Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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Les technologies de l'information et de la communication. Les nouveaux espaces-temps de la ville et du travail


Claudie Rey

Doctorat de sociologie, Université de Tours, France. Maître de conférences, Département de sociologie CITERES UMR CNRS 6173-Équipe Ville Société Territoire (VST), Université François Rabelais. 3, rue des Tanneurs 37000 Tours, France. 02-47-36-65-45. rey@univ-tours.fr ou claudierey@oreka.com

Françoise Sitnikoff

Doctorat de sociologie, Université de Nantes, France. Maître de conférences, Département de sociologie CITERES UMR CNRS 6173-Équipe Ville Société Territoire (VST), Université François Rabelais. 3, rue des Tanneurs 37000 Tours, France. 02-47-36-65-45.

sitnikoff@univ-tours.fr


Résumé

Quelles relations entre technologies de l'information et de la communication (TIC), ville, télétravail et domicile? La fin proclamée de la ville fordienne, le changement d'échelle des espaces de communication, l'émergence de nouvelles figures d'activité interrogent sur la redéfinition des frontières entre cité et entreprise, entre travail et hors travail. Nous verrons comment le développement du télétravail, facilité par les TIC, pose le problème de l'articulation de l'espace-temps de la vie privée et de l'espace-temps de la vie de travail. Cette évolution a des conséquences sur la vie quotidienne des individus et des groupes. Elle induit notamment un nouveau rapport au logement et modifie le statut du domicile.

Mots-clés: TIC, télétravail, lieux de travail, domicile.


Les technologies de l'information et de la communication (TIC) intéressent particulièrement les pouvoirs publics, tant au niveau national qu'au niveau européen. Si jusqu'ici, les priorités se sont portées sur l'aspect proprement technique (équipements, réseaux, programmes, logiciels...), on constate un intérêt grandissant pour leurs retombées sociales et économiques: aménagement du territoire, organisation de l'espace urbain et de l'habitat, recomposition des activités productives, gestion des inégalités sociales au niveau local comme au niveau mondial. La question des rapports sociaux et des formes de sociabilité est de plus en plus fréquemment poséeau travers de la transformation des relations à autrui. Le changement d'échelle des espaces de communication, les nouvelles formes d'expression et de revendication interrogent tout autant que le risque d'isolement. Nous pouvons constater que ces nouvelles problématiques mettent fréquemment en relation le travail -cybertravail, travail à domicile, télécentres- et l'urbain -déplacements des mobilités, redéfinition du rapport au domicile et au quartier, émergence de nouvelles polarisations.

De multiples pistes sont possibles pour aborder les nouvelles technologies. Nous nous centrerons sur celles qui nous permettent de penser l'articulation des TIC et de l'urbain, des TIC et du travail. Nous verrons dans un premier point le rapport entre nouvelles technologies et espace urbain en proposant une analyse des représentations de l'espace virtuel, qui annoncent en filigrane la fin de la ville fordienne. Nous verrons ensuite comment le développement du télétravail ou travail à distance[1], facilité par les TIC, pose le problème de l'articulation de l'espace-temps de la vie privée et de l'espace-temps de la vie de travail. Cette évolution modifie le statut du domicile et le cadre juridique dans lequel s'inscrit cette activité. L'effacement ou la redéfinition des frontières a des conséquences sur la vie quotidienne des télétravailleurs et de leur entourage. Cette évolution induit un nouveau rapport au logement et accentue les inégalités face au travail et à l'habitat.

Nouvelles technologies et espaces-temps de la ville

Le domaine des technologies de l'information a, jusqu'à maintenant, été principalement occupé par des spécialistes de la philosophie des techniques, des sciences cognitives, des sciences de l'ingénieur, des sciences de l'information et de la communication. À côté de ces travaux, on trouve des essais prospectifs, plus ou moins futuristes ou des écrits porteurs d'idéologie, faisant l'apologie des TIC. Beaucoup d'entre eux traitent des TIC de manière globale: cyberculture, communication généralisée, suite du village planétaire. Ils mêlent réalité et imaginaire et sont marqués par un déterminisme technologique.

