Les socialités ludiques chez les jeunes. L'Agon dans les boîtes de nuit [1]
José Ángel Bergua
José Angel Bergua Amores, docteur en sociologie, est professeur à l'Université de Saragosse. Il a axé sa recherche et ses publications sur les jeunes, le conflit de l'eau en Espagne, la crise de la Modernité et l'epistemologie des sciences sociales. Il a publié La gente contra la sociedad. Impacto sociocultural de un divertimento juvenil (2002, Mira), Los Pirineos en/y el conflictto del agua (2003, Iralka) et a été finaliste du Prix International d'Essay Jovellanos 2003 avec le livre Patologías de la Modernidad (2004, Nobel).
Résumé
La Sociologie standard a tendance à définir la jeunesse comme un collectif d'un âge spécifique dégagé d'une quadruple responsabilité: productive, conjugale domestique et parentale. Cependant, il est aussi possible de définir les jeunes non pas d'après leurs manques face aux adultes, mais en tenant compte de leurs singulières et originales pratiques culturelles. Pour mieux évaluer la dissidence socioculturelle portée par les jeunes dans les boîtes de nuit, j'ai décidé de comparer leurs cérémonials à ceux des adultes, en profitant de mon emploi de serveur, entre 1989 et 1991. Par rapport à l'agon, j'ai étudié la relation entre hommes et femmes, entre sujets et leurs traitements des objets.
Mots-clés: jeunes, adultes, boites de nuit, agon, rituel, violence, altérité, institution.
"L'Empereur Jaune dit: "Ne-Fais-Rien-Ni-ne-Dis-Rien est le seul qui a raison parce qu'il n'apprend rien. Sauvage-et-Sot semble avoir raison parce qu'il oublie tout. Mais toi et moi, nous ne savons pas pourquoi nous apprenons". Sauvage-et-Sot entendit parler de cette histoire et il finit par conclure que l'Empereur Jaune savait de quoi il parlait." Chuang Tzu (Briggs et Peat, 1994: 102)[2].
Introduction
La Sociologie standard a tendance à définir la jeunesse comme un collectif d'un âge spécifique n'ayant pas encore atteint sa condition d'adulte déterminée par l'acquisition d'une quadruple responsabilité: productive (assignation d'un statut occupationnel ou professionnel stable), conjugale (assignation d'un couple sexuel stable), domestique (assignation d'un logement stable et autonome) et parentale (assignation d'une descendance) (Gil Calvo et Meléndez Vergara, 1985: 25). Nous pouvons ajouter à cette définition que le jeune possède les conditions nécessaires pour être un adulte car, à la différence de l'enfant, il pourrait faire, matériellement et formellement, presque tout ce qu'un adulte fait en société (Zárraga, 1985:21).
Cependant, il est aussi possible de définir les jeunes non pas selon leurs manques face aux adultes, mais en tenant compte de leurs singulières et originales pratiques culturelles (Reguillo, 1991: 22). De ce point de vue-là, nous pouvons supposer que la capacité des jeunes pour différer l'ordre dans lequel les adultes sont inscrits doit faire référence à une compétence culturelle spécifique, qui diffère leur souhait d'acquérir les responsabilités propres aux adultes. Si nous considérions valable cette hypothèse, il serait donc nécessaire de proposer un cadre théorique où le lieu central, celui des institutions telles que le travail et la famille, serait alors remplacé par des cadres d'interaction distincts et opposés, comme l'amusement et la fratrie (Brown, 1986:22).
En ce sens, l'amusement s'apprête à être une bonne activité, à laquelle les jeunes espagnols dédient 40% de leurs revenus et une partie importante de leur temps. De cette façon, parmi les amusements les plus fréquents, nous trouvons les sorties en boîte de nuit (en 1983 et en 1992, 6 jeunes espagnols sur 10, dont les âges oscillaient entre 15 et 24 ans, étaient attirés par ce type d'amusement), (Muñoz Carrión, 1994b: 254-256). En outre et à la différence des fêtes, les boîtes constituent des espaces semi-fermés et sombres, capables de créer un univers propre, imperméable à l'influence des arbitraires culturels, qui contrôlent l'ordre de la société instituée (Muñoz Carrión, 1994a: 179-227). Cela signifie que les cérémonials qui y sont célébrés possèdent, au moins dans un premier moment, une logique qui, loin d'être hétéronome et imposée de l'extérieur, est plus autonome et favorise la création, la récréation ou l'invention de sens, autres que ceux institués par les adultes.
Pour mieux évaluer la dissidence socioculturelle portée par les jeunes dans ces endroits, j'ai décidé de les étudier et de comparer leurs cérémonials à ceux des adultes, en profitant de mon emploi de serveur, entre 1989 et 1991. En me référant aux études de Caillois (1967), j'ai comparé deux lieux de Madrid: la boîte appelée But et la salle des fêtes Pasapoga.[3] J'y ai observé trois des quatre types de comportements ludiques distingués par Caillois: l'agon, l'ilinx et le mimicry. Par rapport à l'agon (en relation aux sports et, en général, à la violence sublimée - voir Caillois, 1967), j'ai étudié la relation entre les hommes et les femmes, entre des égaux et leurs traitements des objets; quant à l'ilinx (ou la capacité de produire du plaisir à partir de certains jeux ou sports produisant du vertige - par exemple la vélocité, le parachute, etc.), j'ai porté mon attention sur l'altération de l'état de conscience due aux drogues; et en ce qui concerne le mimicry (le plaisir produit par l'imitation), je me suis intéressé à la fonction des vêtements dans le cadre de la vie publique des sujets. J'ai aussi considéré comme nécessaire de faire référence aux utilisations de l'espace, des musiques et des danses, objets d'amusement des jeunes et des adultes. Néanmoins, dans le cadre de cet article, je ne traiterai que deux cérémonials agon.
