Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2004 - Vol.06, No.04
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L'intervention du sociologue dans l'identification des besoins sociaux des populations défavorisées. L'imagination sociologique face à la conception bureaucratique


Rabah Kechad

Docteur en sociologie des organisations et du travail. Consultant-expert en management, communication et GRH. Directeur des communications de la revue Esprit Critique. Ancien directeur de l'institut de sociologie de l'université de Blida - Algérie. Enseignant-chercheur universitaire.


Résumé

La présente contribution se propose de soumettre aux débats la problématique de l'intervention du sociologue dans la définition des besoins sociaux des localités défavorisées. La notion de besoin a toujours été appréhendée sous un angle économique ou psychologique en se référant aux différents modèles explicatifs. Or, les besoins sociaux relèvent plus de l'imagination collective, des représentations socioculturelles des individus et des groupes que d'un schéma rationnel, objectif et prévisible et qui constituent une variable importante dans l'élaboration de toute politique sociale où l'imaginaire collectif symbolise un projet plus près de la quotidienneté des groupes sociaux que de l'approche rationnelle technicienne. C'est dans ce cadre que nous soumettons une réflexion sur l'intervention du sociologue dans la définition des besoins des groupes sociaux en nous inspirant d'une recherche que nous avons réalisée pour le compte d'un centre d'études. Par cette expérience nous allons démontrer que le sociologue empathique usant avec art et maîtrisant la communication contingente en tenant compte des spécificités socioculturelles incitant à l'expression collective serait le canal privilégié permettant de dépasser la vision technicienne de la question sociale. Notre contribution vise surtout à susciter le débat autour de l'approche de l'intervention du sociologue dans un champ social réservé jusqu'ici à une vision "administrativo-bureaucratique". Autrement dit, nous préconisons l'approche qui incite à appréhender la question sociale de bas en haut et non l'inverse. Nous comptons donc développer les aspects suivants:
1- Le sociologue, cet auditeur du social: vers l'audit sociologique des besoins sociaux
2- Expérience d'une intervention d'un sociologue dans le cadre d'une étude sur les besoins sociaux des populations rurales
3- Quelques éléments de réflexion: l'estimation des besoins sociaux entre la logique administrative et bureaucratique et l'imagination sociologique
4- Lesociologue-auditeur: esquisse d'une approche de formation
En guise de conclusion: peut-on conclure le débat?

Mots-clés: intervention sociale, sociologue-auditeur, besoins sociaux, sociologie, sociologie/intervention sociale.


Propos introductifs: réfléchissons ensemble

Nous avons longuement hésité avant de décider de soumettre à la réflexion une telle problématique. La question de l'intervention sociologique en faveur de l'intervention sociale nous a toujours préoccupé et ce pour plusieurs raisons. L'une de ces dernières est notre souci permanent de voir la sociologie se transformer au fil des ans en une filière en mesure d'apporter des réponses plus pratiques à des questions qui intéressent, à la fois, le sociologue et la société dans sa globalité.

La pratique de la sociologie reste toujours confinée dans des enquêtes et des études qui contribuent, certes, à l'accumulation du savoir et de la connaissance sociologique sans toutefois apporter des réponses opérationnelles recommandables en mesure de changer une situation sociale. C'est pourquoi cette modeste réflexion intervient pour relancer la réflexion et le débat sur la pratique de la sociologie face à l'emprise de l'approche bureaucratique et technicienne sur la question sociale.

Si le paradigme positiviste a longuement dominé les recherches en sciences sociales, en général, et la recherche en sociologie, en particulier, il demeure aujourd'hui utile de rappeler que: "les comportements des acteurs ne sont pas déterminés. En ce sens être un être humain est être un acteur qui sait se donner des buts, qui à la fois a des raisons de faire ce qu'il fait et qui est capable, si on le lui demande, d'exprimer ces raisons d'une façon discursive, y compris en mentant, et/ou bien évidemment en se trompant lui-même." (J. Rojot, 1998, p. 6).

Cette intervention s'inscrit donc dans une approche accordant une place privilégiée aux représentations et à l'imaginaire individuel et collectif des acteurs comme cela fut bien explicité par A. Giddens (1976, 1979, 1990) qui pense que la conscience pratique, composée particulièrement des différents schémas interprétatifs utilisés par les acteurs dans la constitution de leur vie et l'organisation de leurs perceptions et la conscience discursive, composée de tout ce qui est possible d'exprimer et de formaliser, constituent ensemble, en plus de l'inconscient, les contours qui déterminent les comportements des personnes et des groupes sociaux (J. Rojot, 1998, p. 10-11).

