Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2004 - Vol.06, No.04
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Mythes, rites et tribalisation des sociétés post-modernes


Sandrine Basilico

Docteur en Anthropologie de la Communication Sociale. Membre du GREDIC-CNRS (Groupe de Recherches sur la Diversité Culturelle, laboratoire communication et politique, UPR36). Expert auprès du Conseil de l'Europe pour les questions touchant à la diversité culturelle et à la mondialisation. Enseignant et chercheur, Université de Nice. Auteur d'ouvrages et d'articles concernant la mondialisation culturelle. Dernières publications: Mondialisation et intégration des minorités ethniques au Viêt-Nam, Paris, l'Harmattan, 2003 "Redéfinir le Patrimoine culturel à l'heure de la globalisation" in Lardellier P. (Dir.) Des cultures et des Hommes. Clefs anthropologiques pour la mondialisation, Paris, L'harmattan, Collection Logiques sociales, à paraître en septembre 2004.


Résumé

Dans notre société actuelle, marquée par la prédominance de l'activité communicationnelle, la réappropriation des rites, des mythes et des symboles qui leur sont liés est flagrante. Le "donné social", avec lequel chacun va structurellement compter, favorise l'engagement organique des uns envers les autres. C'est-à-dire une forme de tribalisme.

Mots clés: Mythe, rite, symbolique, tribalisation, post-modernité.


Abstract

Myths, rites and tribalisation of post modern societies

In our society in which communication is predominant, myths, rites and symbols are important. We will see that what is socially given encourages tribalism.

Key words: Myth, rite, symbolism, tribalisation, post-modernity.


Introduction

Au regard de la réapparition des mythes et rites, induisant une sacralisation des rapports sociaux, le concept d'intervention sociale peut être interrogé en tant que lieu de mobilisation socio-affective et institutionnelle des groupes sociaux. Car intervenir, c'est comprendre la force de l'imaginaire social en sa dimension créatrice, dans une société profondément façonnée par ses mythes fondateurs, les acteurs sociaux se retrouvant face à la pluralité des facettes d'une réalité sociale en mutation.

Expressions complémentaires d'une même destinée, sécurisants par leur aspect répétitif, les mythes et rites rappellent en effet à la communauté qu'elle "fait corps", servant d'anamnèse à la solidarité.

Après une définition des mythes et des rites, nous étudierons leur survivance dans notre société actuelle, à travers les médias ainsi que dans l'imaginaire collectif. Nous verrons en quoi notre société est intrinsèquement rituelle avant de tenter d'en dégager les enjeux pour le travailleur social.

Post-modernité et réapparition du mythe

a. Modernité contre post-modernité

Le monde que l'on peut qualifier de moderne est caractérisé par le grand projet philosophique des Lumières et les travaux des Encyclopédistes. Le concept de modernité peut assez bien se comprendre si nous nous référons aux quatre grands principes généraux dégagés par Latraverse et Moser, soit:

  • La séparation, aliénante pour le sujet, entre l'être humain et le monde, entre sujet et objet de connaissance, surtout dans les sciences de la nature, entre le sujet humain qui produit et détient les connaissances et l'objet naturel de ses connaissances.

  • L'utilisation instrumentale de la raison en vue de maîtriser le monde, de disposer techniquement des objets naturels pour le bien, individuel ou collectif, du sujet humain, le progrès scientifique et technologique comme objectif historique qui en est l'expression concrète.

  • L'émancipation du sujet humain au sens que Kant a donné à ce processus qui vise le changement de l'état de conscience: la sortie de l'humanité de l'état de minorité.

  • La vision linéaire de l'histoire concevant l'avenir comme le dépassement du présent en tant que réalisation des projets utopiques de ce même présent. Le sujet humain est défini comme "perfectible" et instauré comme sujet historique, responsable de son propre destin.

