence d'une fonction de médiation au sein de la bibliothèque qui répond à un enjeu civique de lutte contre les exclusions et qui utilise pour cela une démarche de proximité (rencontre individuelle, à domicile, dans la rue...) et un ciblage de la population (illettrée, adolescente, immigrée...).

Le dernier point tout en dévoilant la résistance au changement inhérent à tout milieu professionnel surtout lorsqu'il estime être mal associé à une démarche et dépositaire exclusif de la communication écrite et de la lecture publique, montre les difficultés de faire passer la médiation du livre et ses sous-entendus de discrimination positive dans un métier construit sur la culture élitaire et sur l'égalité juridique qui dicte le principe de l'unicité du public et des services offerts.

Le deuxième âge de la médiation du livre

A partir de 1997, sous l'impulsion du dispositif Nouveaux Services - Emplois-Jeunes (NSEJ) dans le secteur culturel (Collectif, 2001), la médiation en bibliothèque prend des allures officielles et s'amplifie avec le recrutement de plus de 1000 médiateurs du livre qui constitue, en dehors de certains bibliothécaires assumant déjà cette fonction, l'essentiel du corpus. Avec plus d'insistance que les aides-éducateurs à l'Education nationale, ce dispositif questionne le métier sur son bilan, ses prérogatives et ses méthodes d'intervention et d'organisation; d'autant plus que le profil des médiateurs n'est plus celui de la première génération ATD qui les a volontairement choisi selon leurs appartenances aux quartiers défavorisés et leurs niveaux d'instruction modestes. La plupart des Emplois-Jeunes médiateurs du livre est de niveau universitaire et de classes moyennes. D'autre part, la revendication du monopole du médiateur compris dans la problématique du passeur par les bibliothécaires et la non clarification d'une conception polysémique de la médiation ont augmenté les malentendus vis-à-vis de ce dispositif et ont alimenté le discours du complot "recrutement de substitution, dégradation des conditions de travail, transformation des bibliothécaires en assistantes sociales et animatrices culturelles...".

Nonobstant, dans ce climat mouvementé apparaît avec insistance au devant de la scène, soit une attitude opportuniste de détournement (puisqu'ils proposent des médiateurs, voyons qu'elle utilité professionnelle ils pourraient avoir par rapport à nos objectifs) soit l'interrogation sur les missions du métier de bibliothécaire et les capacités réelles - et non les intentions de démocratiser si... - de produire une égalité des chances d'accès à la culture en optant pour une stratégie offensive et en inscrivant la culture dans une perspective d'intégration sociale.

Par ricochet, la profession s'est mise à traiter les questions qui se présentent à elle à partir de la notion de projet qui crée l'énergie de fixer des objectifs à atteindre avec d'autres (le partenariat) et qui développe la culture de l'évaluation. Les projets s'organisent autour des publics cibles et d'une spécialisation documentaire (adaptation des documents à ces publics: livres en gros caractères, fonds d'alphabétisation, livres-amorces pour adolescents, livres pratiques pour personnes illettrés ou faibles lecteurs). Dans certains cas, la fonction sociale du médiateur du livre (dans le cas parisien, le qualificatif social est intégré dans l'intitulé du poste) est clairement soulignée pour insister sur le rôle de relais qu'il pourrait jouer entre le quartier et la bibliothèque ou la lecture et sur la mission civique à assumer qui dépasse celle immédiate de développement de la lecture.

Pour ce faire, une nouvelle division des tâches à l'intérieur de l'équipe est parfois mise en place et figure dans l'organigramme. Progressivement, la fonction de médiation du livre se détache de l'animation ou de l'accueil général pour explorer de nouveaux publics surtout dans les bibliothèques porteuses de projets ou dans celles implantées dans des villes ou des quartiers où l'éloignement de la majorité de la population vis-à-vis de la culture est évident.

Cette exploration trouve un terrain fertile dans les activités 'hors les murs' comme les bibliothèques de rue, le portage de livres à domicile ou l'intervention régulière des médiateurs dans les lieux de vie de la population comme les centres sociaux ou les maisons de quartier. Ils s'installent avec leurs malles de livres dans l'aire de jeux des enfants pour lire avec la possibilité de prêter des livres et avec des rendez-vous réguliers qui défient les intempéries. Tout en incitant à la fréquentation de la bibliothèque qu'il savent théorique, ils mènent un travail d'accompagnement à la lecture en insufflant le plaisir de lire et parfois en prolongeant ce plaisir par une série d'activités d'animation pédagogiques dans la rue (Atelier de dessin, d'écriture, racontage et jeux de mots).