Une fois les informations recueillies, j'ai pris pour tâche d'examiner pourquoi cette dissidence se produisait dans chaque cérémonial. Pour cela, j'ai été obligé de traiter le sens des actions. Dans le cas des adultes, j'ai conclu qu'il provenait d'arbitraires culturels emblématiques de la modernité et même de l'occidentalité. En effet, les adultes avaient l'habitude de reproduire l'ordre institué. Dans le cas des jeunes, il m'est apparu évident qu'ils s'éloignaient de cet ordre; mais, l'interprétation de leurs comportements m'était très difficile. Les raisons de cet embarras, ainsi que le besoin de faire attention à la forme et au style (et non plus au sens) seront éclaircis à la fin de cet exposé.
Agon I. Violences intraspécifiques
Portons notre attention aux rapports interpersonnels. Selon les analyses de Lorenz (1972), la violence intra spécifique parmi les membres d'une même espèce permet la sélection des individus les plus aptes et la bonne adaptation au milieu. Mais si elle est importante dans les comportements des animaux, la violence intervient aussi d'une manière décisive dans les rapports humains. Selon Hacker (1972: 51-53), l'agressivité humaine débouche sur trois chemins différents: l'État, qui monopolise l'emploi de la violence et qui garantit la paix sociale; il existe aussi une violence sublimée et orientée vers la culture, donnant lieu à la politesse, au sport, au système méritocratique, etc.; et un troisième type de violence qui doit rester occulte entre les sujets. Or, bien que ce contrôle de l'agressivité permette aux individus de vivre pacifiquement en société, nous avons pu vérifier que les jeunes de But expérimentaient une paix sociale différente, qui combinait le goût pour l'agressivité et le blocage de sa propagation contagieuse.
Durant mes mois de travail à Pasapoga, je n'ai été témoin d'aucune bagarre, même pas d'un affrontement verbal - situations plus fréquentes à But -. Et qui plus est, ce comportement était rare même chez les hommes. En fait, ils étaient très occupés à l'exécution de leurs rites de séduction et très attentifs à tout ce qui se passait sur la piste de danse; les relations entre personnes étrangères était pratiquement inexistant. Uniquement le samedi, les personnes étrangères parlaient entre elles à l'occasion d'un match de football à la télévision de l'étage supérieur. En revanche, les femmes, qui formaient des groupes dès le début de la soirée, discutaient habituellement entre elles.
La violence intraspécifique était plus fréquente chez les jeunes de But. Chaque semaine se produisait au moins une bagarre. Comme dans l'agon interspécifique des adultes de Pasapoga, de telles bagarres étaient soumises à un formalisme rituel assez strict que les jeunes suivaient à la lettre. Du fait des caractéristiques de l'ambiance, massifiée et peu favorable à l'observation, je n'ai jamais eu l'occasion de bien connaître les causes pour lesquelles la violence faisait son apparition. Nous pourrions cependant déduire que cette ambiance massive et désordonnée aurait facilement contribué à des rencontres brusques, aux abus d'alcool, etc. De cette façon, le rite de l'agon, chargé de montrer et de cacher à la fois l'agressivité, commençait. La dispute était lancée. Après une première récrimination, le jeune en question pouvait choisir entre s'excuser poliment, justifiant cette rencontre involontaire, ou augmenter la liste d'insultes. Arrivés au moment où la politesse disparaissait, les individus devaient s'inscrire dans un espace de sociabilité quasi violent. S'ils voulaient continuer, ils étaient obligés de suivre les règles du rite et ainsi atteindre la victoire. En revanche, s'ils décidaient de revenir en arrière, alors l'agressivité s'atténuait, et ils sortaient automatiquement de l'agon comme vaincus.
Deux attitudes différentes se manifestaient dans le rite. Soit les jeunes proches des adversaires devenaient le public principal contribuant d'ordinaire à arrondir les angles, soit les récriminations verbales étaient plus nombreuses. Le volume des voix augmentait, le ton devenait plus cynique, des insultes originales et hostiles se succédaient des deux côtés. La dernière phase de cet échange linguistique donnait lieu à de l'agressivité et parfois à une violence physique qui n'arrivait jamais à éclater. En effet, cette violence apparaissait juste au moment où les divers groupes retenaient les adversaires après s'être rendus compte que le passage de la violence verbale à la violence physique était imminent.
Ce rite conjurait le risque d'une violence accrue réciproque dans le cas des jeunes de But. Et l'ordre social permettait qu'elle se manifestât d'une façon plus transparente, d'une façon où l'agressivité était à la fois présentée et retenue, afin d'empêcher la contagion. Cette sorte d'autorégulation de la violence a été aussi observée dans l'aggro ou "combat rituel" des hooligans anglais, où la plupart de leurs actes "n'entraînent aucun contact physique et ne constituent que des gestes symboliques et des échanges d'insultes" (Harre, 1987: 65); elle est formellement identique aux bagarres entre les animaux, étudiées par Tinbergen (1985: 170), où le sang y est aussi absent. Ces deux observations ont permis de mieux évaluer la dissidence socioculturelle que les jeunes initiaient lors du cérémonial.
