Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Été 2004 - Vol.06, No.03
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Éditorial

Du processus aux pratiques de médiation


Lucio Luison

Expert en Méthodes et Techniques de la Recherche Sociale; Responsable Relations Publiques de l'ASL n.2 (Service de Santé Publique); Président de l'AsEU (Association de Sociologues de l'Union européenne); Président de Mediatores (Association Italienne pour la Médiation Sociale); Directeur scientifique du Projet CO.ME. (Conflit et Médiation). luison@sociologia.it

Orazio Maria Valastro

Perfectionné en Promotion Sociale et Prévention de l'Exclusion (Université Carlo Bo, Urbino) et en Théorie et Analyse Qualitative dans la Recherche Sociale (Université La Sapienza, Roma); Spécialisé en Médiation Sociale (École Internationale de Médiation Sociale, Société Italienne de Sociologie); Maîtrise de Sociologie (Université René Descartes, Paris V); Consultant, intervenant, chercheur et formateur, en tant que sociologue et professionnel indépendant, Italie; Directeur Editorial de m@gm@ et Rédacteur en Chef d'Esprit critique. valastro.nemesi@iol.it


Confronter approches et orientations des interventions de médiation sociale

Pendant les vingt dernières années, les pratiques de médiation sociale ont connu un succès grandissant, d'abord aux Etats-Unis et ensuite au sein de différents pays européens ayant entamé des initiatives très intéressantes de collaboration entre institutions publiques et privées, associations de volontariat et coopératives sociales oeuvrant dans ce champ. La médiation sociale en tant que méthode de résolution et gestion alternative des conflits, moyen de réglementation sociale et recomposition pacifique des relations humaines, se caractérise différemment suivant les pays dans lesquels elle a pu se développer réalisant des multiples expériences. Les pratiques développées aux Etats-Unis ont davantage influencé l'Angleterre; la France a ressenti l'influence du Canada francophone; l'Espagne a des nombreuses relations avec le mouvement de médiation en Argentine et dans les pays de l'Amérique latine; l'Italie amorce une approche spécifique tout en se référant à différents modèles.

La médiation sociale naît tout d'abord en tant que modalité de résolution des conflits entre deux ou plusieurs parties; son efficacité se fonde sur la réorganisation de la scène conflictuelle se déroulant dans un lieu reconnu par les acteurs comme indépendant, en présence d'un tiers neutre - un médiateur - les assistant selon un ensemble de règles partagées par tous les participants. Cette forme de résolution des conflits a été particulièrement efficace dans les conflits entre des sujets entretenant des rapports de longue durée dans le temps et qui devraient, de toute façon, continuer à communiquer après l'éventuelle résolution du conflit, quelle que soit cette résolution. Cela concerne par exemple les habitants d'un quartier aussi bien en tant que personnes appartenant à une organisation que sujets partageant quotidiennement une situation sociale déterminée.

Depuis ce focus initial, les interventions de médiation sociale, surtout dans certains pays européens, ont évolué progressivement en se diversifiant et s'amplifiant, soit en relation à son objet soit en termes de modalités opérationnelles, pour agir aussi, par exemple, dans la direction de la prévention de l'exclusion sociale et de la sécurité urbaine, avec un objectif spécifique: celui d'obtenir une amélioration de la qualité de la vie urbaine en tant que contexte dans lequel la complexité de la vie sociale produit des situations difficiles à gérer et pour lesquelles sont demandés des instruments nouveaux et flexibles. Cet ensemble d'expériences est aujourd'hui l'objet d'attentions particulières par un grand nombre de pays de l'Union européenne, dans la perspective d'une plus ample adoption et diffusion de l'intervention de médiation sociale. Il n'y a pas beaucoup de recherches et contributions pouvant nous aider à comprendre les modalités d'application de la médiation sociale et les caractéristiques qu'elle a assumé ou qu'elle est en train d'acquérir dans différents pays européens: l'un des efforts les plus importants, tentant de comparer et d'approfondir ces différentes formes d'intervention de la médiation sociale, est sans doute celui produit par l'analyse de la Délégation Inter Ministérielle à la Ville (DIV) en France en 2002[1].

Le dossier thématique diffusé par Esprit critique et consacré à la médiation sociale, tout en sollicitant des contributions et proposant une série d'interventions de médiateurs appartenant à différents pays européens et extra européens, des opérateurs experts et spécialisés dans la médiation communautaire et culturelle, amorce une réflexion générale autour de ce sujet avec des approfondissements spécifiques. L'examen de réalités composites, l'évolution du processus de médiation et les traits distinctifs des pratiques de médiation, peut nous aider à mieux cerner et confronter approches et orientations des interventions de médiation sociale, évaluant le développement actuel de la médiation sociale au sein de certains domaines d'application. Il s'agit ainsi de soutenir une perspective étendue et un regard critique capable de considérer la particularité de la médiation évoluant dans des contextes divers.