Pour les adultes non lecteurs et les personnes à mobilité réduite comme les personnes âgées ou les handicapés, ils renouent avec le principe du colportage de livres qui, loin d'être un dépôt de livres à domicile, offre l'occasion d'une rencontre médiatrice et crée du lien social qui dépasse l'acte bibliohéconomique dans une relation d'écoute, d'aide et d'orientation. Dans ce cas, l'outil livre n'est qu'un aspect de la relation et dans un premier moment du moins, un prétexte à l'échange qui construira la médiation culturelle.

Pour les publics empêchés comme les prisonniers ou les malades et en fonction des contraintes imposées par le milieu carcéral et hospitalier dans le contact humain, la médiation du livre oscille entre l'aide à la constitution du fonds documentaire dans ces institutions et l'action basée sur la rencontre. Celle-ci reste minoritaire et se limite à des ateliers de poésie, de contes, d'écriture, de lecture ou de prêt de livres. Par contre, la plupart des conventions de partenariat entre les bibliothèques et le ministère de la Justice se limite à l'aide pour la constitution et l'organisation du fonds d'ouvrages. Le réseau des bibliothèques des hôpitaux s'étoffe dans les grandes villes et se suffit à lui-même, reproduisant le réflexe des bibliothèques de prêt et recourant faiblement à la médiation de par la nature du public hospitalisé et les lieux de soins médicaux.

A cette sortie hors les murs des médiateurs du livre, la médiation en bibliothèque oppose le ré-investissement des efforts sur les non-lecteurs en pratiquant une stratégie d'hyper-proxémie en direction de publics présents à la bibliothèque mais qui n'arrivent pas à investir "culturellement" les lieux. Il s'agit d'une prise en charge personnalisée de certains lecteurs qui prend plusieurs formes allant d'un accompagnement à la lecture ou de l'aide aux devoirs à des stratégies d'animation participative (monter une pièce de théâtre ou un club vidéo avec un groupe d'adolescents chahuteurs).

Dans le cadre de la lutte contre l'illettrisme et le chômage, les bibliothécaires et les médiateurs ont monté des actions en partenariat avec les établissements d'insertion, de remise à niveau ou d'alphabétisation pour désacraliser la bibliothèque et le livre et l'intégrer dans le processus des apprentissages. Des espaces de livres (des coins) portant sur ces sujets sont mis en place à la bibliothèque et des visites régulières sont organisées pour le public de ces établissements non seulement pour leur faire découvrir les lieux et les inscrire mais aussi pour les faire participer activement au projet d'insertion.

IV) Conclusion

Bien que certaines bibliothèques aient confondu au départ, médiateurs du livre et vigiles "pour pouvoir enfin assumer leurs fonctions habituelles loin de l'agressivité des jeunes", la médiation en bibliothèque, à l'instar de la médiation scolaire (Valastro, 2002) est sortie à la fois de la logique stricto sensu documentaire et de la logique du conflit pour élargir le débat sur ses missions et sur les rapports aux publics, à la conduite de projets dans une optique de prévention.

Aussi, il est intéressant d'évaluer les changements dans les comportements professionnels induits par l'application d'une telle démarche et de cerner les enjeux culturels et politiques de cette orientation. Avec l'arrêt rapide du dispositif NSEJ, il est difficile de tirer des conclusions définitives mais de l'aveu même des bibliothécaires, sans ce dispositif et malgré ses lacunes -non pérennisation des emplois, marginalité des acteurs, banqueroute de la formation Beatep médiateur du livre dépendante du ministère Jeunesse et Sport et non de la Culture - certaines actions d'élargissement des publics n'auraient jamais pu voir le jour. D'ailleurs, là où la reconversion des Emplois-Jeunes dans des missions de médiation n'était pas possible à partir de 2003, ces actions ont disparu dans l'indifférence.