L'agressivité, parallèlement à la sexualité, a été l'objet d'une régulation culturelle dont le résultat a été l'individu et la société de la modernité. Néanmoins, depuis plusieurs décennies, l'éthologie - suivant le chemin de la psychanalyse - est allée plus loin que les axiomes moraux qui justifient l'auto-contrainte et l'hétérorégulation de l'agressivité. Des éthologues tels que Lorenz ont remarqué que l'agressivité, en plus d'être importante pour la sélection naturelle et pour l'équilibre de la population et des ressources de l'environnement, qui garantissent la conservation des espèces et la continuité de l'écosystème, constitue la matière première d'un système économique créateur de sociabilités qui, du point de vue du fonctionnement et des résultats, ressemble beaucoup au système qui règle la pulsion sexuelle. Comme il arrive dans tout mouvement instinctif qui ne peut pas être manifesté, la répression de l'agressivité vise à inquiéter l'existence de l'animal et à lui faire chercher compulsivement les stimulus qui la provoquent, forçant à la fin une décharge plus explosive (Lorenz, 1972: 64). Or, la culture a perfectionné et sélectionné des "rites phylogénétiques" (Lorenz, 1972: 73; Hacker, 1973: 97-98), des coutumes, des institutions et des rites qui ont permis à la fois la décharge de la pulsion dans des objets substitutifs et l'utilisation de leur énergie pour la production de sociabilité: d'une manière générale, c'est ce qui est arrivé avec la communication, et en particulier, avec les bonnes manières, l'amitié, la compétitivité méritocratique, le sport, etc. Cependant, les changements sociaux les plus importants ont été causés par la monopolisation de l'emploi de la violence (Elias, 1988: 449 et suiv.), car on a construit un ordre social pacifié, on a distingué les violences légitimes des illégitimes et on a institué des comportements produits en grande partie par la répression de l'agressivité. Avant la naissance de la "société courtisane" des XVIè et XVIIè siècles, la libre circulation de la violence avait encombré des figures, comme celle du chevalier, qui éprouvaient du plaisir dans l'exercice de l'agressivité. D'après les observations d'Elias, "la joie causée par la torture et l'assassinat des autres était très grande"; qui plus est, "c'était une joie socialement permise" (Elias, 1988: 233). Postérieurement, l'hétérorégulation de la violence et la contention générale des instincts ont instauré un nouveau type de subjectivité. Toutefois, cette pacification de l'existence, réussie grâce au contrôle de la violence, de la répression et de la sublimation de l'agressivité a eu ses effets pervers.
En premier lieu, le "procès de civilisation" a eu besoin de compenser le manque d'expérience de l'agressivité avec le sport et avec des violences racontées ou imaginaires (Elias, 1988: 240; Hacker, 1973: 482; Imbert, 1992). En deuxième lieu, le type de paix sociale construit dans la modernité a provoqué, comme il arrive chez les animaux, une décharge de la répression de l'agressivité plus compulsive et à contretemps. Et en dernier lieu, malgré la réussite de la disparition des peurs extériorisées, ou peut-être à cause de cela, l'apprivoisement généralisé de l'agressivité a favorisé l'apparition d'autres phénomènes intérieurs qui ont créé une sensation d'insécurité permanente (Elias, 1988: 527). De l'avis de Chesnais (1981: 432), c'est comme si "en pleine époque de paix, les sociétés jouaient à se faire peur", "cette fois-ci contre un ennemi intérieur", car "toute paix qui se prolonge dans le temps semble entraîner une lente désagrégation du contrat social, une progressive érosion du consensus". C'est pourquoi, "pour renaître, le corps social a besoin de grandes missions salvatrices, de croisades contre le mal".
Les jeunes de But n'acceptaient pas la paix sociale moderne ni le traitement courtois qui la soutient. Ils préféraient plutôt contrôler leur agressivité à travers l'aggro. De cette façon, ils conjuraient également le risque de violence réciproque qui menaçait constamment le social, mais ils transgressaient le régime de monopole, dont l'usage est également restreint. Ainsi donc, l'agressivité des jeunes était soumise à une ritualisation symbolique assez stricte, qui constituait une manière différente de conjurer le risque d'agressivité réciproque. Dans ce cas, nous pouvons déjà parler d'une dissidence culturelle par rapport à la paix sociale instituée dans la modernité. Mais en plus, avec l'aggro, le jeune était aussi capable d'expérimenter un plaisir interdit par les codes du traitement courtois, puisqu'ils avaient accès à un moyen d'expression et à une ressource de pouvoir que les adultes, insérés parfaitement dans la société instituée, non seulement du point de vue moral mais aussi culturel, méconnaissent et craignent.
Mais, parallèlement à ce qui arrive dans l'agon interspécifique, cette autorégulation n'est pas produite dans une liberté absolue. En effet, même si ce n'était pas le cas de But, il n'est pas difficile de voir dans les boîtes des groupes de surveillants qui ont pour mission celle d'empêcher l'exécution de ces rites. Dans mon étude, j'ai parlé d'une boîte appelée Titanic, où j'ai aussi travaillé, qui est devenue célèbre à cause des méthodes que les surveillants employaient pour interdire des rites comme ceux que nous avons décrit ci-dessus. Les journaux se sont fait l'écho de plusieurs de ces actions donnant naissance à de longs débats. Ainsi, les cérémonials aggro de l'autorégulation de l'agressivité célébrés par les jeunes se sont-ils heurtés au plan d'hétéro régulation imposé par l'État et veillé par différents spécialistes, dont les surveillants. Si nous méconnaissons le type d'ordre global qu'ils veulent y introduire, pour l'instant nous ne pouvons que tenter de le deviner.