La médiation sociale, tout en soutenant la promotion d'une culture alternative de la gestion des conflits et développant des méthodologies concrètes de gestion de la communication, poursuit une finalité fondamentale: parvenir à une recomposition pacifique des relations humaines. La médiation mobilise ainsi un projet de rétablissement des lieux de socialisation pour travailler parallèlement au rétablissement du lien social et soutenir des modalités alternatives de gestion des relations sociales. Favoriser la mise en place de nouveaux modèles de gestion et de régulation des conflits, établis sur la base de la confiance et de la collaboration réciproque, est un processus étayant une culture alternative tout en promouvant un engagement et une participation active des acteurs locaux à la communauté de vie dans laquelle ils sont impliqués. Résolution des conflits et développement de nouvelles procédures, renouvelant les procédures traditionnelles défaillantes, impuissantes face à l'effondrement du lien social, expérimentent ainsi une possible et originale institutionnalisation de prise en charge du malaise social, un espoir social de gestion et de contrôle des conflits.

Nous considérons toutefois, en syntonie avec les contributions des auteurs ayant participé à la réalisation du dossier thématique, la prévalence du processus de médiation pouvant se combiner davantage avec une reconnaissance et une prise en charge responsable du conflit, sans borner l'intervention de médiation sociale à la construction d'un nouvel ordre social par le biais du contrôle et la suppression tout court des conflits. La médiation devient ainsi un "processus du temps présent"[2], reconnaissant et concédant une réelle citoyenneté sociale à la multiplicité des valeurs et des pratiques sociales agissant au sein de nos sociétés, réintroduisant le sujet et son expérience, concourant à soutenir un retour du sensible dans l'espace social et scientifique[3].

Contributions au dossier thématique

Les approches de la médiation sociale, son évolution et la consolidation de ses pratiques sont examinées et différenciées par Jan Marie Fritz ("Derrière la magie: modèles, approches et théories de médiation"), contribuant ainsi dans l'analyse des théories de la médiation et leur implication avec les modèles du processus de la médiation. Un processus, selon Elise Lemaire et Jean Poitras ("Médiation sociale et médiation communautaire: spécificités et contributions au champ du règlement des différends"), engageant un renouvellement des pratiques traditionnelles de prise en charge individuelle et collective des problématiques sociales, soutient davantage la participation des acteurs sociaux à la vie de la communauté locale. L'intervention de médiation sociale risque actuellement, suivant sa finalité fondamentale de reconstruire le lien social et la cohésion sociale, de s'affirmer comme lieux spécifiques de la régulation des conflits.

Avec la systématisation du processus de médiation sociale nous risquons, en effet, d'assister à une transformation de la médiation, caractérisée par l'intervention de professionnels spécialisés dans la régulation du conflit. Il faut en avoir conscience tout en réfléchissant avec Daniela Gaddi, ("Médiation du conflit, discipline du conflit: notes critiques sur les pratiques de médiation"), sur les stratégies de résistance pouvant présenter des finalités bien différentes. L'intervention de médiation sociale dans les espaces publics et les espaces privés ouverts au public, désigne une forme d'action particulière avec une évolution dans la création d'emplois déterminée par les intérêts des commanditaires et la revendication de leurs partenaires professionnels. La question communautaire de la construction collective d'un sentiment antithétique au sentiment d'insécurité, question examinée par Alexandre Biotteau ("Entre contrôle social et régulation économique: la médiation sur les espaces publics"), considère la politique de création d'emplois dans le domaine de la médiation, définie dans un cadre promouvant une proximité sociale entre professionnels et communauté, mais caractérisée simplement comme politique de création d'emploi et d'insertion professionnelle.

Le développement de nouvelles pratiques crée aussi des espaces de pertinences spécifiques, situés quelquefois au sein d'une intervention sociale dont les principaux acteurs étaient autrefois les travailleurs sociaux, tout en découvrant, d'après Fabienne Barthélémy ("Médiateur social: dynamique de fabrication d'une pratique professionnelle"), des zones d'actions désertées ou abandonnées par les professionnels traditionnels. La médiation, déployant un processus communicationnel de transformation du social et une requalification des rapports sociaux, encourage les acteurs impliqués au sein de ce processus à partager un destin collectif les réconciliant et les rapprochant les uns des autres. Une réticulation médiatrice par les acteurs, ainsi définie par Anne-françoise Volponi ("La démarche de recherche comme espace-temps de médiation: le cas de la sociologie"), signalant la participation de ces derniers mais l'insuffisante recherche comparative ne peut pas évaluer le degré de démocratisation d'une société amorcé par le processus d'intervention de la médiation sociale.

La médiation interculturelle, s'intéressant au processus d'engendrement des faits culturels par une mise en récit de soi, suivant la contribution de Pierre Philippe et Delange Nicolas ("Rapport à l'autre et traitement de l'étranger dans le management interculturel"), ambitionne un projet interculturel pouvant faire valoir des oppositions pour les dépasser, sans pour autant les ignorer ou les anéantir. La médiation interculturelle dans son acception pédagogique nous a permis de concevoir des nouveaux parcours intégrant des paradigmes ouverts vers l'autre et l'altérité[4]. Nous retrouvons cette approche éducative dans la médiation scolaire confrontée aux contradictions du système éducatif, engendrées par le processus de massification des écoles et l'accès de groupes sociaux autrefois exclus, sollicitant et favorisant la diffusion d'un nouveau modèle de régulation des conflits. La lutte contre l'exclusion sociale comporte ainsi une intervention contre le décrochage scolaire produisant des nouveaux intervenants, le médiateur éducateur de rue et le parent éclaireur, deux figures examinées par Ibrahim Koodoruth ("La médiation de l'éducateur de rue en milieu scolaire dans la lutte contre l'exclusion sociale à l'île Maurice"): il s'agit d'agents de l'Etat et de membres actifs du quartier, deux types de médiateurs se confrontant aux problématiques posées par les expériences sociales et scolaires des sujets.