Les discours d'accompagnement des TIC contiennent des références permanentes à l'espace. Les nouvelles technologies n'offriraient-elles pas la possibilité d'abolir les contraintes spatiales? Dans les sociétés industrielles et urbaines, il y a toujours eu une tension autour de la négociation de la distance. Les TIC sont aujourd'hui présentées comme un moyen de se jouer de cette distance et, dans le même temps, de recomposer le rapport à l'espace.

Plus spécifiquement, le vocabulaire d'Internet fourmille d'images et de métaphores spatiales: les internautes naviguent dans un cyberespace grâce aux autoroutes de l'information, passent d'un site à un autre, etc. Les spécialistes parlent de l'architecture de l'Internet. Manuel Castells affirme qu'Internet ne correspond pas à une fin de la géographie mais génère sa propre géographie animée par des réseaux et des flux d'informations. Il existe aujourd'hui un "espace des flux", qui est "une nouvelle forme d'espace, caractéristique de l'ère de l'information" (Castells, 2002, p.255). D'autres analystes (Lévy, 2000) postulent que la diffusion des TIC et la multiplication des activités sur Internet vont conduire à la disparition ou à un affaiblissement considérable de la ville physique. Le commerce en ligne remplacerait ainsi les magasins; les bibliothèques et les universités seraient désertées en faveur du télé-enseignement. L'hypothèse d'une concurrence entre un espace virtuel et un espace réel ou physique suggère qu'une sorte de ville remplace l'autre, qu'un mode de vie remplace l'autre. Elle rejoint les orientations déterministes selon lesquelles une innovation technique produit un changement radical et fait naître une société nouvelle.

Notre réflexion s'inscrit dans une autre problématique, plus relativiste. Qu'il s'agisse de l'imprimerie ou des TIC, une technologie nouvelle se développe et s'applique dans une société qui lui pré-existe. Elle prend place dans une dynamique sociale où interfèrent de multiples autres facteurs (Flichy, 2001). Elle ne suffit donc pas à provoquer un changement social d'envergure. Notre propos est d'envisager comment les nouvelles technologies participent à la re-définition de nouveaux modes de vie et de travail en considérant qu'elles sont une composante, parmi d'autres, des transformations en cours. La compréhension de l'impact des TIC passe, au préalable, par une appréhension des évolutions qu'a connue notre société. La fin des Trente glorieuses, le déclin de la ville et de l'entreprise fordistes, l'expansion des activités tertiaires s'accompagnent du développement de nouvelles figures d'activité (Jeannot, 2001) et d'interrogations sur les modèles urbains hérités des années 1950 et 1960. Les TIC se diffusent dans une période de transition marquée par la "crise urbaine" (problèmes des "banlieues", inquiétudes sur la pollution et l'environnement), par le déclin du secteur industriel et par des politiques de modernisation des entreprises en lien avec l'informatisation ou la valorisation de la polyvalence et de l'autonomie des salariés. Elles s'intègrent dans un environnement social et économique spécifique.

Travail et hors travail. Le déplacement des frontières

L'usage des TIC se généralise dans un contexte où les frontières des entreprises se re-dessinent à l'échelle globale (délocalisations, sous-traitances) comme à l'échelle des pratiques des salariés (intrication plus grande entre le travail et le hors travail, possibilité accrue d'exercer son activité professionnelle en dehors des murs de l'entreprise). Les modalités de contrôle des salariés, les formes de disciplines au travail, les conditions d'exercice de l'autorité connaissent également des changements importants.