Pour le développement de la présente réflexion nous avons préféré nous inspirer de nos nombreuses expériences et études pratiques et particulièrement d'une étude récente consacrée à l'identification des besoins sociaux des ménages ruraux. Notre statut de sociologue et de consultant-expert nous a accordé le privilège d'être, à la fois, sociologue et auditeur. Cette réflexion découle donc et en premier lieu de cette expérience qui nous a permis de rester longuement près des ménages en organisant des discussions de groupe, des entretiens marginaux et l'administration de questionnaires en plus de notre regard d'observateur de sociologue. Cette riche expérience, ajoutée aux nombreuses actions auprès des entreprises et des institutions en tant que consultant-formateur ou de conseil, nous autorise plus que jamais à tenter de capitaliser cette pratique, si modeste soit-elle, afin d'inciter à la réflexion autour du métier de sociologue et d'autres profils qui pourraient contribuer au développement d'une sociologie opérationnelle, s'inspirant pour partie de celle qui se consacre toujours à la réflexion et à la recherche fondamentale.

1- Le sociologue, cet auditeur du social: vers l'audit sociologique des besoins sociaux

Le métier de sociologue demeure toujours une des préoccupations centrales des spécialistes de cette discipline. De l'abondante littérature dans ce domainenous pouvons dégager deux principales tendances: la première s'oriente plus vers la recherche de l'explication des phénomènes sociaux où l'action et l'intervention relèvent plus des compétences des décideurs ou des gestionnaires. En revanche, la deuxième orientation est celle qui consiste à aller vers le champ opérationnel où le sociologue pourrait être un véritable "médecin social". Pour notre part, nous préférons nous orienter vers une sociologie opérationnelle sans pour autant dépouiller cette science de son héritage théorique riche et nécessaire pour les différentes interventions sociologiques ou sociales.

Notre souci est surtout de mettre en évidence le rôle de la sociologie dans l'audit du social. C'est pourquoi nous nous interrogeons sans cesse sur l'intervention de la sociologie dans la réalité en mettant en avant toute la problématique de son appareillage méthodologique. Cette science pourra-t-elle alimenter les intervenants sociaux en résultats afin de les aider à mieux intervenir en faveur des populations défavorisées? Quelle pourrait être sa démarche méthodologique lui permettant d'être un canal certain et efficace pour faciliter ces interventions sociales dans les différents domaines? Peut-on donc aller dans le sens de l'audit sociologique au lieu de se confiner dans le cadre classique de l'enquête ou de la recherche sociologique? Dans le cas affirmatif, quelles seraient donc ces méthodes et ces techniques de l'audit sociologique?

Ces différents questionnements pourraient aider à mieux saisir l'importance d'une sociologie orientée vers les réalités sociologiques et qui aiderait à intervenir pour apporter les solutions adéquates aux différentes situations qu'affrontent les groupes sociaux.

Nous pensons que l'audit sociologique est mieux indiqué dans ces types de problématiques car la poursuite des causes des phénomènes sociaux par une recherche sociologique avec une méthodologie classique nous semble loin des objectifs recherchés par les intervenants sociaux. L'audit sociologique est destiné davantage à la recherche des écarts entre les souhaits d'une population ou, autrement dit, les rêves d'une population et les normes de satisfaction. Le mot audit provient du verbe latin audire, auditur, qui signifie écouter et entendre. Pour la recherche de l'efficacité et de l'efficience dans les différentes activités de l'entreprise, les spécialistes ont développé plusieurs types d'audit: audit financier, audit social, etc. Plusieurs définitions ont été suggérées par les spécialistes. Si on reprend celles consacrées à l'audit social - activité plus proche de celle du sociologue - et ce à titre indicatif afin de nous aider à mieux situer l'audit sociologique, nous allons remarquer que la pratique de l'audit est basée sur la recherche de l'information par les différents outils (entretien, enquête, etc.) visant la comparaison entre le présent (audité) et le futur (souhaité). Pierre Candau définit l'audit social commeune démarche qui s'appuie sur une méthodologie et un ensemble de techniques afin de cerner les points faibles et les contraintes en vue d'avancer des recommandations appropriées (P. Candau, 1986). Les autres définitions, à part certains détails d'ordre technique, rejoignent le sens général qu'accorde cet auteur à l'audit social.

Quelle analogie peut-on effectuer entre l'audit, l'audit social et l'audit sociologique?

L'audit sociologique pourrait être considéré comme cette orientation méthodologique permettant de dégager les écarts entre deux situations - celle souhaitée par les personnes et l'autre à atteindre - à partir d'une approche méthodologique favorisant la comparaison ascendante comme le montre la figure 1.




