Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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Compte rendu critique

Les chômeurs en action (décembre 1997 - mars 1998). Mobilisation collective et ressources compensatoires


Cédric Frétigné

Sociologue - Maître de Conférences en Sciences de l'Éducation, Université Paris XII, Val de Marne. Laboratoire Travail et Mobilités.


Ouvrage

Sophie Maurer, Les chômeurs en action (décembre 1997 - mars 1998). Mobilisation collective et ressources compensatoires. Paris, L'Harmattan coll. "Logiques sociales", 2001, 153p. Préface de Nonna Mayer


A l'hiver 1997, les interventions de chômeurs (occupation d'antennes ASSEDIC, organisation de manifestations collectives) démentirent un certain nombre de présupposés sociologiques relatifs à la mobilisation des demandeurs d'emploi: là où l'atomisation, la honte et le désarroi individuels devaient, semble-t-il, primer et interdire toute contestation massive, on observa une action collective qui contredit le diagnostic d'"apathie protestataire" (p.16) généralement formulé par les analystes du social à propos des personnes chômeuses. Dans son ouvrage, Mobilisation collective et ressources compensatoires, Sophie Maurer se propose de prendre le contre-pied de ces approches en esquissant une lecture des logiques d'engagement attentive aux "'ressources' individuelles aptes à compenser les handicaps collectifs pour l'action dont le groupe des sans-emploi semble porteur" (p.14). Trois parties organisent ainsi les développements. Dans un premier temps, l'auteur fait retour sur les approches défendant le caractère improbable d'une action des chômeurs avant d'en montrer les lacunes. En second lieu, Sophie Maurer typifie les ressources pour l'action dont disposent les chômeurs en lutte rencontrés. Enfin, en comparant les logiques d'engagement enregistrées aux logiques de non-engagement d'un groupe témoin (demandeurs d'emploi non investis dans l'action), la sociologue s'attache à montrer l'importance du contexte dans la prise de décision et milite pour une approche attentive aux processus d'engagement.

De manière méthodique, l'auteur série dans un premier temps les entraves à l'action des chômeurs telles qu'on les retrouve dans la littérature sociologique. D'abord, le vécu du chômage rendrait impossible une identification à une condition perçue comme dégradante; les liens sociaux seraient affectés par le sentiment d'incompétence sociale qui gagnerait le chômeur; la survie quotidienne mobiliserait toutes les énergies. Au final, on observerait une apathie politique individuelle. Ensuite, l'éclatement statutaire (au regard de la situation administrative) et sociologique (au vu de l'hétérogénéité de position sociale) aboutirait à une concurrence de tous contre tous et à la mise en avant de stratégies individuelles de sortie de chômage. Enfin, les représentations sociales du chômage confineraient les demandeurs d'emploi dans une négativité et une extériorité sociales annihilant toute tentative de déplacement sur le terrain politique de questions couramment évoquées sur le mode économique et social. Prolongeant son analyse, l'auteur emprunte à Alain Touraine sa trilogie relative aux conditions d'avènement d'un mouvement social (principes d'identité, d'opposition et de totalité) pour l'appliquer aux cas des chômeurs. La sociologue montre ainsi la difficulté pour les chômeurs d'établir une autodéfinition collective (identité), d'identifier avec précision un adversaire responsable de leur situation (opposition) et de tenir une unité d'action organisée autour d'enjeux communément partagés (totalité). Pour autant, l'auteur relève que l'identité, l'adversaire ou la cristallisation des objectifs peuvent se dessiner dans l'action et se nourrir de celle-ci. De plus, en dépit d'orientations divergentes, les organisations de chômeurs porteuses de l'action peuvent trouver, dans leur diversité, des ressources complémentaires, depuis le maillage territorial du Mouvement national des chômeurs et précaires, en passant par les moyens matériels du Comité de chômeurs CGT (Confédération générale des travailleurs), jusqu'au soutien logistique du PCF (Parti communiste français) dans le cas de l'APEIS (Association pour l'emploi, l'information et la solidarité) et l'investissement de pluri-militants d'AC!