Agon II. La valeur des objets
J''ai pu observer, dans l'agon ludique des jeunes de But, une autre manifestation sociale de l'agressivité: le vandalisme. À la différence d'autres types de violence, le vandalisme n'est produit que dans les sociétés humaines. La raison principale est que cette agressivité a pour but les objets; et l'être humain ayant été le seul capable de créer un milieu adéquat pour son existence. Dès le début de la modernité, et plus exactement dès la Révolution industrielle, des objets de tout genre, produits sur une grande échelle, prolifèrent partout et contrôlent une grande partie des interactions. Cette cohabitation avec les objets a entraîné un comportement cordial et respectueux qui, comme nous allons le voir par la suite, était présent chez les adultes fréquentant Pasapoga.
En effet, ceux-ci montraient une faible prédisposition à la pratique de cette violence. Le traitement qu'ils faisaient des objets était aussi exquis que celui des rapports interpersonnels. Ils ne semblaient sublimer aucune agressivité et même ils aidaient le personnel qui y travaillait à maintenir l'ordre de la salle et à réparer n'importe quel dégât mobilier, si nécessaire. De cette façon, il était habituel de les voir exiger de la part des serveurs le nettoyage des tables et des chaises, qui occasionnellement se trouvaient sales, et réclamer la présence de la femme de ménage, ou même celle du responsable du maintien de la salle qu'ils pouvaient aider à l'occasion. Il se produisait donc une coexistence ordonnée des sujets et des objets. Or, quelle interprétation donnerions-nous à cet ordre? Quel sens aurait-il? Nous avons l'impression que les objets de Pasapoga possédaient, pour leur public, une valeur fonctionnelle qui les renvoyait, non pas à leur usage, mais au système même des objets, à travers une structure d'équivalences. En ce sens, le respect et le traitement correct des objets affirme l'aliénation de l'homme par rapport à ses produits.
En revanche, le traitement que les jeunes faisaient des objets à But n'était pas aussi correct. D'une part, ils occupaient l'espace et le mobilier comme il leur plaisait. Depuis le début même des soirées, plusieurs jeunes s'asseyaient formant de petits cercles sur la piste de danse ou sur la scène. D'autres s'asseyaient sur les fauteuils qui entouraient la piste de danse et appuyaient leurs pieds sur les tables ou sur les tabourets. Nous, les serveurs, nous étions obligés d'empêcher ces comportements, mais à peine nous nous retournions, ils revenaient à leur position initiale. D'autre part, ils ne dansaient pas seulement sur la piste de danse, mais ils profitaient aussi de la scène et de n'importe quel autre endroit de la boîte. Plusieurs filles avaient même l'habitude de monter sur les haut-parleurs de la scène pour danser. En outre, des lieux de passage tels que les escaliers ou le couloir de la sortie de secours étaient aussi occupés. Et les toilettes, qui avaient leurs portes extérieures presque toujours ouvertes, devenaient des espaces de réunion improvisée.
Par ailleurs, les jeunes se servaient du mobilier d'une manière perverse. Le propriétaire des lieux, conscient de la capacité destructive de ceux-là, avait l'habitude d'exiger le déplacement prévisionnel de plusieurs tables, chaises et cendriers, rendus à leur place après la nuit (le public étant alors différent). L'ambiance de But était donc plus austère et moins somptueuse que celle de Pasapoga. Et encore, l'anonymat créé par le jeu des lumières rendait plus facile la cassure délibérée des verres sur la piste de danse. Le vandalisme était aussi présent dans un autre lieu difficile à surveiller: les toilettes, dont les glaces, les sèche- mains et les WC devenaient les objets préférés. Une demie heure avant la fin de la soirée, les lumières illuminaient presque parfaitement la salle. Le spectacle y était dévastateur: du liquide collé à la surface des tables, le plancher collant, des verres cassés et des verres vides placés dans tous les coins, des fauteuils et des tabourets abîmés, etc. Cette scène venait se compléter avec la présence des jeunes qui étaient en harmonie avec l'ambiance.
Quelle est la signification de la dissidence des jeunes, dans ce cas-là? Si dans la prémodernité, la production d'objets prenait principalement en compte leur valeur d'usage, définie en des termes d'utilité pour satisfaire des besoins, dans la modernité capitaliste, la valeur de changement prend de l'importance, puisqu'un objet est produit pour être vendu, reléguant son utilité dans un second plan. Cette phase, valeur de changement et valeur d'usage, pourrait être comparée à la définition du signe de Saussure (redéfini par Lacan). Ainsi donc, la valeur d'usage (signifié) ne serait que l'alibi idéologique de la valeur de changement (signifiant) (Núñez García, 1988:255). Or, pendant le siècle dernier, il s'est produit un fait qui, d'après Baudrillard (1988: 59 et 71), a permis l'autonomisation définitive du système des objets: la substitution de la valeur de change par la fonctionnalité - "La capacité des objets à s'insérer dans un ensemble" - ce qui a favorisé l'indépendance définitive des objets. C'est pourquoi aujourd'hui, les objets constituent un système autonome structuré non pas d'après leur adéquation à l'homme dans des termes de satisfaction des besoins, mais dans des termes d'accouplement fonctionnel. En fait, ils fonctionnent seulement comme des signes et leur règne s'écarte de plus en plus de celui des hommes.
D'après cela, les adultes de Pasapoga ne faisaient qu'accepter cette extériorité des objets et devenir donc aliénés à cause de ceux-ci. Un traitement correct des objets, un degré zéro d'utilité d'une grande partie du mobilier, un respect du somptueux et une acceptation du service exquis comme médiation montraient une absorption des sujets dans le système des objets plutôt qu'une relation dans des termes d'égalité entre les deux ordres. En revanche, l'attitude des jeunes devant le système des objets s'apprêtait à être bien distincte. L'usage pervers de ces objets inventait de nouveaux accouplements sujet-objet, qui empêchaient l'extériorisation définitive des produits de leurs producteurs. Le vandalisme le plus drastique empêchait l'aliénation en détruisant l'objet. Le sujet revenait peu à peu à sa position de maître face aux objets, à travers les voies faible et forte.