L'audit sociologique consiste donc à aller voyager au coeur des rêves et des représentations des personnes et des individus pour procéder ensuite à une comparaison entre, d'une part, les souhaits exprimés par les populations et, d'autre part, les normes de satisfaction et ce, à l'inverse de l'approche classique qui consiste à aller de haut en bas où les planificateurs et les pouvoirs publics déterminent les besoins sociaux d'une population à partir d'un constat ou d'une investigation menés par des techniciens ou des planificateurs qui, sur le terrain, constatent et quantifient pour élaborer ensuite les plans de développement.

L'exemple suivant, inspiré d'une étude que nous avions menée en 2002, pourrait aider à mieux saisir l'importance de cette démarche dans l'identification des besoins sociaux ce qui pourrait faciliter le travail des planificateurs et des intervenants sociaux. La discussion avec la population d'une localité rurale a permis de dégager une typologie des rêveries et des représentations aptes à être transformées en besoins sociaux. Notre vision de sociologue nous a imposé d'aller dans le sens de cette logique contraire, peut-être, à celle de l'économiste ou de l'ingénieur qui s'accroche en priorité à la quantification des besoins en termes de coût et d'impact. L'analyse de la tendance générale des souhaits exprimés par les groupes sociaux a fait ressortir certains besoins que les planificateurs ou les bureaucrates considèrent comme négligeables ou même marginaux. À titre indicatif, nous citons l'exemple du petit pont qui relie cette localité à la route principale que la majorité de la population considère comme un besoin important. Mais les planificateurs ne l'ont jamais inscrit comme une priorité, car un pont de 2 mètres de longueur est considéré comme une question négligeable. Or, les discussions menées avec les habitants, avec une écoute sincère et active, ont permis de classer ce rêve comme une priorité importante et urgente. Nous sommes donc face à deux logiques contradictoires: celle de l'économiste ou du planificateur qui considère ce besoin comme négligeable à ne pas prévoir dans le plan de développement de la localité; l'autre du sociologue qui le classe comme un besoin prioritaire et urgent. La différence réside dans l'approche adoptée par l'un et l'autre.

Notre approche d'audit sociologique nous a imposé d'être empathique et à l'écoute des personnes concernées par le développement de leur localité en collectant le maximum d'informations sur les rêves exprimés par les personnes en tenant compte des expressions des visages, des émotions des uns et des autres, des passions, etc. Notre logique de sociologue auditeur nous a permis de mesurer l'importance de ce pont car la population a précisé que durant l'hiver le pont - en raison de sa dimension très réduite - ne facilite pas le passage des eaux ruisselantes et, de ce fait, se trouve complètement immergé, ce qui conduit systématiquement, et à chaque période hivernale, à l'isolement total de la localité qui doit attendre que le niveau des eaux baisse pour retrouver de nouveau le pont.

Quelle pourrait être l'approche méthodologique de l'audit sociologique?

En partant du niveau d'analyse épistémologique on peut identifier trois principaux paradigmes:

  • le paradigme positiviste,
  • le paradigme interprétativiste,
  • le paradigme constructiviste.

Chaque paradigme comporte ses propres outils méthodologiques. Pour les positivistes, la réalité a une ontologie car elle a une essence propre (R.A Thiérart et coll., 1999, p17). Pour les représentants de ce paradigme le sujet est indépendant de l'objet et les faits doivent être considérés comme des choses (Durkheim, 1988) car: "que nous les nommions ou non, que nous les percevions ou non, les structures tangibles et relativement immuables de ce monde existent en tant qu'entités empiriques" (Burell et Morgan, 1979, p.4). L'analyse de l'histoire de ce paradigme permet sans doute de cerner les racines épistémologiques de cette façon de concevoir et d'étudier la réalité. Le paradigme classique développé par la mécanique a eu une influence importante sur l'émergence puis le développement de ce courant de pensée.

Les idées des différents physiciens et mécaniciens des XVIIo et XVIIIo siècles ont permis de développer la vision positiviste-déterministe (A.M. Codur, 1993) qui enlève à tout sujet la liberté de se mêler à la réalité qui demeure indépendante de sa volonté ou de ses représentations. Il demeure évident de rappeler que les sciences sociales en général et la sociologie en particulier se sont largement inspirées de ce paradigme classique pour développer le positivisme comme mode de pensée, de raisonnement et de recherche.

Le paradigme positiviste s'est appuyé sur une approche méthodologique faisant des techniques et des méthodes d'enquête ses principaux outils de recherche des lois présentes dans l'environnement naturel ou social. C'est ainsi que la sociologie a tenté, à sa naissance, de développer sa propre méthodologie sans pour autant ignorer l'héritage méthodologique des sciences dures. La recherche de l'objectivité semblable à celle préconisée par les sciences expérimentales a constitué une obsession permanente chez beaucoup de sociologues.