Si on regarde comment s'est construit le monde du travail, et notamment le monde industriel, à partir du 19ème siècle, il ressort qu'il a existé une relation étroite entrela rationalisation de la production, la stabilisation de la main-d'oeuvre ouvrière, l'imposition de limites spatiales et temporelles au travail et la mise en place de mesures de contrôle du travail ouvrier. La discipline reposait alors sur une séparation nette entre le travail et le hors travail: dans un espace et un temps délimités, le patron mettait en place des procédures pour asseoir son pouvoir et contrôler ses employés. Aujourd'hui, la socialisation des salariés implique l'auto-contrainte, l'adhésion aux valeurs et objectifs de l'entreprise et l'intériorisation de normes comportementales. Cette auto-discipline est plus pesante que les formes traditionnelles de contrôle qui s'appuyaient sur l'autorité et la présence physique des supérieurs hiérarchiques. Elle est efficace bien au-delà des murs de l'entreprise et produit des effets jusque dans la sphère du hors travail. L'entreprise "moderne" requiert un investissement subjectif plus important de la part des salariés. Son organisation brouille les frontières entre le travail et le hors travail. Qu'il s'agisse de téléphones mobiles, ordinateurs portables ou installés au domicile, les TIC ne font que poursuivre et accentuer ce mouvement: les salariés peuvent désormais travailler partout. Et puisqu'ils peuvent travailler partout, ils peuvent également travailler tout le temps... (Pillon, 1995). On peut alors se demander si les impératifs du travail vont s'infiltrer dans tous les moments de l'existence et si, par leurs pratiques, les salariés vont reconstruire de nouvelles limites entre la sphère professionnelle et la sphère privée.

Pendant longtemps, la séparation entre l'espace-temps du travail et celui du hors travail était nette. Les temporalités urbaines étaient d'ailleurs structurées par des mouvements pendulaires: les travailleurs quittaient leur logement le matin pour y revenir le soir. Rester chez soi pendant la journée était un marqueur social fort, ce mode de vie pouvant être synonyme d'exclusion. On peut citer le cas de populations tenues à l'écart du marché du travail comme les retraités, les femmes au foyer, les chômeurs, les bénéficiaires d'aides sociales. Dans d'autres cas, cette pratique a été construite comme une pratique distinctive, élitaire réservée à des membres des professions intellectuelles ou artistiques.

À l'exception de ces situations, la coupure entre le travail et le hors travail a fortement marqué la vie quotidienne des individus et trouve une traduction visible dans la morphologie des villes. De nombreux espaces urbains ont été conçus comme des espaces uni-fonctionnels, dévolus à l'industrie ou au commerce, à l'éducation ou au repos, les "cités-dortoirs" constituant un exemple extrême de ce découpage. L'imposition d'une frontière entre travail et domicile est une tendance caractéristique de l'industrialisation de la société (Weber, 1964). Même les indépendants travaillant à demeure (artisans, commerçants, professions libérales) ont pu organiser une séparation entre la sphère professionnelle et la sphère privée (Bernard, 1995).

Cette logique est aujourd'hui redéfinie: l'éclatement des limites physiques de l'entreprise, le développement du télétravail, la banalisation de l'usage des TIC, la tertiairisation sont des mouvements concomitants qui favorisent l'investissement du domicile comme lieu de travail. Celui-ci devient multi-fonctionnel, à la fois refuge de la vie privée, lieu d'exercice de l'activité professionnelle, espace d'auto-formation. Mais peut-il être encore le refuge de la vie privée si les contraintes du travail viennent s'y installer de manière durable?

L'évolution actuelle du monde du travail interroge sur la re-définition du rôle du domicile: quel est son nouveau statut sociologique et juridique si les salariés peuvent -ou doivent- travailler régulièrement chez eux? La question de la fonction, de la délimitation et de la protection du domicile mérite une réflexion approfondie, d'autant que son réinvestissement nous semble correspondre à un mouvement sociologique fort. La féminisation de la population active favorise vraisemblablement une interférence plus importante entre la vie professionnelle et la vie privée: le travail "à la maison" est souvent présenté comme une possibilité pour les femmes d'avoir une activité professionnelle tout en s'occupant de leurs enfants.

Télétravail et redéfinition du statut du domicile

Le travail à domicile est une organisation ancienne (Lallement, 1990). Il se décline dans une série d'activités salariées ou indépendantes, réalisées pour partie ou en totalité dans l'espace domestique. Le télétravail, basé sur l'utilisation de l'informatique et des TIC, en représente un aspect moderne. Il attire des populations nouvelles et hautement qualifiées qui, pour la plupart, ne travaillent chez elles qu'une partie de la semaine. Les télétravailleurs se différencient, par leurs caractéristiques sociales, de l'ensemble des travailleurs à domicile. Si, dans l'un et l'autre cas, on trouve une proportion importante d'indépendants, les travailleurs à domicile sont majoritairement des femmes et sont sur-représentés chez les employés. Les télétravailleurs sont majoritairement des hommes et sont sur-représentés chez les cadres et professions intellectuelles (Nicolin et al, 2001; Laffite et Trégouet, 2002).