L'intérêt de la médiation du livre dans l'histoire des bibliothèques en France est de rappeler le rôle social de l'intervention culturelle comme manière de tendre à une égalité réelle vis-à-vis de la chose écrite. Elle permet de faire le contrepoids d'une conception dominante de la médiation chez les professionnels du livre comme entremise entre les collections d'une bibliothèque et le public qui la fréquente. Cette conception dominante met l'accent sur leur utilité culturelle tout en restant fidèle à une filiation documentaire. Dans l'histoire du métier de bibliothécaire, le passage de la conservation des documents à leur diffusion a permis de construire une représentation du médiateur du livre comme un intermédiaire indépassable -par l'ésotérisme de ses classements, ses saisies documentaires et sa connaissance des publications - un "entre deux" renouant avec l'étymologie du terme médiation. La circonscription de l'intervention professionnelle dans les limites strictement documentaires et dans le cercle restreint du public existant (à élargir lorsqu'on nous en donne les moyens) a permis de confisquer la médiation et à la vider de son contenu social.

En dehors d'expériences disparates des bibliothécaires-médiateurs dans la foulée du mouvement 68, le rôle social des bibliothèques a ronronné et s'est embourbé dans l'euphémisme de l'élargissement progressif et contrôlé du public oscillant entre la revendication de moyens supplémentaires et la charité humaniste. Le dépassement a surgi de l'extérieur des bibliothèques avec la poussée du mouvement associatif et ATD/QM en particulier; entendu par les instances étatiques qui ont permis pendant un instant l'institutionnalisation des médiateurs du livre visant d'abord la réponse aux besoins culturels non satisfaits. Des pratiques culturelles inédites se sont généralisées comme les bibliothèques de rue ou les portages à domicile. Tout en restant prudents vis-à-vis de l'inscription dans un champ immédiatement social, les bibliothécaires commençaient à sortir de leur forteresse devenue parfois vide, d'autre fois sans sens par rapport à sa vocation initiale de lecture. Une nouvelle division des tâches se dessinait parfois, identifiant la médiation comme une fonction spécifique et distincte de l'accueil, l'animation, l'information ou l'orientation.

Mais le répit était de courte durée. La médiation du livre comme rencontre agissant sur les conditions de devenir lecteur peut-elle résister à la domination de la culture légitime et aux orientations de la "médiation virtuelle ou indirecte" que prennent les médiathèques avec les nouvelles technologies, surtout lorsque la politique de médiation relève de la "politique des restes" (Caune, 1999)?

Abdelwahed Allouche

Notes:

1.- A saluer au passage les efforts de l'Association des bibliothécaires français concrétisés dans une charte sur ce sujet et les rares bibliothèques qui ont formalisé cette politique d'acquisition après l'arrivée de l'extrême droite dans quatre villes aux élections municipales.

2.- Attitude récurrente de l'Etat vis-à-vis de ses étrangers, de l'école par rapport aux questions sociales et des structures culturelles à l'égard des comportements"illégitimes".

3.- A l'interdisciplinarité, les professions préfèrent le terme de partenariat qui tout en observant la complémentarité des compétences permet de surveiller ses plates-bandes et de se positionner comme responsable et non coupable lorsque les choses tournent mal.

4.- Conception critiquée par Jean Foucambert dans son article: "Contre la Pastorale qu'y -a -t-il?" dans les Actes de Lecture, no22, Juin 1988, p.59-63.

5.- Contrairement à une idée préconçue, l'animation en bibliothèque répond moins au besoin de capter un nouveau public que de différencier les publics. Autrement dit, c'est parce qu'il y a un nouveau public composé en majorité de classes moyennes que la bibliothèque organise des animations. (Voir B. Seibel, 1983).

6.- Avec ses dernières mésaventures politiciennes, la notion de discrimination positive fait l'objet de malentendus. Pourtant l'idée de donner plus à ceux qui ont en moins est plus que jamais d'actualité et permet de penser la médiation loin du communautarisme (Voir Calvès, 1999).


Références bibliographiques:

Ouvrages

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Articles

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Maria Valastro, Orazio, "la Médiation scolaire par les élèves", Esprit Critique, no6, juin 2002

Scheer, Jacques. "Les Médiateurs du livre dans les quartiers" Agora, No5, 3ème trimestre, 1996, l'Harmattan, p.113-122


Notice:
Allouche, Abdelwahed. "La médiation du livre: une obsession du social?", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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