Les usages pervers sont produits dans "l'espace transitionnel" de Winnicott (1993: 61 et suiv.), placé entre le sujet et le monde, donnant lieu à une relation très singulière avec les objets. Si nous suivons Agamben (1995: 23-112), il peut s'agir de la même relation à laquelle les philosophes médiévaux se sont référés, lorsqu'ils ont analysé le mal mélancolique, ou même Freud, lorsqu'il a étudié la fonction libidinale du fétiche, ou Marx, lorsqu'il a repéré les propriétés mystiques des marchandises. Dans tous ces cas, il arrive que le sujet produise un objet fantasmatique doué de signifiés singuliers, qui peu à peu lui échapperont et provoqueront l'aliénation du sujet. Mais avant cette aliénation, et de la même manière que l'enfant porte un jouet dans ses mains, l'objet est utilisé, recréé, investi par le sujet d'une certaine valeur.
En ce qui concerne le vandalisme postmoderne, Lipovetski (1987) a dit qu'il répond au procès hard d'action radicale, qui accompagne le procès cool de retraite de l'être. En fait, lorsque le code qui distribue des usages cesse d'être accepté et que le réel perd son sens conventionnel, la dégradation par vandalisme annule le respect pour les choses et fournit aux sujets des sensations immédiates d'un autre ordre. Au-delà de la retraite de l'être, selon Bataille (1987) ou Girard (1983), nous pouvons comprendre que le vandalisme chez les jeunes reprend sa "valeur sacrificielle" ancestrale et sacrée. Certes, l'essence de la destruction revient à "consommer sans bénéfice ce qui était resté au monde des oeuvres utiles" (Bataille, 1987: 94). Mais en plus, le vandalisme constitue aussi le moyen d'expression d'une chose que Freud appelait, dans l'ordre libidinal, "instinct de mort" (Freud, 1993: 272-333), car la destruction provoque la fuite du monde réel, peuplé par des choses différentes et utiles, et le retour à l'indifférenciation et à la gratuité de la nature.
D'après cela, il était évident que le traitement que les adultes faisaient des objets, quand ils s'amusaient à Pasapoga, correspondait à l'ordre moderne institué puisque, ou bien ils acceptaient l'accouplement fonctionnel des objets entre eux, et alors les adultes en devenaient aliénés, ou bien les adultes utilisaient de manière conventionnelle les objets pour satisfaire des besoins déterminés, et donc les sujets devenaient intégrés par l'ordre ou la structure de relations entre objets et usages. Les jeunes de But inventaient des usages inédits, difficilement codifiables, et annulaient les conventions relatives au traitement sujet-objet, pour satisfaire des besoins, ce qui accordait la première place à la valeur d'usage. Et avec la "valeur sacrificielle" que le vandalisme activait, ils détruisaient la réalité objectale et ils mettaient en cause l'ordre de la production, ce qui empêchait l'existence de toute valeur admise. Dans les deux cas, le sujet adoptait une position de maître face aux objets.
Les jeunes contre la société
Les jeunes de But avaient tendance à s'éloigner de l'ordre institué dans la société et à créer des sociabilités distinctes de celles des adultes, par le recours à l'amusement. Parmi le public adulte de Pasapoga, l'énorme influence de la société, le respect des normes dans la salle, les valeurs dominantes hors la salle et sa prédisposition pour s'y soumettre contribuaient à une conformité beaucoup plus importante que chez les jeunes. En revanche, parmi le public de But, malgré l'influence de la société et malgré aussi l'acceptation de normes et valeurs, nous avons remarqué une plus grande dissidence. Cela est dû au fait qu'à cet âge, la prédisposition à l'obéissance est plus faible. Autrement dit, la facilité des jeunes à l'enjouement vise beaucoup moins à respecter l'ordre institué qu'à un âge plus mûr. Ainsi donc, tandis que les adultes manifestent une obéissance à la société instituée, les jeunes s'incorporent beaucoup mieux et plus spontanément à la logique de l'amusement, ce qui donne lieu à la déconstruction de plusieurs lignes directrices de la société moderne et, parfois, à l'activation de signifiés sociaux alternatifs.
Certes, en ce qui concerne l'agon intra spécifique, entre les adultes, les hommes optaient pour une attitude de respect, pour des rapports conversationnels et pour les bonnes manières; c'est-à-dire, pour des comportements inscrits dans la "courbe civilisatrice" qui, après la monopolisation de la l'usage de la violence par l'État, contrôle les instincts comme l'agression. Et quant aux rapports avec les objets, nous avons vu que le traitement donné, ainsi que la reconnaissance de leur autonomie par rapport aux sujets, constituaient des dérivations de la mentalité productiviste, telle que le capitalisme moderne l'a définie.
Par rapport aux jeunes de But, il faut dire qu'avec leurs cérémonials ludiques ils s'écartaient considérablement des attitudes de respect représentatives des valeurs de la société. En ce qui concerne l'agon intra spécifique, nous avons vérifié que le rite "aggro" permettait aux jeunes d'expérimenter l'agressivité et de construire une paix sociale basée, non sur l'hétérorégulation, mais sur l'autorégulation de la violence. Et dans l'autre type d'agon, les sujets concédaient aux objets des valeurs d'usage perverses, qui empêchaient leur extériorisation et leur autonomie, et des valeurs sacrificielles, qui soulignaient encore plus leur position de supériorité.