Le paradigme positiviste a été largement critiqué et remis en cause notamment par les interprétativistes et les constructivistes. Ces deux principaux paradigmes réfutent l'indépendance de la relation sujet/objet et affirment que la réalité (l'objet) est dépendante du sujet. Par conséquent on passe de la vision ontologique à la vision phénoménologique qui rejette l'existence d'une objectivité - connaissance objective - des réalités. Cette dernière est le résultat de la représentation qu'elle s'est construite. Cette révolution épistémologique toujours en marche a fait passer la réflexion d'un état ontologique à un état phénoménologique. Afin de mieux illustrer ce changement paradigmatique nous reprenons cet extrait de Berger et Luckmann (1996, pp. 9-10):"une sociologie de la connaissance devra non seulement traiter de la validité empirique de la connaissance dans les sociétés humaines, mais également des processus par lesquels tout corps de "connaissance" en vient à être socialement établi en tant que réalité". Il ressort de cette lecture épistémologique que la vision du monde était un déterminant important dans le développement de ces paradigmes. On est passé de la vision classique ayant considéré le monde comme une horloge à celle d'aujourd'hui qui considère que le monde qui nous entoure est le produit de notre perception et de nos représentations. Autrement dit c'est un construit social.

Afin de permettre une meilleure lecture paradigmatique comparative, nous adaptons dans la figure 2 le schéma proposé par R.A Thiérart et al (1999, pp. 14et 15).




Plusieurs approches sociologiques et anthropologiques furent développées qui, d'une manière directe ou indirecte, laissent une large place à l'expression du vécu du sujet. Le consensus qui se dégage de ces approches met en évidence les limites du positivisme comme un paradigme qui a longtemps dominé les sciences sociales[1].

L'audit sociologique pourrait bien s'inspirer des ces différents paradigmes sans pour autant se confiner dans une approche particulière car la question sociale est un fait très complexe faisant intervenir différentes variables imbriquées les unes dans les autres. C'est pourquoi nous préconisons la triangulation comme démarche méthodologique permettant au sociologue-auditeur de recourir aux techniques quantitatives et qualitatives en accordant une large place à ces dernières. La particularité de cette approche est de rechercher les écarts entre les rêves et les représentations des personnes et des groupes sociaux (le degré de satisfaction recherché) et les normes de satisfaction (degré de satisfaction ciblé) en partant de l'imaginaire individuel et collectif vers les besoins sociaux.

Ainsi, le sociologue-auditeur ne doit pas se limiter aux besoins matériels car ces derniers sont identifiables à partir des observations, des enquêtes techniques ou d'un sondage par questionnaire. Les données statistiques produites par une enquête quantitative permettent par exemple de mesurer l'intensité du chômage dans une localité donnée, de même pour le revêtement des routes, la création de centres culturels, etc. En revanche, le sociologue-auditeur qui part d'une réalité sociologique imaginée et décrite par la population concernée, sera en mesure de dégager d'autres besoins sociaux considérés par les populations comme importants et prioritaires. Pour mieux préciser la présente réflexion, citons l'exemple des chômeurs. L'économiste ou le planificateur considère le chômage sous l'angle statistique pour déboucher sur des recommandations qui stipulent, dans la plupart des cas, la création d'emplois pour absorber le chômage. Or, notre expérience de terrain apprécie différemment le phénomène. Les entretiens qualitatifs et notamment l'animation des Focus group discussion ont fait ressortir d'autres besoins connexes. Le sociologue-auditeur ne se limite pas aux données "froides" qui consistent à avancer des chiffres bien compilés dans des tableaux à commenter mais tient compte des différentes façons d'exprimer d'un (ou des) chômeur (s): ses propos, ses mimiques, ses gestes, ses larmes, etc. Le langage du chômeur est une source de données importante pour le sociologue-auditeur. Par exemple, un chômeur lance: "il ne me reste que la mort!!". Ces termes sont analysés par le sociologue-auditeur comme un cris de détresse à l'adresse des pouvoirs publics. C'est pourquoi il ne suffit pas de recommander la création de l'emploi mais surtout de porter assistance urgente à ces chômeurs, de les écouter et de collaborer avec eux pour trouver des issues à leur situation. Le sociologue-auditeur part du postulat suivant: on ne peut, et en aucun cas, réfléchir et imaginer à la place du chômeur, du jeune délinquant, etc. C'est pourquoi le chômage se mesure sociologiquement en indices de souffrances individuelles et collectives qui échappent à la quantification. Lorsqu'un groupe de personnes d'une localité s'exprime dans le cadre d'un Focus group discussion, le sociologue dégage plusieurs types de besoins: d'affirmation, de reconnaissance, d'être écoutés, d'extériorisation, de participation à la gestion de leur localité, etc., en plus des autres besoins objectifs tels que le travail, l'électrification, etc.