A contrario, la post-modernité, serait "l'archaïque réinvesti par le moderne, ou le moderne entrant en synergie avec les éléments les plus archaïques, c'est-à-dire les éléments premiers, primordiaux de toute humanité" (M. Maffesoli, 2002a, p.244.). Dans cette optique, ce n'est plus la raison instrumentale qui prime, mais le sentiment, la passion, l'affectif, la connaissance intuitive. Au pouvoir du patriarcat est en train de succéder le matriarcat. Selon M. Maffesoli, le matriarcat "connote un état civilisationnel plus souple, divers, éclaté, plus proche de la vie en ses diverses potentialités"(M. Maffesoli, op. cit., p.132). Il s'affiche en tant qu'affirmation d'une vie non séparée qui cherche à s'exprimer dans sa plénitude et qui, pour ce faire, met tout l'accent sur le qualitatif. Ainsi, tout ce qui a trait à l'écologie, au souci de soi, l'attention au domestique, l'importance de l'imaginaire, etc., renvoie à ce qualitatif, dans lequel nous pouvons voir, malgré les apparences, une forme ordonnée, un ordre interne qui n'est pas moins solide que l'ordre rationnel patriarcal. En tant qu'idéal-type, le matriarcat nous permettrait donc de cohérer toutes les valeurs alternatives au schéma rationnel de la modernité.

Il semble qu'un nouveau mythe soit donc en gestation, l'intuition immédiate, pour reprendre une expression de Durkheim d'une vie "généralement bonne"; ou, à tout le moins, d'une vie qu'il faut vivre ici et maintenant et qu'il convient de vivre le mieux possible. Hédonisme relativiste en quelque sorte. Cet horizon matriarcal, est cause et effet de ce que M. Maffesoli a appelé "l'érotique sociale" (M. Maffesoli, 1991).

b. Mythes et rites

Cette définition de la post-modernité, empruntée à Michel Maffesoli, nous permet de comprendre la résurgence, dans les sociétés post-modernes, du rite et du mythe. Le rite est une suite de gestes répondant à des besoins essentiels. Ces gestes sont devenus des procédés de réalisation composés de chants, de musiques, de paroles reproduisant des attitudes naturelles qui ont été d'abord des réflexes provoqués spontanément dans des circonstances analogues, répondant aux mêmes nécessités. Ce sont des gestes élémentaires que nous accomplissons tous les jours et qui accompagnent nos manières de vivre, de marcher, de nous vêtir, de manifester notre bienveillance ou notre hostilité. (Luc Benoist, 1989, p.95).

Les mythes quant à eux sont des "histoires vraies", hautement précieuses parce que sacrées, exemplaires et significatives. Nous utilisons l'acception développée par Mircea Eliade (1988, p.11) qui définit le mythe tel qu'il était compris dans les sociétés archaïques. L'auteur avoue que cette nouvelle valeur sémantique accordée au vocable "mythe" rend son emploi dans le langage courant assez équivoque puisqu'il est aujourd'hui utilisé dans le sens de "fiction", "d'illusion" ou de "tradition sacrée, révélation primordiale".

Rite et mythe témoignent d'une recherche, d'un essai de codification du monde visant à imposer des croyances et perpétuer ainsi l'ordre social établi. Le rituel en est son aspect liturgique et le mythe sa réalisation à travers les épisodes d'une histoire vécue.

Survivance des mythes

a. Dans les médias

Effectivement, certains "comportements mythiques" survivent encore sous nos yeux... Non qu'il s'agisse de "survivances" d'une mentalité archaïque. Mais certains aspects et fonctions de la pensée mythique sont constitutifs de l'être humain. Le prestige de "l'origine", très important dans les sociétés archaïques, a survécu dans les sociétés européennes[1]. D'autant que les mass-media imposent aux collectivités des images et des comportements dont la structure mythique est indéniable[2]. Ainsi, les personnages des "comic strips" (bandes dessinées) présentent la version moderne des héros mythologiques ou folkloriques. Ils incarnent l'idéal d'une grande partie de la société. On découvrirait ainsi des comportements mythiques dans l'obsession du "succès" si caractéristique de la société post-moderne, qui traduit le désir obscur de transcender les limites de la condition humaine. Comme le remarque Andrew Greeley, "il suffit de visiter le salon annuel de l'automobile pour y reconnaître une manifestation religieuse profondément ritualisée. Les couleurs, les lumières, la musique, la révérence des adorateurs, la présence des prêtresses du temple (les mannequins), la pompe et le luxe, le gaspillage d'argent, la foule compacte - tout cela constituerait dans une autre culture un office authentiquement liturgique (...). Le culte de la voiture sacrée a ses fidèles et ses initiés. Le gnostique n'attendait pas avec plus d'impatience la révélation oraculaire que l'adorateur de l'automobile les premières rumeurs sur les nouveaux modèles. C'est à ce moment du cycle saisonnier annuel que les pontifes du culte - les marchands de voitures - prennent une importance nouvelle en même temps qu'une foule anxieuse attend impatiemment l'avènement d'une nouvelle forme de salut" (Andrew Greeley, 1961, 1962, p.19.).