Le télétravail représente des enjeux sociaux, politiques et économiques importants, qui sont rappelés dans les rapports de différents groupes de travail ministériels et parlementaires. Pour l'entreprise, il permettrait une baisse du coût de production due notamment à la diminution des investissements liés à l'immobilier. Il génèrerait également une hausse de la productivité qui, selon une enquête menée aux usa, serait de 15% lorsque le télétravail est effectué à domicile et de 30% lorsqu'il est effectué dans un centre d'activité (Laffite et Trégouet, 2002). D'autres sources situent l'augmentation de la productivité entre 20% et 30% (Haicault, 1998, p.12). Du point de vue de l'environnement, le télétravail est vu comme un moyen de réaménager le territoire en facilitant les délocalisations dans les zones non-urbanisées et hors des grands pôles d'activité. La limitation des déplacements quotidiens qui en est attendue s'inscrit dans le cadre de la lutte contre la pollution et la recherche d'économie d'énergie. Du point de vue du salarié, cette même limitation des déplacements est présentée comme une source d'économies financières, de gain de temps et d'allègement du stress. Le travail à distance permettrait de s'installer dans un cadre de vie plus "sain", à l'écart des centres-villes et des grosses agglomérations. Il permettrait de concilier plus facilement la vie de famille et la vie professionnelle et de gérer ainsi plus efficacement les activités domestiques et les activités de travail. Ce dernier point visant particulièrement les femmes, le télétravail serait un moyen d'optimiser la main-d'oeuvre féminine.

Pour une sociologie du domicile

Le repli du travail sur le domicile est l'un des aspects de l'individualisation des relations professionnelles. Il s'accompagne d'une fragilisation du statut du salarié, qui risque de se confondre de plus en plus avec celui de travailleur indépendant. Quel que soit le statut, les conditions d'activité agissent sur l'organisation de l'espace et de la vie privée, modifient la définition et la fonction du domicile. Cette dimension est peu étudiée et le terme même de domicile est souvent absent dans le champ sociologique. En sociologie urbaine par exemple, on préférera les termes habitat, logement, habitation ou résidence, qui renvoient soit au mode d'organisation, soit au lieu où l'on vit, mais toujours en articulation avec l'environnement. Quand l'intérêt se porte sur l'espace privé, on trouve les termes intérieur, chez-soi, maison, home, logis... mais rarement encore celui de domicile[2]. Pourtant, ce dernier réfère directement à la vie domestique et à l'intime, au lieu où l'on vit et où l'on demeure, où s'inscrivent les pratiques sociales et familiales. C'est aussi le lieu de reconnaissance juridique et institutionnelle de l'individu, en même temps qu'il est le lieu du privé par excellence, reconnu et protégé par la Loi. Qu'il s'agisse de la Déclaration universelle des droits de l'homme, de la Convention européenne des droits de l'homme, du Code civil ou du Code pénal, tous reconnaissent le caractère privé du domicile et garantissent son inviolabilité. Cette notion est d'ailleurs très présente dans le champ juridique.

Le domicile n'apparaît dans le champ du travail que dans le cadre de problématiques précises. Il se décline dans une série d'emplois -soins à domicile, service à domicile, garde à domicile, livraison à domicile- qui correspondent à une aide, un service exercé par un tiers dans l'espace privé et qui renvoient souvent aux fonctions liées au corps, à l'intime. Il est également présent dans la notion de travail à domicile, qui, en raison de l'utilisation des technologies numériques et de l'éclatement de espaces-temps du travail, suscite un intérêt nouveau de la part des chercheurs.