Quelles sont donc les techniques permettant au sociologue-auditeur d'aller au fond de l'imaginaire individuel et collectif des personnes et des groupessociaux?

2- Expérience d'une intervention d'un sociologue dans le cadre d'une étude sur les besoins sociaux des populations rurales

A l'origine, l'étude consistait à déterminer les besoins sociaux pour une population de 1000 ménages issus des localités rurales. La méthode de triangulation a été retenue avec comme outils d'investigation par l'administration: un questionnaire structuré et l'animation de plusieurs Focus group discussion.

Au niveau de la circonscription qui m'a été confiée pour superviser l'étude, j'ai intégré les enfants dans les groupes de discussion, bien que cette proposition avancée par moi-même a été laissée par le centre d'études à titre facultatif.

Le premier contact est très important pour ces types d'entretiens car les populations gardent toujours l'image de l'administration ou des élus qui "promettent sans rien concrétiser". Dans ce contexte, le chercheur ou l'enquêteur est appelé à donner une autre image afin de gagner la confiance des chefs de ménage et des autres catégories à enquêter. En qualité de consultant-expert principal superviseur de cette étude, nous avons longuement sensibilisé les enquêtrices et les enquêteurs sur ces freins méthodologiques. Comme nous avons attiré l'attention sur le vécu sociologique des habitants où l'intérieur du ménage rural est considéré comme un lieu intime et sacré favorisant plus le contact femme/femme. C'est pourquoi nous avons chargé exclusivement les enquêtrices d'accéder aux ménages et s'entretenir avec les femmes de même pour l'animation des Focus group. La contingence méthodologique nous a imposé d'adapter les outils de recherche aux contextes socioculturels très spécifiques où l'interaction symbolique passe par l'imagination individuelle et collective.

Les données du questionnaire ont permis seulement de quantifier les besoins exprimés par les enquêtés sans pour autant permettre d'identifier les besoins réels des populations. À titre d'exemple, nous présentons les résultats de l'analyse des données fournies par les groupes de discussion menés avec les enfants et ce sous l'angle de l'audit sociologique[2]. Voir le tableau 1 ci-dessous.

Besoins exprimés

  • Assurer le transport scolaire
  • Doter les salles de cours d'équipements adéquats (tables correspondant à leur âge, chauffage, craie de bonne qualité, etc.)
  • Réaménager les cours des écoles et planter les arbres
  • Créer des bibliothèques et des salles informatiques au sein de leur site
  • Revêtir les routes principales et les ruelles
  • Alimenter suffisamment les ménages en eau potable afin de les décharger d'aller à sa recherche.
  • Créer des centres de formation professionnelle pour les enfants exclus
  • Aménager des terrains de football au sein des sites
  • Créer de l'emploi à leurs parents pour améliorer le revenu des ménages
  • Accorder des aides matérielles aux enfants nécessiteux
  • Créer une piscine pour les enfants de tous âges
  • Créer un photographe au sein du site.
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    ECART

     

     

    ECART

     

     

    ECART

    Normes de satisfaction (l'image recherchée)

    Nous transformons les expressions, les mots et les propos prononcés par les enfants en une image recherchée qui constitue la finalité du planificateur.

    "Nous, enfants de ces sites, nous avons communiqué avec vous en toute spontanéité sans calculs ni préjugés. Nous ignorons totalement le monde des adultes, de l'administration et des textes. Nous rêvons d'un site transformé en ''petit paradis'' dans lequel nous allons pouvoir laisser s'exprimer notre innocence et notre énergie en toute liberté. Nous allons échapper aux regards des adultes qui nous guettent à chaque pierre jetée, à chaque bêtise commise et surtout à chaque mot vulgaire que certains lancent à haute voix. Ces adultes ignorent tout de nos malheurs. Ils ne savent pas que nous passions nos journées entre l'école qui nous oblige à traverser la route avec tous ses dangers pour parcourir des kilomètres avant de rejoindre les salles de cours. Nous rêvons des salles de cours convenablement aménagées qui correspondent avec nos âges et notre perception, équipées en matériels nécessaires et en chauffage. Nous rêvons de passer les récréations dans des cours pleines de verdure et d'arbres. Nous sommes prêts à planter nous-mêmes ces arbres. Notre rêve est de voir enfin notre site alimenté régulièrement en eau potable car nous sommes épuisés en allant tous les jours chercher l'eau de si loin sans oublier aussi de voir les ruelles de notre localité soigneusement revêtues. Les adultes sont-ils sensibles à nos malheurs? Nous, les enfants exclus de l'enseignement, rêvons de voir se créer un centre de formation professionnelle et des centres d'apprentissage. Notre rêve est aussi de disposer des différentes aires de jeux: des espaces de loisirs, des terrains de football, d'une salle d'informatique, d'un centre culturel et d'une piscine. Nous souhaiterions vivre comme tous les autres enfants du monde. Bien sûr, nous pensons beaucoup à nos parents qui souffrent en permanence pour nous faire vivre. Nous rêvons de voir nos parents travailler pour subvenir à nos besoins les plus élémentaires. Enfin, nous espérons voir ouvrir un photographe au sein de notre site. Ce sont nos rêves et nous sommes libres d'imaginer une vie meilleure. Le reste ne nous intéresse pas car il relève de l'imagination des adultes."(Texte imaginé par l'auteur en reprenant les idées émises par les enfants lors de l'animation des groupes de discussion.)