Les recherches-actions réalisées dans ces champs nous permettent d'évaluer la valeur des projets de médiation, par exemple la médiation de quartier examinée par Jean-Pierre Bonafé-Schmitt ("Un essai d'évaluation de la médiation de quartier"), une médiation conçue en tant qu'objet interdisciplinaire capable d'élaborer autant d'outils interdisciplinaires pour le fonctionnement des dispositifs de médiation de quartier. L'évaluation des effets de l'intervention de médiation sur les relations sociales vise à vérifier l'émergence d'un nouveau modèle de régulation sociale des conflits reposant sur des conditions nécessaires: dé-centralisation, dé-professionnalisation, dé-légalisation des interventions de régulation des conflits. Pour Gérald Bronner ("Les gardiens-concierges et l'ambiguïté de la médiation sociale"), ce nouveau modèle s'ébranle face aux sollicitations et requêtes des commanditaires de l'intervention de médiation: c'est le cas dans la profession du gardien-concierge, quand les marges de manoeuvre tactiques des acteurs de terrain peuvent vider de toute substance la fonction professionnelle et l'idée de la médiation. Le rôle social de l'intervention de médiation culturelle dans la contribution d'Abdelwahed Allouche ("La médiation du livre: une obsession du social?"), nous permet de poursuivre sur le thème des marges de manoeuvre observant cette fois les modalités de négociation qu'une profession met en oeuvre pour garantir la médiation du livre comme rencontre agissant sur les conditions de devenir des lecteurs.

Approfondissements et résultantes

Nous avons essayé de développer deux axes principaux: les approches de médiation sociale qui, au cours de leur évolution, se sont présentées comme dominantes dans les pays francophones, les possibles différences de modalités avec lesquelles ces approches ont été appréhendées dans ces pays, les raisons sociales et culturelles au fond de ces diversités; et la situation de la médiation dans les pays considérée en termes d'état des lieux (diffusion, pratiques, évaluation critique, professionnalisation, aspects juridiques...) et les hypothèses de développements futurs (domaines d'application, normes...).

De nombreux liens et approfondissements possibles apparaissent:

  • les aspects culturels de la communication, particulièrement en ce qui concerne la médiation culturelle, la question des migrants, les sociétés multiethniques et interculturelles;
  • la médiation scolaire et ses finalités de socialisation et de production des identités sociales, la création de nouveaux espaces de socialisation et des modalités alternatives de gestion des relations sociales;
  • la médiation envisagée ainsi comme communication et contrôle social, démarche d'apprentissage de la vie en commun et projet de reconstitution de structures intermédiaires entre les individus et l'État;
  • la médiation dans la prévention du conflit social, expertise et gestion des problèmes comme opportunités d'amélioration des relations sociales;
  • la médiation diffuse et les intervenants au niveau de la communication et des relations entre les membres de la communauté locale, l'émergence d'une culture participée de la gestion alternative des conflits ainsi que l'acquisition d'instruments et l'apprentissage par la médiation de la gestion des conflits pour recréer des lieux de socialisation;
  • la médiation institutionnelle et les centres de médiations, le processus de légitimation des professionnels de la médiation pour affermir ce nouveau champ d'intervention, la confrontation entre professions traditionnelles et nouveaux professionnels du social en matière de gestion des conflits;
  • la mise en place de politiques modernes favorisant la coopération à partir de nouvelles techniques de médiation pour la résolution alternative des contentieux;
  • la formation et la médiation professionnelle, le développement de différents modèles de médiation et l'expérimentation représentative d'une élaboration interdisciplinaire de la formation, des compétences et des pratiques professionnelles.
  • les contributions proposées solliciteront sans doute de nouveaux horizons à ouvrir, de nouveaux thèmes à traiter dans ce domaine, qui pourraient faire l'objet d'un prochain numéro de la revue.


Lucio Luison
Orazio Maria Valastro

Notes:

1.- J-L Bossavit, D. Glaesner, R-M Royer, Référentiels de la médiation sociale: rapport final, novembre 2002.

2.- J. Caune, "La médiation culturelle: une construction du lien social", Revue Les Enjeux de la Communication, 2000.

3.- R. Barbier, L'Approche Transversale, l'écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos (Economica), 1997.

4.- F. Remotti, Contro l'identità, Roma-Bari, Laterza, 1996.


Notice:
Luison, Lucio et Valastro, Orazio Maria. "Du processus aux pratiques de médiation", Esprit critique, Été 2004, Vol.06, No.03, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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