Le travail perd son unité de temps et de lieu. La notion de temps n'est plus un outil pertinent de mesure de l'activité; l'espace n'est plus un cadre structurant car il devient possible d'oeuvrer dans un "espace de travail sans lieu de travail" (Lautier, 1999, p.119). Dans ce contexte, les syndicats et les juristes redoutent une augmentation officieuse et pernicieuse du temps de travail et restent vigilants sur la question du respect de la vie privée. Quelques télétravailleurs -plus qualifiés et moins précarisés que la moyenne des travailleurs à domicile- se mobilisent pour la protection de leur domicile, pour le respect des rythmes familiaux et pour être traités à égalité des autres salariés.

Les interrogations sur la frontière entre vie professionnelle et vie privée s'accompagnent aujourd'hui de réflexions sur le "droit à la déconnexion" (Ray, 2001). Ce nouveau droit recouvre un droit à l'isolement, à la tranquillité, à la possibilité de se ménager des moments de retrait et de ne pas être tenu de répondre immédiatement à un appel téléphonique ou à un courrier électronique. Les organisations actuelles du travail, appuyées sur l'usage des TIC, introduisent de nouvelles formes d'inégalités entre ceux qui gardent la maîtrise de leur temps et ceux qui ont de plus en plus de difficultés à défendre leur droit à la déconnexion (Jauréguiberry, 2003).

L'effacement des frontières du travail, facilité par l'usage des TIC, pose un ensemble de questions où se mêlent respect de la personne et de sa vie privée, inviolabilité du domicile, défense des droits du salarié. Cet enchevêtrement fait émerger un problème sociologique: comment penser la subordination induite par le contrat de travail et l'autonomie revendiquée par les individus dans leur espace privé. Peut-on encore être "maître chez soi"? Pour les juristes, l'enjeu est de légiférer sur un lieu qui est à la fois un espace privé et un espace de travail. Le statut du domicile ne relève plus seulement du Code civil, du Code pénal et de dispositions sur les droits de l'homme, il peut également ressortir du droit du travail (Ray, 2001; Alix, 2001), même si ce dernier offre pour le moment peu de réponses. Les réglementations traduisent une recherche permanente d'équilibre entre protection et injonction. Le balancement entre les deux tendances est particulièrement perceptible lorsqu'il s'agit de trancher pour savoir si le travail à domicile peut être imposé par l'employeur et s'il peut être considéré comme un travail comme les autres.

Cadrage juridique et nouvelles figures d'activité

L'arrêt Abram du 2 octobre 2001 est à ce jour le texte de référence pour les juristes. Il précise que le déplacement de l'activité professionnelle vers le domicile constitue une modification du contrat de travail et ne peut pas faire l'objet d'une décision unilatérale. Selon cet arrêt de la Cour de cassation, l'employeur ne peut pas imposer cette forme de travail à son salarié[3]. Il ressort par ailleurs de la jurisprudence que l'employeur ne peut pas décider, unilatéralement, de faire intrusion au domicile de son salarié (Alix, 2001). Ces dispositions juridiques, clairement protectrices pour les salariés, ne sont pas faciles à appliquer à la lettre. Elles risquent de se heurter à la pratique.

L'accord-cadre européen sur le télétravail dans le commerce, signé en avril 2001, témoigne de la complexité du problème. Il montre qu'il est difficile de protéger les salariés sans déroger au principe de l'inviolabilité du domicile. Il banalise le travail à domicile en mettant l'accent sur la nécessité d'établir une égalité de traitement entre les salariés dans l'entreprise et hors de l'entreprise. Cette égalité concerne notamment les rémunérations, les possibilités de carrière, les activités collectives et syndicales. Elle est souhaitée, mais plus difficile à définir et à atteindre, lorsqu'elle porte sur l'évaluation du volume de travail fourni. À partir du moment où l'égalité est assurée, le salarié peut difficilement refuser de déménager bureau et dossiers chez lui. La question de l'intrusion de l'employeur au domicile est alors posée en d'autres termes: "Le lieu où s'effectue le télétravail devra être reconnu comme équivalent à d'autres lieux de travail dans l'entreprise. La conception du lieu de travail et l'équipement utilisé doivent, dans la mesure du possible, être conformes aux réglementations qui s'appliquent à ces locaux... Des représentants de la santé et de la sécurité, ainsi que d'autres représentants désignés par l'employeur, doivent avoir le droit d'accéder au lieu de travail et de l'inspecter. En principe, l'entreprise est responsable de tout l'équipement nécessaire et de son installation. Elle se chargera également de la maintenance et de l'adaptation de l'équipement."[4] Même s'il n'a pas la même valeur et le même poids, ce texte relativise, nous semble-t-il, le contenu de l'Arrêt Abram.