    Tableau 1: résultats de l'analyse des données fournies par les groupes de discussion menés avec les enfants

    Le sociologue-auditeur analyse ces besoins par une approche particulière qui n'exclut pas les émotions ni les rêves des populations afin d'aider à mieux identifier les désirs profonds et immatériels des populations. Cependant, les recommandations du sociologue-auditeur s'intègrent dans une démarche inductive-déductive en partant de réalités locales pour dégager ensuite des résultats palpables en mesure de permettre d'élaborer des plans de développement.

    À l'inverse de l'approche technicienne qui considère les besoins sociaux comme une question relevant de l'ingénierie technique, l'audit sociologique demeure à nos yeux l'une des approches les plus indiquées pour intégrer les populations dans la construction des plans de développement des localités. Autrement dit la recherche des besoins"invisibles" et cachés pourrait constituer la principale mission du sociologue-auditeur en plus des autres préoccupations d'ordre matériel décelables par l'observation et l'investigation.

    3- Quelques éléments de réflexion: l'estimation des besoins sociaux entre la logique administrative et bureaucratique et l'imagination sociologique

    A partir de la présente approche nous remarquons que les besoins sociaux, sous toutes leurs formes, ressortent plus d'une approche sociologique et anthropologique que de la logique administrative et bureaucratique. C'est pourquoi nous estimons que le développement d'un profil de sociologue-auditeur est en mesure d'aider le planificateur et l'administrateur à mieux cerner les souhaits et les attentes des populations, étape préalable que nous considérons comme déterminante pour la réussite d'une quelconque intervention sociale.

    Dans de nombreuses situations, nous avons pu remarquer que les besoins exprimés ne font appel à aucun investissement financier car ils sont de nature socio affective ou psychosociologique. Les besoins les plus récurrents des populations restent sans doute l'aspiration à une large participation dans la conception des projets de développement, à être écoutées par les responsables locaux, à la recherche de l'estime et de la considération, à être alimentées sans cesse en informations qui pourraient les aider à soumettre des projets de création de micro entreprises, etc.

    En plus, chaque catégorie de population, à partir de ses propres caractéristiques socio démographiques, puise dans son stock émotionnel et affectif pour exprimer des besoins très particuliers. C'est pourquoi l'audit sociologique se situe à mi-chemin entre la logique locale enracinée dans le vécu réel des populations et celle dite rationnelle consacrée par l'administration.

    Nous avons pu retenir que l'approche d'audit sociologique des besoins doit tenir compte de leur catégorisation en imposant une démarche méthodologique propre à chaque population. Par conséquent, l'animation de groupes de discussion ou l'organisation d'entretiens qualitatifs sont conçues d'une manière contingente. La segmentation des populations obéit donc à ce principe fondamental qui distingue ces différentes catégories sociales. Les besoins exprimés par les enfants scolarisés du cycle primaire diffèrent, dans beaucoup de cas, de leurs homologues exclus du système éducatif. Aussi les besoins sociaux des femmes au foyer ne sont pas identiques à ceux des jeunes filles scolarisées. C'est pourquoi le sociologue-auditeur doit procéder à une catégorisation bien construite des populations d'une localité afin de segmenter ses besoins et introduire une rupture avec la logique de standardisation imposée, dans beaucoup de cas, par la logique administrativobureaucratique.

    C'est à ce niveau précis de l'approche du sociologue-auditeur que la question des variables de différenciation devrait intervenir. Dans notre cas, certaines variables ont été retenues: le sexe, l'âge, le statut familial et le statut professionnel. Elles ne sont pas limitatives car l'approche est contextuelle laissant à l'auditeur une large initiative pour tenir compte des différentes caractéristiques de l'environnement qui entoure son intervention.

    A quel moment l'imagination sociologique pourrait-elle intervenir?