Enfin, le "micro", tout comme la télévision, nous renvoie à la diffraction à l'infini d'une oralité se disséminant de proche en proche. Le succès d'Internet doit être interprété en ce sens. Ainsi, la communication proche induite par ce processus se structure en réseau, l'accroissement et la multiplication des médias de masse réinvestissant une certaine culture traditionnelle dont l'oralité est le vecteur essentiel. Ce faisant, les médias, en visualisant non pas forcément les grandes oeuvres de la culture, mais en mettant en image la vie de tous les jours, joueraient le rôle dévolu aux diverses formes de la parole publique: assurer par le mythe la cohésion d'un ensemble social donné. Ainsi, tel événement politique, tel fait anodin, ou tel aspect de la vie d'une star peuvent, à un moment donné, prendre une dimension mythique. F. Dumont ne manque d'ailleurs pas de souligner que ceux-ci, quel qu'en soit le contenu, "servent à alimenter comme jadis, potins et conversations courantes... Ce que l'on disait autrefois du curé ou du notaire, on le dit maintenant de telle ou telle vedette de cinéma ou de la politique" (F.Dumont, 1982). Il est ainsi dans la logique des médias de n'être qu'un simple prétexte à communication.

Dans ces diverses formes le contenu certes n'est pas négligeable pour quelques-uns mais, comme nous l'indique M.Mac Luhan (M.Mac Luhan, 1968), le message étant le média, celui-ci conforte avant tout le sentiment de participer à un groupe plus vaste, de sortir de soi, et vaut pour le plus grand nombre. C'est en ce sens qu'on est plus attentif au contenu/média, qui sert de toile de fond, crée une ambiance qui unit, relie.

Avec la prédominance de l'activité communicationnelle, le monde est accepté tel qu'il est. Coutume et communication sont donc étroitement liées dans le "donné social". Ce "donné social", avec lequel chacun va structurellement compter, favorise l'engagement organique des uns envers les autres. C'est-à-dire une forme de tribalisme.

Mais plus encore, la relation pragmatique que le rite entretient avec les médias, amène logiquement à se poser la question de la puissance du "voir avec": par leur fonction testimoniale, alliée à une fonction de légitimation, de dramatisation, de monumentalisation et d'évocation mobilisatrice, les médias rituels transforment en effet les téléspectateurs en témoins oculaires de l'Histoire.

Ce jeu de regards, allié au principe de magnificence inhérent à tout rituel, exerce une action sur l'individu comme sur le corps social. Les participants deviennent ainsi plus que des acteurs et mieux que des spectateurs - des "spectacteurs" (Pascal Lardellier, 2003, p.180). Il y a aussi en permanence durant le processus rituel, et par les règles qui y président, la volonté brimée d'exprimer une émotion, à rapprocher de la double contrainte batesonnienne. Lieu sociopète, le contexte rituel est donc aussi un espace sociofuge, pour reprendre la terminologie employée par E.T.Hall (1984 et 1971).

b. Dans l'imaginaire collectif.

Durkheim, Mauss et, après eux, ceux de ce que l'on a appelé l'Ecole sociologique française, ont montré l'importance du sacrifice dans la compréhension du tout social. Plus précisément, le sacrifice est cause et effet de grands chambardements sociaux. Il remobilise l'énergie collective et recrée ainsi un nouvel ethos. Certains éléments sont donc mis à mort, sacrifiés. Nous pensons notamment à la politique. Ce sacrifice pourra alors prendre la forme majeure du terrorisme, du fanatisme, des prises d'otage, de l'abstention, de la versatilité des masses, des votes de dérision ou encore de l'ironie télévisuelle (Guignols, etc.). Dans tous les cas, la signification est la suivante: l'énergie collective, la forme imaginale de l'être ensemble se cherche une voie, hors des chemins balisés par le rationalisme de la modernité, tout en maintenant cette exigence éthique qui est à la base de toute société, "apprendre à vivre avec l'autre en sortant de soi" (M. Maffesoli, op. cit., p.93).