Les impératifs techniques peuvent justifier une incursion de l'employeur ou de ses représentants. Et s'il est pris en charge par l'entreprise, l'entretien des locaux, qui sont à la fois professionnels et privés, peut également poser quelques problèmes épineux... On le voit, la redéfinition du domicile est complexe. La multifonctionnalité d'un lieu interroge sur la superposition des usages et des statuts juridiques liés à ces usages.

La confusion des usages. Peut-on tout faire à son domicile et à n'importe quel moment?

L'utilisation des espaces nous parle des modes de vie et d'habiter, elle reflète des articulations spécifiques de l'intérieur et de l'extérieur, du privé et du public (Bertaux-Wiame, 1999). Elle recouvre une réalité multiforme, matérielle et subjective, quotidienne et symbolique.

Sur le plan matériel, la généralisation du travail à domicile est difficilement envisageable pour les 20% de ménages qui vivent dans des logements surpeuplés (Bellanger, 2000) et pour les nombreux habitants qui disent manquer de place (Bernard, 1992). Même s'il utilise les nouvelles technologies, le télétravail nécessite tout de même la gestion d'un minimum d'objets (disquettes, Cédéroms, etc.), de matériels de connexion et de documents papiers, ce qui ne peut qu'accentuer les difficultés des nombreuses personnes qui, dans le cadre des enquêtes sur le logement, déclarent avoir des problèmes de rangement. Au sentiment d'être envahi par les meubles et matériels professionnels s'ajoute la difficulté de délimiter les horaires de travail. Qu'est-ce qui borne une journée de travail lorsqu'elle n'est pas contrôlée par une pointeuse ou par la présence physique d'un chef, lorsque les collègues ne sont pas là pour définir une norme temporelle collective? C'est le salarié lui-même qui "décide" de son temps de travail. C'est à lui que revient la responsabilité de doser sa disponibilité et son implication. Responsabilité délicate lorsque l'on sait que de plus en plus les travailleurs ont une obligation de résultats plutôt que de moyens. Ils ne sont plus "tenus" par le temps mais par des objectifs à atteindre.

En s'installant "à la maison", le travail devient très exigeant. Il est consommateur de lieux qui ne lui étaient pas initialement dévolus. Il peut déborder sur les moments consacrés aux loisirs ou à la famille. Il requiert un nouveau savoir-faire, relatif à une maîtrise toujours plus rigoureuse du temps et de l'espace. La capacité à se déconnecter et à cloisonner travail et hors travail n'est pas seulement une affaire de juristes soucieux de protéger la vie privée. Elle relève également d'une véritable compétence, d'une aptitude comportementale. Toutes les qualités, tous les savoirs des individus sont requis et valorisés dans la sphère professionnelle. Cette problématique relative aux formes d'implication des individus dans leur travail n'est pas nouvelle (Stroobants, 1993), mais elle se voit à la fois confirmée et réactivée par la diffusion des nouvelles technologies.

De plus en plus intense, de plus en plus flexible, le travail impose de nouveaux rythmes sociaux et biologiques. La possibilité technique de travailler n'importe où et n'importe quand remet en cause la coupure entre le jour et la nuit. Pourtant, la distinction entre espace privé et espace public, la répartition fonctionnelle des pièces entre jour et nuit ont été des éléments constitutifs de nombreux projets architecturaux (Éleb et Chatelet, 1997). Cette organisation spatiale est le fruit d'une évolution sociale et historique marquée par la montée de l'individualisme, le changement des structures familiales, la disjonction entre vie professionnelle et vie privée (Éleb et Debarre, 1999). La multiplication des horaires dits atypiques et l'utilisation du domicile à des fins professionnelles interrogent sur les nouveaux besoins architecturaux qui sont, encore aujourd'hui, difficiles à identifier et à satisfaire. De surcroît, dans l'hypothèse d'une généralisation du télétravail à domicile, la question des inégalités face au logement se trouverait accentuée. Elle viendrait redoubler les disparités déjà constatées dans l'utilisation des technologies numériques.