    L'imagination sociologique consiste surtout à traduire les rêves et les souhaits des populations enquêtées en besoins aptes à être satisfaits. Le sociologue-auditeur, à l'inverse du planificateur, est en mesure de transformer l'imaginaire en imagination. Cette passerelle interprétative et compréhensive fait appel à des compétences analytiques et explicatives très particulières qui exigent de fortes capacités d'abstraction et d'explication. Autrement dit, cela relève plus d'un processus interprétatif, car les réalités exprimées par les acteurs comportent des sens et des significations. Aussi, l'analyse sémiologique permettrait-elle sans doute au sociologue de disposer d'une carte symbolisant les aspirations et les attentes à partir des différentes expressions des acteurs.

    Cela dit, l'audit sociologique de la question sociale dépasse la vision technicienne qui fait des besoins sociaux une simple question de quantification et de hiérarchisation à établir à partir d'une enquête quantitative excluant les informations qualitatives fournies par les techniques d'investigation propres au sociologue. À titre d'exemples, nous pouvons citer les différentes sources de données que le sociologue-auditeur exploite en vue de dégager la carte des besoins susceptible d'être transformée en plan de développement social:

    • les larmes et les expressions émotives;
    • les mots et les termes utilisés;
    • les gestes para verbaux et les mimiques;
    • les images et les analogies;
    • les métaphores et les expressions descriptives;
    • les dictons et les expressions populaires, etc.;
    • les symboles et les signaux linguistiques.

    Ces sources d'information comportent des besoins intangibles et qualitatifs qui échappent à l'analyse technicienne et quantitative. En revanche, elles permettent au sociologue-auditeur de soumettre des recommandations pratiques en mesure de considérer les personnes et les groupes intégrés dans leur contexte environnemental. A cet effet, l'analyse socio-systémique[3] est l'une des exigences qui permettrait une meilleure appréhension du fait analysé. Lorsque le sociologue-auditeur procède à l'étude, à la compréhension et à l'interprétation des différentes situations des personnes ou des groupes sociaux, il demeure important de tenir compte de l'histoire de l'espace étudié, de ses dimensions géographiques, de sa culture, de son système de valeurs, de ses us et coutumes, de ses règles sociologiques communes, de ses types de constructions, etc. C'est pourquoi la monographie et l'histoire de l'espace concerné constituent une étape préalable nécessaire et utile afin de permettre, a posteriori, d'insérer les besoins sociaux dans leur cadre contextuel adéquat. À ce titre, il serait difficile d'imaginer, par exemple, prévoir l'architecture d'un édifice sans tenir compte des particularités socioculturelles de la localité. L'exemple du besoin exprimé par les enfants du cycle primaire consistant de créer une bibliothèque au sein de leur site est fortement révélateur. A ce sujet, le sociologue-auditeur ne doit pas recommander ce besoin d'une manière superficielle mais en préciser les conditions socioculturelles. Les enfants d'une localité rurale, et même montagneuse, ont plus besoin d'une bibliothèque qui reflète - dans son architecture et dans ses contenants - les éléments constitutifs de leur culture locale. Ainsi l'architecture de la bibliothèque, les activités qui lui seront liées, les manuels, les livres, etc., peuvent être appréhendés sous l'angle socio systémique.

    4- Lesociologue-auditeur: esquisse d'une approche de formation

    A la lumière des différentes idées développées précédemment, il y a lieu de s'interroger: quel pourrait être le profil adéquat pour pratiquer l'audit sociologique?

    Sans prétendre à l'exhaustivité, nous proposons une esquisse de formation du sociologue-auditeur visant à susciter l'intérêt autour d'une question qui nous semble importante et prometteuse pour une science dont l'utilité sociale semble toujours problématique.

    Cette suggestion s'ajoute à nos nombreuses tentatives et réflexions destinées à inciter les sociologues à s'ouvrir sur d'autres perspectives qui pourraient aider à mieux se situer parmi les autres disciplines qui, de jour en jour, font évoluer leur façon d'intervenir et à analyser les faits relevants de leurs préoccupations.

    Le profil de sociologue-auditeur pourrait comporter les disciplines suivantes:

    • sociologie générale et sociologie du développement,
    • épistémologie/méthodologie,
    • anthropologie,
    • économie générale et économie du développement,
    • sémiologie,
    • communication interpersonnelle et dynamique des groupes,
    • psychosociologie de la communication,
    • techniques d'enquête quantitative et qualitative,
    • l'audit sociologique (ses méthodes et ses outils).

    Ces matières sont citées à titre indicatif et non limitatif car ce qui importe le plus dans cette formation est son caractère pluridisciplinaire faisant appel aux différents domaines qui aideraient à l'intervention pratique. Cette formation doit comporter aussi des stages pratiques de volume horaire avoisinant 2/3 du volume global.