En définitive, tandis que l'activité rituelle adulte renvoie clairement à plusieurs lignes directrices de notre société (la paix sociale instaurée par l'État et la mentalité productive), celle des jeunes s'éloigne de ces lignes directrices et mettent en oeuvre des signifiés socioculturels qui nous restent inconnus. En effet, les normes de la société obligent ces puissances sociales à se libérer compulsivement, à faire un détour et à se manifester autrement ou à s'embrouiller par le conflit dans le réseau des proscriptions et des prescriptions, à partir duquel, la société instituée est créée. Conclusion: l'altérité jeune est une extériorité indéfinissable.
En tout cas, nous avons l'impression que les jeunes des années 90 semblent précipiter la crise de quelques lignes directrices de la modernité. C'est comme si le désir des jeunes, à la différence de celui des adultes, ne correspondait pas au système de représentations de la modernité, mais à d'autres systèmes alternatifs, primaires et moins élaborés, plus adéquats à retenir leur enjouement. Il est vrai que ces comportements qui renversent l'ordre de la société apparaissaient déjà chez les jeunes des années 60. À cette époque-là, la libération de la sexualité et de la violence se manifestait à travers les grands discours politiques, théoriques et idéologiques qui prétendaient être l'antithèse des discours de la société. Faire l'amour, consommer des drogues, pratiquer la violence et porter des jeans constituaient des pratiques sociales justifiées avec des projets de révolution sexuelle, des expériences mystiques ou spirituelles transcendantes, des besoins de changer les structures sociales, et des critiques de la morale et de l'esthétique bourgeoises. Ces grands discours de légitimation et de critique politiques ont progressivement disparu au profit de pratiques sociales plus spontanées. C'est pourquoi, l'enjouement actuel est beaucoup plus transparent et défiguré que jadis. Et apparemment, il semble être un excès de vie et de désir qui, spontanément, vise à différer de l'ordre institué et à s'opposer à l'excès de civilisation et de réalité des adultes.
Hiérarchie, anarchie et paradoxes
D'après Lyotard (1987), la postmodernité serait caractérisée par la crise des discours de légitimation modernes. Tels discours ont permis au social de se construire et d'être compris en même temps. Certes, le social a pu être étudié par les chercheurs en sciences sociales à partir de différents modèles théoriques qui étaient intimement reliés avec certaines idéologies et règles culturelles auxquelles les gens obéissaient. Nous pouvons alors en déduire qu'après la crise des discours il est impossible de comprendre les faits de la vie sociale par les anciens modèles théoriques. La raison principale est que le désir des individus n'est pas attiré par les anciennes idéologies et règles culturelles de la même façon - et ces théories plus anciennes ne conduisent donc pas - plus - aux mêmes analyses.
En ce qui concerne les cérémonials de l'agon déjà analysés, nous avons l'impression que, tandis que dans le cas des adultes, plusieurs lignes directrices socioculturelles de la modernité semblent avoir inspiré leurs actions et m'ont aidé à mieux comprendre ces actions, dans le cas des jeunes, leur écartement par rapport à la modernité est rattaché à ma propre difficulté à interpréter le sens de ce qu'ils font. Il est vrai que ce déficit de connaissance peut être dû, en premier lieu, à mon incompétence. Toutefois, je pense que cela a plus à voir avec le fait qu'il n'existe pas de modèles théoriques qui se rattachent aux signifiés que les jeunes accordent à leurs actions. Autrement dit, à mon avis, le chercheur, quand il essaie de donner une explication aux pratiques ludiques des jeunes, trouve la même difficulté que ceux-ci au moment de les structurer et de les rendre plus stables. Cependant, je pense aussi que pour arriver à saisir la portée authentique de cette difficulté, il faut tenir compte du champ des forces où s'inscrit l'intérêt témoigné à la jeunesse par les chercheurs en sciences sociales et les politiques.
En Espagne, l'Institut de la Jeunesse a été créé en 1961, lors de la "vague de désordres des jeunes", initiée plusieurs années auparavant (subversion politique contre la Dictature, nouveaux styles de vie, etc.) dans l'intention de connaître les jeunes et surtout de savoir comment les traiter" (Sáez Marín, 1995: 166-167). De la même manière, le terme teenager a été utilisé aux États-Unis, pour la première fois en 1941, pour codifier un certain groupe d'âge (entre 13 et 19 ans), qui s'est rapidement inscrit dans un champ sémantique proche à la criminalité et qui a été justifié par la création de différentes institutions tutélaires dans les années 50 et au début des années 60 (Passerini, 1996). Néanmoins, le problème "politique" des jeunes devient plus complexe, si nous observons que tout ce qui est "jeune" provoque à la fois, pour les adultes et pour les institutions, de la peur et de l'attraction. En effet, bien des styles de vie des jeunes (vêtements, musique...) constituent l'objet d'une appropriation, de la part de la société. En outre, les jeunes ont aussi tendance à être considérés comme le moteur de la future société qu'ont 'imaginé' les révolutionnaires et/ou les conservateurs. Nous devons alors admettre que l'ordre institué des adultes réagit à l'altérité des jeunes de deux façons: à travers des répressions de ce qui est considéré comme négatif et à travers des euphémismes de ce qui est positivement évalué.
Si nous prenons au sérieux la violence symbolique que l'ordre institué exerce sur les jeunes et si nous ajoutons à cette conclusion la parenté qui existe entre le faire (politique) et le connaître (scientifique), nous devons admettre que le même ordre qui, dans la pratique, réprime de fait la dissidence des jeunes, sur le plan théorique, bloque de droit son analyse. Ainsi donc, le procès d'auto-institution observé dans les cérémonials des adultes n'est pas plus consistant ni plus clair que celui des cérémonials des jeunes. En réalité, la force du premier moyen d'auto-institution dépend du fait que le deuxième soit défiguré et du fait aussi que l'altérité potentielle des jeunes soit désactivée. Et ceci, tantôt dans des termes politiques (de fait) tantôt dans des termes scientifiques (de droit).