L'imaginaire collectif a donc une importance capitale dans un certain nombre d'événements sociaux. Ainsi, Michelet (1999) a bien fait ressortir, par exemple, que, durant la Révolution Française, l'action "avant-gardiste" a préfiguré, préparé ce mouvement, ne pouvant en démultiplier les effets qu'une fois "en prise" avec l'imaginaire collectif, dont elle cristallise la force.

Bref, ce sont les rêveries et visions qui structurent culturellement quelque ensemble social que ce soit. Par le biais des légendes, des chansons, de la mémoire collective, des mots d'esprit, etc., ce sont toutes choses se capillarisant dans la vie quotidienne qui font société. On n'insistera jamais assez sur l'importance des mythes et de la mythologie. Plus que l'Histoire linéaire, au développement continu et rationnel, ce sont eux qui, d'une manière cyclique, président à la respiration de cette chose vivante qu'est la structuration sociale. Les mythes, autre manière de dire les rêveries, expriment le "symbolisme" d'un ensemble social. Bref, nous ne saurions assez insister sur l'aspect émotionnel, trouble, affectuel qui préside à tout être ensemble vivant.

Sacralisation des rapports sociaux

C'est Durkheim encore et son école, qui ont privilégié la sacralisation des rapports sociaux. Mais le sacré est mystérieux, inquiétant. Il convient de l'amadouer, de négocier avec lui. Le mythe et le rite ont cette fonction[3].

Goffmann a d'ailleurs repris aux Formes élémentaires de la vie religieuse (Durkheim, 1912), l'idée de la sacralité de la personne, "qui se manifeste et se confirme au travers d'actes symboliques" (Erving Goffman, 1974, p.43), l'interaction devenant "l'occasion de multiples petites cérémonies" (ibid., p.81) dont la fonction est d'assurer et d'affirmer l'ordre social.

On comprend mieux alors l'ambiance "mystique" qui caractérise l'époque, si on la considère moins comme une nouvelle certitude que comme une invitation à penser, à contempler et à communiquer.

Mais bien d'autres éléments caractérisent notre société actuelle. Nous pensons notamment à la massification de la culture, des loisirs, du tourisme, de la consommation, qui sont bien sûr la cause et l'effet d'un certain tribalisme. Ce dernier ne peut (re)naître que lorsque l'ambiance prend le dessus sur la simple raison. Parce qu'elle favorise l'imaginaire, le ludique, l'onirique collectifs, elle conforte les micro-regroupements, les clans en quelque-sorte. Car "La pensée et l'action sont avant tout claniques" (M.Maffesoli, 2002b, p.154). C'est cela le grand changement de paradigme. Nous pouvons comparer ce moment tribal à une période de gestation: quelque chose se parfait, s'éprouve avant de prendre son envol pour une plus large expansion.

Tous les mythes de fondation font appel au nébuleux, au fluide, au mouvant. Durkheim a montré l'importance des éléments immatériels, tels l'ambiance, qui favorisent la "communion des consciences". En effet, d'un point de vue institutionnel, le clan manque particulièrement de consistance visible. L'autorité est peu centralisée et, de par le nomadisme, le territoire est peu délimité. D'où l'importance de l'activité symbolique qui va assurer la cohésion de l'ensemble. Ce qu'il dit pour le clan, en tant que structure originelle, peut être extrapolé pour notre propos: chaque fois que l'on fait référence à la fondation, on s'emploie à éveiller des sentiments communs. Ceux-ci n'ont pas d'utilité directe, aucune rationalité mais n'en constituent pas moins une force indéniable, instituante, bien plus solide que de nombreuses constructions rationnelles qui, en général, n'arrivent qu'après coup. Il s'agit là d'un paradoxe d'importance: la consistance d'un ensemble social vient essentiellement d'une force invisible qui prend corps dans les totems, emblèmes ou images diverses, et par-là même constitue le corps social. Chaque fois que l'on cherche ce qui fonde, au plus proche, quelque agrégation sociale que ce soit, on retrouve le partage des idées communes, des sentiments collectifs ou autres images emblématiques, dont la structure de base est qu'il constitue une ambiance matricielle, et de ce fait assure l'enracinement dynamique de la société en question. Ce qui a trait aux légendes, aux coutumes, aux contes, est beaucoup moins négligeable que l'on ne croit. L'oralité qui se manifeste aussi bien dans la résurgence des histoires locales que dans le folklore régional, sans oublier le succès des récits biographiques et autres références au terroir, trouve sa consécration "scientifique" dans les méthodologies liées aux histoires de vie tant individuelles que de groupe. Dans tous les cas, la part d'ambiance est non négligeable.