    Cette sociologie de l'intervention sociale ne prétendra en aucun cas se substituer aux autres disciplines qui avaient déjà cette vocation de "sciences utiles et opérationnelles" mais surtout mettre en valeur une connaissance et un savoir cumulés au fil des temps par les recherches sociologiques et anthropologiques en les transformant en données pratiques à partir des significations, des représentations et des sens exprimés par les acteurs. Le sociologue-auditeur pourrait donc constituer le meilleur médium entre le sens pratique et le sens construit. Entre les deux pôles se situent forcément l'imaginaire individuel et collectif et l'imagination sociologique.

    En guise de conclusion: Peut-on conclure le débat?

    La présente réflexion a été proposée afin d'enrichir les débats autour du rôle du sociologue dans l'intervention sociale. Comme nous avons tenté de le démontrer, la question de la recherche de l'information et des données est une étape importante avant toute intervention en dépit de sa nature et de ses finalités.

    L'identification des besoins des populations ne pourra pas se limiter à des opérations de quantification et de pointage. La sociologie reste pour nous, de par ses approches et ses méthodes, l'une des disciplines en mesure de prendre l'être humain dans ses dimensions complexes sans le détacher de son contexte ni de son histoire.

    C'est pourquoi le profil de soiologue-auditeur, à l'instar du sociologue-consultant[4], nous semble le plus indiqué pour permettre d'alimenter l'administrateur et le planificateur en données qui véhiculent les significations et les sens qui reflètent fidèlement le vécu actuel et les rêveries des populations concernées. Nous sommes de plus en plus convaincus que l'approche inverse (de bas en haut) et l'empathie constituent ensemble les premiers jalons d'une démarche qui aiderait à traduire les données implicites en formes explicites destinées à la formalisation de la question sociale.

    Autrement dit, le sociologue-auditeur est le meilleur partenaire des populations et de l'administrateur qui aiderait au développement social dans une vision intégrant l'ensemble des dimensions qui interviennent dans l'identification des besoins sociaux.

    Et le débat continue...

    Rabah Kechad

    Notes:

    1.- Il demeure utile de rappeler que ce paradigme reste toujours vivant et présent. Le bouillonnement épistémologique de nos jours fera avancer la méthodologie de la sociologie qui s'oriente de plus en plus vers le qualitatif en accordant le privilège aux significations que les acteurs accordent aux différentes situations dans lesquelles ils se trouvent.

    2.- Nous avons ciblé les principaux besoins exprimés par 63 enfants issus des quatre localités. L'objectif est de fournir une démonstration réelle d'un audit sociologique qui, officiellement, était conçu dans une vision administrative (élaboration de projets de développement).

    3.- Terme qui signifie toute analyse sociologique intégrant les différentes dimensions connexes à un fait social. Cela pourrait rejoindre l'idée du "fait social total" développée par Marcel Mauss.

    4.- Nous avons déjà publié un article qui développe une réflexion autour du sociologue-consultant. Voir à ce sujet: Kechad R., 2002.


    Références bibliographiques:

    Berger P., Luckmann T. La construction sociale de la réalité. Paris, Méridiens Klincksieck, 2e édition, 1996.

    Burelle G., Morgan G., Sociological paradigms and organizational analysis. London, Heinemann, 1979.

    Candau P. Audit social. Paris, Vuibert, 1986.

    Codur A.M. "L'étude des interrelations population-développemet-environnement-questions méthodologiques" In: Population et environnement au Maghreb, sous la direction de Zamoun S. et al. Louvain-la-neuve, Med-Campus, Académia-L'Harmattan, 1993, p. 129-182.

    Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique. Paris, Flammarion, 1988.

    Giddens A. New Rules of the sociological method. New York, Basic Books, 1976 -

    Giddens A. Central Problems in Social theory. Berkley, University of California Press, 1979.

    Giddens A. The consequences of modernity. Stanford, CA, Stanford University Press, 1990.

    Rojot J. "La théorie de la structuration d'Anthony Giddens. Quels apports pour les sciences de gestion?" in: Revue de Gestion des Ressources Humaines. No 26-27, Mai-juin 1998, pp. 6, 10 et 11.

    Kechad, Rabah. "Le sociologue face à l'organisation", Esprit critique, vol.04, no.04, Avril 2002, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr

    Thiétart R.A. et coll. Méthodes de recherche en management. Paris, Dunod, 1999.


    Notice:
    Kechad, Rabah. "L'intervention du sociologue dans l'identification des besoins sociaux des populations défavorisées. L'imagination sociologique face à la conception bureaucratique.", Esprit critique, Automne 2004, Vol.06, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
     
     
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