Activités professionnelles et modes de vie: les TIC renforcent les inégalités

La généralisation des TIC est un point de fracture entre les salariés. Les plus jeunes, les plus diplômés parviennent à suivre la tendance et y trouvent leur intérêt. Les autres, moins dotés en capitaux, subissent différentes formes d'exclusion, de l'exclusion symbolique ou relationnelle à l'exclusion plus ou moins violente du marché du travail. À ceux qui ont déjà une position privilégiée sur le marché du travail, les TIC offrent des occasions de promotion et d'épanouissement: on peut penser aux jeunes techniciens et ingénieurs qui affirment qu'avec les nouvelles technologies, ils mêlent travail et passion. Pour les salariés les moins qualifiés, les TIC sont synonymes soit d'un travail encore plus répétitif, soit d'un apprentissage difficile voire impossible.

Le déplacement du travail vers le domicile ajoute encore à cette situation. Car les inégalités des groupes sociaux face au logement reflètent celles qui existent dans le monde du travail. Plus on est situé à un niveau élevé dans la hiérarchie des emplois, mieux on est logé. Les cadres, les professions supérieures sont les mieux lotis alors que les ouvriers et les employés ont des habitations moins grandes, moins confortables, plus souvent situées dans des immeubles collectifs. On voit ainsi se mettre en place une logique cumulative. Les groupes plus défavorisés risquent d'être "assignés à résidence" à la campagne ou dans les périphéries urbaines les moins attrayantes et ont une probabilité plus grande d'effectuer des tâches peu qualifiées, soumises à des contraintes productives lourdes. Il arrive que les autres membres de la famille (notamment conjoint et enfants) soient sollicités pour aider le travailleur à domicile à terminer un travail dans les délais fixés par le commanditaire. (Nicolin et al., 2001).

Conclusion

Notre interrogation sur un renforcement possible des inégalités vient contrebalancer les discours accompagnateurs des TIC, qui laissent espérer un rééquilibrage territorial et social. La délocalisation du travail favoriserait une meilleure répartition de la population et une plus grande mixité sociale en transférant une partie de la population vers de nouveaux pôles résidentiels. Cette réorganisation faciliterait un désencombrement des villes et notamment des centres-villes. Elle limiterait les déplacements et atténuerait les défauts les plus communément attribués à la vie urbaine (bruits, stress, pollution, dépenses excessives d'énergie). Cette représentation fait écho à l'imaginaire de la ville virtuelle, ville de la fluidité et des réseaux.

En même temps que cette représentation s'affirme, nous pouvons observer un mouvement inverse (Castells, 1998). Depuis les années 1980, période de développement des TIC, les centres-villes ont été réinvestis par les catégories sociales -les cadres et professions intellectuelles- que l'on espérait voir déménager à la campagne. Si ces catégories sont effectivement très utilisatrices de nouvelles technologies, elles sont également très consommatrices d'équipements implantés en milieu urbain -équipements culturels, commerciaux, médicaux, restauration, activités péri-scolaires. Pour les ménages comme pour les entreprises, la tendance actuelle est plutôt à une reconcentration sur la ville.

Même si le télétravail était adopté par un grand nombre de personnes, il n'est pas certain que la circulation s'en trouverait réduite. On assisterait vraisemblablement plus à un déplacement des déplacements: la diminution des trajets travail-domicile serait compensée par l'augmentation d'autres trajets (domicile-commerces, domicile-école, domicile-équipements) auparavant coordonnés avec les déplacements professionnels (Galland, 1996).