Une typologie des chômeurs mobilisés, construite à partir de 22 entretiens réalisés à l'occasion de la lutte de l'hiver 1997, organise la deuxième partie de l'ouvrage. La socialisation politique offre une première ressource de l'engagement et singularise un premier type de chômeurs mobilisés: les "politisés". Inscrits dans des réseaux sociaux propices à l'engagement, ceux-ci sont d'"anciens ouvriers syndiqués", des "multimilitants" ou des "novices" en matière d'action collective. Tous développent une lecture politique du chômage qui devient le leitmotiv de leur engagement. Le souci de réaffiliation relationnelle offre une seconde ressource aux "isolés" qui vont chercher, dans le mouvement, à tisser des liens sociaux. Les carences relationnelles des "jeunes désaffiliés" et des "errants" deviennent ainsi des vecteurs de l'engagement. Les "révoltés" enfin disposent d'une ressource expressive qu'est la colère. Face à l'injustice du sort qui est le leur, ces chômeurs trouvent dans la mobilisation l'occasion d'exprimer leur rancoeur.

Dans une troisième et dernière partie, Sophie Maurer propose une lecture de l'engagement et des dispositions pour l'action des chômeurs en lutte à l'aune du non-engagement d'un groupe témoin (n=12). Les "opposants" d'abord développent une approche individualisante du chômage, critiquent l'action des syndicats, s'insurgent contre les pratiques d'assistanat et n'ont aucune culture de la mobilisation collective. Les "indifférents" ensuite bénéficient de supports relationnels intenses et banalisent leur situation de chômage. C'est pourquoi ils prennent leur distance envers la lutte dont ils ne comprennent pas le sens et les chômeurs mobilisés pour qui ils développent, au mieux de la compassion, au pire du mépris et de l'indifférence. Les "résignés" enfin sont totalement abattus et ne s'estiment pas autorisés à participer au mouvement en raison du sentiment d'incompétence et d'inutilité sociales qu'ils éprouvent au quotidien. Cette mise en perspective de l'engagement au regard du non-engagement amène ainsi l'auteur à montrer combien le contexte (socialisation politique, réseau social, vécu du chômage) influe sur les capacités d'action. L'introduction d'une dimension temporelle conserve également leur complexité aux comportements observés. Sophie Maurer note notamment qu'un contact antérieur à la mobilisation avec les organisations de chômeurs accroît la probabilité de participer au moment de l'action, quand bien même les "ressources individuelles" pour l'action seraient ténues. A titre d'exemple, certains (les "révoltés") ont été convaincus de la légitimité individuelle à protester à l'occasion d'un passage, au départ ponctuel et pour des raisons matérielles, au local d'une organisation de chômeurs. D'autres (les "résignés") n'ayant jamais eu de contact avec ces organisations s'estiment au contraire parfaitement illégitimes pour revendiquer une amélioration de leur sort.

Au final, l'auteur montre combien une "analyse en creux" (p.135) est riche d'enseignements pour comprendre l'action collective des chômeurs en lutte. Les "manques" - notamment l'isolement social - peuvent devenir des "ressources" dans le cadre de l'action. C'est pourquoi Sophie Maurer milite pour une prise en compte de l'engagement "autant comme un acte social que politique" (p.136).

Là où la vulgate sociologique pointe généralement les manques, handicaps et autres fragilités comme des freins à l'action individuelle et collective, l'auteur montre combien la mobilisation peut se nourrir, assez paradoxalement semble-t-il au premier regard, de la vulnérabilité relationnelle des demandeurs d'emploi. Ce paradoxe n'est toutefois qu'apparent, l'investigation empirique réalisée témoignant, à souhaits, des formes de retournement du stigmate et de réappropriation d'une histoire de vie souvent trop vite résumée au simple éclairage de l'"épreuve" du chômage. Au reste, la contestation de ce dernier point aurait pu être nourrie du compte-rendu des observations réalisées par l'auteur à l'occasion des occupations d'antennes ASSEDIC et des manifestations. Annoncé en introduction, il n'est plus fait mention de ce travail d'observation dans le coeur de l'ouvrage en dépit de son intérêt manifeste pour la compréhension de l'engagement des demandeurs d'emploi dans l'action collective. Il n'en demeure pas moins que cet ouvrage, ainsi que l'annonce Nonna Mayer dans sa préface, "dresse un portrait nuancé de l'univers du chômage et de la complexité des réactions qu'il suscite" (p.11). Ce n'est assurément pas là le moindre des mérites du livre de Sophie Maurer que de restituer cette diversité des parcours et des vécus du chômage à travers le prisme de l'action menée par des chômeurs à l'hiver 1997.

Cédric Frétigné

Notice:
Frétigné, Cédric. "Les chômeurs en action (décembre 1997 - mars 1998). Mobilisation collective et ressources compensatoires", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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