D'autre part, la multiplication et le ressurgissement des occasions festives montrent que la "sortie de soi", l'éclatement vers l'autre, la nécessité de le toucher est bien une constante anthropologique qui, après avoir été occultée durant toute la modernité, refait surface avec la force que l'on sait. Or, en ressoudant la communauté, cette "exaltation" fait société, intégrant tous les éléments qui la composent, y compris le sentiment ou la passion. D'où la prévalence actuelle du sentiment commun, de l'archétype communautaire, sur toutes les rationalisations ou légitimations ultérieures. Les habitudes (coutumes, manières d'être, postures, gestuelles, modes de pensée) et autres rites vont se nicher profond dans le quotidien et l'imaginaire d'un corps social donné. Ce sont elles qui vont permettre la formation de l'individu en sa société. Or, c'est au moment où l'on fait partie prenante d'un "collectif de pensée", d'un mythe ou d'un discours commun, que l'on peut entrer dans une relation de mutualité. Car le corps social trouve dans les mythes, l'énergie ou la force qui lui sera nécessaire pour exister tout simplement, pour agir, se battre, entrer en conflit, en négociation avec d'autres corps sociaux fonctionnant de la même manière.

En résumé, l'émotion, le sentiment éprouvé en commun fait entrer dans le temps du mythe qui est celui du vécu commun. Le quotidien et ses rituels, les émotions et passions collectives, l'importance du corps en spectacle et de la jouissance contemplative, la reviviscence du nomadisme contemporain, voilà tout ce qui fait cortège au tribalisme post-moderne.

Maffesoli a ainsi développé la métaphore de la tribu pour prendre acte de la métamorphose du lien social, "pour rendre attentif à la saturation de l'identité et de l'individualisme qui en est l'expression" (M.Maffesoli, 2002b, p.143). Le tribalisme possède en effet des aspects à la fois archaïques et juvéniles mais aussi une dimension communautaire. Il est l'expression d'un enracinement dynamique puisqu'il redynamise un corps social quelque peu vieillissant, la fidélité aux sources étant gage d'avenir.

Conclusion

Capables de frapper l'imagination de l'homme, les héros et héroïnes mythiques ont inspiré les doctrines religieuses, les légendes, le folklore, les superstitions, les contes de fées, la poésie, les tragédies classiques et d'innombrables oeuvres d'art. Ils sont devenus des symboles qui, transmis de génération en génération, demeurent à jamais actifs dans la mémoire de l'humanité. En effet, profondément enracinés dans l'imaginaire collectif, les mythes sont doués d'une vitalité extraordinaire: ils (re)naissent, vivent, évoluent avec les époques, les pays, survivent sous des noms ou aspects différents. Mais ils reparaissent toujours, entourés de leur aura de légende, suscitant notre émerveillement, hantant nos rêves. Ils survivent dans la racine de la plupart des mots que nous utilisons quotidiennement! Les récits rocambolesques ou fantastiques de la mythologie font vibrer une corde sensible au plus profond du psychisme humain. Ils réveillent ou entretiennent le besoin de dépassement et satisfont l'intense besoin de merveilleux dont les racines remontent à l'aube de l'humanité, ce petit "grain de folie" qui persistera toujours au fond de l'âme humaine. En outre, ils sont toujours d'actualité et l'homme, la société modernes se reconnaissent dans ces personnages de légende.

La société est ainsi intrinsèquement rituelle pourrait-on dire en paraphrasant et en traduisant C.Tarot. Qu'est-ce en effet que le rituel sinon le symbolisme en acte et en représentations actives et pratiques? Sous cet angle, la société apparaît comme un énorme assemblage de champs rituels entremêlés, en allant des rituels d'institution les plus généraux, ceux qui président à la constitution de la société et de la communauté politique, aux rituels les plus privés et les plus quotidiens.