Reste, enfin, un paradoxe: les TIC qui permettent de communiquer à distance ne vont-elles pas aboutir à une ré-appropriation du local, et même du plus local de nos espaces, le domicile? Le vocabulaire, les concepts manquent parfois pour parvenir à désigner des phénomènes qui semblent opposés, mais qui en fait se combinent, s'articulent, s'enchevêtrent. Comment décrire ces modes de vie qui se caractérisent à la fois par une grande mobilité et par la possession d'outils qui évitent les déplacements? Des pratiques se réinventent au quotidien, en relation avec les transformations de l'espace urbain et du monde du travail: l'enjeu, pour les sociologues, est de penser ces phénomènes "en train de se faire".

Claudie Rey
Françoise Sitnikoff

Notes:

1.- "Le télétravail est une modalité d'organisation et/ou d'exécution d'un travail exercé à titre habituel, par une personne physique, dans les conditions cumulatives suivantes: D'une part, ce travail s'effectue: - à distance, c'est-à-dire hors des abords immédiats de l'endroit où le résultat de ce travail est attendu; - en dehors de toute possibilité physique pour le donneur d'ordre de surveiller l'exécution de la prestation par le travailleur; D'autre part, ce travail s'effectue au moyen de l'outil informatique et/ou des outils de télécommunications." (Breton, 1994, p.15)

2.- On le trouve dans certains travaux plus axés sur les formes de sociabilité (cf. Coenen-Huther, 1995. Voir notamment le chapitre IV "Maître chez soi, mais comment?" p.103-116).

3.- Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 02-10-2001, pourvoi no99-42-727.

4.- Un nouvel accord-cadre signé le 16 juillet 2002 par de nombreux partenaires sociaux européens confirme les dispositions antérieures (égalité de traitement des télétravailleurs et des autres salariés, réversibilité et caractère volontaire du travail à domicile, droit de regard de l'employeur...) en les élargissant à d'autres secteurs que le commerce. Anna Diamantopoulo, la Commissaire européenne chargée de l'emploi et des affaires sociales, qualifie cet accord d'historique.


Références bibliographiques:

Alix, Pascal. "Le télétravail à domicile n'est pas un travail à distance comme un autre", Cahiers du DRH, no49, 21 décembre, 2001.

Bellanger, François. Habitat(s): questions et hypothèses sur l'évolution de l'habitat. La Tour d'Aigues: Éditions de l'Aube, 2000, 227 pages.

Bernard, Yvonne. "Ménages et modes de vie", dans François Ascher (Éd.), Le logement en questions. L'habitat dans les années quatre-vingt-dix: continuité et ruptures. La Tour d'Aigues: Éditions de l'Aube, p.13-39, 1995.

Bernard, Yvonne. La France au logis. Étude sociologique des pratiques domestiques. Liège: Margada, 1992, 140 pages.

Bertaux-Wiame, Isabelle. "Profession, résidence et famille: analyse de quelques configurations résidentielles des indépendants", dans Catherine Bonvalet, Anne Gotman et Yves Grafmeyer (Éds). La famille et ses proches. L'aménagement des territoires. Paris: PUF/ INED, p.183-204, 1999.

Breton, Thierry. Le télétravail en France. Situation actuelle, perspectives de développement et aspects juridiques, Rapport au ministre d'État, ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire et au ministre des Entreprises et du Développement économique. Paris: La Documentation française, 1994, 283 pages.

Castells, Manuel. La société en réseau. Paris: Fayard, 1998, 613 pages.

Castells, Manuel. La galaxie Internet. Paris: Fayard, 2002, 365 pages.

Coenen-Huther, Jacques. Observation participante et théories sociologiques. Paris: L'Harmattan, 1995, 191 pages.

Éleb, Monique, Chatelet, Anne-Marie. Urbanité, sociabilité et intimité: des logements d'aujourd'hui. Paris: Éditions de l'Épure, 1997, 352 pages.

Éleb, Monique, Debarre, Anne. Architectures de la vie privée, maisons et mentalités, XVII-XIXè siècles. Bruxelles/ Paris: Archives d'architecture moderne/ Hazan, (première édition 1989), 1999, 311 pages.

Flichy, Patrice. L'imaginaire d'Internet. Paris: La Découverte, 2001, 272 pages.

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Notice:
Rey, Claudie et Sitnikoff, Françoise. "Les technologies de l'information et de la communication. Les nouveaux espaces-temps de la ville et du travail", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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