Mais cela n'arrive pas seulement avec les jeunes. Un certain féminisme radical (Irigaray, 1992) a dénoncé l'obligation de faire face aux dispositifs théoriques et pratiques de domination, imposés par une culture fondamentalement masculine, qui empêche de manifester et d'analyser l'altérité chez les femmes. L'ordre patriarcal a euphémisé et réprimé l'altérité féminine. Un autre exemple d'altérité démantelée et reconstruite est constitué par l'Orientalisme. En fait, Said (1990) a montré que l'Orientalisme est une discipline scientifique inventée par l'Occident, pour traduire les altérités orientales et pour mettre cette connaissance au service d'une certaine politique. De cette façon, le projet d'auto-institution moderne, dont les sciences sociales standard font partie, ne craint pas seulement les jeunes mais aussi n'importe quelle altérité, et il fait des efforts pour les intégrer politiquement et théoriquement.
Les difficultés à comprendre ce que les jeunes font peut être partiellement résolu si, comme nous l'avons fait lors de l'analyse des cérémonials, nous laissons de côté la préoccupation obsessionnelle des grandes significations de ces cérémonials, ainsi que les grandes théories explicatives, et si nous faisons plus attention à leur style et à leur façon de se manifester (Maffesoli, 1993b: 35-51). A partir de ce nouveau point de vue, il est possible de constater que les jeunes ne désirent pas ces valeurs et idées modernes devenues autonomes et absorbant l'existence (je me réfère aux lignes directrices socioculturelles modernes, mentionnées lors de l'analyse, qui capturent la praxis des adultes); ce que les jeunes prétendent c'est orienter leur désir plus près de la vie quotidienne. Ce geste de retour aux sociabilités élémentaires pratiqué par les jeunes est accompagné, sur le plan scientifique, par l'intérêt par des sociologues, linguistes et anthropologues aux faits de la vie quotidienne d'un façon réelle et immédiate. Et le style de réflexion qui accompagne cet intérêt porté au quotidien (ainsi que celui de la réalité que nous étudions) devient plus évanescent et plus dissipatif.
En ce sens, il convient de rappeler que Maffesoli (1993a: 97-117) suggère l'utilisation de l'"idée", tolérante et légère, au lieu du "concept", lourd et violent. Donc, nous ne nous trouvons plus devant un logos qui légifère (complément d'une pratique politique qui réprime), mais devant un quasi - logos qui évoque[4] (complément d'une action sociale qui libère de nouveaux sens). Mais ce geste théorique postmoderne, plus minimaliste et moins violent que le geste moderne, n'est pas seulement pratiqué dans le cadre des "sciences faibles". Nous pouvons aussi remarquer ce fait dans les sciences appelées "dures". En fait, l'un des points de recherche les plus intéressants est celui qui attire l'attention sur la puissance créatrice du désordre (Prigogine et Stengers, 1990: 199 et suiv.). Ce qui est réellement important dans ce geste théorique c'est que, ainsi que la notion de désordre entraîne la reconnaissance d'un déficit de savoir, le nouveau style de réflexion apparu est moins ambitieux. (Serres, 1977: 33 et suiv.).
S'il fallait donner un nom au type d'auto-institution du social postmoderne, apparu après la crise des projets modernes et après les gestes pratiques et théoriques mentionnés avant, le terme anarchie (étymologiquement "sans centre") serait le plus approprié. En effet, une caractéristique des plans modernes fut la permission d'un certain ordre en termes hiérarchisés (c'est-à-dire, à partir de certains arbitraires culturels surgis de la vie quotidienne qui peu à peu sont devenus autonomes et qui ont adopté une vie propre). En revanche, dans l'actualité, nous sommes conscients que le social est en train de "se faire" et de se connaître en des termes anarchiques, à partir de la totalité primaire et dépourvue de centre de la vie quotidienne. Mais ces brèves et locales émergences de sociabilité ont rapidement été portées par le courant du fleuve de la vie quotidienne.
Cependant, nous ne pouvons pas assurer que le style hiérarchique d'auto-institution ait été substitué par le style anarchique, car les structures de base de l'ancienne société moderne continuent encore à fonctionner et à capturer une grande quantité de socius. Et probablement, l'ordre institué sera substitué, dans la modernité, par un nouvel ordre, comme celui de la "société réseau" (Castells, 1995), plus flexible et plus tolérant, qui permettra de capturer encore une plus grande quantité de comportements élémentaires. Certes, la vocation déprédatrice de l'institué est insatiable. Néanmoins, nous y trouverons toujours des comportements élémentaires auto-organisés. Ceci a toujours existé. C'est maintenant, alors que la modernité est en crise, que nous nous en rendons compte. Par conséquent, il est nécessaire de reconnaître la coexistence de deux styles d'auto-institution, qui s'enchevêtrent dans toute époque historique. Peut-être le style anarchique est-t-il actuellement plus visible et plus attirant à cause de la crise du style hiérarchique. Toutefois, ni celui-là ne contrôle ou ne contrôlera absolument le social, ni celui-ci n'a disparu ou ne disparaîtra. Les deux semblent être destinés à survivre.
Ainsi, faudrait-il augmenter le niveau d'exigence de la réflexion (aussi celui de la praxis politique, mais je ne traiterai pas ce sujet) et songer à la relation entre les deux types d'auto-institution, le hiérarchique et l'anarchique, complémentaires et contradictoires en même temps. Autrement dit, si la hiérarchie et l'anarchie constituent ensemble une réalité sociale paradoxale, il sera alors nécessaire que le "faire" paradoxal, récemment découvert, soit accompagné du "penser" paradoxal.