Enjeu pour le travailleur social

En premier lieu, le monde du travail social, dans les années 1960-1970, s'est doté de symboles et de signes forts, qui ont eu pour effet de créer une communauté d'appartenance, ou, s'y l'on se réfère à une notion maffesolienne (1988), une tribu. Ces symboles et ces signes dépassaient largement la sphère du travail social, on pense plus particulièrement à la référence "communautarienne", à travers la tenue vestimentaire, la coiffure, le véhicule...(Géraud D., 2002)

Le symbolisme est aussi présent dans la pratique même du travailleur social. Elle est en effet basée sur la valeur et l'efficacité de l'échange symbolique c'est-à-dire qu'il y a du relationnel dans toute pratique d'intervention

Enfin, le mythe est essentiel à la recherche dans le domaine du travail social: objet irréel pourtant constitutif d'un désir fait de deux mystères, relève du pensé et du vécu, mieux, il interroge profondément les catégories de la Modernité. Antinomique du réel dans le langage courant, il se donne à voir comme réel. On peut cependant se demander si sa réalité ne s'impose pas à la recherche. Ainsi pourrait-on soutenir le paradoxe qui établirait le fait que toute pensée scientifique est d'abord une pensée mythique, que la catégorie du mythique interroge nos certitudes les mieux établies comme toute recherche en Sciences anthropo-sociales (G. Bertin, 2001)

Appréhender le rite et le mythe ainsi que leurs symboles, est donc essentiel au travailleur social, dans sa pratique comme dans sa recherche. Il convient de le reconnaître, car "une communauté qui n'accomplit pas la possession rituelle de ses mythes, écrivait Roger Caillois, ne possède plus qu'une vérité qui décline: elle est vivante dans la mesure où sa volonté d'être anime l'ensemble des hasards mythiques qui en figurent l'existence intime. Un mythe ne peut donc pas être assimilé aux fragments épars d'un ensemble dissocié. Il est solidaire de l'existence totale dont il est l'expression sensible" (R.Caillois, 1979).

Sandrine Basilico

Notes:

1.- Ainsi, la Révolution française s'est donné comme paradigme les Romains et les Spartiates, tandis que la Réforme inaugurait le retour à la Bible.

2.- Voir à ce sujet Umberto Eco, "Il mito di superman" in Demitizzazione e Imagine, a cura di Enrico Castelli, Padoue, 1962, pp.131-148.

3.- Cette sacralisation des rapports sociaux est caractérisée par le mécanisme complexe de dons et de contre-dons s'établissant entre diverses personnes et l'ensemble ainsi constitué d'une part, et un milieu donné d'autre part. Il peut s'agir d'échanges réels ou symboliques, la communication ne manquant pas d'emprunter les chemins les plus divers.


Références bibliographiques:

Benoist L., Signes, symboles et mythes, Paris, PUF, 1989, p.95.

Bertin G., "Actualité du mythe", Esprit critique, vol.03, no.08, Août 2001, ISSN1705-1045, consulté sur Internet: http//www.espritcritique.fr

Caillois R., "L'apprenti sorcier" in Le collège de sociologie, Paris, Idées, Gallimard, 1979

Dumont F.; "Sur la genèse de la notion de culture populaire" in Cultures populaires et sociétés contemporaines, Presses de l'université du Québec, 1982.

Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 2003

Eco U.; "Il mito di superman" in Demitizzazione e Imagine, a cura di Enrico Castelli, Padoue, 1962.

Eliade M., Aspects du Mythe, Paris, Folio Essais, 1988.

Géraud D., "Le Monde symbolique des travailleurs sociaux", Esprit critique, vol no4, no07, juillet 2002, ISSN1705-1045, consulté sur Internet: http//www.espritcritique.fr

Goffman E., Les rites d'interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974.

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Hall E.T., La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971.

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Julien N., Le dictionnaire des mythes, Paris, Marabout, 1992.

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Latraverse et Moser, Vienne au tournant du siècle, Paris, Albin Michel, 1988

Maffesoli M., l'Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, Paris, Le livre de poche, 1991.

Maffesoli M., La transfiguration du politique. La tribalisation du monde post-moderne, Paris, Ed. La table ronde, 2002a.

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Notice:
Basilico, Sandrine. "Mythes, rites et tribalisation des sociétés post-modernes", Esprit critique, Automne 2004, Vol.06, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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