Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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Compte rendu critique

Rites de passage, rites d'initiation. Lecture d'Arnold van Gennep


Magali Humeau

Doctorante en Sciences de l'Éducation, Université de Pau et des Pays de l'Adour, formatrice intervenante au Centre académique de formation continue de Poitiers.


Ouvrage

Thierry Goguel D'Allondans. Rites de passage, rites d'initiation. Lecture d'Arnold van Gennep. Laval, Les presses de l'Université Laval, 2002, 146p.


Le livre de Goguel d'Allondans débute par quelques lignes magnifiques de Montaigne qui nous disent à quel point le monde est "branlant" et que nous ne pouvons faire autrement que subir ses épreuves. Notre place dans le monde ne sera jamais définitive. Quelle que soit notre appartenance culturelle, la vie est une suite de transformations à travers lesquelles chaque individu et chaque société doivent malgré tout se maintenir jusqu'à l'issue finale à laquelle nous ne pouvons échapper. La fonction première des rites de passage est de mettre de l'ordre dans ces changements, de les apprivoiser, voire d'en jouer, chaque passage étant une petite mort à accepter. Dans cet ouvrage, c'est toute cette dimension tragique des rites de passage révélée par van Gennep il y a presque un siècle que Goguel d'Allondans met en relief pour lire le monde moderne, déplaçant les frontières entre le sacré et le profane, entre le religieux et le laïque. Dans un premier temps, l'auteur expose le coeur de l'oeuvre de van Gennep: les rites de passage. Il montre ensuite la pertinence de ses hypothèses pour lire les phénomènes sociaux contemporains, de la crise de l'adolescence aux parcours de formation, en passant par les détenus en milieu carcéral et les pratiques de tatouage. Dans ce texte, nous nous arrêterons plus précisément sur la lecture du processus de formation à la lumière des rites de passage.

La structure des rites de passage

Van Gennep fut avant tout folkloriste, c'est-à-dire qu'il étudia davantage les classes populaires des pays occidentaux que les cultures plus éloignées, objet de l'ethnologue. Mais par une approche anthropologique, il étendit son modèle des rites de passage à toutes les sociétés proches et lointaines.

Selon van Gennep, tous les rites assurent les passages du monde profane au monde sacré, tous deux incompatibles, ce qui ne peut se faire sans marquer un temps d'arrêt ou d'errance: un stage, arrêt sur le seuil, la marche ou encore le limen, tous ces mots désignant l'entre-deux mondes. Van Gennep repère que ces passages d'un monde à l'autre sont structurés en trois temps, correspondant à trois types de rites:

1. Les préliminaires, avec les rites de séparation, dont les plus fréquents concernent la rupture avec le monde de l'enfance dominé par la mère.

2. Les liminaires, avec les rites de marge, où l'on trouve de façon récurrente des mises à l'écart en des lieux où l'on se perd, tels les forêts, les marécages, les déserts... où le novice subit des épreuves qui le confrontent à sa propre mort.

3. Les post liminaires, avec les rites d'agrégation, où le sujet est initié aux pratiques ancestrales, où le monde se révèle à lui. Il devient ainsi un autre homme ou une autre femme et rejoint le groupe des initiés.

Les rites sont donc des modalités d'accompagnement des passages, faisant pivoter la position du sujet par rapport au sacré. Van Gennep met le profane du côté du chez soi, du connu, et le sacré du côté de l'ailleurs, de l'étranger, de l'autre (p.131). L'on comprend dès lors en quoi toute transformation d'identité concerne la relation entre profane et sacré et met donc en jeu des rites de passage avec quête initiatique de l'autre et de l'ailleurs.

Les rites de passages sont structurés par des jeux d'opposition: mort / naissance, agrégation / désagrégation, sacralisation / désacralisation. Goguel d'Allondans propose la synthèse suivante (p.41) qu'il réalise à partir des travaux de van Gennep mais aussi entre autres de Victor Turner et Mircea Eliade:



A propos du troisième temps de marginalisation, nous souhaitons souligner un point que Goguel d'Allondans relève brièvement et qui nous semble particulièrement important. "Le passage est un temps de marge, et la marge, comme le marginal, reste le lieu de toutes les potentialités" (p.65). Cela signifie que pour le sujet en marge, les issues de son errance restent de l'ordre des possibles, il n'y a rien encore de déterminé. Son "être" même se maintient dans le virtuel. Il est mort symboliquement et ce qu'il "sera" reste imprévisible. Si le sujet en marge semble passif, c'est peut-être parce qu'il est confronté à lui-même, dans un rapport autoréférentiel imperceptible de l'extérieur. (Lerbet Georges, 2002) Le temps de "l'action réorientée", ajouté aux trois temps qui composent le passage et emprunté à Victor Turner, se rapporte à un engagement ou non engagement de la part du sujet suite à sa marginalisation. Nous voyons dans ce temps-ci la multiplicité des orientations potentielles du sujet, sa capacité à se déterminer lui-même face à un ensemble de possibles.

Si van Gennep met en avant la dimension collective des rites de passage, Goguel d'Allondans insiste dans cet ouvrage sur la dimension individuelle. En effet, selon le premier, la fonction des rites de passage est avant tout la survie du groupe, le maintien de la cohésion sociale par la mise en ordre des transformations individuelles. Goguel d'Allondans ne nie pas cette fonction collective des rites, mais il insiste sur sa fonction d'intégration sociale individuelle. La mise en tension entre la tradition décrite par van Gennep et la modernité permet à Goguel D'Allondans d'appréhender les crises actuelles: l'adolescence et les "pubertés sociales", représentées par toutes ces personnes dite "marginales", c'est-à-dire à la marge, en errance. Cet essai montre que ces personnes ne sont pas nécessairement "inadaptées" mais qu'elles souffrent de ne pouvoir gagner l'autre rive, ce qui leur manquerait étant précisément des rites post liminaires avec des balises sociales fortes permettant l'agrégation au groupe. Si le sujet contemporain prétend être l'auteur de ses passages, il se confronte rapidement à l'absence de la dimension collective qui ne le porte pas.

La métaphore du passage pour penser la formation

Les liens suggérés par Thierry Goguel d'Allondans entre rites de passage et formation sont multiples. Nous allons en déployer quatre.

Premièrement, tout rite de passage est une mise en forme:"Le rite crée du lien en mettant des formes à des énergies débridées" (p.56). C'est une formation, au sens large du terme, sociale et individuelle qui opère par structuration d'opposés: vie/mort, agrégation/désagrégation, etc.

Deuxièmement, sur le seul plan individuel, la formation dans le cadre des rites de passage peut être lue, à l'instar de Georges Bertin, comme une quête de soi et de sens à l'intérieur de l'expérience, comme une déconstruction puis construction identitaire. "La fréquentation des mythes de passage nous ayant enseigné que le détour par la marge et le dédale étaient les figures imposées de la réalisation personnelle" (Bertin Georges, à paraître). Les rites de passage sont des rites d'initiation. "La formation opère ici une maïeutique ou pour rester dans la terminologie des rites de passage, une "mutation ontologique", chaque stagiaire se révélant d'abord à lui-même, puis aux autres." (p.113) C'est l'existence même du sujet qui est en jeu, son "être" en trans-formation. Le parcours initiatique, comme tout apprentissage, passe par la confrontation à soi-même. En effet, selon Georges Lerbet (1988, p.129), "apprendre m'apparaît comme se déterminer dans l'indétermination.".

Troisièmement, de nombreux parcours de formation peuvent se lire sur la trame des quatre temps rituels déclinés ci-dessus. Goguel d'Allondans souligne par exemple l'aspect symbolique de l'obtention du diplôme, jouant comme "marquage rituel" de reconnaissance, où le novice devient enfin initié.

Enfin, les rites de passage, en ramenant à la question de la religion et du sacré, posent celle de la connaissance. Goguel d'Allondans rappelle l'origine du mot religion: religare signifiant relier; est religieux ce qui relie. Or, les rituels de passage, par l'apprentissage symbolique de la mort, mènent à une reconnaissance de la mortalité acceptée parce que compensée par la construction de nouveaux liens. Ainsi, les phénomènes intolérables tels que la souffrance ou la mort gagnent en sens, le sujet est capable de connaissance à leur propos. Par la quête d'un ailleurs, le sujet accède religieusement (c'est-à-dire en reliant profane et sacré) à de la connaissance. La formation pensée comme processus de production de savoirs et de développement de connaissances, la distinction de ces deux termes savoir et connaissance étant empruntée à Jacques Legroux, peut-elle ignorer encore longtemps cette religiosité propre à toute connaissance, à tout approfondissement de sens?

Ce regard anthropologique déplace la séparation commune entre monde profane et monde sacré. Il nous ramène à la société contemporaine posant la religiosité comme nécessaire à l'homme: il y a un hommo religiosus comme il y a un homme sexuel et un homme politique. L'enjeu ultime de la religion est la structuration identitaire. Mais les expériences "religieuses" actuelles sont plus de l'ordre de bricolages personnels et intimes que l'éducateur doit malgré tout accompagner par les rituels de séparation, désagrégation et agrégation.

Le regard porté par l'auteur sur les rites d'initiation est celui d'un anthropologue à la fois chercheur et praticien. C'est tout l'intérêt de cet ouvrage que de permettre à des éducateurs de questionner leurs pratiques d'accompagnement à partir de cette notion de passage. Révéler cette dimension anthropologique devrait participer à la construction du sens de ce qu'on nomme aujourd'hui de façon récurrente "accompagnement" et dans le même temps favoriser la construction identitaire des accompagnateurs comme des accompagnés. L'intégration de ces pratiques dans des structures anthropologiques telles que les rites de passage devrait aussi mener à ne plus désigner les accompagnés comme des inadaptés à la vie sociale mais à questionner plus largement les formes sociales dans ce qu'elles autorisent et favorisent comme changements identitaires avec temps d'errance et donc d'indétermination. Il s'agit, comme le relève Montaigne, de se maintenir au sein d'un monde inconstant.

Magali Humeau

Références bibliographiques:

Bertin Georges, à paraître, "Figures du passage", in Mythes et éducation, s/d Lerbet-Sereni Frédérique.

Lerbet, Georges. 1988, L'insolite développement, éditions Universitaires UNMFREO, 207 p.

Lerbet, Georges. 2002, "Nouvelles ingénieries des sciences sociales et processus de construction du sujet", in Actualités des nouvelles ingénieries de la formation et du social, s/d Catherine Guillaumin, Paris, L'Harmattan, pages 91-108.

Rivière, Claude, 1995, Les rites profanes, PUF.


Notice:
Humeau, Magali. "Rites de passage, rites d'initiation. Lecture d'Arnold van Gennep", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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