En ce sens, je pense que, pour les adultes de Pasapoga comme pour les jeunes de But, le mélange de ces deux niveaux de sociabilité (niveau primaire = élan civilisateur, et niveau élaboré = désir ou volonté de vivre) a été suffisamment montré[5].
Dans le cas des adultes, l'accouplement des sociabilités semble donner plus d'importance au côté stable et institué du social (l'élan civilisateur), ce qui a favorisé la reproduction de la société moderne, ainsi que la répression d'un grand désir ou volonté de vivre. La praxis des acteurs et la réflexion des observateurs ont été alors capturées par le projet hiérarchique d'auto-institution. Donc, le "faire" des acteurs est devenu aliéné (à cause de plusieurs référents surgis de la vie quotidienne et devenus autonomes) et le "connaître" des observateurs a résulté de cette aliénation (parce qu'il suffisait de savoir localiser les fragments culturels aliénants concernés et, à partir de là, réaliser l'analyse).
Dans le cas des jeunes, la situation n'est pas exactement contraire: ils n'ont pas libéré absolument le désir ou à la volonté de vivre (sans l'intervention d'aucun référent culturel ou idéologique exogène) et cette libération n'est pas restée absolument incompréhensible pour les observateurs (par manque de référents idéologiques exogènes - liés culturellement et/ou idéologiquement - pour construire l'analyse). Il semble plutôt que l'on a créé des situations de double bind (Bateson, 1991: 236-241) où des paradoxes pragmatiques, où le désir des acteurs, ainsi que la curiosité des observateurs sont parvenus à s'affirmer, pour être immédiatement contrariés par le poids pratique et théorique de ce qui est déjà institué. Je pense que cette situation s'est produite dans la plupart des socialités postmodernes.
Or, si d'après le point de vue du procès de l'auto-institution postmoderne, une contribution théorique qui accompagne le mouvement pratique de création de nouvelles socialités n'est pas nécessaire, d'après le méta-point de vue de l'auto-institution paradoxale, la compréhension théorique des situations pratiques de double lien, des hybridations désir-civilisation, de la logique des anamnèses-répressions est nécessaire... L'étude de Maffesoli[6] nous mène dans cette direction.
Aussi, la présence d'un style de réflexion hiérarchique qui soutînt l'ordre institué serait-elle évidemment possible, puisque ce niveau de réalité est aussi inclus dans les paradoxes. Néanmoins, je n'ai pas l'intention de gaspiller un seul gramme d'effort dans ce pari. Il existe déjà de nombreuses études qui parlent de cette sorte de socius et qui contribuent à en fixer l'existence. Dans des termes de la parabole attribuée à Chuang Tzu, nous pouvons conclure qu'un fleuve impensable et incontrôlable de la vie quotidienne habite les gens: "Ne-Dis-Rien-Ni-ne-Fais-Rien a raison parce qu'il n'apprend rien". De sa part, "L'Empereur Jaune", même s'il voit tout et connaît tout, comme Big Brother, a tort et n'a pas raison. L'analyste, comme Sauvage-et-Sot, occupe une position difficile, aussi paradoxale que la réalité qu'il étudie. Il doit assumer le fait que chaque progrès qui se réalise dans le savoir des élites exige la perte d'un peu de raison et la mise à l'écart des gens. C'est pourquoi, il devrait modérer son désir de tout savoir et laisser, dans son savoir personnel, une place pour le "ne pas savoir".
- Notes:
1.- Ce texte est la traduction d'une partie de ma thèse, présentée à la faculté des Sciences politiques et de Sociologie de Madrid, le 23 février 1996. Mon premier directeur de thèse fut M Jesús Ibáñez, mais après son décès, M. Antonio Muñoz Carrión lui succéda.
2.- Traduit de l'espagnol par l'auteur.
3.- À Pasapoga, j'ai travaillé six jours par semaine, de février à juin 1991 et à But, du jeudi au dimanche de novembre 1990 jusqu'à janvier 1991. Pasapoga était habituellement fréquentée par des adultes d'environ quarante ans, tandis que l'âge du public qui allait à But les soirs de week-end oscillait entre 16 et 20 ans (le public nocturne du reste de la semaine était formé par des amateurs de danses contemporaines).
4.- "En tant que spécialistes des sciences sociales, nous devrions réprimer notre avidité de contrôler ce monde, que nous connaissons d'une manière tellement imparfaite... Nos études devraient plutôt être inspirées dans un motif ancien et moins prestigieux aujourd'hui: la curiosité par rapport au monde dont nous faisons partie. La récompense d'une telle tâche n'est pas le pouvoir, mais la beauté" (Bateson, 1991: 297 -traduit par nous-même-).
5.- Ordre/désordre, symbolique/imaginaire, représentation/anamnèse et profane/sacré sont des concepts qui permettent de comprendre et d'analyser les deux nivaux de sociabilités (Bergua, 1999).
6.- "Voilà bien le problème que pose l'errance: la fuite est nécessaire... mais pour que cette fuite ait un sens il faut qu'elle s'opère à partir de quelque chose qui soit stable... Ainsi plutôt que de penser un des termes de la dialectique d'une manière separée est-il indispensable de l'envisager dans la globalité... Il s'agit là d'une bipolarité, spécifiant au mieux le paradoxal antagonisme de toute existence" (Maffesoli, 1997:72-73).
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- Notice:
- Bergua, José Ángel. "Les socialités ludiques chez les jeunes. L'Agon dans les boîtes de nuit", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr